Extrait "Teréz, ou la mémoire du corps"

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Née à Budapest en 1976, Eszter T. Molnár est écrivaine et biologiste. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages remarqués en Hongrie. Teréz, ou la mémoire du corps est son septième livre et le premier traduit en français.

DÉP. LÉG. : MARS 2022 22,50 € TTC France www.actes-sud.fr

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Teréz, ou la mémoire du corps Eszter T. Molnár roman traduit du hongrois par Sophie Aude

ISBN 978-2-330-16364-8

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droit où aller un en

Photographie de couverture : © Alexander Babarikin

Il est difficile de parler de l’endroit d’où je viens. Je ne viens pas d’un pays, d’une ville ni d’un village car elle pourrait être n’importe où cette chambre où il faut mettre une chaise sous la poignée, où on se cache dans la salle de bains en poussant la machine à laver contre la porte. Je viens d’endroits où trop de bruit ou trop de silence étouffent les cris.

Eszter T. Molnár

Teréz, ou la mémoire du corps

Teréz, ou la mémoire du corps

« un endroit où aller »

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Gouffre

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Tu es adorable, tu sais. Qu’est-ce que tu préfères à l’école ? Je ne répondais pas. Tu dois être bonne élève, je vois à tes mains que tu écris beaucoup. Des petites mains solides, travailleuses. Je ne baissais pas les yeux, pourtant je sentais que c’était ce qu’il voulait, que je les baisse pour voir à côté des miennes ses mains à lui, le poing aux veines saillantes, les ongles aplatis au bout des doigts épais. Des mains d’adulte. Pas comme celles des garçons de ma classe. Il s’appuyait sur la planche où j’étais assise. J’avais mal au ventre. Ça faisait un moment que j’étais assise sans bouger, à fixer le point où papa avait disparu. Les roseaux s’étaient refermés au-dessus de la passerelle, seule une tige cassée pendait au-dessus de l’eau. Tu me racontes quelque chose, demanda-t‑il. Sa voix était tellement humble que j’aurais peutêtre répondu si je n’avais pas senti sa respiration dans mon cou. Demain nous avons interrogation d’allemand et je suis contente, même si je préfère

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la grammaire, c’est ma matière préférée, voilà ce que j’aurais dit si quelqu’un d’autre m’avait posé la question, mais il n’y avait personne d’autre que lui, l’ami de papa et je ne répondais pas. Je me réjouissais tellement, ce matin encore, à l’idée d’aller pêcher. Je savais que mon père ne m’adresserait pas la parole et que je n’aurais pas le droit de parler non plus pour ne pas effrayer les poissons. J’avais mis mes nouvelles claquettes roses, glace à la fraise, que maman m’avait achetées deux jours avant au marché. Maintenant mes pieds transpiraient désespérément. Papa allait revenir tout de suite, il était juste parti jeter un œil au filet. À cet endroit les roseaux poussaient si dense qu’ils étouffaient les voix, je savais bien pourtant que papa n’était pas loin, il devait siffloter. On ne s’amarrait jamais ici d’habitude, il descendait juste pour voir avant de revenir. Quand nous étions tous les deux, c’était moi qui retenais la barque le long de la passerelle, mais là, avec son ami et moi qui ne bougeais pas, le courant était en train de nous emporter. L’ami de papa ne regardait même pas la passerelle. Il n’avait aucune idée des courants sous la surface. Il continuait avec ses questions et je continuais à me taire. J’avais l’estomac retourné. Les roseaux formaient de petites criques piégeuses, je ne voyais déjà presque plus le point où papa avait disparu. Qu’estce qu’il allait dire quand il verrait que j’avais laissé 10

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la barque dériver ? J’aurais voulu me pencher pour attraper les rames, mais l’ami de papa était trop près. Mon nez me grattait à cause de la transpiration pourtant je ne bougeais pas, même pas quand la main adulte attrapa la mienne pour l’attirer à lui.

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Meine Hände sind verschwunden, Ich habe keine Hände mehr! Ei, da sind die Hände wieder, Tra la la la la la la la. Das ist ein Kinderlied und Versteck­­spiel für das Erlernen der Körperteile. So wird es gespielt: Bei jeder Strophe versteckst du ein anderes Körperteil. Zuerst die Hände, dann die Nase, Augen und Ohren. Bei „Ei, da“ tauchen die Kör­­per­teile wieder auf.

Elles sont parties mes petites mains, Je n’ai plus de mains ! Hop là, les revoilà, Revoilà mes mains, hop là, tralala. Cette comptine de la catégorie des jeux de main et de cache-cache permet d’apprendre les parties du corps. On la joue de la façon suivante : à chaque couplet, tu fais dispa­raître une nouvelle partie du corps. D’abord les mains, puis le nez, les yeux et les oreilles. Les parties du corps cachées ressur­g issent au refrain, sur “Hop là”.

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Ville

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1 Je me disais depuis un moment que j’allais finir par disparaître. Les pantalons me serraient de moins en moins à la taille, la bague flottait au­­tour de mon doigt et le saphir oscillait dans sa monture comme pour hocher la tête : ça ne va pas aller, c’est sûr, ça ne va pas aller. À la fin de la journée, ma peau devenait transparente, les veines serpentaient sur mes mains. Dina fut la seule à remarquer quelque chose. Maman, à quoi tu penses, demandait-elle le soir quand ma voix se taisait en plein milieu de l’histoire. Je suis là, répondais-je alors, et je lui caressais la tête. Mon mari avait déjà disparu mais personne à part moi ne s’en était aperçu. Lui ne s’étiolait pas, au contraire, ses épaules s’étaient faites plus carrées, ses sourcils plus marqués qu’autrefois. Son corps par contre était vide, comme le cocon du ver à soie. Depuis, manger était devenu sa préoccupation principale, il cherchait les nouveaux goûts et les nouvelles textures avec une passion lente et opiniâtre, comme s’il voulait remplir de caviar et

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de tendron de bœuf le vide qui se creusait en lui. Il connaissait les meilleurs chefs de la ville, les serveurs lui proposaient sa table préférée et l’eau minérale qu’il aimait. Il mesurait le temps en repas, comme les fumeurs en cigarettes. Tu vas nous faire la crise de la quarantaine jus­ qu’au bout ou tu t’arrêtes en route, lui demandaije un soir. Il fit la sourde oreille. Il étalait du wasabi sur le dessus d’un nigiri au thon qu’il plongea ensuite avec soin dans la sauce soja. Je crois que je vais reprendre des sashimis, dit-il finalement, caressant le lobe de son oreille droite d’un air pensif. Tu vas tout faire, recommençai-je à le questionner. Demain tu prends un studio en ville ou tu emménages avec elle, moi ça me rend folle, je te suis partout, je fais des scènes et je taille en pièces tous tes costumes à la maison. J’aimerais juste savoir si c’est ce que tu veux. Il releva la tête. Ne parle pas aussi fort, me souffla-­ t‑il, mais je n’arrêtai pas, je continuai à l’interroger, il partait ou il restait ? Tu as vraiment un problème, grogna-t‑il avant d’appeler le serveur. Je pourrais connaître des gens ici. Je m’imaginai retourner la table, la porcelaine éclater en morceaux sur le sol en marbre rouge, l’air scandalisé de la femme au petit groin de porcelet à la table d’à côté et le thé vert inonder la chemise de mon mari. 18

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Finalement, il ne commanda pas de sashimis. Paya par carte en laissant un pourboire ridicule. Ma main, il me l’avait demandée douze ans plus tôt dans un restaurant indien, mais il était plus mince à l’époque, sa veste grise flottait autour de lui. La bague posée sur la table dans sa petite boîte rouge. Il l’avait achetée à Istanbul en voyage d’affaires, marchandée à la moitié de son prix, me racontat‑il, et son front brillait d’enthousiasme. J’avais vu qu’il avait de l’avenir. Et j’espérais que moi aussi, j’en aurais un avec lui. Le serveur débarrassa mon assiette intacte avec un air de reproche. Le front de mon mari brillait cette fois aussi, mais il ne me regardait plus. Il prit son téléphone et se dirigea vers la sortie. Je t’attends à la voiture, me dit-il par-­dessus son épaule. Je me levai pour le suivre. Tandis que je me dépêchai vers la porte, je sentis dans mon dos le regard de la femme à tête de porcelet.

Glass ➤ One day, as I was laying the table for dinner, I put an antique brass candleholder in the center, an heirloom from my grandmother, with a fat angel and loads of

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Verre ➤ Un jour, je plaçai au milieu de la table du dîner un chandelier en bronze, antiquité hé­­ ritée de ma grand-mère surchargée d’un décor de roses où trônait un 19

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roses. I sat down. Dinner was rea­dy, Dina must have been hungry, but my husband had not arrived yet, had not even called to tell where he was. He was half an hour late, which was not unusual these days, it was ac­­ tually quite un­usual for him to come home for dinner, because lately he preferred to eat out with some friends, or as I suspected, with his lover. Sometimes he said he would dine with us, then decide otherwise later, forgetting to let me know. When it happe­ ned the first time, I asked him why he did this to me. He answered that I must have ima­ gined the whole thing, he didn’t promise me he’d come home, he couldn’t have, since he’d had dinner plans with a business

ange grassouillet. Je m’as­ ­sis. Le dîner était prêt, Dina de­­vait déjà avoir faim mais mon mari n’était pas rentré et il n’avait pas appelé pour dire où il était. Une demi-­ heure de retard, ça n’avait rien d’inhabituel alors, c’était plutôt qu’il rentre pour dîner qui l’était, il préférait à l’épo­que sortir avec ses amis ou, com­ me je le soupçonnais, avec son amie. Il disait parfois qu’il dînerait avec nous, puis changeait d’avis au dernier moment et ou­­ bliait de me prévenir. La première fois, je lui de­­ mandai des explications. Il me répondit que je me faisais des idées, il n’avait rien pro­­­mis, jamais dit ça, comment aurait-il pu puisqu’il avait un dîner d’affaires programmé ce jour-là. Je ne discutai pas. Il devait me prendre

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Il est difficile de parler de l’endroit d’où je viens. Je ne viens pas d’un pays, d’une ville ni d’un village car elle pourrait être n’importe où cette chambre où il faut mettre une chaise sous la poignée, où on se cache dans la salle de bains en poussant la machine à laver contre la porte. Je viens d’endroits où trop de bruit ou trop de silence étouffent les cris.

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Teréz, ou la mémoire du corps

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