Extrait "Montée des Eaux"

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Montée des Eaux

Pierre Lieutaghi roman

Dimanche 12 août, 7 h 10

Un bruit non catalogué m’a réveillé aux aurores, des choses s’entrechoquaient dans le jardin en contrebas. Je me suis demandé si les brebis n’étaient pas redescendues en catastrophe après une attaque de loups, c’est arrivé l’an dernier. Mais ce n’étaient pas les sonnailles, plutôt des boîtes ou des bidons. Avant d’ouvrir les volets, à cause de la lumière blafarde je me suis demandé s’il avait neigé dans la nuit, ça s’est vu en août mais la Terre se réchauffe. Je me rappelle avoir hésité à ouvrir, le petit vacarme inquiétait.

D’abord j’ai cru qu’un rêve se poursuivait : le bruit, mon lever jusqu’à la fenêtre, la lumière fade, et puis cette eau immense impossible à comprendre. Je me suis dit retourne au lit, laisse le rêve s’épuiser. Mais le corps, lui, est du parti de la réalité, aussi effrayante soit-elle ; il fait tout seul les gestes qu’il connaît ; il referme les volets comme si refermer les volets pouvait effacer le paysage monstrueux ; il fait tomber le pot de joubarbes de l’appui de fenêtre, on l’entend se briser sur la rocaille en dessous. Les mains tirent les volets ; le front s’appuie contre le mur de la chambre ; le mur est rassurant, il est frais, c’est le même depuis que je le connais, je pourrais aussi

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bien m’y fracasser la tête. À des moments pareils, on cherche quelque chose à quoi se raccrocher ; comme j’ai lu Batailles dans la montagne, je pense à un glissement de terrain, le torrent s’est retrouvé barré quelque part, il a monté et tout ennoyé. Mais ça ne tient pas, déjà que le torrent est au plus bas de son débit en août, impossible qu’une telle quantité d’eau s’accumule en une seule nuit, ni même en un an. Quand j’écris “une telle quantité d’eau”, je refuse encore d’admettre ce que j’ai vu en ouvrant les volets : le golfe immense qui va du bas du village jusqu’à un horizon où les montagnes sont devenues des îles éparses, très loin. Plus de vallée, plus de villages ni de hameaux, plus de fermes, plus de routes ni de chemins, des arbres et des bois dont on ne voit que les houppes émergentes par-ci par-là, et ces grands bidons de plastique jaunes et blancs à se balancer tranquillement en bas du jardin, entourés de toute une flottille de bouteilles.

Alors j’ai bien tiré le rideau et regagné mon lit. Aussi dingue que ça puisse paraître je me suis laissé engloutir aussitôt par un sommeil de mille ans.

12 août, soir J’écris pour ne pas devenir une pierre. Comment font les autres ? Même pas besoin d’essayer de ne rien penser : il n’y a plus de pensée. Par moments la mémoire fait d’elle-même une tentative d’apparition, on dirait qu’on va se rappeler et puis ça bute aussitôt sur des choses impossibles à mettre en idées. Je ne me demande pas ce qui a bien pu se passer, pourquoi je me sens aussi mal, je fais le simple constat de cette amnésie qui se sait amnésie, et tout se perd

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aussitôt comme un rêve qui s’efface d’autant mieux qu’on veut le retenir. Et je me renfonce dans la niche de papier où j’ai déjà cherché refuge en des circonstances bien moins extrêmes.

Je vais relater la première journée d’après le Déluge parce que c’est ma façon de ne pas devenir une pierre ; et pour témoigner qu’il existe encore des visages, des voix, des restes de la réalité en dérive à quoi il est peut-être possible d’arrimer la nôtre.

Je suis sorti vers 9 heures sans regarder la vallée. J’avais ouvert la fenêtre les yeux fermés au cas où la monstruosité se serait arrêtée dans le rêve. Je n’ai pas essayé d’allumer le portable ni d’écouter la radio. Je n’ai pas réchauffé le café. Je me sentais vide et froid, je ne pensais surtout pas à ces eaux qui noyaient toute ma pensée, je me tenais aussi loin que possible de moi-même. Quand j’ai vu le village au complet sur la place je me suis mis à trembler, on dit de tous ses membres, et c’est ça : je tremblais de tous mes membres. Personne ne disait rien, ne manifestait rien. Je me suis mêlé à ces gens immobiles ; j’en connaissais un bon nombre mais on ne se faisait pas signe ; personne ne regardait personne. J’ai pensé à une cérémonie funèbre qui allait s’enterrer ellemême. Je ne voulais ni voir ni écouter, je voulais rentrer et me recoucher. On devait attendre quelque chose mais quoi ça m’était égal. On est restés comme ça pendant au moins une heure. On pouvait aussi bien se transformer tous en statues. Certains se sont assis par terre, ou allongés les yeux fermés, on les aurait dits tout prêts à disparaître. Pour preuve de vie, des sanglots que le grand silence change en appels d’aigles ; je me suis rappelé que des jeunes de l’année tournaient au-dessus du village ces jours-ci ;

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les aigles ne se sont aperçus de rien, à moins qu’ils s’étonnent du rétrécissement brutal de leur territoire. Les aigles n’ont pas déserté la mémoire. Une voix de fillette demande “maman, pourquoi il y a un lac ?” On entend des enfants vers le jeu de boules, je me demande si c’était il y a longtemps.

Et puis une dizaine de personnes sortent de la mairie ; on les aurait attendues jusqu’au soir c’était pareil. Mais tout le monde s’est retrouvé debout, ou a fait un pas, ou a levé la tête ; ce n’était pas dans l’espoir d’une réponse quelconque, chacun sait qu’il n’y a aucune réponse, mais le simple mouvement collectif a fait du bien, quelque chose survenait, cela donnait une place moins perdue dans la confusion du temps.

J’ai reconnu Matteo, notre nouveau maire, Léa, Denis, Laura, Claire, Matthieu et Paul, ceux qui restent de l’équipe municipale. Matteo avait des notes en main mais il ne parvenait pas à les lire, les mots n’arrivaient pas, il a remonté les deux marches du perron comme si deux marches suffisaient pour reprendre courage, il nous a regardés. “C’est difficile, je ne sais pas si j’arriverai à parler, on est tous atteints de plus ou moins près, vous vous rappelez comme il y avait du monde pour la Saint-Laurent ? On n’en reverra pas le dixième.” Sa voix s’est cassée, il s’est essuyé les yeux. C’est le même accablement pour tous.

Ce qu’il nous a dit, c’est comme si je l’avais appris par cœur. “On ne peut rien comprendre, un jour on saura peut-être quelque chose. L’eau s’est arrêtée vers huit cents mètres. Il y a des villes au-dessus, on n’est pas seuls. Mais tout ce qui était en bas, tout ce qui venait d’en bas, c’est fini. Rappelez-vous qu’à

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cette saison on peut atteindre Méolane par la piste de l’Eau salée. On n’est pas coupés du monde. À Méolane, ils sont dans les deux-trois mille à cette saison, avec plein de savoirs et d’outils. On n’est pas retournés à la préhistoire. On n’a plus d’électricité, plus d’internet ni de téléphone mais il reste l’eau, les sources sont intactes, et surtout les idées. Le photovoltaïque fonctionne, on peut toujours recharger les téléphones, dans le monde il y a sûrement encore des gens qui téléphonent. Vous vous rappelez le nom de notre liste, en mai ? « Les Serres en commun ». Maintenant ce n’est plus la belle intention, c’est ça ou disparaître. Je crois qu’on partage tous la même peur, que l’eau se remette à monter. Pourquoi elle s’est arrêtée à huit cents mètres ? On n’en sait rien. Elle s’est arrêtée, voilà ce qu’on sait. Si on imagine que ça pourrait continuer on n’a plus qu’à se cacher la tête et attendre la fin du désastre. On ne peut même pas réfléchir à ça, on peut seulement faire le pari que le sale boulot est terminé, que ce qui n’est pas noyé va survivre. Ceux qui me connaissent savent ma tendance à l’optimisme ; là c’est difficile de se montrer optimiste, on peut juste se dire que l’eau nous a épargnés et l’accepter comme un fait à défaut d’y voir un privilège quelconque. Je crois que l’eau s’est arrêtée, voilà tout. Et qu’il faut s’en détourner le plus vite possible, ne pas lui laisser fabriquer encore plus de peur après qu’elle a dévasté la Terre.”

Léa, elle, a fait beaucoup de bien en passant tout de suite au domaine pratique. Je me demande comment elle a fait pour s’y retrouver, pour se retrouver en quelques heures. Jamais un homme n’y serait arrivé. Elle a dit ce qu’il faut commencer, tout de

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suite. D’abord l’inventaire et la sauvegarde des réserves : dans deux jours les congélos fondent, on doit préparer les aliments périssables, cuisiner tout ce qui est cru, avec, précise-t-elle, du laurier, du thym et de la sauge parce que ça aide à la conservation ; à la limite on peut encore utiliser le gaz mais il faut l’économiser ; si c’est possible on se regroupe et on stérilise au feu de bois. Les viandes demandent trois heures d’ébullition à couvert, on les coupe en petits morceaux. Il faut saler correctement. On prend les plus grands récipients possibles qui vont au feu, les vieilles bassines par exemple. Il y a des maisons avec dans le gazon des grandes marmites à cochons pleines de géraniums ; si elles ne sont pas fendues c’est l’idéal. Pour les bocaux, tout ce qui ferme bien. On peut stériliser des petits pois ou de la purée de tomate dans des bouteilles. Il faut aussi économiser le savon, il faut tout économiser, les allumettes, tout. Il y aura une démonstration cet après-midi sur la place. D’ici là, on aura bouclé la liste des premières choses à faire. À midi, on termine les restes. Mais tout ce qui n’est pas entamé, les nouilles, les conserves, la farine, le sucre, le sel, le vin, tout ce qu’on gardait comme ça, on en fait une liste à déposer en mairie parce qu’il faut savoir rapidement sur quoi on peut compter. La nourriture, c’est le premier des biens collectifs. On va se cuire des grandes soupes, on a autant besoin d’être ensemble que de s’alimenter. Attention, dit encore Léa, on ne passe pas du libéralisme sauvage au kolkhoze, on est complètement en droit de rester chez soi, la soupe ça se transporte. Elle rappelle que les troupeaux ne pourront pas redescendre en plaine à l’automne, heureusement qu’on est une commune paysanne, quoi

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qu’il arrive on ne mourra pas de faim cet hiver, on va gérer ce trésor le mieux possible. Il va y avoir énormément de boulot.

Denis le forestier montre une feuille de papier jaunâtre, il dit on en a plein, c’est un formulaire de recensement des années 1980, le verso n’a pas été imprimé. On commence par écrire son nom, et puis combien on est de gens dans le foyer, de quel âge, etc. On va établir des fiches modèles, ce serait bien que tout le monde s’en inspire pour faciliter le dépouillement. Très important aussi, dire ce qu’on sait, par exemple le jardinage ou la médecine ou la menuiserie ou la mécanique, ce qu’on peut transmettre à d’autres. Il n’y a rien d’inutile a priori. Le mois prochain l’école rouvre, ce n’est pas arrivé depuis 1975. Sur la deuxième feuille, explique Denis, on note le mieux possible tout ce qui peut avoir un usage pratique ; tout est important, l’alcool ou le vinaigre, par exemple, ça peut servir à soigner, l’huile à graisser une scie. Les kleenex et le sopalin, maintenant c’est des compresses médicales, il faut revenir tout de suite aux torchons lavables. Il y aura d’autres listes à faire, d’abord pour l’outillage manuel, là aussi on doit savoir qui détient quoi. Tout est devenu précieux, même les clous tordus. On précisera mieux dans les jours qui viennent. Pour le moment, c’est l’état des réserves, l’inventaire des connaissances, rien ne doit se perdre. L’équipe municipale est loin de penser à tout, vos idées comptent autant que les nôtres, on se retrouvera à la mairie tous les soirs à 18 heures, dès ce soir pour un premier point. Ça va être non-stop avant l’hiver.

Matteo a encore rappelé qu’il y avait des gens en randonnée, ils peuvent tout ignorer de ce qui a eu

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lieu cette nuit, derrière les cols on perd la vallée de vue ; les bergers sans doute ne savent encore rien eux non plus, ils se demandent pourquoi la radio et le téléphone ne marchent pas. Où va-t-on accueillir tout ce monde, il faut déjà y penser. On laisse passer une semaine et on ouvre les maisons inoccupées. Les objets personnels, les choses précieuses s’il y en a, on les mettra sous clé. La nourriture et les outils iront à la réserve commune. Des arrêtés municipaux vont préciser tout ça. Il y a aussi des villages qu’on ne peut pas rejoindre. Vous connaissez la topographie du coin, collines, falaises, collines, falaises, villages sur les hauteurs. De ce côté-ci de la vallée, il y a Saint-Mayeul, un tout petit village, et deux hameaux au-dessus de huit cents mètres, inaccessibles maintenant. Au total bien moins de gens qu’ici. On ne peut rejoindre que le côté de Méolane et par là les grands massifs et les stations. On va voir si c’est possible de communiquer. Quand on est arrivés à la mairie on ne pouvait pas savoir que trois mois plus tard ce serait le plus exceptionnel régime d’exception de toute l’histoire humaine.

Vous savez, dit encore Matteo, de grandes régions du monde ont échappé à la montée des eaux, le Nord de la Chine par exemple, une grande partie du Mexique, Mexico est à deux mille mètres, dans l’Est et le Sud de l’Afrique on est souvent au-dessus de mille mètres, et le Népal, et les Andes. Là-bas il est probable que l’énergie et les chaînes d’approvisionnement se maintiennent. Ça ne concerne pas les pays les plus démocratiques, les tyrannies devraient encore serrer la vis. Ici, on n’a plus l’électricité mais il n’y a pas non plus de survivalistes armés prêts à défendre le moindre morceau de sucre. On a un

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grand malheur à dépasser ensemble et aussi de la confiance à refaire, j’y crois. En tout cas le fameux retour au Moyen Âge ne concerne pas toute la Terre. On s’efforcera de le prouver.

D’autres encore ont parlé, toujours de choses pratiques. Ça précise un rivage. On finit par croire que tout n’est peut-être pas fini.

On est comme des enfants au premier jour de la colo, complètement perdus, les parents sont repartis, on a besoin d’un emploi du temps rempli au maximum. Peu probable que nous, on apprenne des chansons et des jeux de plein air, mais ce qu’on va vivre maintenant ça doit se passer aussi dans ce ton-là sinon les temps morts deviendront des temps de mort.

Au déjeuner j’ai mangé avec peine deux œufs en omelette avec du pain déjà rassis. J’ai eu envie de finir le rouge mais l’idée que ça serait sans doute la dernière fois m’a tellement déprimé que j’en ai eu les larmes aux yeux. Pourtant je ne bois qu’un demi-verre en mangeant et pas à chaque repas. Je me suis dit que ce serait moins triste de partager le reste de la bouteille avec quelqu’un. Je ne peux pas penser à quelqu’un. Pleurer pour un verre de rouge m’a fait voir la fragilité de très près, les gens qui me connaissent disent que je suis hypersensible mais aussi hyper-résilient, tiens revoilà ce mot de merde qui sert à détourner toute compassion. Beaucoup vont craquer, c’est sûr. Là j’ai pris une feuille pour écrire : “À midi, j’ai pleuré parce que je voulais finir le vin rouge, je me suis dit que c’était peut-être la dernière fois que j’aurais ce goût dans la bouche, alors je partagerai avec l’un d’entre vous. Ce que je

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voulais expliquer c’est d’abord le sentiment que tout est devenu absurde, qu’il n’y a aucun avenir, chaque chose banale se fait terriblement difficile, vous savez tous de quoi je parle, mais aussi qu’il faut se projeter, comme on dit aux gens qui ne vont pas bien, cette fois complètement dans l’inconnu mais pas complètement dans le noir, je comprends mieux que jamais ce que ça veut dire être ensemble, c’est ce qu’on comprend tous je pense.” À défaut de pouvoir parler, j’ai lu ça sur la place dans l’après-midi. D’autres aussi ont essayé de dire ce qu’ils éprouvaient. Ce sont des bulles qui montent du fond.

Personne ne regarde du côté des eaux. Comme si faire semblant d’ignorer l’impensable pouvait conforter ce qui reste encore du monde.

Sur la place on avait sorti des tables et des bancs, les gens notaient des choses en silence, ou peut-être faisaient-ils semblant. Avec une dizaine d’autres, je me suis porté volontaire à la préparation de la soupe. Pour le moment, tout vient des frigos et congélos. Magali, une cuisinière de collectivité en vacances avec ses deux filles, explique les quantités. Il faut beaucoup de légumes et de viande pour, combien sommes-nous, entre cent cinquante et deux cents ? On hésite à éplucher, à émincer, à saler, on a déjà peur d’en employer trop. On ne se parle pas, à peine si on se regarde et alors on baisse les yeux. Tout semble se passer au ralenti. Par moments il y a des pleurs. On est les survivants d’un attentat qui a fait des milliards de victimes et l’on ne peut incriminer personne. On est hébétés, il faut juste avoir de quoi s’occuper pour ne pas laisser la moindre pensée ressurgir, quand on arrive à fabriquer des pensées.

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La soupe était bonne, il y en a eu assez pour chacun.

À un moment de la nuit je me suis levé pour fermer les volets restés entrebâillés à cause de la chaleur excessive. J’étais toujours aussi vide ; s’il y a eu des rêves ils devaient peser trop, la mémoire ne les a pas supportés. Une lumière clignotait en face et se reflétait sur l’eau. Je ne suis pas allé chez les scouts mais je sais ce que signifient trois brèves trois longues trois brèves. Avec ma frontale j’ai envoyé plusieurs fois trois longues jusqu’à ce qu’on me réponde de la même façon. C’est vers les Blaches, on ne les voit pas depuis le haut du village. Impossible de rien faire avant demain.

13 août, soir À peine levé, me forçant à regarder le golfe, j’ai observé les Blaches aux jumelles, l’eau atteint le deuxième étage. J’ai agité plusieurs fois un foulard rouge on m’a répondu en blanc. J’ai prévenu la mairie, rien que des phrases mécaniques. Avec mes copains Julien et Matthieu on a construit une sorte de radeau-catamaran en nouant à la ficelle de lieuse des planches sur les gros bidons d’un mètre cube venus s’échouer en bas, ceux que les jardins récupèrent pour l’eau de pluie. Leur armature métallique a facilité l’assemblage. Julien a voulu qu’on fasse une sorte d’étrave, pour faciliter la navigation assure-t-il sans rire. Les rames, une planche clouée sur un manche de pelle, un plus gros modèle pour le gouvernail. On y a passé près de quatre heures. L’ensemble flotte correctement mais une fois qu’on est à trois dessus les bidons s’enfoncent

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des deux tiers c’est beaucoup par rapport au volume des flotteurs. La distance à franchir, environ trois cents mètres, ça nous semble un bras de mer. On a cherché sur la carte un passage de contournement mais si on essaie de suivre le bord, pas de voie plus facile, on arrive à des eaux encore plus larges, la traversée directe depuis Les Serres reste la meilleure option. On a emporté de l’eau, des biscuits, les trois bananes qui restent, une corde de rappel. Julien avait raison, l’étrave aide à maintenir un cap mais l’engin est difficile à manœuvrer, on pagaie agenouillés, on se relaie au gouvernail. On ne regarde que devant, pas l’eau pourrie, pas l’horizon. Heureusement c’est un jour sans vent. On navigue peut-être une demi-heure.

Aux Blaches la plupart des maisons sont complètement noyées, seuls trois seconds étages émergent. Ça me fait penser à L’Île des Morts de Böcklin. À la fenêtre qui a envoyé le SOS une jeune femme fait signe, elle a un gros chat gris dans les bras, un petit sac sur le dos, elle crie “merci ! merci !” On s’arrime à une attache de gouttière. “Vous savez descendre en rappel ?” demande Matthieu. Elle fait non de la tête, elle est complètement perdue. “Alors vous pouvez attraper ça et le passer autour de la rambarde ?” Il lui lance plusieurs tours de la corde. “Elle tient, cette rambarde ?” Il se suspend aux deux brins pour vérifier et puis se hisse jusqu’à la fenêtre à même pas trois mètres. “Pour le chat, vous avez un panier ?” On descend le chat dans une taie d’oreiller, il ne se débat même pas. Matthieu montre la position pour descendre, il dit “c’est comme si vous marchiez à l’horizontale à reculons, c’est facile vous allez y arriver”. Elle y arrive. On la fait s’asseoir au milieu du radeau. Elle est pieds nus, trempée, blême. On n’a

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pas pensé à apporter des couvertures. On lui demande s’il n’y a pas des choses à prendre, elle répond “tout est resté en bas”. Matthieu est redescendu et ramène la corde. Elle dit “merci, merci, vous m’avez sauvé la vie”. Et puis “c’est l’un de vous qui m’a répondu hier soir ?” Je hoche la tête, ç’aurait pu être n’importe qui, j’ai juste vu le signal. “Je suis Marie j’étais en vacances avec d’autres.” Je lui tends la bouteille d’eau, “vous devez avoir soif”, elle prend la bouteille à deux mains comme une chose sacrée, “ah merci, merci, mais qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce qui s’est passé mon Dieu ?” On se regarde avec Julien et Matthieu, “on ne sait pas ce qui s’est passé, je dis, on ne sait rien, la mer, ça doit être la mer, est montée de huit cents mètres dans la nuit, les neuf dixièmes du monde sont probablement noyés, on ne sait pas pourquoi ni comment, au village on s’organise, tu verras, on se serre les coudes”. Je l’ai tutoyée on n’est plus à faire des manières. Elle mange machinalement les biscuits, partage les bananes entre nous quatre, elle dit “c’est sans doute la dernière fois qu’on mange des bananes”. On va aller de dernière fois en dernière fois. Après elle se ferme, elle tremble, elle se fiche de savoir où on la conduit.

Pour le moment je lui ai proposé la petite chambre au-dessus de la réserve, ça sent presque trop fort les plantes mais il y a un coin toilette. Si quelque chose ne va pas qu’elle n’hésite pas à me réveiller. Je lui dis que comme on a à peu près la même taille elle peut prendre dans l’armoire ce qui lui convient. Pas sûr qu’elle ait bien entendu. Est-ce qu’on va pouvoir nourrir le chat, les chats du village ? Est-ce qu’ils savent encore chasser, ces trop bien nourris ?

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Les chats du village ne savent pas qu’ils sont aussi des survivants.

Douze personnes en moins. Deux personnes âgées étaient en chimio, elles partaient en taxi médicalisé chaque matin ; aussi un couple jeune qui a perdu ses enfants. La vieille Mme Ughetto, qui a avalé des quantités de médicaments, écrit qu’elle a beaucoup de bocaux de tomates et de haricots, il vaut mieux, dit-elle, que ça aide les jeunes à passer l’hiver. La mairie prévoit un enterrement collectif demain.

J’ai fait des rêves terribles. Dans le pire il fait nuit, on m’appelle depuis un endroit sur la mer que je ne peux pas voir, comme d’un navire qui s’enfonce, j’avance vers les cris en marchant sur l’eau, tirant derrière moi des sortes de bouées en fer jusqu’à ce que leur poids m’entraîne et que l’effroi me réveille.

14 août, soir

On fait deux repas par jour. Le pain est déjà rare, on garde pour la soupe celui qui rassit. Deux personnes ont encore rejoint les douze d’hier. Les Serres n’avaient pas connu d’enterrement depuis trois ans. Comme c’est impossible de fabriquer des cercueils on a mis les corps en terre enveloppés d’un drap, chacun sous des lauzes disposées en toit, il y a eu un vote favorable à la fosse commune. Gilbert a les outils, il gravera la stèle le mieux possible dit-il. On ne va pas encore ajouter aux milliards de morts anonymes.

Mme Faure, celle qui met des fleurs à l’église, a lu un texte que personne n’a vraiment écouté. Matteo a encore dit (en substance, et en respectant autant que possible son langage incroyable) “le désespoir monte

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

En une seule nuit de la mi-août, les océans se sont dilatés jusqu’à noyer une grande partie de la Terre.

Aux Serres, village de basse montagne, l’urgence d’assurer la survie devance douleurs, sidération et menaces, et oblige à repenser l’emploi des choses.

Montée des Eaux est le journal de Noé l’herboriste, auquel Marie, médecin rescapée, ajoute bientôt sa voix. À la fois monologue entre découragement et vaillance, dialogue réparateur, relation de l’e ort commun, collecte de paroles, il dit aussi la ténacité du désir.

Demain est incertain aux Serres, mais pas question de se transformer en “chi onniers du monde détruit”, d’abandonner le chemin étroit des con ances. Larmes, démissions et doutes ne contredisent pas l’engagement de réinventer un monde qui privilégiera le partage.

Pierre Lieutaghi propose ici un roman en forme de “contre-dystopie” : malgré le désastre initial, ce livre croit à la possibilité d’un avenir.

Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste, écrivain, vit en haute Provence. Il a publié chez Actes Sud, entre autres titres, Le Livre des bonnes herbes (1996), Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux (2004), Une ethnobotanique méditerranéenne (2017), ainsi qu’un essai, La Surexplication du monde (2020), et un roman, Elio (2014).

DÉP. LÉG. : AVR. 2023 / 24 € TTC France

ISBN 978-2-330-17537-5

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Illustration
www.actes-sud.fr
de couverture : Getty Images, 2023

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