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PROLOGUE

Leurs mâchoires acérées et la courte chaîne à gros maillons étaient totalement couvertes de rouille. Ils étaient suspendus à un vieux clou dans une cabane que je venais de découvrir en défrichant les genêts et les ajoncs qui avaient, depuis bien longtemps, pris possession du potager de notre nouvelle maison. La cabane se trouvait à l’intérieur d’un enclos très pentu de quelques dizaines de mètres carrés séparé du reste du jardin par un grillage haut de près de deux mètres et enfoncé profondément dans la terre. Les anciens propriétaires avaient donc eu un poulailler à cet endroit et les vieux pièges, puisque c’était bien de cela qu’il s’agissait, avaient dû être parfois employés contre des renards avides des volailles qui avaient logé là.

J’en avais croisé, de ces redoutables pièges, dans mes recherches, en particulier dans le cadre de ma thèse sur l’histoire des animaux face à la rage. La crainte, légitime, de cette dernière avait justifié la mise en place d’une véritable politique d’extermination de la population des renards du Nord­Est de la France à partir de 1968. Dans cette guerre aux renards, les pièges avaient été employés à grande échelle, ôtant la vie à des centaines de milliers de goupils en une trentaine d’années.

Souhaitant échanger du pain rassis contre des œufs frais, je profitai de l’enclos et de la cabane pour y loger quelques poules. Toutefois, contrairement à mon prédécesseur, je décidai de me contenter de réparer les points de faiblesse du grillage et de renforcer la porte du logis des gallinacés. Il ne fut pas question pour moi de dégripper les mâchoires des pièges et d’installer ceux­ci sur un point de passage potentiellement emprunté par les renards qui seraient par les poules alléchés. Pourtant, je savais que quelques­uns de ces canidés vivaient dans les parages puisque je les entendais parfois la nuit glapir dans la forêt alentour et que je voyais souvent mon chien se lancer à la poursuite de tout individu à la queue rousse qui s’aventurait autour de la maison.

Pourquoi refusais­je alors d’employer ces pièges contre les voleurs de poules qui oseraient s’aventurer près du poulailler à la nuit tombée ? Pourquoi n’eus­je pas de regrets de les avoir jetés dans la benne des vieux métaux à la déchetterie communale, qui plus est lorsque je découvris qu’une de mes poules qui avait fait le mur n’avait laissé derrière elle qu’un tas de plumes ? Certes, mon travail d’historien m’avait appris que l’usage et même la détention de ces pièges à mâchoires sont interdits en France depuis 1995 et je ne voulais pas être pénalement et moralement responsable d’un de ces trop nombreux accidents ayant impliqué, et impliquant encore parfois, des animaux domestiques voire des humains. Par ailleurs, je ne savais que trop bien, grâce à mes lectures, ce que cela voulait dire pour le maraudeur au pelage roux qui avait le malheur de poser le pied sur la palette du piège. Les deux mâchoires se refermaient alors brusquement sur la patte, déchirant la peau, les muscles et les tendons et brisant les os. L’animal piégé subissait de terribles douleurs et un stress extrême, ne pouvant s’enfuir car le piège était relié par la courte chaîne à quelque poteau ou crochet. Au bout de longues heures de souffrance, la bête malchanceuse risquait de succomber à une hémorragie, quand ce n’était pas sous les coups du piégeur qui, devant une telle prise, avait la satisfaction de voir sa journée commencer sous les meilleurs auspices. Quelques renards parvenaient tout de même à prendre la fuite, non sans avoir dû se ronger la patte, ce qui, au­delà de l’immédiate douleur et de la perte de sang, risquait à terme de provoquer une grave infection et aboutissait fatalement à un handicap majeur dans une existence déjà bien précaire.

Toutefois, ce n’étaient pas seulement la peur du gendarme ni le refus par principe de toute souffrance animale qui expliquaient ma réticence. Après tout, j’avais moins d’états d’âme à faire usage du poison, avec un succès relatif, contre une colonie de rats qui avait élu domicile derrière le poulailler, qui urinait sur mes réserves de paille et dévorait une partie des graines destinées à mes volailles. En fait, l’instrument de torture qu’est le piège à mâchoires symbolisait aussi le massacre des renards lors de l’épizootie rabique de la fin du xxe siècle et m’apparaissait donc comme un objet désuet et sinistre. Surtout, le renard n’était pas, n’était plus, à mes yeux, l’animal fourbe et doublement nuisible, en tant que prédateur et vecteur de maladies, que la littérature et la législation avaient construit depuis très longtemps. Mes recherches sur l’histoire du vécu des animaux face à la rage, et en particulier ma lecture d’ouvrages de biologistes, d’éthologues et de vétérinaires, m’avaient amené à le considérer d’un œil plus bienveillant, d’autant plus que j’avais décidé d’adopter dans mes travaux le point de vue animal ainsi que le font de plus en plus de chercheurs1. Il était ainsi devenu ce petit canidé sauvage doté de capacités remarquables, qui possède une riche vie sociale et qui s’affirme même comme un allié face à certains défis écologiques. Ce retournement du jugement porté sur Vulpes vulpes est un véritable phénomène de société puisqu’il est aujourd’hui partagé par un nombre grandissant de personnes.

C’est à l’histoire des renards roux ayant vécu en France entre le début du xxe siècle et ces premières années du xxie siècle que ce livre vous invite. C’est en tant qu’historien et habitant de la campagne bretonne que je vous propose ce parcours qui se fera en trois étapes. Tout d’abord, dans la première partie, nous présenterons les traits principaux d’une existence vulpine dans les campagnes françaises des années 1900­1950 et nous mettrons en évidence la place particulière, souvent négative, que tient le renard dans les pratiques et les discours cynégétiques et culturels de cette époque. Ensuite, dans la deuxième partie, nous retracerons la terrible période qu’ont traversée les renards de France entre 1968 et 1998, une période marquée par une épizootie de rage où ils jouèrent les premiers rôles et surtout par des méthodes de destruction conduites à une échelle encore jamais subie par l’espèce vulpine*. Enfin, dans la troisième et dernière partie, nous montrerons que, en ce début de xxie siècle, les renards ont vu évoluer leur place dans les écosystèmes, en particulier en ville, et que les rapports qu’ils entretiennent avec les humains sont devenus plus nuancés, les éléments positifs compensant dorénavant, en partie, les reproches traditionnels.

* L’expression “espèce vulpine” sera employée ici pour désigner uniquement le renard roux. Il existe cependant d’autres espèces du genre Vulpes, tels le renard polaire (Vulpes lagopus) ou le renard véloce (Vulpes velox) par exemple.

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