Le Sourire du dormeur
Anthologie poétique traduite de l’arabe (Syrie) par Antoine Jockey
Sindbad
NULLE GUERRE À TROIE LES DERNIERS MOTS D’HOMÈRE (2019)
Nulle créature n’a vu la tristesse de l’arbre Sans porter le feu loin de la forêt.
Mais des monstres enfantés par leurs mères dans des jarres noires Sont descendus en ville Et ont mis le feu dans les lits.
Monstres aux yeux blanchis.
Ils étaient des paysans dans des montagnes lointaines Ils ont rempli les tonneaux de fer froid et d’éclats de verre Et les ont lâchés Des sommets arides des montagnes sur des villes endormies.
Par temps de tempêtes, Au moment de la sieste, Lorsque la terre se détend et que la brise joue dans les champs,
LA COMÉDIE DAMASCÈNE LA LANGUE DE L’ENFER I
L’ŒUVRE DES MONSTRES
Ils sillonnent le ciel avec leurs souliers boueux Et fauchent les nuages Puis les rassemblent Avec les crânes Sous les marteaux Dans des tombes épouvantées.
Nulle créature n’est passée par ici sans entendre le sanglot des lits
Le gémissement des vêtements Le chuchotement des fantômes.
II
DÉCOMBRES
Je marche avec l’éclair dans les décombres de la terre Et je glisse avec la terre sur ses propres gravats.
Je n’ai pas de visage
Et je ne vois pas de passants pour le lire sur leurs visages.
Je chute derrière ma voix Et je me relève Les yeux pierreux…
Dieu,
Qui a fissuré le marbre de mes yeux et m’a donné cette apparence ?!
Je ne suis ni ombre fugace dans l’imaginaire d’une personne familière
Ni spectre rôdant sur la muraille jusqu’à ce que le cri du tonnerre nous broie
Pour dire haut et fort : c’est moi…
Suis-je moi-même ?
Ou l’ombre d’une personne née à Samosate dans le HautEuphrate
Qui aurait vécu à Ma’arra* Et serait enterrée à Rafína** ?
La seule chose que je sais, c’est que je me suis endormi et que j’ai vu mon étoile dans le gel de la forêt
Devenir un charbon tranchant
Et le rayon qui m’a captivé le regard
Devenir une déchirure dans les décombres de la terre.
* Ville de Syrie. (Toutes les notes sont du traducteur.)
** Ville de la côte est de l’Attique, en Grèce.
III
LE CHEMIN EMBRASÉ
IJe sors de mon sommeil Et me mets devant le miroir.
Qui m’a enterré ici Et laissé Dans Un abîme
Sans boussole ni guide excepté cette faible lumière dans la fente de la fenêtre ?
Suis-je Lazare ?
Que de fois ai-je dormi et me suis-je réveillé Dormi Et réveillé
Comme sur un lit d’épines
Et moi
Tel un rocher dévalant une vallée profonde Sans jamais atteindre le fond !
Les eaux m’agitent
Combien d’heures ai-je dormi ?
Combien de nuits parmi les nuits des évadés ? Combien de jours parmi les jours des enchaînés ?
Moi qui sors de la caverne
Je n’ai laissé aucune maison dans la ville sans taper à sa porte.
Je secoue les enfants dans leurs lits pour qu’ils se relèvent et me reconnaissent,
Moi Lazare qui rôde à Damas
J’ai laissé mon ombre dans la rue Droite* Mon ombre, mon miracle, à des tisseurs qui ont fait leurs adieux au ver à soie en pleurant
Et se sont tournés vers le coton pour tisser des linceuls à des garçons habiles qui vendaient leurs étoffes à Sidon, à Tyr, à Tripoli et Saint-Jean-d’Acre, sous le regard de Vénitiens et de Génois
En compétition
Les yeux embrasés par les vagues de soie !
* Rue au cœur de la vieille ville de Damas, mentionnée par les Actes des Apôtres.
Garçons gisant à présent sur un chemin qui miroite de leur sang Pères examinant leurs blessures Pleureuses sur des ruines calcinées Sanglots d’arbrisseaux Lamentations de rivières.
Ô vous qui allez à Damas Rapportez la ville dans vos mouchoirs Rapportez la lune dans le tube de khôl Et le soleil dans la lanterne.
Moi Lazare
Qui marche, les pieds crevassés, sur des rochers avalés par les vagues
Dans des abîmes chatoyants J’ai vu le Rédempteur Gisant
Son pas noyé Et les sirènes éblouies par son aura.
LE SOURIRE DU DORMEUR
Cette anthologie couvre l’œuvre poétique de Nouri Al-Jarrah de 1988 à 2019. Depuis 2011, ses poèmes sont marqués de bout en bout par la tragédie syrienne. Le Désespoir de Noé est une élégie de Damas, sa ville natale qui lui est interdite. Il mobilise pour elle les différentes figures du Patriarche, depuis les premiers récits mésopotamiens du Déluge jusqu’au Coran, en passant par l’Ancien Testament. Une barque pour Lesbos est un vibrant hom mage aux centaines de noyés syriens en Méditerranée, qui cherchent refuge en Europe. Dans Nulle guerre à Troie, il emprunte à Homère ou à ses personnages leurs voix, tout en combinant la symbolique dont ils ont toujours été chargés avec différents élé ments, parfois simplement suggérés, du patrimoine spirituel ou littéraire arabe et européen, qui les situent dans le temps présent et dans l’espace syrien. En tout cela, il est l’un des très rares poètes arabes vivants à marier avec bonheur l’épique et le lyrique.
Né en 1956 à Damas, Syrie, Nouri Al-Jarrah vit depuis 1986 à Londres, où il a fondé la revue Al-Kâtiba (L’Écrivaine) consacrée à la littérature fémi nine de langue arabe, et où il dirige le Centre arabe de littérature géogra phique. Il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poèmes dont certains ont été traduits dans plusieurs langues, notamment européennes. Ont paru en français Le Chemin de Damas (Al Manar, 2014), Une barque pour Lesbos (Moires, 2016) et Le Désespoir de Noé (Moires, 2017).
www.actes-sud.fr
lég.
2022
ISBN 978-2-330-16926-8
22,50