LES FANTÔMES DE LA NUIT












des chauves-souris et des hommes










SOMMAIRE
PROLOGUE – P. 10 VOL DE NUIT
1RE PARTIE – P. 17 LA DÉCOUVERTE D’ANIMAUX EXTRAORDINAIRES
CHAPITRE 1. – P. 18 PREMIER CONTACT
CHAPITRE 2. – P. 24 INSAISISSABLES ET MYSTÉRIEUSES
CHAPITRE 3. – P. 34 PORTRAITS DE FAMILLES
CHAPITRE 4. – P. 68 UNE VIE EN SOCIÉTÉ
CHAPITRE 5. – P. 114 UN MONDE D’ÉCHOS
IMPROMPTU – P. 152 NOCTURNE MURIN
2E PARTIE – P. 163
VIVRE AVEC NOS COLOCATERRES SAUVAGES
CHAPITRE 6. – P. 164 CHAUVES-SOURIS ET CHANGEMENT GLOBAL
CHAPITRE 7. – P. 192 CHRONIQUES INFECTIEUSES
CHAPITRE 8. – P. 226 LA VOIE D’UN RÊVE ÉVEILLÉ
Épilogue – p. 250
ANNEXE – P. 256 BUFFON ET LES CHAUVES-SOURIS
Liens utiles – p. 260
Notes – p. 262
Bibliographie – p. 270
Remerciements – p. 276
Aux amoureux de tous les vivants, même des fantômes.
VOL DE NUIT
Ça ne devait pas vraiment se passer comme ça. À force de parcourir cette forêt, je la connaissais comme ma poche. À courir le bois en suivant ces bestioles nuit après nuit, je croyais connaître toutes leurs habitudes, je pensais maîtriser mon sujet. Mais c’était sans compter l’intelligence de l’animal…
Fin août, forêt de Rambouillet Après un cœur d’été très chaud, la soirée s’annonce un peu fraîche. Déjà les rouges-gorges chantent leurs trilles caractéristiques, préludes à la nuit qui débute. Les derniers promeneurs ont rejoint leurs intérieurs douillets. Doucement, l’ambiance change, la brise légère s’efface au profit du silence nocturne. Un calme apparent qui annonce une bonne séance de capture, du moins je l’espère. En décalage total avec mes congénères, ma journée ne fait que commencer.
L’opération est délicate : une semaine auparavant, j’ai équipé cinq chauves-souris de la forêt, vivant toutes dans la même colonie, un groupe aux liens familiaux très forts. Cinq femelles qui volent depuis quelques nuits avec un petit émetteur de moins de 0,5 gramme sur le dos, l’équivalent de quatre grains de riz, pour les suivre minute après minute, jour après nuit, dans leurs pérégrinations forestières. La technologie apporte ici des espérances au biologiste nocturne, qui cherche à comprendre ces animaux si mystérieux, en lui permettant de s’introduire à distance dans leur quotidien… mais à la condition de vivre sur le même rythme, décalé de celui des autres humains.
Deux d’entre elles se sont réfugiées dans une loge forée par un pic plusieurs années auparavant, 2 mètres tout juste au-dessus d’un nid de frelons… Des insectes habituellement calmes même si leur taille et leur dard ont de quoi effrayer. Néanmoins, ils apprécient la lumière, et ma tentative de capturer les chauves-souris risque de les déranger, surtout si j’éclaire dans leur direction. Et s’ils se sentent agressés par l’opération
que je vais tenter, je pourrais en subir les conséquences douloureuses. La séquence qui s’amorce promet donc sa charge d’adrénaline et va nécessiter une bonne dose de sang-froid.
Profitant des dernières lueurs du jour, j’ai disposé mes filets japonais, une toile composée de petits fils très fins quasiment indétectables, juste devant la loge occupée par ces deux murins de Bechstein tant convoités, mais au-dessus des insectes. Je souhaite savoir si ces deux femelles sont seules, et s’il me serait possible d’en capturer d’autres, pour les équiper elles aussi d’un émetteur. L’objectif serait de les suivre durant des nuits entières pour mieux comprendre leurs mœurs et découvrir les habitats qu’elles sélectionnent. Je les soupçonne de jouer un rôle essentiel dans le bon fonctionnement de cet écosystème forestier, mais les études sont rarissimes, les données fragmentaires. Et pour cause. Ces chauves-souris vivent la nuit, sont petites et discrètes, volent dans la canopée et disparaissent au lever du jour. Ce sont des êtres invisibles et inaudibles, chargés de mystères. Comme des fantômes indétectables dans la nuit. Les dénicher en cœur de forêt revient à chercher à l’aveugle une aiguille dans une botte de foin.
Me reviennent en mémoire les premiers échanges que j’eus avec les spécialistes de l’époque travaillant sur les chauves-souris. Quand je leur annonçais en 1998 que je démarrais une étude portant sur les relations entre ces animaux et la forêt, leurs réponses furent unanimes : “Bon courage !” Les connaissances étaient alors très fragmentaires, les scientifiques se comptaient sur les doigts de la main et les technologies disponibles étaient encore trop limitées. Cerise sur le gâteau : mon espèce fétiche, le murin de Bechstein, était considérée comme l’une des plus rares de France, et pour cause : elle ne vivait prétendument qu’en forêt, un milieu particulièrement redouté par les experts habitués aux grottes aux plafonds desquelles les chauves-souris s’agglutinent
par centaines ou milliers. Les forêts leur semblaient inaccessibles de nuit.
“Bon courage !” Ces deux mots deviennent un mantra. Et mes collègues ajoutent : “Comment s’y prendre ? On ne peut vraiment pas t’aider… Il faut que quelqu’un se lance, se casse les dents, élimine les techniques qui ne fonctionnent pas. Et un jour peut-être, on trouvera une bonne idée, un jour peut-être, on découvrira un premier élément d’écologie permettant de commencer à comprendre une relation entre ces espèces et la forêt. Et alors, on pourra déployer des projets et des programmes qui continueront à alimenter les connaissances.” J’ai 20 ans et ce n’est pas ça qui va m’arrêter ! Le défi est immense, mais quelle saveur d’avoir le privilège de se lancer sur un sujet tel un pionnier ! Alors, patiemment, j’ai accepté les échecs (et ils ont été nombreux), inventé de nouvelles techniques. En m’associant à des médecins et à mon dentiste (eh oui !), en luttant contre ma peur du vide quasi viscérale quand il a fallu pour la première fois vérifier qu’il y avait bien des chauves-souris dans une loge à plus de 10 mètres de haut dans un chêne. Et aujourd’hui, déjouer l’intelligence incroyable de ces animaux si méfiants. À l’époque, jamais je n’aurais cru que mon apprentissage des chiroptères me bousculerait autant, tant ils sont extraordinaires, tant leur système social est évolué.
Mes filets japonais sont posés en cette fin août 2009. Je m’installe au pied d’un autre arbre, à quelques mètres seulement de la loge où sont blottis mes deux murins de Bechstein. Le soleil a passé la ligne d’horizon depuis quelques minutes, la température baisse et l’humidité monte depuis le sol. Plusieurs pipistrelles volent entre les arbres voisins. La nuit finit par tomber et l’ambiance forestière change radicalement. Ma perception de l’environnement aussi. Lampe éteinte pour éviter d’alerter les animaux de la forêt, le sous-bois perd ses couleurs et apparaît tout en nuances de gris foncé. Certaines
branches prennent des formes inquiétantes quand leurs ombres s’étirent aux dernières lueurs crépusculaires. C’est étrange mais le pisteur de chauves-souris devient à ce moment précis une sorte de prédateur aveugle, qui ne doit maintenant faire confiance qu’aux autres sens, en laissant tomber celui qui nous est si précieux.
Ici, une odeur. Là, un son. Au loin, des sangliers se disputent au bord d’une mare où ils ont l’habitude d’aller pour se rouler dans la boue de la berge. Leurs cris résonnent dans le sous-bois qui devient comme une arène dans laquelle des guerriers ne lâchent rien. Derrière moi, un mâle de chouette hulotte hulule pour sonner le début de la chasse aux rongeurs, si nombreux dans les sous-bois à attendre les premiers glands qui ne vont pas tarder à tomber des branches. Les premières étoiles apparaissent à travers les feuilles, et l’une des deux femelles de murin, que j’ai appelée Mandoline, sort du gîte. Elle effectue un virage immédiatement après sa sortie, et longe le filet qu’elle semble détecter sans aucune difficulté. L’autre femelle, Nina, sort quelques minutes plus tard, contourne le filet elle aussi et le scanne intégralement à l’aide de son sonar : elle en fait plusieurs fois le tour, de long en large, de haut en bas, avant de partir vers la canopée des chênes environnants. Mon expérience scientifique s’annonce mal. Quelques minutes passent. Un engoulevent lance au loin son chant caractéristique ressemblant au moteur d’une vieille mobylette, puis il se rapproche et vient se poser sur mon arbre, à quelques centimètres des gîtes des chauves-souris et des frelons. Tout se passe en contre-jour, mais certaines soirées vous proposent parfois un spectacle exceptionnel, inoubliable… Alors que l’oiseau nocturne s’est posé et attend patiemment je ne sais quoi, un des murins arrive et lui tourne autour, le scrute, l’interroge de son sonar comme pour le jauger et évaluer le risque que présente cet animal pour sa colonie. C’est ainsi que j’interprète l’événement, mais il ne s’agit peut-être que d’une simple curiosité,
qu’en sais-je ? Puis-je vraiment imaginer ce qui motive le murin à cet instant ? Quoi qu’il en soit, l’engoulevent s’élance à sa poursuite, comme agacé par son comportement inquisiteur. Mais le murin a des compétences que l’oiseau n’a pas, et sait se glisser à travers les branches et les feuilles, rendant la poursuite totalement vaine pour l’engoulevent au vol malhabile quand il s’agit de traverser le houppier des arbres. Quelques instants après, ce dernier revient sur sa branche. Quel étrange échange entre ces deux animaux de la nuit.
Les minutes passent, et mes espoirs d’ajouter d’autres murins à mon dispositif d’observation s’épuisent. Comme les femelles de cette colonie me l’ont déjà montré, elles ont très certainement compris mon objectif et se sont peut-être passé le mot. Je décide de plier le dispositif, la mort dans l’âme : abaisser les perches servant à tendre le filet, puis l’enrouler sur lui-même. Mais alors que j’ai presque terminé, une chauve-souris rapplique et me tourne autour. De ce que je distingue de sa morphologie dans le halo de ma lampe frontale, avec son ventre blanc, son museau rose et ses grandes oreilles caractéristiques, il s’agit bien sûr d’un murin de Bechstein. Et j’ai l’étrange sensation qu’il est venu jusqu’à moi par curiosité et pour comprendre ce que je fais exactement, comme pour deviner mes intentions véritables. Cette interprétation peut paraître anthropomorphique, mais mon malaise est bien réel : cet individu aurait-il compris le but de ma présence au point de venir me narguer quand je n’avais plus aucune chance de le capturer ? Toujours est-il que cette soirée illustre à quel point l’étude de ces animaux est complexe. Non seulement les chauves-souris sont dotées de pouvoirs extraordinaires, d’une technologie ultraperformante, mais leur intelligence sociale et leur compréhension du vivant qui les entoure ne font qu’ajouter au mystère. Encore une fois, je repars de la forêt bredouille et avec des sentiments contradictoires : l’agacement d’avoir échoué face à l’intelligence de cet animal de seulement
11 grammes, l’équivalent de trois morceaux de sucre, et l’émerveillement face à la grandeur de cette nature dont les prouesses d’intelligence sont fascinantes. Lors de cette soirée, le mantra “Bon courage” aura encore une fois pris tout son sens.
Murin de Bechstein et l’auteur (en autoportrait).

LA DÉCOUVERTE D’ANIMAUX EXTRAORDINAIRES
La plus belle chose que nous puissions éprouver, c’est le côté mystérieux de la vie. C’est le sentiment profond qui se trouve au berceau de l’art et de la science véritables. Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement, ni surprise, est pour ainsi dire mort ; ses yeux sont éteints.
Albert Einstein, The God Letter, 19541.
LES FANTÔMES DE LA NUIT







epuis les grottes de la préhistoire, les hommes côtoient les chauvessouris, le plus souvent sans le savoir tant elles sont furtives. Qu’elles nous e raient ou nous fascinent, elles demeurent, pour la plupart, encore méconnues et mal-aimées. Passionné depuis l’enfance, Laurent Tillon invite le lecteur à pénétrer discrètement dans leur intimité pour découvrir des animaux aux capacités surpassant de loin les pouvoirs de nos super-héros. Aujourd’hui, la découverte des multiples interactions qui nous lient à elles nous obligent à leur prêter attention. Alors que de multiples crises émergent (biodiversité, climatiques et sanitaires), les chauves-souris o rent des éclairages passionnants sur la manière de reconsidérer nos façons de vivre. Plus troublant encore : leur vie sociale est si riche et si intense que nous pourrions bien être nous-mêmes au centre des intérêts de ces fantômes qui peuplent nos nuits…

Laurent Tillon est biologiste et ingénieur forestier à l’O ce national des forêts. Spécialiste de l’écologie des chauvessouris, il travaille sur le fonctionnement des écosystèmes et les relations entre les espèces animales et les arbres, avec l’objectif d’intégrer les enjeux de biodiversité à la gestion forestière. Depuis 2020, il est conservateur bénévole pour le Conservatoire d’espaces naturels du Centre Val-de-Loire d’un site à chiroptères qu’il a découvert durant l’adolescence. Il a publié, dans la même collection, Être un chêne (2021, coll. “Babel” 2023).
ACTES SUD
Dép. lég. : fév. 2023 22 € TTC France www.actes-sud.fr