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PRÉFACE L’HISTOIRE,  DU CÔTÉ DES ANIMAUX

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PROLOGUE

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L’Occident vit une révolution conceptuelle majeure, magistralement incarnée par Vivre en renard de Nicolas Baron, qui renverse les perspectives, met la nature, les animaux, ici le renard, au premier plan et prend leur point de vue. Cette révolution est le fruit d’une lente revalorisation des bêtes depuis le xixe siècle, accélérée ces dernières décennies par la prise de conscience de leur caractère fragile et précieux en conséquence de la mise en péril des équilibres de la terre du fait de l’explosion démographique humaine, du réchauffement climatique, de la destruction des milieux et des espèces. Cependant, si nous nous intéressons de plus en plus aux animaux, nous les regardons et nous en parlons encore souvent selon nos préoccupations et nos intérêts, en particulier lorsque nous nous penchons sur les relations que nous entretenons avec eux. Les arts, la littérature, les sciences humaines développent un intérêt trop exclusif pour le versant humain de ces relations. Les propos en disent long sur les hommes, très peu sur les animaux de fait absents, transformés en trous noirs ou en simples prétextes, en purs objets sur lesquels s’exerceraient sans conséquence les représentations, les savoirs, les pratiques des humains.

La révolution conceptuelle consiste à s’intéresser au versant animal des choses, à passer du côté des animaux, à prendre leur point de vue. Elle a pour but de mieux connaître ces êtres­acteurs vivants qui méritent, vu leur richesse, leur originalité, leur diversité, d’être pensés, étudiés, évoqués pour eux­mêmes, notamment leurs vécus, c’est­à­dire leurs manières physiologiques, psychologiques, comportementales de vivre et ressentir des conditions, des circonstances, des événements. Par effet retour, cela doit permettre de mieux comprendre les relations avec les humains et les représentations de ces derniers, de mieux mesurer les conséquences de leurs actions, ce qui devrait conduire à réviser leurs comportements.

Des écrivains, des philosophes, des artistes et des scientifiques, tel Nicolas Baron, commencent ce renversement qui n’est pas facile, qui exige un gros effort, sous la forme d’un retournement des lectures, des analyses, des récits… et finalement de soi, dont nous n’avons pas l’habitude tellement nous (humains) voyons, raisonnons, agissons de notre bord, tellement nous nous pensons comme point absolu de référence.

Aussi bien, franchir le pas suppose d’abandonner des certitudes. D’abord, la croyance en des êtres rudimentaires et passifs, construite par notre anthropocentrisme nous faisant examiner les animaux avec des concepts définis à l’aune de notre humanité, toujours dans la version qu’on connaît le mieux (occidentale et de notre époque du fait d’un ethnocentrisme et d’un histocentrisme) en oubliant que les concepts ne sont pas absolus mais toujours situés dans le temps comme le montrent les historiens, dans l’espace comme le prouvent les ethnologues et parmi les vivants comme des éthologues commencent à le dire. Cette manie fait vite conclure que les facultés définies selon l’humain n’existent pas parmi les animaux et elle empêche ainsi de bien les regarder tout en faisant expliquer leurs comportements avec des notions simplistes, jamais démontrées, comme l’instinct ou la pulsion biologique.

Il faut adopter une approche généreuse et laisser une souplesse aux définitions des capacités pour pouvoir d’abord les envisager et les chercher puis conclure en leur présence même s’il n’existe qu’une partie des paramètres (tout en se rappelant qu’on commence à peine à les quérir dans le monde animal) ou même si l’on ne trouve pas les mêmes consistances, les mêmes conjugaisons pour ces paramètres car ils doivent être considérés dans un sens pluriel. Ce n’est pas tomber dans l’anthropomorphisme que d’expérimenter des concepts forts, ni dans l’impressionnisme flou que d’accorder une souplesse et une variabilité à ces concepts d’investigation. C’est manier un anthropomorphisme de questionnement, permettant de regarder avec curiosité, d’interroger, sans le prolonger en anthropomorphisme de conclusion faisant plaquer l’humanité sur les animalités, niant leurs spécificités. C’est laisser aussi le plus de potentialités à des animaux qu’on connaît encore très mal. C’est permettre de voir la diversité des mises en œuvre des facultés pour adopter des définitions élargies de celles­ci.

Alors, on s’aperçoit vite, comme le prouvent maintenant des éthologues, des géographes, des anthropologues, des historiens à la manière de Nicolas Baron, qu’on peut parler d’animaux acteurs influençant les humains mais aussi d’individus ayant des caractères singuliers, même de personnes ayant des conduites propres, voire de sujets ayant des stratégies, ou encore d’intelligences animales, de langages animaux, de cultures animales, de la même façon qu’on accepte maintenant que les plantes et les animaux respirent mais différemment, à leur manière, que les espèces animales voient le monde différemment sans qu’on songe à leur dénier la vue, ou que nombre de ces espèces éprouvent la douleur alors que Descartes en avait fait l’un des critères de la distinction humaine. Nous peinons à faire de même avec les facultés cognitives car elles servent encore à nous prévaloir.

Cela veut dire qu’il faut se délivrer d’un autre carcan idéologique, imposant l’idée d’une dualité de l’humain et de l’animal, et d’une hiérarchie dont on ne pourrait se délivrer sans porter atteinte à la dignité de l’humanité. Il faut sortir de la question vaine, puérile et faussée de la distinction entre l’humain et l’animal dans laquelle des philosophies et des religions nous ont enfermés depuis 2 500 ans. Vaine, car elle oppose une espèce concrète, l’humain, à un concept, l’animal, qui n’existe pas dans les champs ou les rues, qui n’est qu’une catégorie masquant la réalité de la multiplicité des espèces. Puérile, parce que la question de la différence entre une réalité, l’humain, et un fantôme, l’animal, n’a jamais servi à connaître les divers animaux mais à permettre aux humains de se prévaloir. Faussée, car on connaît encore très mal les animaux (qu’on ne tient même guère à connaître, préférant souvent les stéréotypes commodes sur l’animal) et on établit les différences sur des croyances en confondant l’investigation avec un discours de domination. Tenir compte des animaux, ce n’est pas rabaisser l’humain et confondre, c’est penser les multiples espèces, dont l’humaine, non en termes de supériorité et de hiérarchie, mais de différence, de spécificité, de richesse de chacune et c’est désormais penser le monde vivant comme un buissonnement faisant évoluer la vie en tous sens et conjuguer les capacités du vivant de multiples manières, ainsi que le démontre la génétique, non comme une pyramide ayant l’humain au sommet, une conception philosophico­théologique jamais prouvée.

Cependant, passer du côté des animaux demande autre chose qu’une mutation philosophique. Il faut aussi une empathie et une adaptation psychologique pour essayer de se mettre à côté d’eux, pour adopter leur point de vue géographique, comprendre ce qu’ils vivent, subissent, comment ils agissent, réagissent, pour aussi essayer de se projeter en eux afin de déceler leur point de vue psychologique, ce qu’ils voient et ressentent. Ce n’est évidemment qu’une intention, un effort de projection, une méthode pour tendre vers sans jamais pouvoir atteindre puisque nous ne sommes que des humains, mais qui aide à se décentrer et qui apporte beaucoup en permettant de saisir des aspects insoupçonnés, comme le démontre ici Vivre en renard.

Nicolas Baron a choisi d’aborder l’histoire contemporaine des renards en se plaçant le plus souvent de leur côté. Il témoigne brillamment de la nécessité d’élargir l’histoire, de la faire passer de “science de l’homme dans le temps” à “science des vivants dans le temps”, pour développer en particulier une histoire animale à plusieurs facettes, en attendant une histoire végétale des plantes. Histoire de l’enrôlement des animaux dans les grands phénomènes historiques pour voir comment ils les ont vécus dans leur chair et leur tête, qu’ils soient animaux sauvages confrontés à l’expansion humaine et à ses activités, comme ici les renards face à la rage et à celle des chasseurs, ou bien animaux domestiques impliqués dans de multiples usages. Histoire des individus, car l’importance de leur personnalité doit inciter à rendre compte de ce que vit, subit, ressent un animal à un moment donné ou durant sa vie. Histoire de l’incessante adaptation des espèces, des groupes, des individus aux conditions écologiques et humaines, de la fluctuation des comportements, des sociabilités et des cultures animales. Toutes choses que Vivre en renard évoque au fil d’un superbe parcours chronologique révélant une autre version de l’histoire. Nicolas Baron n’est pas historien radoteur, adepte d’une histoire ronronnant en rond. Il flaire les nouvelles pistes, les nouveaux sujets ; il relit les sources historiques, en découvre d’autres ; il traque les aspects occultés, oubliés, méconnus ; il nous fait vivre un temps en renards pour mieux nous les faire saisir et mieux nous ausculter.

Éric Baratay

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