Paule Fahmé-Thiéry, amoureuse du dialecte aleppin de sa ville natale, travaille depuis plusieurs années sur des récits de voyageurs orientaux consignés dans des manuscrits arabes des xvii e et xviii e siècles. Bernard Heyberger est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’École pratique des hautes études. Il est historien, spécialiste des chrétiens orientaux, en particulier ceux d’Alep. Jérôme Lentin est professeur émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Il est spécialiste des dialectes arabes du ProcheOrient, et du “moyen arabe”, registre dans lequel est écrit le texte de Hanna Dyâb. Illustration de couverture : Charles Laurent Grevenbroeck, Vue de Paris © The Trustees of the Goodwood Collection / Bridgeman Images
ACTES SUD
éditeurs associés DÉP. LÉG. : JUIN 2015 28 e TTC France www.actes-sud.fr
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ISBN 978-2-330-03747-5
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HANNA DYÂB
HANNA DYÂB
D’Alep à Paris LES PÉRÉGRINATIONS D’UN JEUNE SYRIEN AU TEMPS DE LOUIS XIV récit traduit de l’arabe (Syrie) et annoté par Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin
D’ALEP À PARIS
Hanna Dyâb, chrétien maronite d’Alep, fait le récit du voyage effectué dans sa jeunesse en compagnie du Français Paul Lucas, au début du xviiie siècle. Son texte en arabe nous est parvenu sous la forme d’un manuscrit unique, inédit à ce jour, conservé à la Bibliothèque vaticane. Le périple conduit l’auteur d’Alep à Tripoli, Saïda, Chypre, puis en Égypte, d’où il rejoint la Libye, puis Tunis. De là il passe à Livourne, Gênes et Marseille, avant de gagner Paris, où son séjour culmine avec sa réception à Versailles dans les appartements de Louis XIV. Sur le chemin du retour, il passe par Smyrne et Constantinople, d’où il rejoint Alep en traversant l’Anatolie en caravane. Conteur hors pair, Hanna Dyâb fut l’informateur d’Antoine Galland pour une douzaine de contes des Mille et Une Nuits, notamment Aladin et Ali Baba. Extrêmement vivant, son récit relate rencontres et conversations, déplacements en caravane, tempêtes et attaques de corsaires en mer. Il décrit précisément l’horloge astronomique de l’église Saint-Jean à Lyon, la vie sur les galères, le Grand Hiver de 1709, le supplice de la roue ou une représentation d’Atys de Lully à l’Opéra. Il entrecoupe son récit d’histoires plus ou moins légendaires, inspirées de vies de saints, de contes populaires, de faits divers. Le regard vif et original d’un “Oriental” sur le monde mé diterranéen et la France au temps de Louis XIV.
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d’alep à paris Les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis xiv
LA BIBLIOTHÈQUE ARABE Les Classiques
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Livre traduit avec le concours de la Fondation pour l'éducation et la culture franco-arabe, fondation sous égide de la Fondation de France
Sindbad est dirigé par Farouk Mardam-Bey
Carte : © Éric Mermet (EHESS) © actes sud, 2015 pour la présente édition ISBN 978-2-330-03747-5
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D’Alep à Paris Les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis xiv récit traduit de l’arabe (Syrie) et annoté par Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin
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Introduction Hanna Dyâb, l’auteur du récit de voyage dont nous publions ici la traduction française, ne figure dans aucun manuel d’histoire ni dans aucune anthologie de la littérature1. D’ailleurs son texte, conservé dans un unique manuscrit, est resté inédit jusqu’à ce jour2. Il est entré à la Bibliothèque apostolique vaticane, en 1928, avec la partie de la collection du prêtre aleppin Paul Sbath acquise peu auparavant par le Vatican. Il y porte la cote Sbath 254. Il est composé de 174 folios, soit 347 pages de 21 lignes serrées chacune. Il est malheureusement amputé des cinq premiers folios, et commence brutalement au milieu d’une phrase. Nous sommes tentés de le croire autographe, ou dicté par l’auteur. En effet, il est écrit dans une calligraphie moins 1. Deux exceptions néanmoins : Richard van Leeuwen et Ulrich Marzolph, “Hanna Diyab”, The Arabian Nights Encyclopedia, Santa Barbara (Calif.), Abc-Clio, 2004, p. 582 ; Heinz Grotzfeld, “Hannā Diyāb”, Enzyklopädie des Märchens, Berlin, Walter de Gruyter, 1990, vol. 6, col. 485-487. [Les notes de la préface sont de Bernard Heyberger.] 2. À notre connaissance, il n’a été utilisé que dans l’article de Maurice Martin, “Souvenirs d’un compagnon de voyage de Paul Lucas en Égypte (1707)”, in Jean Vercoutter (dir.), Hommages à la mémoire de Serge Sauneron (1927-1972), t. 2 : Égypte post-pharaonique, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1979, p. 471-475.
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régulière que celle d’un professionnel. Surtout, les ratures y sont nombreuses, et des marques de relecture, avec des paragraphes rajoutés en marge, sont visibles dans le texte. C’est Jérôme Lentin qui nous l’a fait découvrir lorsqu’en 1993 il est venu à Rome pour y explorer les sources arabes du Vatican, en vue de sa thèse d’État intitulée Recherches sur l’histoire de la langue arabe au Proche-Orient à l’époque moderne 1. Ensemble nous nous étions promis alors de le faire connaître par une édition et une traduction, tant il nous paraissait plaisant par sa langue et son art du récit, et riche d’information sur l’époque et les pays qu’il y évoquait. Mais le temps a passé, la vie nous entraînant l’un et l’autre à nous absorber dans d’autres travaux, sans néanmoins jamais oublier Hanna Dyâb et sa relation de voyage. C’est en 2009 qu’à l’École pratique des hautes études j’ai fait découvrir le texte à Paule Fahmé-Thiéry, qui avait entrepris une recherche sur des récits de voyage arabes des xviie et xviiie siècles. Les histoires que Hanna y racontait, et surtout sa langue, avec ses expressions aleppines qui lui étaient familières, ont soulevé son enthousiasme, et l’ont décidée à se lancer dans une traduction. Celle-ci a été un long parcours, à la fois exaltant et laborieux, mais aussi le début d’un dialogue ininterrompu avec Jérôme Lentin et moi-même, qui a finalement débouché sur une belle expérience de travail en équipe, dans lequel nous avons associé nos compétences respectives, et nous nous sommes stimulés mutuellement par d’intenses échanges électroniques, et quelques rencontres amicales. Que le récit doive être attribué à Hanna Dyâb ne fait pas de doute. Sur la dernière page du manuscrit, on lit la mention suivante : “Livre de l’humble ‘Abd al-Qârî Antoûn Yoûsef Hanna Dyâb, et ceci en l’année chrétienne 1766.” D’autre part, au bas du folio 90v figure le certificat de lecture suivant : “Ce récit de voyage 1. Jérôme Lentin, Recherches sur l’histoire de la langue arabe au ProcheOrient à l’époque moderne, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1997, 2 vol. La promesse d’édition et de publication du texte figure déjà p. 49.
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de mon grand-père [ajouté en fin de ligne : mon père] est entré en la possession de Jibrâ’îl fils de Didkûz Dyâb, de la communauté maronite, le 19 avril de l’année 1840 de l’ère chrétienne.” Hanna Dyâb est membre d’une famille chrétienne maronite d’Alep bien connue1. C’est vraisemblablement son nom qui apparaît dans le registre de sa paroisse lorsqu’il se marie en 1717. C’est lui encore certainement qui figure dans un recensement des maronites d’Alep en 1740, à la tête d’un ménage de douze personnes, six hommes et six femmes2. Il nous apprend dans le texte qu’au moment de son voyage il a deux frères aînés, ‘Abdallâh et Antoûn, et une mère qui vit avec eux. ‘Abdallâh fait figure de chef de famille, en l’absence d’un père sans doute décédé. Même à distance, Hanna est sous la coupe de ce frère, puisque, lorsqu’il est à Saïda, celui-ci essaie de l’intimider et de l’obliger à retourner à Alep. Mais il se rebelle : “Je suis un homme qui fixe sa propre voie !” réplique-t-il. Et il éprouve une grande joie d’avoir résisté aux injonctions. Cette situation de cadet lui a pesé. Son expérience de novice dans un monastère du mont Liban, aussi bien que son départ d’Alep avec le voyageur français Paul Lucas3, apparaissent comme des tentatives d’échapper à sa condition, sans qu’il ait eu pour autant la volonté de briser complètement avec les siens. À son retour de voyage en 1710, la famille l’établit dans une boutique du souk, où il s’initie à l’art de marchand drapier sous la conduite d’un oncle maternel, en attendant de se marier. Malheureusement, son “maître” Paul Lucas, au service duquel il a accompli son périple, et dont il parle abondamment dans 1. Bernard Heyberger, Hindiyya (1720-1798), mystique et criminelle, Paris, Aubier, 2001, passim. 2. Archives de l’archevêché maronite d’Alep, copie du registre paroissial et recensement de la communauté maronite par ménage en 1740. 3. Brève notice biographique sur Paul Lucas : Lucette Valensi, “Lucas, Paul”, in François Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, IISMM / Karthala, 2008, p. 614. Voir surtout à son sujet : Henri Omont, Missions archéologiques françaises en Orient aux xviie et xviiie siècles, 1re partie, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 317-382.
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son récit, n’a pas jugé utile de le mentionner une seule fois dans la version publiée de sa relation de voyage1. Mais les épisodes qu’il y raconte coïncident assez bien avec ce qu’en rapporte Hanna lui-même, malgré des divergences factuelles, notamment chronologiques. L’orientaliste Antoine Galland2 n’a pas davantage jugé utile de mentionner la contribution de Hanna à ses Mille et Une Nuits, s’attribuant à lui-même tous les mérites de cette publication, qui allait le faire entrer dans la postérité. Cette attitude à l’égard des informateurs “indigènes”, mais aussi des serviteurs et des femmes à leur service, est du reste partagée par la plupart des auteurs. Ce n’est que dans le journal qu’il tenait alors, et qu’il ne destinait pas à la publication, que Galland évoque plusieurs fois Hanna. Il consigne leur première rencontre à Paris à la date du 17 mars 1709 : “J’allai le matin chez M. Paul Lucas lui reporter les medailles qu’il m’avait confieés 8 jours auparavant : je m’entretins quelque tems avec Hanna Maronite d’Halep ; qui outre sa langue qui est l’Arabe, parloit [t]urc, et Provençal, et françois assez passablement3.”
Hanna apparaît à nouveau dans son Journal à la date du 25 mars, lorsque, à l’occasion d’une visite au domicile de Lucas, 1. Paul Lucas, Deuxième voyage du Sieur Paul Lucas dans le Levant (octobre 1704-septembre 1708), nouv. éd., Publications de l’université de SaintÉtienne, 2002. 2. Sur Antoine Galland, voir Sylvette Larzul, “Galland, Antoine”, in François Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes, op. cit., p. 415418 ; Mohamed Abdel-Halim, Antoine Galland : sa vie et son œuvre, Paris, A.G. Nizet, 1964 ; Sylvette Larzul, Les Traductions françaises des “Mille et Une Nuits”. Étude des versions Galland, Trébutien et Mardrus, Paris, L’Harmattan, 1996. 3. Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland (1646-1715). La période parisienne, t. 1 : 1708-1709, Leuven / Paris / Walpole, Peeters, 2011, p. 286.
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il raconte “quelques contes Arabes fort beaux, qui me promit de les mettre par ecrit, pour me les communiquer1”. Le 5 mai, il “acheva de me faire le recit du Conte de la Lampe” [d’Aladin]. Et le 27 mai, il raconta “Les finesses de Morgiane ou les quarante Voleurs” [Ali Baba]. En tout, ce sont seize contes que le maronite d’Alep raconta au professeur d’arabe, qui en publia douze2. Il fournit aussi d’autres informations à Galland, par exemple sur les Druzes et les Nusayris. Plusieurs épisodes de la vie parisienne racontés par Hanna coïncident avec ce que l’orientaliste a consigné dans son Journal 3. Malheureusement, ce dernier n’apparaît que passagèrement dans la relation de voyage, où il est toujours désigné comme “le vieil homme” : “Un vieil homme nous rendait souvent visite. Il était chargé de la bibliothèque des livres arabes. Il lisait bien l’arabe et traduisait des livres de cette langue en français. En ce temps-là, il traduisait entre autres le livre de contes des Mille et Une Nuits. Cet homme recourait à mon aide sur certains points qu’il ne comprenait pas, et que je lui expliquais. Il manquait au livre qu’il traduisait quelques nuits, et je lui racontai donc les histoires que je connaissais. Il put compléter son livre avec ces contes, et fut fort content de moi” [128r].
Si Hanna Dyâb n’est donc plus un inconnu, c’est cependant un homme ordinaire, et c’est précisément ce qui aujourd’hui fait pour nous la valeur de son témoignage. Les relations de voyage sont un genre assez pratiqué en Syrie aux xviie et xviiie siècles, notamment chez les chrétiens. Le fameux voyage du patriarche 1. Ibid., p. 290. 2. Ibid., p. 321 et 358 ; Ulrich Marzolph, “Les contes de Hannâ”, in Les Mille et Une Nuits, catalogue de l’exposition “Mille et Une Nuits”, Paris, Institut du monde arabe (27 novembre 2012-28 avril 2013), Paris, Hazan / Institut du monde arabe, 2012, p. 87-91 ; tableau récapitulatif p. 91. 3. Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland, op. cit., t. 1, p. 290-291, 320-338, 343-378, 412, 483 et 504.
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melkite Macarios al-Za‘îm jusqu’à Moscou (1652), relaté par son fils Boûlous, a fait l’objet d’une édition partielle avec une traduction française1. Le même patriarche a laissé un récit de son passage en Géorgie2. De son long séjour en Amérique, le prêtre de Mossoul Elias al-Mawsilî a rédigé un texte qui n’est pas à proprement parler une relation de voyage, et qui a fait l’objet de plusieurs éditions arabes et d’une traduction française, toutes partielles3. Mais d’autres récits, assez nombreux, restent encore à découvrir, souvent sous forme inédite dans les collections de manuscrits4. Le petit nombre de copies de ces textes atteste une 1. Būlus al-ºalabī, Voyage du patriarche Macaire d’Antioche, éd. arabe et trad. française (incomplètes) par Basile Radu, in Patrologia Orientalis, 1 (PO 107), p. 3-200, 1930 ; XXIV, 4 (PO 119), 1933, p. 441-604 ; XXVI, 5 (PO 129), 1933, p. 603-717. Éd. arabe (incomplète) par Q. al-Bāša, “Safrāt al-baflryark Makāryūs al-ºalabī bi-qalam waladihi al-šammās Būlus”, Al-Ma◊arra, 1912-1913, 1913-1914, passim. Voir à propos de cette relation de voyage les analyses éclairantes de Hilary Kilpatrick, “Journeying towards Modernity. The Safrat al-Baflrak Makāriyūs of Būlus ibn al-Za‘īm al-ºalabī”, Die Welt des Islams, 37/2, 1997, p. 156-177. 2. Carsten Walbiner, Die Mitteilungen des griechisch-orthodoxen Patriarchen Makarius Ibn az-Za’îm von Antiochia (1647-1672) über Georgien nach dem arabischen Autograph von St. Petersburg, éd. et trad. du texte arabe, Dissertation, Universität Leipzig, dactyl., 1995. 3. Elias al-Mawsilî, Un Irakien en Amérique au xviie siècle, Arles, Actes Sud/Sindbad, 2011. Édition arabe des mêmes passages par Antoine Rabbath, “RiΩlat ’awwal šarqī ’ilā ’Amrīkā”, Al-Machreq, vol. 8, 1905, p. 821834, 875-886, 974-983, 1022-1033 et 1118-1129. Autres éditions arabes par Ibtihāj al-Wā¥ī, Al-Mawrid, 4, 1975, et par Nūrī al-JarrāΩ, Beyrouth, Dār al-Suwaydī et Al-Mu’assasa al-‘arabiyya li al-dirāsāt wa al-našr, 2001. Bonne traduction italienne par Marina Montanaro, Il primo Orientale nelle Americhe, Mazzara del Vallo, Liceo Ginnasio Gian Giacomo Adria, 1992. À propos de ce texte, voir John-Paul Ghobrial, “The Secret Life of Elias of Babylon and the Uses of Global Microhistory”, Past and Present, 222, février 2014, p. 51-93. 4. Voir entre autres : – Relation d’un voyage et d’un séjour d’un certain Ra‘d à Venise en 1656 in Bibliothèque apostolique vaticane, manuscrit Sbath 89, fos 1b-19b, éd. par Kārstan-Maykal Wālbīnar (= Carsten-Michael Walbiner), “RiΩlat « Ra‘d » min Ωalab ’ilā al-Bunduqiyya”, in Nagi Edelby et Pierre Masri
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diffusion plutôt restreinte. Mais le fait que celui d’Elias al-Mawsilî ait été copié à Alep, et ait été conservé par Jibrâ’îl Dyâb1 – celui-là même qui est entré en possession du manuscrit de son aïeul –, est du moins un indice du goût pour ce genre d’histoires dans ce milieu. La narration de Hanna Dyâb se distingue des autres récits de voyage que nous connaissons. D’abord, l’auteur ne baigne pas dans l’adab, à la fois éthique du comportement et culture littéraire, qui caractérise le genre des relations de voyage (riΩla) tel qu’il est encore pratiqué par des musulmans à son époque2. Contrairement aux récits du cheikh de Damas ‘Abd al-Ghânî (éd.), Mélanges en mémoire de Mgr Néophytos Edelby (1920-1995), Beyrouth, CEDRAC , université Saint-Joseph, 2005, p. 367-383. – Archives de l’ordre basilien aleppin, couvent Saint-Sauveur de ÷arbā, manuscrit ÷arbā 261,1 : relation de voyage au “pays des chrétiens” des moines YuΩannā Naqqāš et Tūmā Kurbāj (1775-1777), employée par Michel Abras, “Le voyage de deux moines melkites en Italie du Nord en 1775”, in Bernard Heyberger et Carsten Walbiner (dir.), Les Européens vus par les Libanais à l’époque ottomane, Beyrouth, Orient-Institut, 2002, p. 59-65. – Relation d’un voyage et d’un séjour à Rome de øi¥r al-Maw◊ilī, éd. par Louis Cheikho, “RiΩla al-Qass øi¥r al-Kaldānī min al-Maw◊il ’ilā Rūmiyya wa-mā jarā lahu fī flarīqihi wa-fī l-madīna al-muqaddasa”, Al-Machreq, vol. 13, 1910, p. 581-592, 656-668, 735-744 et 835-843. Ce document est utilisé par Carsten Walbiner, “« Images painted with such exalted skill as to ravish the senses… » Pictures in the Eyes of Christian Arab Travellers of the 17th and 18th Centuries”, in Bernard Heyberger et Silvia Naef (dir.), La Multiplication des images en pays d’Islam, Istanbul, Orient-Institut, 2003, p. 15-30. – Forschungs- und Landesbibliothek Gotha, Ms. Orient. A1549, récit de voyage au “pays des chrétiens” (France) d’Arsānyūs Šukrī avec son compagnon Banyamīn ibn Zaḫariyā en 1748. 1. Introduction d’Antoine Rabbath à l’édition arabe, Al-Machreq, vol. 8, 1905, trad. en français in Elias al-Mawsilî, Un Irakien en Amérique, op. cit., p. 24. 2. Voir différentes contributions in Stefan Reichmuth et Florian Schwarz (dir.), Zwischen Alltag und Schriftkultur : Horizonte des Individuellen in der arabischen Literatur des 17. und 18. Jahrhunderts, Beyrouth, OrientInstitut, 2008.
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al-Nâbulusî à la fin du xviie siècle1, ou du fameux Or de Paris du cheikh égyptien Rifâ‘a al-Tahtâwî, qui décrit la capitale française vers 18302, son texte n’est pas imprégné d’une culture savante, qui s’étalerait à longueur de références, de citations et de vers de poésie. Boûlous al-Za‘îm, qui s’essaie par exemple à la prose rimée (saj‘), témoigne à cet égard d’une plus grande révérence envers la “grande” culture arabe que Hanna, bien que dans son introduction il proteste de son manque “des capacités requises pour ordonner des propos élégamment tournés, syntaxiquement corrects et d’un beau style, et qui sont celles des distingués spécialistes de cet art3”. Il se situe par ailleurs dans une histoire et une tradition chrétiennes, auxquelles il mesure ses observations en se référant à des manuscrits. Le récit de voyage en Amérique du prêtre chrétien Ilyâs al-Mawsilî est lui aussi fondé sur une culture érudite, mais chrétienne et ecclésiastique4. La langue de Hanna appartient à ce “moyen arabe” (intermédiaire entre la langue standard “littéraire” ou “classique” essentiellement écrite et apprise à l’école, et la langue orale, dialectale) qui caractérise aussi d’autres récits de voyage ou les diverses versions des Mille et Une Nuits. Celle que Galland a utilisée pour sa traduction présente des traits typiques du parler syrien. Mais, par rapport à la plupart de ces textes, le récit de voyage de Hanna se distingue par sa forme plus dialectalisante avec en outre des spécificités aleppines, ce qui pourrait confirmer l’éloignement de 1. ÷alāΩaddīn al-Munağğid et Stefan Wild (éd.), Zwei Beschreibungen des Libanon : ‘Abd al-ġānī An-Nābulusīs Reise durch die Biqā‘ und Al-‘Uflaifīs Reise nach Tripolis, Beyrouth, Orient-Institut, 1979 ; Heribert Busse, Die Reise ‘Abd al-Ġānī An-Nābulusī durch den Libanon, Beyrouth, Orient-Institut, 2003. 2. Tahtâwî, L’Or de Paris. Relation de voyage (1826-1831), trad. et présenté par Anouar Louca, Paris, Sindbad, 1988 (rééd. Arles, Actes Sud, 2012). 3. Cité et traduit par Jérôme Lentin, Recherches sur l’histoire de la langue arabe, op. cit., vol. 1, p. 37. 4. John-Paul Ghobrial, “The Secret Life of Elias of Babylon”, art. cité, p. 64-74.
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l’auteur par rapport à la culture de l’adab, par ailleurs présente dans Les Mille et Une Nuits 1. Hanna raconte qu’à leur arrivée à Paris, “[Paul Lucas] se fit confectionner un riche costume et envoya à l’imprimerie le livre de voyage où il narrait de manière détaillée son voyage dans tous les pays où il s’était rendu, ainsi que tous les spectacles qu’il avait eus sous les yeux et toutes les informations qu’il avait pu recueillir, car il écrivait tous les jours ce qu’il avait vu et entendu” [93v].
En réalité, Paul Lucas n’a rédigé lui-même aucun de ses trois récits de voyage publiés. Ce Deuxième voyage du Sieur Paul Lucas dans le Levant (octobre 1704-septembre 1708) a été confié à l’académicien Étienne Fourmont l’Aîné2. Si certains épisodes coïncident dans la version rapportée par Paul Lucas et dans celle de Hanna, les deux textes divergent considérablement. On voit chez le premier l’usage qu’il fait de la prise de notes, qui lui permet une assez grande précision dans la description des itinéraires et des paysages, ainsi que des monuments. Hanna se montre plus disert dans l’évocation de situations concrètes, de rencontres et de confrontations, mais se soucie moins de la précision dans l’évocation des heures de trajet et des haltes, et n’a évidemment pas mission de rapporter des informations sur les ruines antiques et les inscriptions rencontrées en route. Comme sa remarque à propos du livre de Paul Lucas le laisse entendre, il n’a lui-même pas pris de notes, ni tenu un journal, contrairement, par exemple, à 1. Jérôme Lentin, “La langue des Mille et Une Nuits”, in Les Mille et Une Nuits, op. cit., p. 55-59 ; Id., “La langue des manuscrits de Galland et la typologie du moyen arabe”, in Aboubakr Chraïbi (dir.), “Les Mille et Une Nuits” en partage, Arles, Actes Sud, 2004, p. 435-455 ; Aboubakr Chraïbi, “Qu’est-ce que Les Mille et Une Nuits aujourd’hui ? Le livre, l’anthologie et la culture oubliée”, in Les Mille et Une Nuits, op. cit., p. 33-39. 2. Henri Omont, Missions archéologiques françaises en Orient, op. cit., p. 317.
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Boûlous al-Za‘îm. On peut imaginer qu’il a passé sa vie à raconter son histoire, et donc aussi à la mémoriser. Il avoue lui-même que sa mémoire est défaillante, et de fait elle est prise en défaut à plusieurs reprises, concernant les dates et l’ordre chronologique de ses déplacements, notamment là où on peut confronter son récit à celui de Lucas, ou à la chronologie bien établie des événements climatiques du “Grand Hyver” de 1709. Il se montre aussi peu sûr lorsqu’il livre des explications contextuelles, se référant au passé, ou aux “chroniques” comme il dit, concernant tel ou tel événement. C’est là qu’on peut mesurer le type de culture qui le caractérise, qui n’a rien d’érudit. Quand visiblement il a eu accès à des sources écrites, il s’agit de textes d’origine européenne, non pas arabe, visant une très large diffusion. On y trouve des faits divers curieux, mais stéréotypés, comme ceux du pendu dont la corde casse1, de la morte enterrée vivante, de la pierre philosophale ou élixir de jouvence2, ou bien celui du cordonnier devenu un peintre exceptionnel par amour pour une princesse, qui font penser à la littérature des “occasionnels”, ces feuilles qui, à son époque, colportent en Europe des anecdotes de ce genre à destination d’un public varié, y compris les illettrés. Les deux histoires antijuives qu’il a glanées à Livourne relèvent du même genre. Malheureusement, il est très difficile pour ce type de récits de remonter aux sources, qu’il ne nous a pas été possible d’identifier précisément. Hanna découvre par ailleurs avec passion les sentences vendues à la criée dans les rues de Paris pour deux sous, comme il le précise, à l’occasion des exécutions capitales3. Le 1. Roger Chartier, “La pendue miraculeusement sauvée. Étude d’un occasionnel”, in Roger Chartier (dir.), Les Usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987, p. 83-127. 2. Sur ces différents thèmes, on trouvera d’intéressantes notices et des introductions bibliographiques dans les articles de l’Enzyklopädie des Märchens, op. cit. : Ines Köhler-Zülch, “Scheintod”, 2004, vol. 11, col. 13241331 ; Bea Lundt, “Stein der Weisen”, 2005-2007, vol. 12, col. 1215-1220 ; Claude Lecouteux, “Lebenswasser”, 1994-1996, vol. 8, col. 838-841. 3. Pascal Bastien, Une histoire de la peine de mort. Bourreaux et supplices (1500-1800), Paris, Seuil, 2011, p. 199-201.
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texte imprimé appartient à sa culture, mais en rapport étroit avec l’oralité. Il ne cite pas livre en main, mais il se réfère à des choses qu’il a lues, ou qu’il a entendues lire ou raconter à haute voix, et qui relèvent de la littérature européenne. De plus, les textes destinés au large public auxquels il emprunte ses informations se caractérisent par des formules qui sont celles de la culture orale, décalquées des façons de dire des conteurs. Les histoires y sont authentifiées par une parole rapportée comme gage de vérité1. Parfois, comme son récit du bombardement de Gênes, ou du mariage de Louis XIV avec Madame de Maintenon, les faits sont plutôt exacts, mais interprétés à sa façon. Quand il cite (rarement) la Bible, il s’agit de références inexactes ou imprécises. Curieusement, à propos de la Madone de Negromonte à Livourne et de sainte Geneviève à Paris, il fait montre d’une connaissance de l’hagiographie catholique, mais il transpose sur ces deux saintes patronnes des épisodes qui ne figurent pas dans leur histoire officielle. Il est possible que le recueil de vies de saints pour toute l’année, intitulé Kitâb Akhbâr al-qiddîsîn, compilé par le jésuite Pierre Fromage, qu’un maronite laïc d’Alep, du nom de Hanna, a copié entre 1755 et 1757, soit de la main de Hanna Dyâb2. Ce qui distingue encore Hanna des autres voyageurs, c’est qu’il n’a pas entrepris son périple avec une mission, comme c’est le cas pour Tahtâwî, ou encore pour Mehmed Efendi3, qui a mené une ambassade de la Sublime Porte à Paris sous la Régence. Il 1. Roger Chartier, “Avant-propos. La culture de l’imprimé”, in R. Chartier (dir.), Les Usages de l’imprimé, op. cit., p. 15-17. 2. Louis Cheikho, Catalogue raisonné des manuscrits historiques de la Bibliothèque orientale de l’université Saint-Joseph, t. 1, Beyrouth, Mélanges de l’université Saint-Joseph, XI, 1926, p. 266, manuscrit en 4 volumes, nos 594-597. Nous remercions Johannes Stephan, qui nous a fait part de cette référence. 3. Mehmed Efendi, Le Paradis des infidèles. Un ambassadeur ottoman en France sous la Régence, éd. par Gilles Veinstein, trad. par Julien-Claude Galland, Paris, Maspero, 1981. Voir aussi Deux Ottomans à Paris sous le Directoire et l’Empire. Relations d’ambassade, éd. et trad. par Stéphane Yérasimos, Arles, Actes Sud, 1998.
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n’est pas non plus venu dans “les pays des chrétiens” pour quêter, comme Macarios al-Za‘îm, Elias al-Mawsilî, ou la plupart des ecclésiastiques orientaux, nombreux à écumer alors les États des souverains européens1. Son voyage est une sorte de grand tour initiatique, d’un jeune homme qui cherche sa voie. Hanna commence par nous narrer son expérience de novice chez les Moines libanais, ordre récemment fondé par des jeunes d’Alep, dans le mont Liban, au-dessus de Tripoli. Mais, doutant de sa vocation, il rentre chez lui pour réfléchir. Là, ne retrouvant pas son emploi chez le marchand marseillais Rémuzat, il décide de repartir, peut-être pour retourner au couvent. C’est alors qu’il fait la connaissance du voyageur Paul Lucas, qui l’embauche pour un voyage qui le mène à Beyrouth et à Saïda, puis à Chypre, en Égypte, dans les régences de Tripoli et de Tunis, à Livourne, à Marseille et à Paris, avant un retour sans Lucas, de Marseille à Smyrne, de Smyrne à Constantinople, où il reste assez longtemps, puis, par un périple en caravane à travers l’Anatolie, jusqu’à Alep. Si Lucas ne le mentionne à aucun moment dans son récit de voyage, Hanna parle par contre beaucoup de son maître. Quoique cantonné à une fonction de domestique, il n’en a pas moins, d’après son témoignage, joué un rôle non négligeable auprès de celui-ci, et l’a tiré quelquefois de situations difficiles. Mais il est jeune, il a besoin de quelqu’un pour l’initier au monde, et le khawâja Lucas remplit cet office. Quand celui-ci tombe gravement malade à Tunis, il est dans le plus profond désarroi en imaginant se retrouver livré à lui-même. Il en va de même lorsqu’il est malade à son tour, et que Lucas envisage de partir de Livourne à Gênes en l’abandonnant. C’est après avoir imploré la Vierge Marie qu’il guérit et qu’il peut embarquer avec son maître. Il admire celui-ci pour ses connaissances et son savoir-faire, il 1. Bernard Heyberger, “Chrétiens orientaux dans l’Europe catholique (xviie -xviiie siècle)”, in Bernard Heyberger et Chantal Verdeil (dir.), Hommes de l’entre-deux. Parcours individuels et portraits de groupes sur la frontière de la Méditerranée (xvie -xx e siècle), Paris, Les Indes savantes, 2009, p. 61-93.
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observe comment il s’y prend dans ses petits trafics, pour acquérir des pierres précieuses, des monnaies anciennes ou même une momie en Égypte, par diverses ruses. Il apprend aussi de lui des rudiments de médecine, qui lui permettront, lors de son voyage de retour à travers l’Anatolie, de jouer au “Franc” et, en tant que tel, de se faire passer pour médecin, non sans quelque risque de se faire démasquer. Il se trouve d’autres protecteurs et conseillers lors de son périple. À Paris, Galland tient un moment ce rôle auprès de lui. Sur le bateau de Marseille à Smyrne puis à Istanbul, il se lie avec un jeune homme attaché à l’ambassade de France, qui le guide et lui donne des informations. Enfin, il prend la décision de quitter Istanbul pour rentrer chez lui sur les conseils de Hanna Zoghbî, un compatriote d’Alep, qui l’accompagne ensuite sur la route, et lui prodigue plusieurs fois ses recommandations plus ou moins avisées. Ce récit d’un voyage initiatique, Hanna le couche sur le papier cinquante-quatre ans après être revenu au pays. Il dit dans le texte qu’il a soixante-quinze ans au moment où il écrit. Il est vieux, il a eu une vie de marchand drapier au souk d’Alep. Le manuscrit étant amputé des premiers folios, nous ne savons pas s’il y exposait les mobiles de ce passage à l’écriture. Nous ne disposons donc pas des termes explicites de son “pacte autobiographique1”. Mais nous saisissons que, contrairement à Boûlous al-Za‘îm, à Elias al-Mawsilî, à Tahtâwî ou à Mehmed Efendi, il n’écrit pas pour instruire son souverain ou ses contemporains. Il n’a pas de projet de carrière2. Ce n’est pas non plus prioritairement par souci d’apologie, d’édification ou d’autojustification qu’il écrit. Le thème d’ensemble de son récit serait plutôt une méditation sur la vie, qui, durant son voyage de jeunesse, lui a offert différentes opportunités, qu’il n’a pas su ou pas voulu saisir. À Paris, il aurait pu 1. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. 2. Voir les motivations de carrière d’Elias al-Mawsilî pour la rédaction de son récit : John-Paul Ghobrial, “The Secret Life of Elias of Babylon”, art. cité, p. 89-93.
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devenir l’associé d’un compatriote, principal cafetier dans la ville à cette époque, en épousant la fille de celui-ci, infirme. Il prend l’avis de Lucas avant de décliner l’offre. À Istanbul, il aurait pu se faire une situation au service de marchands ou de diplomates “francs”. Mais, finalement, après des hésitations, il a décidé de rentrer chez lui, puis de s’y établir. Une promesse que Lucas lui aurait faite apparaît dans le texte dès avant le départ d’Alep, et revient ensuite à plusieurs reprises. En effet, son maître lui aurait fait miroiter la possibilité d’obtenir, du ministre Pontchartrain ou de Louis XIV en personne, une charge de bibliothécaire-interprète en langues orientales. Galland lui aurait quant à lui promis une mission de voyageur-collectionneur comparable à celles dont Lucas a plusieurs fois été chargé, peut-être pour détourner ses ambitions d’une fonction d’expert à Paris. Finalement, Hanna a été trahi par son maître, qui aurait tout fait pour faire échouer les tentatives de Galland de lui obtenir une mission officielle de voyageur. C’est du moins ainsi qu’il le raconte. Qu’en était-il réellement de ces perspectives ? Hanna s’est sans doute bercé d’illusions. Au début du xviiie siècle, l’orientalisme a pris une dimension savante, qui disqualifiait en grande partie les chrétiens orientaux et leur savoir linguistique supposé. Pendant le séjour de Hanna à Paris, Antoine Galland remporte d’ailleurs la chaire de lecteur d’arabe au Collège royal contre des concurrents d’origine aleppine : le neveu de Butrus Dib, qui a occupé le poste jusqu’à sa mort en février 1709, et le chevalier Christophe Maunier, que Hanna rencontre durant son séjour parisien1. C’est aussi le moment où Eusèbe Renaudot lance des attaques en règle contre les Orientaux qui ont fait carrière dans l’érudition à Rome et à Paris et où Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique, les traite de “coupeurs de bourse” et de “fripons”2. 1. Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland, op. cit., p. 255, 262, 266 et 268. 2. Pierre Bayle, “Ecchellensis (Abraham)”, Dictionnaire historique et critique, 3e éd., Rotterdam, M. Bohm, 1720, vol. 2, p. 1045-1046 ; Loubna Khayati, “Usages de l’œuvre d’Abraham Ecchellensis dans la seconde
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Quant à son projet d’obtenir du roi une mission pour financer un voyage en Orient, il est bien évident qu’il ne maîtrisait pas les arcanes de la cour, et qu’il n’y bénéficiait pas des protections dont Lucas pouvait se prévaloir pour lui barrer la route. La duchesse de Bourgogne, auprès de laquelle Hanna, portant la cage avec des gerboises rapportées de Tunisie, fut introduit, était sa protectrice. Il jouissait aussi du soutien continu de l’abbé Jean-Paul Bignon, qui deviendra bibliothécaire du roi en 1718, et qui plaida plusieurs fois sa cause auprès du ministre, mettant en valeur l’apport scientifique élevé des manuscrits, médailles et copies d’inscriptions que le “merveilleux Paul Lucas” a rapportés de son voyage, sans pour autant en faire un érudit : “On peut même dire que sur cela il a un instinct difficile à expliquer, car, quoiqu’il soit peu sçavant, il ne rapporte presque rien qui ne soit de telle nature que les plus habiles antiquaires auroient de la peine à mieux choisir.”
Le séjour pour lequel Antoine Galland avait obtenu un financement de Louvois, entre 1679 et 1688, constituait le modèle de ces missions scientifiques1. C’était en effet le précédent invoqué pour la préparation du second voyage de Lucas, durant lequel il embaucha Hanna. Lucas avait alors été gratifié d’un soutien financier et d’un passeport qui le donnait pour médecin, en échange d’une lettre de mission très précise, rédigée par l’abbé Bignon, qui détaillait les lieux où il devrait se rendre, et où il aurait des chances de trouver les monnaies avec lesquelles les moitié du xviie siècle. Controverses religieuses et histoire critique”, in Bernard Heyberger (dir.), Orientalisme, science et controverse : Abraham Ecchellensis (1605-1664), Turnhout, Brepols, 2010, p. 203-213. Galland consigne une histoire malveillante concernant Butrus Dib, rapportée par l’abbé Renaudot : Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland, op. cit., t. 1, p. 277. 1. Henri Omont, Missions archéologiques françaises en Orient, op. cit., p. 203-221.
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numismates de l’Académie royale pensaient pouvoir compléter leurs collections. Il y était explicitement encouragé à dissimuler l’objet de son voyage, de façon à obtenir au meilleur prix les pièces destinées au Cabinet royal, et à éviter les avanies. Il devait écrire et rendre compte directement à Jérôme de Pontchartrain, secrétaire d’État à la Marine (1699-1715)1, que Hanna désigne dans son récit comme “le ministre de l’Orient”. Aussi est-ce ce dernier qui le reçoit en premier à Versailles, à son retour en 1708. Paul Lucas, né à Rouen en 1664, fils d’un orfèvre, était parti jeune explorer le monde pour faire commerce de pierres précieuses, dans lequel, au témoignage de Hanna, il semblait exceller. Sa qualité de “médecin”, portée sur son passeport, n’était qu’une couverture. Le titre lui est néanmoins attribué ensuite, bien que, dans ce domaine, comme dans celui des antiquités, il paraisse avoir eu “plus de pratique que de science”, selon le jugement d’un capucin de Smyrne. Au témoignage de ce dernier, il était de plus à la recherche des secrets de jouvence, ce qu’une anecdote rapportée par Hanna confirme2. Pour ce qui concerne les médailles, manuscrits et inscriptions, la science des antiquités de Lucas, bien qu’elle en ait imposé à Hanna, est dès l’époque jugée plutôt sommaire par les spécialistes. Antoine Galland ne le tient pas en haute estime à cet égard : “C’est un homme qui n’a aucune estude, et pas mesme de style en écrivant”, déclare-til3. Et le jésuite égyptologue Claude Sicard n’apprécie guère son travail “scientifique” : “Le sieur Lucas écrivit dernièrement à notre Consul qu’il était entré dans les ruines du Labyrinthe de Moeris, qu’il y avait vu force merveilles, entre autres une inscription grecque. C’est 1. Ibid., p. 317-334. 2. Ibid., p. 319, lettre de Cuper à l’abbé Bignon, rapportant le contenu d’une lettre du supérieur des capucins de Smyrne. 3. Mohamed Abdel-Halim, Correspondance d’Antoine Galland, édition critique et commentaire, thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres, Paris, 1964, p. 657.
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dommage que l’infatigable voyageur n’entende pas cette langue. C’est pitié que les copies de certaines inscriptions en la même langue qu’il nous a apportées de la Natolie1.” “À la science près, qu’il n’est pas obligé d’avoir, il a toutes les parties d’un honnête homme, nous vivons fort bien ensemble et je lui ai rendu tous les services qui ont dépendu de moi2.”
Lucas, plus apprécié pour son “sçavoir-faire” que pour ses compétences académiques, pouvait donc figurer le type du voyageur appointé par le roi pour collecter des antiquités, auquel Hanna aspirait. Mais sa compétence était contestée, et son honnêteté mise en doute, notamment dans le conflit qui l’opposa au corsaire Joseph Brémond. Il accusa celui-ci de ne pas lui avoir rendu un sac de médailles précieuses, qu’il aurait saisi quand il s’était emparé du navire anglais qui portait le voyageur et son serviteur de Tunis à Livourne. Le témoignage de Hanna vient confirmer l’interprétation peu flatteuse pour Lucas que Pontchartrain fit de ce litige3. Lucas eut beaucoup de mal à obtenir le financement d’un troisième voyage, et c’est au soutien persistant de l’abbé Bignon qu’il dut de pouvoir finalement repartir. Les historiens, en quête d’une perspective du bas vers le haut, à l’écoute du point de vue d’un subalterne, doivent se réjouir de rencontrer Hanna Dyâb sur leur route. Son récit s’apparente aux “égo-documents”, qui les intéressent fort de nos jours. En effet, en partant de la trajectoire ou du parcours de vie d’un individu dont le témoignage a été conservé, nous pouvons tenter de saisir sa singularité ou sa représentativité, son adaptation aux normes sociales ou au contraire sa façon de les transgresser. Une 1. Claude Sicard, Œuvres, t. 1 : Lettres et relations inédites, éd. par Maurice Martin, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1982, lettre à Guis, au Caire, 25 mars 1717, p. 49-50. 2. Ibid., Sicard au père Fleuriau, du Caire, le 30 juin 1717, p. 52-53. 3. Henri Omont, Missions archéologiques françaises en Orient, op. cit., p. 343, lettre de Pontchartrain à Bignon, 19 juin 1709.
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telle approche aide à ne pas enfermer notre narrateur dans des catégories préétablies (“chrétien”, “Oriental”, “Arabe”, “serviteur”, etc.), mais à prendre en compte sa liberté de manœuvre, sa capacité d’action face aux événements et à leur imprévisibilité1. D’autre part, l’approche biographique est aussi séduisante pour saisir la “connectivité” dans une perspective d’histoire globale. Le parcours individuel peut servir de clé pour comprendre comment “s’interconnectent” des univers culturellement éloignés et comment se forgent les représentations réciproques, l’expérience singulière permettant de saisir précisément des évolutions plus générales2. Hanna fait partie de ces “gens de passage”, de ces “trans-imperial subjects” ou “hommes de l’entre-deux”, qui occupent des positions de “médiateurs” (interprètes, agents de renseignement, commerçants, courtiers), qui se rencontrent en son temps en Méditerranée, et qui ont ces dernières années fait l’objet de nombreuses publications3. Lorsqu’ils sont sujets ottomans, ils 1. François-Joseph Ruggiu, “Introduction”, in Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu (dir.), Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe (du xvie au xviiie siècle), Paris, PUPS, 2005, p. 7-13 ; Jean-Pierre Bardet, Élisabeth Arnoul et François-Joseph Ruggiu (dir.), Les Écrits du for privé en Europe (du Moyen Âge à l’époque contemporaine), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2010. 2. John-Paul Ghobrial, “The Secret Life of Elias of Babylon”, art. cité, p. 56-59. Exemples d’individus “connectés” ayant récemment fait l’objet d’une enquête biographique : Natalie Zemon Davis, Léon l’Africain, un voyageur entre deux mondes, Paris, Payot, 2007 ; Lucette Valensi, Mardochée Naggiar. Enquête sur un inconnu, Paris, Stock, 2008. Voir aussi différents essais biographiques in Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, t. 1 : Une intégration invisible, Paris, Albin Michel, 2011, et in Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, t. 2 : Passages et contacts en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2013. 3. Claudia Moatti et Wolfgang Kaiser (dir.), Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne. Procédures de contrôle et d’identification, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007 ; E. Natalie Rothman, Brokering Empire. Trans-Imperial Subjects between Venice and Istanbul, Ithaca / Londres, Cornell University Press, 2012 ; Bernard Heyberger et Chantal Verdeil (dir.), Hommes de l’entre-deux, op. cit.
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sont souvent chrétiens, et même catholiques, à l’instar de notre maronite d’Alep. Leur expertise linguistique est leur principal atout, comme c’est aussi le cas de Hanna. La pratique de l’écriture de soi n’est pas l’apanage de l’Europe occidentale ni de la modernité. Elle est repérable, sous d’autres formes, dans d’autres sociétés, en particulier dans le monde arabe et musulman. Il semble d’ailleurs qu’on puisse relever les indices d’une affirmation du moi dans la littérature syrienne à partir du xvie siècle1. Il n’en demeure pas moins que, par rapport à ses contemporains, le récit de Hanna témoigne d’une grande liberté personnelle de l’auteur. Durant son voyage, il ne parvient pas toujours à échapper à l’image exotique de “l’Oriental” imposée par le regard curieux des autres. Mais sa situation de domestique au service d’un voyageur, puis de jeune homme indépendant, lui évite de se retrouver enfermé dans des fonctions de représentation, comme c’est le cas souvent pour un ambassadeur ou un ecclésiastique. Sa connaissance du français, du provençal, de l’italien et du turc lui donne une grande aisance pour circuler librement et engager des conversations. Les multiples occasions de se confronter à de nouveaux lieux, à de nouveaux objets, et à de nouvelles impressions, lui offrent la possibilité d’approfondir la perception qu’il a de lui-même. Et quand, au soir de sa vie, il se met à raconter son périple, il jouit d’une liberté d’expression plus grande que la plupart des auteurs de relations de voyage, car il n’est pas engoncé dans une culture érudite à laquelle il devrait constamment rendre hommage, comme c’est le cas pour les auteurs de riΩla. Il n’est pas obligé non plus, comme souvent dans la littérature de voyage, de mentionner les lieux communs figurant dans les récits précédents et attendus du lecteur, bien qu’on en retrouve quelques-uns dans son texte, 1. Stefan Reichmuth et Florian Schwarz (dir.), Zwischen Alltag und Schriftkultur, op. cit. ; Ralf Elger et Yavuz Köse (dir.), Many Ways of Speaking about the Self : Middle Eastern Ego-Documents in Arabic, Persian, and Turkish (14th-20th Century), Wiesbaden, Harrassowitz, 2010.
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comme la machine de Marly ou une représentation à l’Opéra. De cette dernière, il fait néanmoins une description extrêmement précise et personnelle. Car, dans l’ensemble de son texte, il se rapporte toujours en priorité à son propre vécu. Plus que dans tous les autres récits de voyage en arabe, le narrateur apparaît à la première personne, et se donne à voir en situation. Il n’y réprime pas l’expression de ses sentiments. Au moment d’écrire, il ressent encore vivement la peur, l’étonnement, la perplexité qui l’avaient saisi plus de cinquante ans auparavant, et les exprime avec beaucoup de force. C’est dans ces moments que le lecteur se laisse le plus aisément convaincre de la sincérité de Hanna, de son engagement à raconter un épisode de sa vie dans un esprit de vérité. Après celui de la mystique maronite Hindiyya al-‘Ujaymî, le témoignage de Hanna est le plus autobiographique parmi les textes du xviiie siècle en arabe que nous connaissons. Faut-il s’en étonner ? Il appartient au même milieu dévot d’Alep qu’elle. Dans ce milieu, l’injonction de se dire soi-même, et de se soumettre à l’aveu, a été introduite à partir du xviie siècle par les missionnaires, mais aussi par des religieux orientaux, comme Germanos Farhât, celui-là même qui dirigeait le monastère où Hanna a été novice, et qui le soumettait à des examens de conscience1. Antoine Galland parle plusieurs fois de Hanna dans son Journal, en des termes plutôt affectueux. Il faut dire que l’Aleppin lui a été précieux, puisque, en un certain nombre de séances, il lui a raconté des histoires qui lui manquaient pour terminer ses Mille et Une Nuits, qui allaient faire sa renommée. Et parmi ces contes, pour lesquels on n’a d’autre source que ce que Hanna a confié à Galland, figurent quelques-uns des plus célèbres comme Ali Baba et La Lampe d’Aladin, qui démontrent que le maronite d’Alep “est probablement le plus grand conteur moderne nommément connu” et qu’il “est temps qu’il bénéficie, de la part des spécialistes comme du public, de l’attention qu’il mérite pour sa 1. Bernard Heyberger, Hindiyya (1720-1798), mystique et criminelle, op. cit., p. 329.
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contribution à l’œuvre de Galland1”. Malheureusement, comme nous l’avons dit, Hanna ne livre qu’un témoignage succinct de sa collaboration avec l’orientaliste, qui risque de décevoir spécialistes et amateurs des Mille et Une Nuits. Lorsque, des lustres après les faits, il consigne ses souvenirs, il n’a pas conscience d’avoir hautement contribué à la culture européenne, voire mondiale. Il n’a pas saisi qu’entre temps les contes qu’il avait racontés étaient devenus des best-sellers de la littérature européenne. Son récit confirme en tout cas qu’il est un conteur hors pair. Il y a chez lui, indéniablement, le plaisir de raconter, de captiver son public, et le goût du ‘ajîb et du gharîb (le surprenant et l’étrange), qui se manifeste particulièrement dans les anecdotes qu’il a insérées dans le fil du récit principal2. Il sait ménager l’intrigue, et ne commet qu’une fois l’erreur (volontaire et consciente, peutêtre ?) de rapporter la même histoire – celle de la guérison de sa mère par Paul Lucas – dans trois passages différents. La construction même de sa narration s’apparente à celle des Mille et Une Nuits ou des épopées qui se racontent de son temps, puisque des histoires secondaires s’y imbriquent dans un récit-cadre. Les travestissements, les usurpations d’identité, les retournements du sort, dont on trouve un certain nombre d’exemples dans la relation de voyage et dans les récits secondaires, sont des thèmes qui pourraient éveiller une impression de familiarité chez les lecteurs des contes, de même que la quête de pierres précieuses et de médicaments merveilleux avec son maître Paul Lucas3. Hanna rapporte nombre d’aventures en mer et sur terre, des histoires de tempêtes, de corsaires, de caravanes et de mulets, qui, par leur effet narratif, s’apparentent aux aventures des contes, mais qui portent néanmoins témoignage de situations réellement vécues 1. Ulrich Marzolph, “Les contes de Hannâ”, art. cité, p. 90. 2. Aboubakr Chraïbi, “Qu’est-ce que Les Mille et Une Nuits aujourd’hui ?”, art. cité. 3. Épisode d’un consul franc qui achète une pierre précieuse gravée dans le conte de ‘Alâ al-Dîn Abû Shamât, in Jean-Claude Garcin, Pour une lecture historique des “Mille et Une Nuits”, Arles, Actes Sud, 2013, p. 395.
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en Méditerranée au début du xviiie siècle. L’épisode du texte de la profession de foi musulmane, brodé sur le tissu protégeant le Saint-Sacrement pendant la procession de la Fête-Dieu à Paris, paraît si invraisemblable que d’aucuns ont affirmé qu’il s’agissait d’une invention. Pourtant, le récit de Hanna est confirmé et complété par celui d’Antoine Galland dans son Journal 1. Par ailleurs, malgré le caractère composite des Mille et Une Nuits, qui rendent difficile toute analyse de l’idéologie politique qui s’en dégage, on ne peut s’empêcher de rapprocher la vision que Hanna donne du pouvoir et de son exercice, notamment chez Louis XIV, de celle qu’on trouve dans les contes. L’explication de la révocation de l’édit de Nantes, à la suite d’un pressentiment du roi, qui lui a révélé une conjuration d’“apostats” contre sa personne, est à cet égard significative2. L’antijudaïsme de deux anecdotes livournaises intégrées par Hanna dans son récit de voyage répond à l’antijudaïsme perceptible dans L’Histoire d’Aladin et de la lampe merveilleuse. D’ailleurs, Jean-Claude Garcin pense avoir décelé que l’antijudaïsme faisait son apparition dans Les Mille et Une Nuits à partir du xvie siècle, pour s’y affirmer aux siècles suivants3. On a observé que les contes qui sont attribués à Hanna se distinguent par le fait qu’ils “mettent […] au premier plan le 1. Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland, op. cit., t. 1, p. 373. La procession a eu lieu le 30 mai. Nicholas Dew (Orientalism in Louis XIV’s France, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 1-3), connaissant cette anecdote par le Journal de Galland, la met sur le compte des talents de conteur de Hanna. 2. Voir les tentatives de lecture du pouvoir politique dans Les Mille et Une Nuits : par Jocelyne Dakhlia, “Une vacance califale ? Hârûn al-Rashîd dans Les Mille et Une Nuits”, in Aboubakr Chraïbi (dir.), “Les Mille et Une Nuits” en partage, op. cit., p. 168-181 ; par Jean-Claude Garcin, Pour une lecture historique, op. cit., passim ; et par Robert Irwin, “Political Thought in the Thousand and One Nights”, in Ulrich Marzolph (dir.), The Arabian Nights in Transnational Perspective, Detroit (Michigan), Wayne State University Press, 2007, p. 103-115. 3. Jean-Claude Garcin, Pour une lecture historique, op. cit., p. 526 et 585-586.
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parcours héroïque d’individus ordinaires placés dans des situations extraordinaires”, ce qui, comme nous l’avons dit, est bien le cas du narrateur, dans cette relation de voyage1. De plus, ces contes donnent “à la représentation de l’enfance et de la formation de jeunes héros une place nouvelle”, ce qui est le cas aussi de notre récit, entrecoupé d’anecdotes et d’observations concernant l’enfance, l’adolescence, et l’éducation. Et si Hanna était Aladin ? Dans les deux cas, un jeune homme qui a perdu son père traverse une crise. C’est à ce moment qu’il rencontre une sorte de tuteur étranger… “L’oncle” d’Aladin s’avère être un manipulateur. Quant à Paul Lucas, Hanna, fort suspicieux à son égard au moment de sa première rencontre, prit des renseignements sur lui avant d’accepter de le servir. À la sortie d’Alep, près de Keftine, le voyageur français fit descendre quelqu’un dans un caveau recouvert d’un rocher, d’où il sortit… une lampe ! N’estce pas ce que “l’oncle” demandera de faire à Aladin ? Le personnage du manipulateur est assez fréquent dans les contes. On en trouve d’autres exemples dans le récit de Hanna, comme cet escroc arménien qui, à Paris, gagne son amitié en se prétendant un compatriote d’Alep, ce qui a manqué lui valoir des ennuis avec les sbires du lieutenant général de police. Le goût des pierres précieuses rapproche cet aventurier de Paul Lucas. Hanna admire beaucoup son maître, et l’envie même, pour ses “connaissances étendues en matière de joaillerie et de métaux ignorés dans nos pays” [23r]. Malheureusement, ce savoir ne lui a pas été transmis, comme il le déplore dans son récit : “Moi je n’avais pas de connaissance en la matière, et n’y fus pas plus initié lors de notre voyage” [29v]. Aladin, au contraire, “acheva de se former” “dans les boutiques des plus gros marchands”, notamment chez les joailliers, et, à “force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en apprit la connaissance et le prix”. En outre, “l’oncle” avait promis à Aladin 1. Jean-Paul Sermain, “Galland traducteur et créateur”, in Les Mille et Une Nuits, op. cit., p. 85.
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de lui trouver “une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines”, qui lui permettrait de vivre honorablement. “Cette offre flatta fort Aladin, à qui le travail manuel déplaisait d’autant plus qu’il avait assez de connaissances pour s’être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et fréquentées, et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés.”
Ne se trouve-t-il pas justement qu’à son retour à Alep Hanna sera établi dans une boutique de draps, sous la conduite d’un oncle ? Il est difficile de distinguer ce qui, dans les contes racontés par Hanna, vient de lui, et ce qui y est imputable à l’écriture de Galland, qui ne s’est sans doute pas contenté de traduire les histoires, mais qui y a fait des interpolations et des modifications1. Pour ce qui concerne l’histoire d’Aladin, en tout cas, qu’il aurait rédigée de sa main après en avoir fait le récit à Galland, il n’est pas absurde de vouloir y déceler des éléments autobiographiques venant de Hanna2. Inversement, il est naturel que le récit autobiographique de ce dernier emprunte des éléments narratifs et stylistiques aux contes : on adopte nécessairement une forme littéraire préexistante pour se raconter soi-même. Alors que Hindiyya s’appliquait à suivre le modèle de l’hagiographie et de la littérature dévote, Hanna s’inspire de celui des contes. 1. Sylvette Larzul, “Les Mille et Une Nuits d’Antoine Galland : traduction, adaptation, création”, in Aboubakr Chraïbi (éd.), “Les Mille et Une Nuits” en partage, op. cit., p. 251-266 ; Sylvette Larzul, “Further Considerations on Galland’s Mille et Une Nuits : A Study of the Tales Told by Hannâ”, in Ulrich Marzolph (dir.), The Arabian Nights in Transnational Perspective, op. cit., p. 17-31. 2. Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland, op. cit., t. 1, p. 290 et 321 ; t. 2, sous presse, p. 253-254 et 302 ; Mohamed Abdel-Halim, Correspondance d’Antoine Galland, op. cit., p. 275.
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Nous ne disposons toutefois que de fort peu d’indices pour juger de la relation que Hanna entretenait avec cette culture des contes. Dans une conversation rapportée par l’orientaliste, il affirme que les Arabes “ont un Livre de Contes intitulé ‘ashr al-wuzâra’ : Les dix Vizirs1”. On pourrait donc imaginer qu’avant son départ d’Alep, Hanna a eu l’occasion de lire des contes dans un recueil. On sait que le manuscrit employé par Galland lui a été fourni par un ami chrétien d’Alep. Il date du xve siècle, et porte des marques de lecture de chrétiens et de musulmans. Les manuscrits du copiste aleppin puis damascène Ahmad al-Rabbât (deuxième moitié du xviiie siècle, début du xixe) portent les marques de lecture de plus de deux cents personnes, des musulmans, des chrétiens et des juifs de Damas, attestant la pratique du prêt payant du recueil de contes2. Il semble néanmoins que les manuscrits en circulation aient été rares. Parmi les quinze recueils arabes des Mille et Une Nuits recensés en Europe au début du xixe siècle, figure celui que Patrick Russel a acquis à Alep. Celui-ci (mort en 1805) a longuement vécu en Syrie, avec son frère Alexander (mort en 1768). À propos du manuscrit qu’il a acheté, il écrit dans The Natural History of Aleppo : “C’est un livre rare à Alep. Après une longue enquête, j’en ai trouvé seulement deux volumes, contenant deux cent quatrevingts nuits, et j’ai obtenu avec difficulté d’en faire faire une copie3.” 1. Frédéric Bauden et Richard Waller (éd.), Le Journal d’Antoine Galland, op. cit., t. 1, p. 330. 2. Ibrahim Akel, “La bibliothèque arabe des Mille et Une Nuits : les vestiges de la tradition arabe”, in Les Mille et Une Nuits, op. cit., p. 43-47. 3. Maurits H. van den Boogert, Aleppo Observed. Ottoman Syria Through the Eyes of Two Scottish Doctors, Alexander and Patrick Russel, Londres, The Arcadian Library / Oxford University Press, 2010, p. 226-227 (trad. par B. Heyberger) ; Alexander Russel, The Natural History of Aleppo. Containing a Description of the City and the Principal Natural Productions in Its Neighbourhood, éd. révisée et complétée par Patrick Russel, Londres, 1794, p. 385386, note xxxviii .
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Les chrétiens de Syrie, comme leurs compatriotes musulmans ou juifs, étaient en tout cas imprégnés de cette culture du conte. Nous savons que certaines histoires de l’époque de Hanna, dans l’épopée de la Sîra de Baybars 1, mais aussi dans Les Mille et Une Nuits 2, présentent un cachet typiquement chrétien. Nous pouvons trouver par ailleurs quelques indices sur la pratique de la culture orale dans les milieux chrétiens d’Alep au xviiie siècle. Dans la seconde partie du siècle, plusieurs règlements de confréries, destinés aux laïcs catholiques, tentent d’interdire l’assistance à des soirées de musique, de chants et de contes. Dans le registre de la confrérie des Arméniens catholiques, par exemple, est consignée la condamnation d’un confrère à une pénitence publique, pour avoir organisé une soirée (layliyya) et y avoir invité cinq autres membres de la confrérie, en 17583. Dans un règlement du Rosaire destiné aux dames, datant de 1794, nous lisons qu’elles doivent oublier le chant profane, et s’en aller ou montrer du dégoût lorsqu’elles entendent raconter des contes, des légendes ou des paroles vaines4. Cette activité de loisir se déroulait souvent dans les jardins, où les Aleppins allaient en groupe se mettre au frais, boire et manger, écouter de la musique, des chants et des histoires. Le même registre de la confrérie arménienne mentionne que, par une décision collective de 1756, il était interdit de se rendre dans les jardins, et d’y passer la nuit, sans l’autorisation du murshid (directeur spirituel) et du mutaqaddim (préfet). Le fait que le document enregistre ensuite des pénitences pour infraction à la règle indique que cette pratique était assez commune5. 1. Thomas Herzog, “Une version « chrétienne » de la sîrat Baybars : le manuscrit de Wolfenbüttel”, Arabica, vol. 51, 1-2, 2004, p. 103-120. 2. Voir l’histoire de Masrūr avec Zayn al-Mawā◊if, in Jean-Claude Garcin, Pour une lecture historique, op. cit., p. 570-581. 3. Ferdinand Tawtal (Taoutel), “Waṯā’iq flārīḫiyya ‘an ºalab”, AlMachreq, vol. 42, 1948, p. 232-237 et 372. 4. Alep, Fondation Salem, règlement de la confrérie du Rosaire (manuscrit), 1794, p. 58. 5. Ferdinand Tawtal (Taoutel), “Waṯā’iq flārīḫiyya ‘an ºalab”, art. cité, p. 382 : en 1781, deux confrères réprimandés pour être allés dans les
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La fréquentation des cafés figure aussi au chapitre des choses condamnables pour les catholiques dévots membres des confréries1. Un beau café s’élevait d’ailleurs du temps de Hanna Dyâb, et s’élève encore de nos jours, au centre du quartier chrétien d’Alep. Patrick Russel nous donne une description de l’atmosphère qui régnait dans ces lieux à la fin du xviiie siècle : “La récitation des fables orientales et des contes relève d’une certaine manière d’une performance dramatique. Ce n’est pas simplement une narration. L’histoire est animée par les manières et l’action du conteur. Une variété d’autres livres d’histoires, à côté du divertissement des 1001 Nuits (qui sous ce titre sont peu connues à Alep), fournit du matériau au conteur, qui, en combinant des incidents de différents contes, et en variant la catastrophe de ce qu’il a raconté avant, donne un air de nouveauté même à des personnes qui s’imaginent d’abord qu’elles écoutent des contes qu’elles connaissent déjà. Il récite en marchant de ci de là, au milieu de la salle du café, s’arrêtant seulement de temps en temps quand l’expression nécessite une certaine emphase dans l’attitude. On l’écoute généralement avec grande attention, et, assez fréquemment, au milieu d’une aventure intéressante, quand l’attente du public est montée au plus haut degré, il s’interrompt brutalement, et s’échappe de la pièce, en laissant son héros et l’audience dans le plus grand embarras. Ceux qui sont près de la porte tentent de le retenir, insistant pour qu’il termine l’histoire avant de partir, mais il s’en va toujours. Et les auditeurs, suspendant leur curiosité, sont amenés à revenir le lendemain à la même heure, pour entendre la suite. Il a à peine quitté les lieux, que la compagnie, en différents partis, se lance dans une jardins sans autorisation ; p. 383 : en 1783, quelques-uns sont blâmés pour avoir veillé sans autorisation ; p. 390 : en 1803, le murshid réitère l’ordre que personne n’aille dans les jardins ni au café sans son autorisation. 1. Ibid., p. 388 : en 1788, un confrère est réprimandé pour s’être assis dans un café ; p. 389 : en 1789, quelques-uns ont été vus entrer dans un café.
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discussion à propos de l’événement de l’aventure inachevée. La polémique devient progressivement sérieuse, et des opinions opposées sont soutenues avec autant de chaleur que si le sort de la ville dépendait de cette décision1.”
Dans les premières années du xixe siècle, le voyageur allemand Ulrich Jasper Seetzen, qui est un spectateur attentif de la vie à Alep, nous livre des observations intéressantes sur la culture autochtone fondée essentiellement sur l’oral et la mémorisation. Celle-ci contraste bien sûr avec son propre idéal d’une culture scolaire et livresque, ce qui donne à son point de vue une impression d’arrogance. Il peut cependant nous aider à comprendre la façon dont Hanna Dyâb a pu mettre ses souvenirs par écrit avec une telle précision, tant d’années après son voyage : “Les textes des chants et chansons sont aussi généralement cultivés et appris oralement. Ce qui a ceci de bon, que la mémoire chez le Levantin est généralement incroyablement entraînée, et qu’il a tout son savoir sous la main, puisque dans son désir d’apprendre, il doit s’en remettre à sa mémoire pour les connaissances acquises, car tout autre moyen, par exemple d’apprendre par les livres, lui est difficile, et souvent impossible. Ce trésor conservé dans les mémoires rend généralement les conversations très attrayantes. Raconter leur est facile. Mais des défauts de mémoire provoquent souvent des erreurs graves dans leurs narrations et leurs chansons. Il n’y en a pas beaucoup qui se font une collection écrite de chansons populaires, etc.2”
Après avoir évoqué la faible qualité, à son avis, des écoles locales, Seetzen rapporte l’anecdote suivante qui, en illustrant 1. Maurits H. van den Boogert, Aleppo Observed, op. cit., p. 227-228 ; Alexander Russel, The Natural History of Aleppo, op. cit., 1794, vol. 1, p. 148150 (trad. par B. Heyberger). 2. Ulrich Jasper Seetzen, Tagebuch des Aufenthalts in Aleppo (1803-1805), Hildesheim / Zurich / New York, Georg Olms Verlag, 2011, p. 214 (trad. par B. Heyberger).
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également ce rapport entre oralité, mémoire et savoir, peut nous apprendre quelque chose sur la culture de Hanna Dyâb : “Notre actuel serviteur, un garçon amusant d’environ 19 ans, un Syrien appelé Antoine, a fréquenté l’école pendant 12 ans et a appris si peu pendant ce temps, qu’il connaît à peine l’alphabet arabe. Ce qui doit manifestement venir du mauvais enseignement qu’il a reçu. Car il a en fait des talents remarquables, et apprend une chose qui lui plaît très facilement. Dans sa tête, il y a un magasin de petits poèmes, de sentences, de chansons populaires, d’anecdotes amusantes, de récits pleins d’imagination, d’esprit et de philosophie de la vie. Il est en fait frappant à quel point même la classe populaire la plus basse sait réciter par cœur des choses pleines d’esprit. Tous leurs chants respirent d’amour ardent ou de satire mordante, et ils savent présenter sur Haroun al Rachid, sur Sleiman, Lockman le Sage, etc. de très belles choses de façon intéressante. Pour comprendre cela, il faut savoir que l’on rencontre très souvent dans les nombreux cafés des conteurs publics, dont certains étudient vraiment comment entretenir agréablement leur auditoire. Dans ces cafés, on ne rencontre pas seulement la classe populaire moyenne, mais aussi la plus basse, qui, pour une tasse de café qui coûte un para, passe un après-midi entier là, et peut écouter le conteur aussi bien que le plus riche. Leur mémoire toujours entraînée est extraordinairement bonne, leur fantaisie florissante, mais leur acuité d’esprit est négligée1.”
Hanna, homme ordinaire, mais curieux et libre, combine un art de mémoriser et de raconter sans doute proche de celui des conteurs des jardins et des cafés d’Alep, avec un grand sens de l’observation et une remarquable intelligence des situations vécues. Chrétien et oriental, conteur et voyageur, il est aussi l’homme de la synthèse entre traditions culturelles et influences 1. Ibid., p. 231 (trad. par B. Heyberger).
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diverses. Il ne faut pas lui prêter les obsessions post-coloniales de l’anti-occidentalisme et de l’authenticité à tout prix. Les contes qu’il a confiés à Galland attestent qu’il “s’inscrivait pleinement dans une tradition internationale qu’il connaissait bien”, et qui ne relevait donc pas nécessairement d’une tradition “orientale” ancienne. Il apparaît ainsi comme un “passeur1”. C’est un rôle qu’il assume assez consciemment dans son récit de voyage, et qui caractérise d’ailleurs à son époque les chrétiens d’Alep, notamment ceux de la fraction catholique à laquelle il appartient. En effet, le texte de Hanna ne nous introduit pas d’emblée dans le thème, fréquent dans les relations de voyage, de l’opposition entre Orient et Occident. On ne voit pas apparaître dans son récit une frontière culturelle nette, entre un monde qui lui serait familier, dans lequel il aurait ses repères, et un monde totalement exotique2. Rappelons d’abord qu’à Alep lui et ses frères étaient employés dans une de ces maisons de commerce marseillaises dont des membres tenaient des succursales dans la ville. C’est là, au service des “Francs”, qu’il s’est familiarisé avec leur langue et leur mode de vie. Les ménages des diplomates et des marchands des échelles constituaient d’ailleurs de vrais lieux d’échange et de rencontre. L’espace domestique, y compris la cuisine, pouvait être un important centre d’interaction, entre personnes de statut et d’origine culturelle très différents3. Hanna lit et écrit le français, et maîtrise l’oral, et sans doute la lecture, en italien. Il comprend et parle aussi le turc. Par contre, c’est le grec qui lui donne une impression d’étrangeté totale et hostile, lorsqu’il y est confronté à Chypre. C’est peut-être la seule fois où il est dans une situation d’incommunication radicale : 1. Ulrich Marzolph, “Les contes de Hannâ”, art. cité, p. 89. 2. Sur ce thème de la continuité et de la discontinuité, voir notamment Jocelyne Dakhlia, “Une archéologie du même et de l’autre : Thomas-Osman d’Arcos dans la Méditerranée du xviie siècle”, in Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, op. cit., t. 2, p. 61-163. 3. E. Natalie Rothman, Brokering Empire : Trans-Imperial Subjects between Venice and Istanbul, op. cit., p. 16-18.
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“Parmi eux, j’étais pareil à un sourd dans un cortège nuptial, ne comprenant pas leur langue, tandis qu’eux-mêmes ne comprenaient pas la mienne. Lorsque je m’adressais à eux en langue franque, car ils l’entendaient, ils ne me répondaient qu’en grec, par dérision. En effet, ils vouaient une haine tenace à la fraction des catholiques. Je me sentais blessé en leur compagnie” [14v].
La fréquentation des marchands provençaux à Alep lui facilite ensuite l’accueil à Marseille, où il peut compter sur l’hospitalité et le soutien des familles connues en Syrie. De plus, à Beyrouth, à Livourne, à Marseille, à Paris, à Istanbul ou à Payâs, il rencontre des chrétiens originaires de sa ville, avec lesquels une familiarité et une solidarité s’installent presque spontanément. Par ailleurs, en tant que maronite, il se sent appartenir pleinement à la culture catholique, qui s’est déjà fortement infusée parmi les chrétiens d’Alep dès son époque, et il est parfaitement à l’aise dans les offices et les cérémonies religieuses catholiques durant tout son voyage. Il est d’ailleurs extrêmement dévot, et sensible aux formes d’expression de la culture religieuse baroque, au chemin de croix représentant les scènes de la passion qu’il voit à Marseille, à la grande procession de la châsse de sainte Geneviève à Paris en mai 1709, ou aux prédications théâtralisées auxquelles il assiste dans les églises. Enfin, relevons qu’il fait appel au vocabulaire politique ottoman pour parler du pouvoir en France : le roi est appelé par lui sultân plutôt que malik, les huissiers sont désignés par le mot turc de capigi, les secrétaires ou intendants par celui de kâkhiya. À Marseille, le consul ou amiral de la mer est nommé shâh bandar, terme qui, à Alep et dans tout l’Empire ottoman, désigne le chef des métiers. Les fondations de rentes au profit des églises et des hôpitaux sont appelées par lui waqf, système juridique au bénéfice d’œuvre charitables très diffusé dans le monde musulman. Pour dire “loi”, il emploie le mot “charia”, à de nombreuses reprises. Et les lettres des souverains sont appelées “firmans”, suivant la terminologie ottomane. Ainsi, il y a dans son récit une sorte de continuité dans la manière de percevoir et de nommer le pouvoir.
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Le monde de la mer est pour Hanna complètement nouveau, et pas très rassurant. Il consacre beaucoup de pages à décrire les trajets en bateau, surtout les mésaventures qu’il y vit, du fait des tempêtes, des calmes, de l’incompétence des capitaines ou des attaques des corsaires. On trouve sous sa plume des termes de marine comme fortûna pour la tempête, ou trinquet pour la seconde voile, qui sont couramment utilisés de son temps, dans les différentes langues en usage en Méditerranée1. La mer est alors dominée par les marines occidentales, française et anglaise. Le petit bâtiment sur lequel lui et son maître affrontent la traversée la plus longue et la plus périlleuse, entre Alexandrie et Tripoli de Barbarie, est français, avec un équipage français, mais a été affrété par un soldat ottoman, et transporte des passagers maghrébins. Comme la maison du marchand ou celle du diplomate, le navire est un lieu d’interaction et de rencontre, où les “Francs” commencent à se familiariser avec l’Orient, et où les Orientaux entrent en contact avec des “Francs”. La guerre de course oppose alors essentiellement les nations européennes, durant la guerre de Succession d’Espagne. À propos des épisodes conflictuels et des négociations entre ennemis sur la mer, Hanna livre d’ailleurs des épisodes extrêmement intéressants par les détails concrets qu’il rapporte, comme celui de l’affrontement entre un navire anglais et le corsaire provençal Joseph Brémond au large de Livourne. À propos des relations diplomatiques entre la France et ses représentants d’un côté, les autorités des régences de Tripoli et de Tunis de l’autre, il décrit des situations précises, qui témoignent de ce mélange de rhétorique de l’amitié, de rouerie et d’intimidation qui les caractérisent alors2. 1. Henry Kahane, Renée Kahane et Andreas Tietze, The Lingua Franca in the Levant : Turkish Nautical Terms of Italian and Greek Origin, Urbana, University of Illinois Press, 1958, xiii. Voir pour le trinquet, no 673, p. 446-447, et pour fortuna, no 305, p. 225-228. 2. Guillaume Calafat, “Les interprètes de la diplomatie en Méditerranée. Traiter à Alger (1670-1680)”, in Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, op. cit., t. 2, p. 371-410.
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Si le récit fait apparaître des formes de continuité entre Alep et Paris, il faut relever d’un autre côté que l’altérité et l’exotisme n’y sont pas l’exclusivité de l’Europe chrétienne. En tant que citadin, Hanna est profondément choqué par la sauvagerie des populations rurales, dans le Fayoum égyptien ou dans le désert du golfe de Syrte, où son bateau a échoué. Des hommes y ressemblent à des diables : “Un homme était assis, qui ressemblait à un diable, avec des yeux pareils à ceux d’un singe, enveloppé d’une couverture noire. Luimême était noir, et d’aspect effrayant.”
C’est à Chypre, province ottomane, qu’il ressent une de ses expériences les plus fortes, quand pour la première fois il voit des femmes non voilées dans la rue, qui plus est vendant du vin et de la viande de porc ! Car il faut dire qu’à Alep les chrétiennes sont voilées comme les musulmanes, que le clergé tente d’interdire la vente d’alcool à ses ouailles, et que la viande de porc y est harâm pour les chrétiens comme pour les musulmans1. Les codes vestimentaires variaient à l’intérieur de l’Empire ottoman, à peine les portes d’Alep franchies. Quand Hanna rejoint la caravane pour partir de chez lui à Tripoli, il troque son chèche bleu, couleur imposée aux chrétiens à Alep, pour un chèche blanc, qui le rend indistinct au milieu des autres voyageurs. À Beyrouth, il veut reprendre son chèche bleu, mais son ami habitant la ville, dont il lui vante la tolérance, lui dit qu’il peut porter le blanc, voire le vert, privilège normalement réservé aux seuls chérifs, en tant que descendants du Prophète. Finalement, il préfère mettre un chèche bleu. Il rencontre à Beyrouth des hommes armés jusqu’aux dents, qu’il prend pour des musulmans. Quelle n’est pas sa surprise de découvrir qu’il s’agit de 1. Bernard Heyberger, “Morale et confession chez les melkites d’Alep d’après une liste de péchés (fin xviie siècle)”, in Geneviève Gobillot et Marie-Thérèse Urvoy (dir.), L’Orient chrétien dans l’empire musulman. Hommage au Pr Gérard Troupeau, Versailles, Éditions de Paris, 2005, p. 283-306.
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maronites comme lui ! À Tripoli de Barbarie, à la demande du consul et de son maître, il troque le bonnet (colback), attribut des chrétiens, pour son beau costume d’Alep. Il se fait alors agresser par des janissaires, qui lui arrachent son chèche avec sa calotte, ce qui provoque un incident diplomatique assez grave, et délicat à résoudre pour le drogman du consulat de France, car “Dans ce pays personne ne peut s’en coiffer [du chèche et du qâwûq], à l’exception des pachas envoyés en tant qu’ambassadeurs d’Istanbul par le roi. À part eux, personne ne peut en porter” [47r].
Il n’en demeure pas moins que l’arrivée aux “pays des chrétiens” apparaît comme une rupture. En effet, les États européens commencent alors à s’entourer de frontières, et à filtrer les entrées sur leurs territoires. La première barrière que le voyageur rencontre est la barrière sanitaire. Hanna évoque assez précisément celle de Livourne, en rapportant par exemple comment on désinfecte un document, ou comment, à la fin de la quarantaine, les passagers passent tous un examen médical précis1. Vient ensuite la barrière douanière. Il tremble pour le tabac qu’il a dissimulé dans ses affaires, et dont l’importation est particulièrement réprimée en Toscane. À Gênes, d’après ce qu’il raconte, est établi un régime sévère de contrôle des étrangers, qui les oblige à se déclarer auprès d’un juge avant de pouvoir descendre dans une auberge, et cette déclaration doit être renouvelée au bout de quelques jours. Mais qu’est-ce qu’un étranger ? Pour Hanna, c’est d’abord quelqu’un de non familier, qu’on ne peut pas immédiatement identifier. Sa situation est fragile parce qu’on ne le reconnaît pas, et parce que lui-même ignore les règles sociales du lieu où 1. Voir l’évocation indignée de son séjour au lazaret de Marseille par l’ambassadeur ottoman Morali Seyyid Alî Efendi, in Stéphane Yerasimos (trad.), Deux Ottomans à Paris sous le Directoire et l’Empire, op. cit., p. 69-72.
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il se trouve. Mais comme le pauvre, il peut faire appel à la charité en sa faveur. On est vraiment étranger lorsqu’on est seul, “sans aveu”. Dans les différentes échelles de l’Empire ottoman, dans les régences du Maghreb, mais aussi à Livourne, Hanna ne rencontre guère de problème en tant qu’étranger, puisque, par l’intermédiaire de son maître, il bénéficie de la protection et de l’accueil du consul de France et des résidents français. On voit l’importance de ce réseau, doublé d’un autre, dont il jouit également à l’occasion : celui des religieux catholiques, les Frères mineurs à Chypre et en Égypte, les capucins à Beyrouth, les jésuites à Istanbul. Pour lui comme pour Paul Lucas, les lettres de recommandation, mais aussi les rites de la sociabilité, avec l’hospitalité autour d’une pipe et d’un café, sont essentiels pour maintenir et renforcer la trame des relations sociales par-delà les distances. À Marseille, il est sous la protection des familles de marchands qui ont des comptoirs à Alep, et qui le connaissent bien. Le réseau des compatriotes aleppins ou syriens lui offre aussi une relative sécurité. À Paris, Christophe Maunier, membre d’une famille franco-syrienne bien connue à Alep, est employé par l’archevêché, et apparaît, dans le récit, comme un élément clé pour l’accueil et l’intégration des Orientaux catholiques dans la capitale. Hanna n’appartient pas à proprement parler à une trading diaspora 1, mais on voit à travers son récit à quel point les liens d’amitié et de confiance dans les différentes escales méditerranéennes sont essentiels pour pouvoir voyager et commercer, notamment pour bénéficier d’un bon accueil et recueillir des informations sûres. Du point de vue de la police, on assiste, pendant la guerre de Succession d’Espagne, à la montée d’une véritable obsession de l’étranger, dont Hanna lui-même a failli être victime à Paris. 1. Philip D. Curtin, Cross-Cultural Trade in World History, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1984 ; Bruce Masters, “Trading Diasporas and « Nations » : The Genesis of National Identities in Ottoman Aleppo”, International History Review, vol. 9 (3), 1987, p. 345-367.
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Mais, malgré les efforts de l’administration pour identifier les individus, il reste “assez facile de prétendre être ce que l’on n’est pas1”. En effet, lorsque Hanna et son maître vont se déclarer aux autorités génoises, Paul Lucas affirme au juge qu’il est “français d’origine” et que son serviteur est “oriental”. Cette seconde définition est bien imprécise. Elle correspond néanmoins à la définition la plus commune, la plus évidente à cette époque, et qui repose d’abord sur l’allure physique, aussi bien au regard des Ottomans que des “Francs”. Nous l’avons vu, le couvre-chef est un élément essentiel de l’identification. Ainsi le fugitif de Chypre qui embarque clandestinement sur un bateau français est-il coiffé d’une perruque et d’un chapeau, attributs incontestables du “Franc”, pour masquer sa véritable identité de sujet ottoman soumis au fisc. Le thème de l’opposition entre l’Orient et l’Occident du point de vue de l’aspect physique et du costume est un stéréotype très souvent traité par les auteurs occidentaux et orientaux. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit des deux principaux marqueurs de l’identité, et que sous la plume de Hanna, ce n’est pas un simple cliché littéraire. C’est au contraire une composante essentielle de sa personnalité, qu’il ressent très profondément. Lorsqu’à Livourne, le barbier emporte du premier coup de rasoir une moitié de sa moustache, il pousse un cri effrayant, comme s’il avait été saigné, et s’écrie : “Ne sais-tu pas que les fils de l’Orient ne se rasent pas la moustache comme vous le faites ?”
Il prend néanmoins goût au travestissement, puisque à son retour il traverse l’Anatolie déguisé en “Franc”. Encore lui faut-il alors assumer le rôle de médecin malgré lui que cette identification 1. Jean-François Dubost, “Les étrangers à Paris au siècle des Lumières”, in Daniel Roche (dir.), La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin xvie début xix e siècle), Paris, Fayard, 2000, p. 221-288 ; Vincent Milliot, “La surveillance des migrants et les lieux d’accueil à Paris, du xvie siècle aux années 1830”, in ibid., p. 21-76.
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entraîne fatalement aux yeux des gens qu’il rencontre sur son chemin. Ce n’est qu’à son retour à Alep qu’il retrouve son identité première, quand il se rase les cheveux et enroule à nouveau un chèche sur sa tête. Il demande en même temps un laissez-passer à son nom auprès des autorités. Hanna ne se sent pas constamment “étranger” ou “oriental”. Ce sont des situations qui le renvoient à la différence entre lui et les “Francs”. Paul Lucas le renvoie d’ailleurs à l’occasion à son identité d’Oriental. Mais c’est à la cour du roi de France qu’il éprouve le plus fortement ce sentiment d’altérité. C’est là aussi qu’on le prend pour un objet de divertissement. Habillé à l’orientale, il est introduit auprès de Louis XIV et des princesses de son entourage en tant que porteur de la cage où nichent des gerboises rapportées de Tunis, mais très rapidement, la curiosité amusée de l’assistance passe des bêtes à l’homme : “Délaissant le spectacle des animaux sauvages, ils se mirent à m’étudier, moi et mes vêtements, en se moquant” [96v].
On lui soulève le bonnet, on s’occupe de sa moustache. Lorsque, enfreignant sans le savoir le protocole, il se présente avec un poignard à sa ceinture, il fait surgir une image stéréotypée et effrayante de l’Oriental chez une princesse, qui s’écrie : “Venez voir le sabre du musulman !” [98r]. Et lorsqu’à la sortie de l’Opéra une dame fait des remarques désobligeantes à propos de la barbe de l’émissaire de la Sublime Porte qu’Hanna accompagne, celuici se sent solidaire de l’Ottoman, et rabroue l’impertinente. C’est donc dans le milieu de la cour que le chrétien d’Alep s’est senti le plus “orientalisé”. C’est en effet là que s’entretenaient prioritairement, à travers les “turqueries” des fêtes et spectacles, un goût de l’exotisme et une image stéréotypée du “Turc”. Hanna est un voyageur curieux, au regard vif, pour saisir ce qu’il y a de nouveau et d’intéressant dans les “pays des chrétiens”. Cela dit, les sujets qui retiennent son attention sont souvent ceux qu’on retrouve chez la plupart des visiteurs orientaux de l’Europe
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occidentale. Il faut dire que leur regard était souvent guidé par leurs hôtes, qui les amenaient voir la machine hydraulique de Marly, tel spectacle à l’Opéra, ou telle horloge spectaculaire1. Hanna se montre très intéressé par ces merveilles de la technologie occidentale, et décrit avec précision la roue qui sert à draguer le port de Marseille, l’horloge astronomique de Lyon, la machine de Marly, ou la scénographie d’Atys à l’Opéra. La tenue des femmes, et leur place dans l’espace public, font partie des lieux communs des voyageurs orientaux en France. Hanna, ébloui par les toilettes des dames de la cour à Versailles, parle de la duchesse de Bourgogne et de ses suivantes comme de princesses des Mille et Une Nuits : “Lorsque nous entrâmes, je vis la princesse assise sur un siège, entourée des fils de princes, également assis, en train de jouer aux cartes. Devant chacun d’eux était posé un tas de pièces d’or. Ils étaient entourés de suivantes belles comme des astres, vêtues de précieux costumes de soie brochée d’or. Nous nous présentâmes devant la princesse : sa beauté et ses vêtements étaient encore plus beaux que ceux des autres” [96v]. “Chemin faisant, une jolie jeune fille se dressa en travers de notre route. Elle portait un manteau royal, de soie brochée, et était coiffée d’un diadème serti de pierres précieuses, diamants, hyacinthes et émeraudes, qui ravissaient l’œil. Elle était entourée de quatre suivantes, belles et somptueusement vêtues. J’imaginai que c’était la fille du roi” [96v].
Il est néanmoins extrêmement discret dans l’expression de ses sentiments et de ses opinions sur les femmes. Nulle passion amoureuse, comme dans les contes. Pas de commentaire moral non plus sur les relations entre hommes et femmes, comme on 1. Mehmed Efendi, Le Paradis des infidèles, op. cit. : l’Opéra, p. 115-117 ; l’installation de Marly, p. 126-128 ; une horloge spectaculaire, p. 129.
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peut en trouver par exemple chez le cheikh Tahtâwî1. Curieusement, c’est à l’émissaire ottoman auquel il a servi d’interprète à Paris qu’il attribue des réflexions à ce sujet. Celui-ci s’émerveillait selon lui “de la pudeur des dames, du charme de leurs paroles gracieuses et de la pertinence et de la vivacité de leurs réparties” [111v], et disait “que les femmes franques avaient plus de civilité et de pudeur que les femmes de son pays” (ibid.). Ayant raconté l’épisode de la femme originaire de Damas qui, à Livourne, refuse de sortir dévoilée dans la rue, il conclut l’épisode en affirmant “que les femmes de chez nous ne peuvent pas se comporter comme celles de ces pays, car elles ont été éduquées à demeurer cachées” [72v]. On pourrait peut-être retrouver un écho de son intérêt pour l’éducation des femmes, inspiré par son expérience de Versailles, dans L’Histoire des deux sœurs qu’il a racontée à Galland, où la princesse Parizade apprend à lire et à écrire et devient “en peu de temps aussi habile que les princes ses frères”, quoique plus jeune qu’eux. Elle reçoit ensuite une éducation complète, aux autres “beaux-arts”, comme ses frères, mais apprend en plus la musique “dans les heures de récréation”. Elle sait monter à cheval et tirer des armes “et souvent elle les devançait même à la course”. Elle finit d’ailleurs par les sauver, en faisant preuve de plus de sang-froid qu’eux. Comme les autres visiteurs orientaux, Hanna est sensible à l’organisation politique et administrative des États, et aux résultats visibles qu’elle produit : la garde des remparts à Livourne, l’éclairage et le nettoyage des rues de Paris, le système de diligences et de relais de poste entre Paris et Marseille… La puissance de l’autorité publique exerce une fascination sur lui. Dans les longs passages qu’il consacre à décrire les hôpitaux et le système d’assistance publique à Paris, il perçoit bien ce que l’organisation de la charité publique et la répression de la mendicité ont de fondamentalement nouveau, et de très différent de ce qu’il connaît à Alep. Il rapporte également un certain nombre 1. Tahtâwî, L’Or de Paris, op. cit., p. 94-96 et 122-123.
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de mesures édictées par le pouvoir pour lutter contre la famine et les désordres à la suite du Grand Hiver de 1709. L’existence d’écoles spécialisées comme celle des Beaux-Arts, mais aussi le catéchisme à destination des enfants, éveillent ses commentaires élogieux, qui reflètent peut-être la situation qu’il connaît à Alep à la fin de sa vie, quand l’éducation des garçons et des filles par le catéchisme s’est largement répandue chez les chrétiens de la ville, et que la demande de formation s’est beaucoup accrue parmi eux. Si le pouvoir public l’attire, il le terrifie aussi, lorsqu’il apparaît dans l’exercice de la police et de la justice. S’il ne le critique pas, et en surestime d’ailleurs l’efficacité et les bonnes intentions, on sent cependant qu’il n’est qu’à moitié rassuré par la politique répressive de Louis XIV à l’égard des protestants et des jansénistes, le fonctionnement de la justice, et les méthodes de la police. Son récit détaillé des sentences, et la description des supplices publics auxquels il a assisté (pendaison, roue, châtiment public d’une maquerelle), traduisent ce mélange de fascination et d’horreur que le pouvoir lui inspire. Ces observations l’amènent parfois à des comparaisons peu flatteuses avec son pays d’origine. À Livourne, il décrit minutieusement les manœuvres des troupes à l’entraînement, et insiste sur la discipline drastique qui y règne. Il s’appesantit sur le bon état de l’artillerie, et note le système d’entretien des armes, ce qui éveille chez lui des souvenirs d’Alep, réputée pour sa citadelle, mais où les canons, ensablés, sont abandonnés à la rouille, et lui inspire une critique des responsables de cette situation. Une autre fois, il se réfugie encore derrière les paroles de l’émissaire ottoman pour critiquer le régime de la Porte, comparé à celui de la monarchie française : “Après avoir reçu les notables de la ville, il leur rendit à son tour visite pour admirer leurs demeures, l’excellence de leur organisation et de leur économie, et la douceur de leur vie. Il nota ainsi une grande différence entre l’organisation des pays francs et celle de son pays, empli de vices, de troubles, d’injustice et
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d’abus des dirigeants à l’encontre de leurs sujets. Il disait cela en confidence à ses djôkhadârs, qui me le rapportaient ensuite, car leur opinion concordait avec celle de leur agha” [111v].
Arrivé à Smyrne, il y retrouve le régime ottoman avec ses employés musulmans tenant le bureau de la douane, et il éprouve alors une grande anxiété, “comme si j’étais tombé en captivité” [141v]. Il dit qu’il regrettait à ce moment précis d’avoir quitté “les pays chrétiens” pour revenir “à la captivité des musulmans” (ibid.). Mais à vrai dire il ne s’appesantit nulle part sur l’opposition entre chrétiens et musulmans, et n’éprouve aucune envie de se joindre au religieux fanatique rencontré à Istanbul qui l’invite à se mortifier pour obtenir de Dieu la conversion des musulmans. Le récit de Hanna Dyâb est un document exceptionnel, par ses qualités narratives, par la richesse de ses observations, et par la confidence qu’il installe avec le lecteur à travers l’évocation de ses impressions et de ses sentiments. En travaillant sur son texte, on ne peut qu’éprouver de l’empathie pour l’auteur, et une sorte d’exultation à suivre toutes les pistes qu’il ouvre successivement. Au-delà du plaisir indéniable que la lecture de son récit procure, nous devons être reconnaissants à Hanna de nous avoir aidés à déplacer le regard que nous portons sur le monde méditerranéen, sur les relations entre “l’Orient” et “l’Occident” ou entre “Chrétienté” et “Islam”, et sur notre perception des Mille et Une Nuits. Bernard heyberger
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Paule Fahmé-Thiéry, amoureuse du dialecte aleppin de sa ville natale, travaille depuis plusieurs années sur des récits de voyageurs orientaux consignés dans des manuscrits arabes des xvii e et xviii e siècles. Bernard Heyberger est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’École pratique des hautes études. Il est historien, spécialiste des chrétiens orientaux, en particulier ceux d’Alep. Jérôme Lentin est professeur émérite à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Il est spécialiste des dialectes arabes du ProcheOrient, et du “moyen arabe”, registre dans lequel est écrit le texte de Hanna Dyâb. Illustration de couverture : Charles Laurent Grevenbroeck, Vue de Paris © The Trustees of the Goodwood Collection / Bridgeman Images
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éditeurs associés DÉP. LÉG. : JUIN 2015 28 e TTC France www.actes-sud.fr
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ISBN 978-2-330-03747-5
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HANNA DYÂB
HANNA DYÂB
D’Alep à Paris LES PÉRÉGRINATIONS D’UN JEUNE SYRIEN AU TEMPS DE LOUIS XIV récit traduit de l’arabe (Syrie) et annoté par Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin
D’ALEP À PARIS
Hanna Dyâb, chrétien maronite d’Alep, fait le récit du voyage effectué dans sa jeunesse en compagnie du Français Paul Lucas, au début du xviiie siècle. Son texte en arabe nous est parvenu sous la forme d’un manuscrit unique, inédit à ce jour, conservé à la Bibliothèque vaticane. Le périple conduit l’auteur d’Alep à Tripoli, Saïda, Chypre, puis en Égypte, d’où il rejoint la Libye, puis Tunis. De là il passe à Livourne, Gênes et Marseille, avant de gagner Paris, où son séjour culmine avec sa réception à Versailles dans les appartements de Louis XIV. Sur le chemin du retour, il passe par Smyrne et Constantinople, d’où il rejoint Alep en traversant l’Anatolie en caravane. Conteur hors pair, Hanna Dyâb fut l’informateur d’Antoine Galland pour une douzaine de contes des Mille et Une Nuits, notamment Aladin et Ali Baba. Extrêmement vivant, son récit relate rencontres et conversations, déplacements en caravane, tempêtes et attaques de corsaires en mer. Il décrit précisément l’horloge astronomique de l’église Saint-Jean à Lyon, la vie sur les galères, le Grand Hiver de 1709, le supplice de la roue ou une représentation d’Atys de Lully à l’Opéra. Il entrecoupe son récit d’histoires plus ou moins légendaires, inspirées de vies de saints, de contes populaires, de faits divers. Le regard vif et original d’un “Oriental” sur le monde mé diterranéen et la France au temps de Louis XIV.
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