Extrait "Comme un désir qui ne veut pas mourir"

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DÉP. LÉG. : JANV. 2022 / 22,50 € TTC France ISBN 978-2-330-16089-0 www.actes-sud.fr

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Alia Mamdouh COMME UN DÉSIR QUI NE VEUT PAS MOURIR roman traduit de l’arabe (Irak) par Philippe Vigreux

Sindbad/

Née à Bagdad en 1944, Alia Mamdouh s’est expatriée depuis 1982 à Beyrouth, Rabat, et enfin Paris. Elle est l’auteure de deux recueils de nouvelles et de sept romans dont trois ont paru en français chez Actes Sud ( La Naphtaline, 1996, La Passion, 2003, et La Garçonne, 2011). Son roman Al-Mahbûbât (Celles qu’on aime) a obtenu en 2004 le prestigieux prix Naguib Mahfouz.

Photographie de couverture : © Maurizio Di Iorio

Sarmad est un ancien communiste irakien exilé à Londres. Il a été trahi par son propre frère, haut responsable des services de sécurité, qui lui a même ravi Alef, la femme qu’il a passionnément aimée. Machiste, prédateur, fier par-dessus tout de ses conquêtes féminines, il constate un jour, ahuri, que son sexe a rétréci jusqu’à disparaître sous son gros ventre de mangeur boulimique. Outre sa lancinante nostalgie d’Alef, le souvenir de trois femmes le taraude dans son malheur, surtout celui de l’Écossaise Fiona, une quadragénaire qui l’a initié dans sa prime jeunesse aux jeux de l’amour… Alia Mamdouh s’empare du cas étrange de Sarmad pour en faire la métaphore du désastre de l’Irak dont le frénétique désir de puissance et l’ostentation de la force ont abouti à l’impuissance. Dans une langue débridée, mais souvent poétique et polysémique, elle enchaîne les scènes érotiques qui hantent Sarmad, en les croisant avec d’autres qui révèlent les ravages du culte de la virilité. Déjà applaudie ou fustigée pour sa transgression des tabous religieux et sexuels, elle va plus loin dans ce roman, longtemps censuré dans plusieurs pays arabes, où elle explore en réalité, au-delà du contexte proprement irakien, les bases de la domination masculine en tous temps et tous lieux. Ce que suggère le prénom de son antihéros : Sarmad, en arabe, signifie “Éternel”.

COMME UN DÉSIR QUI NE VEUT PAS MOURIR

ALIA MAMDOUH

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

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À LUI… ET… J’ai pris un rendez-vous en urgence avec mon médecin pakistanais, Hakim Sadiki, mon confident, enfin, c’est ce que je croyais, encore me restait-il à m’en assurer par moi-même. Je ne dirai pas qu’il est insolent, mais il lui arrive parfois de se montrer gauche et insidieux. Je l’ai bien vu quand il m’a arraché, morceau par morceau, des confidences que je n’étais pas très pressé de lui faire. Je m’attendais de sa part à une certaine clémence, ou à une générosité bienveillante qui m’aurait aidé à comprendre, moi le premier, ce qui nous arrivait à moi et à “mon co­­ pain” – ainsi désignerai-je parfois ma verge pour rompre un peu la gêne et la monotonie. Or il est parti d’un rire haletant, pareil aux mouvements de la houle, qui a fait gonfler ses narines comme des ballons en rapetissant ses yeux, le tout coupé d’étranges suffocations. Il riait d’une façon inhabituelle, comme s’il voulait s’affranchir de la peur ou, plus précisément, du danger qu’il pressentait en lui et j’ai vu l’heure que son cœur allait exploser. Je me suis dit qu’il fallait peut-être voir dans cette attitude une sorte de sympathie excessive à mon égard, mais ce n’était pas le cas, ce qui m’a amené à la certitude que c’était là le type de comportement propre à un homme dont le membre viril conserve toute son intégrité. Du 7

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coin d’un de ses yeux lubriques et sournois, le gauche ce me semble, il m’a jaugé comme s’il me voyait pour la première fois, lorgnant tantôt vers le bas – le bas de ma personne –, tantôt vers le haut, pour repartir d’un nouveau fou rire. Il repensait à des choses que j’ignorais et ses gestes n’avaient pas cette apparence de simplicité que je leur connaissais d’ordinaire, ce qui me faisait redoubler de rage en me gardant bien de le lui faire remarquer. Il a enfoncé ses mains dans les poches de son pantalon et s’est mis à marcher devant moi très lentement en les faisant bouger sous le tissu d’une manière suggestive, tantôt le poing fermé, tantôt en faisant avec deux doigts des signes pour le moins explicites en rapport direct avec mon humiliante situation. Je remarquais à cet endroit un semblant de raideur qui ne cessait de croître sous l’étoffe… Le genre de truc dingue à vous réveiller un mort ! À vrai dire, mon médecin avait un genre d’humour que je n’appréciais guère. Par exemple, il prenait son membre à pleine main pour me faire enrager en feignant de m’en menacer, tout ça pour dire simplement qu’il était plus vivant, palpitant de sang et de vigueur que le mien. Je voyais là des choses que je n’avais encore jamais vues et je rongeais mon frein en silence, regardant de temps à autre vers le sol où j’essayais, en tirant péniblement sur ma jambe et ma cuisse, de rapprocher mes deux pieds pour les coller l’un contre l’autre sans y parvenir. Je m’étonnais de l’entendre tousser en essuyant avec un mouchoir sorti de sa poche de veste les larmes qui coulaient de ses yeux et de voir que l’envie le démangeait de repartir d’un rire fracassant qu’il étouffait cependant, 8

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peut-être par égard pour moi comme je me le figurais. L’étonnant est qu’il ne m’a pas adressé un seul mot ni ne m’a invité à prendre part à son fou rire, comme si je n’existais pas, chose que je trouvais humainement malséante et qui me donnait l’air d’un être complètement démuni. Il ne m’a pas demandé de me déshabiller ni d’examiner de près le sinistre endroit. J’étais complètement muet. C’était ma seule façon de faire l’innocent et c’est peut-être ce qui l’a agacé. Toujours est-il que, pour dire les choses honnêtement, il ne m’a pas laissé tomber. Comme moi, il avait l’air de ne savoir que faire ni que dire et, par conséquent, je n’étais plus tellement concerné par le côté tragique de la situation que force nous était à lui comme à moi de reconnaître ou de constater. Soudain, haussant la voix, il m’a demandé : “Est-ce que quelqu’un de votre famille a pressenti la chose à un moment ou à un autre ? La disparition de votre verge admet plusieurs explications, il est fort peu probable qu’elle revienne et je pense qu’il ne vous reste plus qu’à prendre votre mal en patience !” Je n’entendais plus qu’une voix lointaine, d’antiques résonances, des lettres mises bout à bout et une langue vide de sens. Non seulement il ne m’a rien dit d’apaisant mais sa façon de me parler et de rire n’a fait qu’ajouter à ma tristesse. Ainsi donc, l’affaire n’était ni de mon ressort ni du sien ! Quand j’ai relevé la tête, il m’a regardé d’un air très professionnel, le genre de regard qui vous met à poil sans se hasarder à vous laisser la moindre lueur d’espoir. “Vous pesez combien en ce moment ? Non, s’il vous plaît, ne montez pas sur la balance. Dites-moi combien grosso modo : je ne m’en souviens plus depuis la dernière fois. Au fait, ça remonte à quand déjà ?” 9

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Il n’a pas attendu ma réponse. Il a poursuivi, la main tendue vers nulle part : “Il arrive parfois que la verge rétrécisse sans revenir à sa taille initiale, si bien qu’on ne peut plus la saisir. Cela pourrait être dû à votre état de surpoids. Naturellement, s’ajoutent à cela des causes et des considérations d’ordres social et psychologique qui nous conduiront infailliblement vers les chemins escarpés de la politique. Nous pouvons aussi pointer du doigt les atrocités commises en tout temps et en tous lieux. Je ne peux pas réduire les choses à leur plus simple expression, mais vous avez bien conscience que votre visite n’est ni plus ni moins qu’une imploration adressée par une créature faible à une autre aussi faible qu’elle. Eh ! oui, mon cher, nous sommes ainsi mais nous ne voulons pas l’admettre. Mais dites-moi, quel est ce leurre qui vous prend et vous possède, hein ? Car c’est bien un véritable leurre que votre verge disparaisse, comme s’il y avait une instance supérieure dédiée à la disparition ! Je vous en conjure, vous devez dépasser le stade affectif. Je ne suis sûr de rien. D’un autre côté, je ne veux pas non plus vous raconter des histoires, au moins avant d’avoir procédé à un certain nombre d’examens. Regardezmoi. En ce moment, je ne cherche pas tant à vous parler à vous qu’à moi-même. En aucun cas nos verges ne sont pour nous un impérissable trésor, je veux dire, un patrimoine national. Il y aura toujours cette chose affligeante : l’atrophie, le rapetissement, voire la disparition.” Il se parlait d’abord à lui-même. Puis, avec un rien d’effronterie dans la voix : “Je ne veux entendre aucune de ces salades habituelles, toujours les mêmes, je les connais par cœur. Dites-moi plutôt quelle est cette avidité à laquelle vous ne pouvez résister, hein, dites-le-moi 10

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je vous prie. Quelle lubie, quelle fringale vous prend, à vous en faire péter le diaphragme, sans que vous en mouriez pour je ne sais quelle raison abracadabrante dont j’ignore le secret. Pourquoi ne mourez-vous pas, hein ? C’est pourtant la seule solution qui s’offre à vous ! Vous êtes, dès l’origine, désigné à la mort, à sa puissance et à sa nécessité. Mais il y a ici quelque chose qui lui fait changer d’avis : la volonté divine, appelez ça comme vous voudrez. Votre auguste verge – je ne plaisante pas avec vous, je vous le dis en toute confidence et je ne changerai jamais d’opinion sur ce point-là –, votre auguste verge s’est débarrassée de vous dans la crainte bien illusoire qu’une de ces dames ne vous réclame et que vous ne puissiez faire autrement que de répondre à l’invitation ! Mangez, mon vieux, c’est tout ce dont vous êtes capable. La nourriture insuffle la joie et aide à supporter la rudesse et l’avanie. Je jurerais que vous mangez en dormant, la bouche entrouverte, avec vos doigts qui farfouillent parmi les vagins, que vous palpez « votre copain », que vous le voyez en rêve et vous l’imaginez vautré dans les plateaux de ragoût farcis de cuisses et d’avant-bras potelés avec la sauce grasse et épaisse qui colle à vos lunettes et trouble votre vision au point que vous ne voyez plus et que votre voix hurle de plaisir pour que tout le monde l’entende. Je me trompe, cher ami ?” Mon médecin a un sens aigu de l’observation et je ne lui cache presque rien de ce qui m’arrive. Mais en ce qui concerne mon copain, je ne peux pas faire des miracles. J’aime manger et faire l’amour, non pas, comme on dit, pour subsister mais pour ne pas regarder en face l’échec qui accuse mes défauts. 11

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Il s’est arrêté de rire, s’est avancé droit sur moi, sa voix a atteint un point d’extrême pureté et, en l’espace de quelques secondes, il a vu mon âme dans un état de douleur incurable. Aucune pitié dans ses regards. J’ai apprécié cet état et lui, dans une certaine mesure, de manière mitigée. Chauve, très long, plus long que moi ; dans ses grands yeux, à l’intérieur, tout au fond de la pupille, est apparu quelque chose d’intraduisible qu’on a peine à décrire quand on n’est pas directement concerné et où j’ai cru lire ceci : ce médecin aura beau déployer tout son art et utiliser toutes les ficelles, tu ne pourras pas sauver ton copain. D’abord, j’ai pris peur, je ne m’attendais pas à ce que mon membre disparaisse d’une manière aussi dénuée de pitié sans nous laisser, à lui comme à moi, aucune marge de prévoyance sur laquelle nous appuyer. Je jouais au plus fin avec moi-même en pensant que la disparition est parfois inéluctable. Je me disais : C’est sans doute la disparition d’une période de ma vie, d’un certain niveau de mes inhibitions, d’une partie de mon patrimoine et de mes dons. Hakim s’est levé, il a fait quelques pas, il est venu s’asseoir dans le fauteuil face à moi et s’est soudain remis à rire nerveusement. Il a frappé dans ses paumes puis m’a posé une main sur la jambe droite et a commencé à tapoter dessus du bout de ses doigts, les yeux rivés sur mon entrejambe. Je voyais le dérèglement de ma vie, de mon mode d’être et le trouble de mes fonctions organi­ ques. J’en voyais maintenant toutes les séquelles présentes devant mes yeux, pendant que mon médecin ne mâchait pas ses paroles dont je mesurais le degré de fantaisie. Car mon médecin est un homme facétieux, il plaisante sans ambiguïté, rien ni personne ne peut l’arrêter ; 12

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quand bien même serions-nous, mon copain et moi, au bord de l’anéantissement. Il a suivi depuis le début l’évolution de mon obésité mais jamais il ne m’a menacé avec autant de force et de conviction en répétant inlassablement : “De la plaisanterie, toute cette graisse est une plaisanterie, n’est-ce pas ?” Je ne réponds pas et ne lui permets pas de poser d’autres questions. Il m’avance toutes les hypothèses possibles : congestion cérébrale, arrêt cardiaque, quant à la verge enfouie, c’est pour lui un phénomène nouveau. Je ne suis pas d’accord pour déplacer le problème du cœur au pénis. J’entends le bourdonnement de nos deux voix, insupportable. J’en suis tout retourné et je commence à pâlir. Je deviens aussi sombre que les feuilles du jardin qui borde la clinique de style victorien située à proximité de High Street Kensington. Je vire au jaune puis au gris. On dirait que je vais m’éteindre. Mon médecin m’apparaît aujourd’hui comme un homme agressif. Pour dire les choses autrement : un ennemi. Parfaitement, c’est le mot. Un ennemi, et dans toute sa splendeur. J’entends ma voix émue demander : “Vous voulez dire que rien ne pourrait me sauver ? Personne, aucun remède, aucune idée, aucun espoir, aucune blague, aucune plaisanterie ? En êtes-vous arrivé à ce qu’on est convenu d’appeler une impasse totale où il n’y a plus rien à espérer ?” Bien évidemment, je ne lui fais pas le récit de mes tribulations entre les cliniques, les médecins, les hôpitaux publics et privés. Avec un calme étrange, il me répond : “Espérer de qui ? De moi ou de vous ? De qui, mon ami, de celui que vous appelez votre copain ou… votre alter ego, car lui aussi est inassouvi. Il ne vit pas dans l’espoir mais dans le besoin et voilà que vous avez peur 13

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pour lui et pour vous maintenant qu’on vous a ôté vos armes à tous les deux, pas vrai ?” Mon ami le docteur Youssef, qui vit à Paris depuis des décennies, je lui en ai touché mot à lui aussi, à petites doses, mais, comme tous les médecins, il n’a pas mâché ses mots et a dit une parole qui est devenue pour moi la source d’une inquiétude et d’une angoisse de plus en plus vives : “Nos verges ne meurent pas, ne disparaissent pas, elles se transforment, c’est le plus probable. Transformation n’est pas le mot juste, mais c’est le plus approchant.” J’ai répondu à mon médecin pakistanais d’un ton très détaché : “Oui mais… cette disparition est une forme de mort !” J’ai souri malgré moi en me rappelant à l’esprit les remarques des maisons d’édition qui négocient avec moi sur le ton du sérieux ou de la plaisanterie : “Vous devez disparaître… enfin… nous parlons du nom, le vôtre !” Mais mon nom, en un certain sens, il est toujours là et c’est ce petit saligaud qui a surmonté toutes les embûches et a disparu ! J’ai noté tout ça noir sur blanc dans mon grand cahier. Ça a tout du dégagisme. Il m’a quitté par mépris ou par rancœur. L’homme ignore comment sa verge pense. Il ne sait même pas quand il vit dans l’opulence ni où se situent la feinte et le mensonge ! Youssef m’a dit : “Ton copain a fait retraite.” Je lui ai répondu : “Tu veux dire qu’il s’est fait dévot ou ascète ?” Il m’a dit : “Il se pourrait qu’il soit plus bizarre que tu ne le penses !” Je hoche la tête et me réponds à moi-même : Oui, oui, je suis gros, moi le traducteur qui ne fait rien qu’à force d’obstination ou à qui on impose des travaux. C’est ce 14

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qu’on appelle les “contrats à zéro heure”, qui pullulent en Angleterre. Mais ils ne tombent pas toujours au bon moment et j’ai toujours des battements dans les oreilles quand je vois les dictionnaires, les cahiers ouverts et les feuilles éparpillées autour de moi, que rien ne colle à l’original, quitte à y introduire un peu de nouveauté. Parfois je m’attache au fond, réellement, je le cherche, mais mon zèle retombe au bout de quelques jours, j’ai l’air sans originalité et j’ai l’impression d’être au bord du gouffre. Je me rabats alors sur tous les instruments de torture, ceux propres à la traduction, à la recherche et à l’écriture, et je commence à avaler tout ce qui me tombe sous la main, du genre tartes, pâtisseries, sucreries, graines, boreks, zlâbias*, pâte d’abricots, abricots secs, amandes, pistaches, figues sèches, dattes confites et le tube de lait concentré Nestlé à moitié vide, jeté sur l’une des tables là-bas, que je commence à chercher dans mon éternelle nuit affamée jusqu’à tant que je le trouve. Je le regarde avec délectation avant de l’ingurgiter quand je sens que quelque chose commence à se passer entre ma salive, mes glandes et mes fluides corporels dont les émanations me montent du fin fond des entrailles. J’ai des fourmis dans tout le corps et dans le dos, je commence à bouillir, ma tête et mes jambes se mettent à trembler, je m’en veux de ne pas être foutu de trouver dans le Mounjed** un terme pour me sortir de l’impasse où je suis. J’ai beau chercher, je ne trouve aucun synonyme pour la bouffe et la baise. Quand je * Les zlâbias sont des beignets au miel, les boreks des roulés à la viande ou aux légumes (plat turc). (Toutes les notes sont du traducteur.) ** Nom d’un dictionnaire arabe célèbre (littéralement : “le secoureur”).

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n’ai aucune de mes maîtresses avec moi, je m’invite dans un restaurant chinois ou italien, je commande diverses sortes de viande de gazelle marinée à la moutarde, au vinaigre balsamique et aux aromates piquants, un plat de riz safrané et une salade très spéciale composée de radis, d’oignon, de concombre, de champignons, de corian­dre, de piment vert long et très fort, de chicorée frisée, de tomates cerises, de pain bis frais, frit à l’ail et aux herbes odorantes. Je dis au serveur : “Juste un amuse-gueule avant de passer au plat de résistance !” Et quand je suis incapable de réguler mes appétits stomacaux, je me reporte aux livres de tel cheikh pudique, je les compulse de nouveau et note les plaisirs des sens qui, à certains moments, vous font venir les larmes aux yeux. Je vais trouver les cheikhs musulmans qui ont toujours le chic pour m’ouvrir des voies nouvelles, plus spécialement sur certains détails scientifiques : ils observent et notent avec fascination le volume de chaque éjaculation qu’ils évaluent, au millimètre près, entre 1 et 6 centimètres cubes de semence contenant un nombre de spermatozoïdes qui varie de 200 à 400 millions, en précisant que la fécondation est l’œuvre d’un seul d’entre eux. Les kilos de viande commencent à combler toute la solitude et l’inhumanité que je cache au fond de moi. Par moments, ma peau desquame. Il en tombe des fragments en forme de pellicules que je chasse du revers de la main en les regardant tomber. Je souris pendant tout le temps que je me nettoie la peau avec un coton imbibé d’un mélange de liquide stérile et d’une lotion extraite d’une belle herbe originaire du Maroc que me 16

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Née à Bagdad en 1944, Alia Mamdouh s’est expatriée depuis 1982 à Beyrouth, Rabat, et enfin Paris. Elle est l’auteure de deux recueils de nouvelles et de sept romans dont trois ont paru en français chez Actes Sud ( La Naphtaline, 1996, La Passion, 2003, et La Garçonne, 2011). Son roman Al-Mahbûbât (Celles qu’on aime) a obtenu en 2004 le prestigieux prix Naguib Mahfouz.

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Sarmad est un ancien communiste irakien exilé à Londres. Il a été trahi par son propre frère, haut responsable des services de sécurité, qui lui a même ravi Alef, la femme qu’il a passionnément aimée. Machiste, prédateur, fier par-dessus tout de ses conquêtes féminines, il constate un jour, ahuri, que son sexe a rétréci jusqu’à disparaître sous son gros ventre de mangeur boulimique. Outre sa lancinante nostalgie d’Alef, le souvenir de trois femmes le taraude dans son malheur, surtout celui de l’Écossaise Fiona, une quadragénaire qui l’a initié dans sa prime jeunesse aux jeux de l’amour… Alia Mamdouh s’empare du cas étrange de Sarmad pour en faire la métaphore du désastre de l’Irak dont le frénétique désir de puissance et l’ostentation de la force ont abouti à l’impuissance. Dans une langue débridée, mais souvent poétique et polysémique, elle enchaîne les scènes érotiques qui hantent Sarmad, en les croisant avec d’autres qui révèlent les ravages du culte de la virilité. Déjà applaudie ou fustigée pour sa transgression des tabous religieux et sexuels, elle va plus loin dans ce roman, longtemps censuré dans plusieurs pays arabes, où elle explore en réalité, au-delà du contexte proprement irakien, les bases de la domination masculine en tous temps et tous lieux. Ce que suggère le prénom de son antihéros : Sarmad, en arabe, signifie “Éternel”.

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