Les voix du silence André Malraux
Consigner la naissance de l’André Malraux, raconter les lieux, les hommes, les techniques, revenir sur L’Archéonaute dont il est l’héritier, arpenter et illustrer à cette occasion les Très Riches Heures de l’archéologie sous-marine française, depuis sa genèse au Grand Congloué jusqu’à la mise en chantier du nouveau navire, mêler en un mot l’ancien et le nouveau, saluer l’héritage, évoquer les enjeux, tel est le propos de cet ouvrage. Pour ce faire, il a fallu opérer des choix, privilégier des sites, en passer sous silence, relater des anecdotes, en méconnaître de plus savoureuses que je n’avais pas vécues. J’ai de même été amené à évoquer ici quelque personnage marquant, contraint d’en ignorer là quelque autre qui n’avait pas démérité. Je n’ai pas cherché enfin à dresser un catalogue de résultats scientifiques mais je me suis préoccupé de l’histoire de la discipline et de ceux qui l’avaient fait évoluer. Parmi eux s’imposait une figure centrale, incontournable : L’Archéonaute. Il fut l’inspirateur de ce témoignage. Compagnon attitré de plusieurs générations de chercheurs, devenu au fil des années l’une des incarnations les plus emblématiques de la recherche archéologique sous-marine mondiale, ce bateau, qui a contribué quarante années durant à faire surgir des flots une histoire oubliée, s’est trouvé atteint à l’aube des années 2000 par la limite d’âge. Épuisé, inadapté aux développements de la recherche, réclamant des entretiens sans cesse plus coûteux, il a finalement été désarmé en septembre 2005 et relégué à un “quai de l’oubli”. Loin de s’abandonner à la mélancolie, le département des Recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) a entrepris, avec l’appui de son ministère de tutelle, de réfléchir dès l’automne 2006 à son remplacement. Durant trois ans, l’équipe du drassm a ainsi travaillé sans relâche avec les architectes navals du Bureau Mauric à définir ce que devrait être le successeur de L’Archéonaute. Financées par le ministère de la Culture et de la Communication, ces études préalables se sont achevées aux premiers jours de 2009 et les plans de construction du futur navire ont été dessinés. Ce projet, dont l’enjeu n’est autre que la survie des capacités opérationnelles de l’archéologie sous-marine française et le maintien de sa prééminence planétaire dans cette discipline, a naturellement suscité la rédaction de
dizaines de notes, de centaines de pages, de milliers de courriels adressés tant à la tutelle qu’à des bureaux d’études, des mécènes potentiels ou des équipementiers. Il a pareillement exigé d’innombrables réunions, appels téléphoniques, déplacements, visites techniques et consultations de tous ordres, en France comme à l’étranger. Il a enfin conduit à quantité de propositions logistiques, de calculs, de devis, de retours d’expériences et de confrontations, passionnantes et passionnées, entre les besoins exprimés et leurs solutions. De tous ces contacts, sereins ou fiévreux, sont nés un cahier très nourri de spécifications techniques et une foule de plans cotés qui ont été soumis à leur tour à la torture de l’examen. Au cours de ces réunions collectives ou à l’occasion de rédactions solitaires de notes techniques ou scientifiques, je ne saurais dire combien de fois j’ai songé à nos prédécesseurs qui, en 1966, avaient donné la vie à L’Archéonaute. Avaient-ils expérimenté comme nous ce sentiment singulier de prêcher dans le désert, d’argumenter devant des amphithéâtres vides ou de mobiliser une énergie folle à convaincre du bien-fondé d’une idée que le simple bon sens aurait dû, semble-t-il, suffire à imposer ? Qui furent les hommes qui le conçurent, lui donnèrent le jour ? Qui assista à son lancement, baptisa son étrave ou guida ses premiers milles ? Las ! À ces interrogations récurrentes, il n’est guère de réponse car les archives du drassm sont peu prolixes et sa documentation photographique presque muette sur le sujet. Entré au drassm plus d’une décennie après sa mise en chantier, je ne sais moi-même, des premiers jours du navire, que quelques bribes d’anecdotes, fugitivement glanées autrefois au grand carré, à l’heure où la nostalgie entraîne les plus anciens à commenter aux plus jeunes quelques souvenirs déjà très imprécis et, partant, fantasmés. C’est ce vide abyssal de la mémoire sur une aventure pourtant contemporaine, et affectivement liée à une profession qui se targue volontiers de lire l’histoire des hommes dans un témoin enfoui ou englouti, qui m’a donné l’idée de cette plongée dans la jeunesse de notre métier. De L’Archéonaute à l’André Malraux, il m’a soudain paru urgent de consigner le temps quand il est encore temps ! 13
Le Grand Congloué
Un repère fondateur de l’archéologie sous-marine C’est incontestablement la mise au point, en 1943, du scaphandre autonome par Jacques-Yves Cousteau et Émile Gagnan qui favorisa l’avènement de l’archéologie sous-marine, discipline dont Alfred Merlin, Louis Poinssot et Louis Drappier avaient, autour de 1910, démontré sur l’épave de Mahdia le fabuleux potentiel. En permettant à beaucoup d’accéder au “monde sans soleil”, le scaphandre autonome entraîna la découverte d’un très grand nombre d’épaves, d’abord en Méditerranée puis sous tous les océans. Juste retour des choses, c’est aussi à Mahdia que, dotés du nouveau scaphandre, Philippe Tailliez, Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas inaugurèrent en 1948 une première expertise archéologique sousmarine. Les engins de dévasage et le recours à une méthodologie de fouille spécifique aux espaces immergés restaient toutefois à improviser. C’est le site du Grand Congloué qui allait y contribuer. Déclaré en 1948 par un plongeur marseillais, Gaston Cristianini, le site est localisé au sud-est de la rade de Marseille, non loin de l’île de Riou, au pied du massif rocheux dont il porte le nom. Lors de sa découverte, le gisement apparaissait comme un talus d’amphores reposant sur une pente, entre 37 et 42 m de profondeur. À l’initiative de Jacques-Yves Cousteau et sous la direction scientifique du professeur Fernand Benoit, le site fit l’objet, de 1952 à 1957, de la première fouille sous-marine exhaustive au monde. Par malheur, c’est aussi lors de ce chantier initiatique que l’on eut à déplorer le premier décès d’un plongeur intervenant sur un chantier de fouille subaquatique. Le 6 novembre 1952, Jean-Pierre Servanti fut en effet victime d’une narcose alors qu’il s’efforçait, par 60 m de fond, de capeler la chaîne d’ancre de la Calypso sur son mouillage. Malgré l’intervention immédiate d’Albert Falco, il fut impossible de le réanimer. En dépit du danger, dont nul n’ignorait plus l’omniprésence, il fallait persévérer. Tout alors était à imaginer et, par bonheur, les fouilleurs firent preuve d’une grande inventivité. Ainsi, c’est au pied du Grand Congloué que furent mises au point les premières suceuses, ces aspirateurs sousmarins sans lesquels il n’y aurait toujours pas aujourd’hui de fouille possible. 16
fififi Épave Ouest Giraglia 2, Haute-Corse. Ï Tamisage des sédiments aspirés sur l’épave par une suceuse sousmarine. (Fonds drassm) fifi Céramique campanienne dans la main d’un plongeur. En arrière-plan, le chargement d’amphores Dressel 1A. (Fonds drassm) fi Extrait du cahier de fouilles de Fernand Benoit. On peut lire : “bordé avec plomb dessous et membrures dessus. 1. Pl(anche) mortaisée. 2. Pl(anche) doublage. 3. Plomb. + au-dessus italiques Sestius, au-dessous gréco-italiques. Si les gréco-italiques sont contemporaines de Sestius, elles devraient être au-dessus du bois, en cas de 2 épaves.” (Fonds Benoit) „ Carte de répartition des amphores marquées Sestius.
Grand Congloué 1
La cargaison de l’épave Grand Congloué 1 était principalement composée de plusieurs centaines d’amphores à vin, de type gréco-italique, originaires du Latium ou de Campanie. Certaines d’entre elles portent le timbre TI.Q.IVENTI. Une trentaine d’amphores grecques, rhodiennes et cnidiennes accompagnaient ce chargement. L’épave a également livré quelque 7 000 pièces de vaisselle campanienne A à vernis noir, où l’on reconnaît de quinze à vingt formes différentes. L’ensemble de ce chargement incite à dater le naufrage de l’épave Grand Congloué 1 vers 190 av. J.-C. 18
Grand Congloué 2
L’épave Grand Congloué 2 transportait pour sa part une importante cargaison d’amphores à vin de type Dressel 1A. Nombre de ces amphores présentent sur la lèvre la marque estampillée SES(tius). Le navire emportait aussi un certain nombre de vases à vernis noir de type campanien B. L’origine de ces derniers et des amphores de Sestius est à situer dans la région de Cosa, en Étrurie. L’épave Grand Congloué 2 a très probablement fait naufrage entre 110 et 80 av. J.-C.
Paradoxalement, c’est pourtant à une “cagade”, un raté de l’opération, que l’on doit la naissance de l’archéologie sous-marine professionnelle. Le gisement du “Conglue”, comme le nomment les Marseillais, recelait en effet les vestiges non pas d’un mais de deux navires dont les épaves s’étaient partiellement superposées à près d’un siècle d’intervalle. Or, si l’hypothèse d’un double naufrage effleura Fernand Benoit, il ne confia cette réflexion qu’à son carnet de fouille. Dans leur majorité, les plongeurs de l’équipe Cousteau n’en furent pas avisés. “Riquet” Goiran, Canoé Kientzy et quelques autres procédèrent donc à la récupération d’une importante “couche de vaisselle et d’amphores”, puis, après avoir observé dessous une première épaisseur de bois identifiée comme un pont, ils entreprirent de démonter ce dernier et de ramener au jour un second ensemble d’amphores, selon eux chargées en cale. Malheureusement, le présumé pont était le fond de carène du navire le plus récent et ladite cale celle d’un navire plus vieux d’un siècle que le précédent. Tôt soulignées par les archéologues terrestres, les incohérences chronologiques affichées par l’analyse du site suscitèrent une très vive et très longue polémique, qui ne s’est éteinte qu’en 1980, lorsqu’une équipe du drassm menée par Luc Long prouva définitivement la présence de deux épaves au pied du Grand Congloué. Dès 1966 toutefois, soucieux d’apaiser les querelles et conscient des lacunes, André Malraux, alors ministre de la Culture, avait pris la décision de créer le drassm afin que des archéologues dirigent désormais eux-mêmes l’étude des épaves en plongée. C’est ainsi dans le pas des pionniers du Congloué que le premier service officiel spécialisé en matière de patrimoine immergé vit le jour. Il matérialisait l’émergence à l’histoire d’une discipline nouvelle : l’archéologie sous-marine.
Des sites archéologiques sous-marins
Depuis les années 1950, des centaines de fragments d’amphores du Grand Congloué, panses étêtées ou cols dissociés de leurs conteneurs d’origine, sommeillaient au cœur de Marseille dans un dépôt désaffecté, aucun musée n’ayant manifesté d’intérêt pour ce mobilier archéologique. C’est pourquoi, rejoignant tout à la fois les préoccupations de l’Unesco de promouvoir l’accès en plongée des sites archéologiques subaquatiques et le désir du public de mieux appréhender l’apparence d’une épave antique encore vierge, le DRASSM a entrepris en 2010 de reconstituer à l’aide de ces amphores déshéritées deux sites archéologiques sous-marins. Ouverts au public par moins de 15 m de fond, en rade de Marseille, placés sous la surveillance de clubs de plongée locaux, ces deux fac-similés d’épave font désormais le bonheur de visiteurs qu’ils contribuent à sensibiliser à la protection du patrimoine immergé.
Ï Reconstitution d’une épave sous-marine avec les amphores du Grand Congloué. (Cliché Frédéric Bassemayousse) fi Le dépôt 2 du fort Saint-Jean. (Cliché Stéphane Cavillon, drassm) Bibliographie BENOIT Fernand, L’épave du Grand Congloué à Marseille, supplément à Gallia 14, CNRS, Paris, 1961, 211 p. LONG Luc, “Les épaves du Grand Congloué : étude du journal de fouille de Fernand Benoit”, Archaeonautica 7, 1987, p. 9-36. 19
Les corsaires de la Natière
Des hommes, la course et l’océan Il faudra raconter un jour la vraie découverte des épaves de la Natière. On y trouve des chasseurs sous-marins, des vrais… et d’autres, du type chasseurs-cueilleurs d’objets archéologiques ! On y croise aussi une gorge profonde1, de l’amitié sereine et de la méfiance instinctive, un négociateur du drassm, des rendez-vous secrets et, enfin, des paroles qui s’envolent et des écrits qui restent. Et cet écrit, le seul qui fasse foi, c’est la déclaration le 29 septembre 1995, par Jean-Pierre Génar, de “canons anciens, ancres […], structures de bois, mobilier divers […] dans la baie de Saint-Malo, au sud de Cézembre”. Expertisé par mes soins du 23 juin au 14 juillet 1996, le gisement, localisé près des roches de la Natière, par 8 à 18 m de fond selon les marées, va immédiatement démontrer son très riche potentiel. Rédigé à l’issue de l’opération, mon rapport est sans détour : c’est “incontestablement l’un des sites les mieux préservés et les plus prometteurs qu’il nous ait été donné d’expertiser depuis de très nombreuses années… l’ensemble des indices recueillis […] conduit à […] le dater dans la première moitié du xviiie siècle”. À peine cette énergique certitude est-elle troublée par un doute quant à l’unicité du gisement : “Rien n’interdit […] de penser que les vestiges observés sur les roches de la Natière soient les témoins non pas d’un seul mais de deux naufrages […].” Des observations d’ordre architectural et l’extension spatiale du gisement, qui couvre plus de 1 000 m2, sont à l’origine de cette perplexité. La fouille, qui commence en 1999 et qui durera jusqu’en 2008, aura donc aussi pour objectif de trancher ce débat. Elle y parviendra dès la campagne 2000 en prouvant la présence au pied des roches, en bordure du chenal, d’au moins deux épaves, dorénavant désignées comme Natière 1 et Natière 2. Favorisé par la folle générosité du site, largement soutenu par le ministère de la Culture et les collectivités locales, région Bretagne, département d’Illeet-Vilaine, mairie de Saint-Malo, le projet qu’Élisabeth Veyrat et moi-même dirigerons collégialement va connaître au cours des années un retentissement croissant. Plusieurs centaines de fouilleurs de tous les horizons vont s’y croiser, apprenant le métier, fondant de nouvelles approches méthodologiques du patrimoine immergé, développant des savoir-faire inédits en 206
matière d’études pluridisciplinaires ou de gestion des collections ramenées au jour, y trouvant enfin matière à des thèses. Agglomérant des compétences sans cesse plus éclectiques – médecin radiologue, archéologue, vétérinaire, botaniste, ichtyologue, plongeur démineur ou photographe –, la tour de Babel bâtie à la Natière s’est ainsi imposée au début des années 2000 comme le plus important chantier de fouille sous-marin de la décennie. Les budgets sont à la hauteur des ambitions puisque, à l’exception de la fouille de Brunei, le chantier de la Natière restera, jusqu’à la fouille de l’épave Arles-Rhône 3, en 2011, l’opération la plus lourdement financée de toute l’histoire de l’archéologie sous-marine française. École de fouille réputée bien au-delà de nos frontières, elle va aussi attirer ou fidéliser les étudiants les plus motivés et faciliter leur ascension professionnelle. Nombre d’entre eux font d’ailleurs aujourd’hui les beaux jours de plusieurs services nationaux de gestion des patrimoines immergés, notamment le drassm et le service fédéral canadien d’archéologie sous-marine. Toutes ces compétences auront été les bienvenues car le site, balayé par de violents courants de marée générés par l’un des marnages les plus importants du monde (plus de 10 m) et perturbé depuis 1966 par les activités de l’usine marémotrice de la Rance, est aussi complexe à étudier aujourd’hui qu’il le fut à “sauveter” par les contemporains des navires naufragés. Ceci explique sans doute la découverte au cours des fouilles de plusieurs milliers d’objets significatifs, diversifiés et bien conservés : pièces du gréement et de la cuisine, vaisselle de table et outils, objets personnels et d’apothicairerie, canons sur affûts ou chargés en lest, sabres et pistolets, barriques ou
Ï Remontée à bord du navire Hermine-Bretagne, support de la fouille des épaves de la Natière. fi Étude d’un affût de canon de l’épave de la Dauphine. · Entassement d’objets de la vie à bord, à l’avant de L’Aimable Grenot. „ Étude et prélèvement d’un seau en bois sur l’épave de L’Aimable Grenot.
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lingots de fer, instruments de navigation ou vestiges de repas… Ce fabuleux témoignage de l’histoire maritime moderne prendra tout son sens en novembre 2001 puis en juin 2006, lorsque la consultation de milliers de documents d’archives nous aura finalement livré le nom des deux navires perdus à la Natière. Il s’agit, comme nous l’avions diagnostiqué, de deux grandes frégates construites pour la guerre de course, ou plus précisément, selon la dénomination de l’époque, pour être armées “en guerre ou en marchandises”. Perdu le 11 décembre 1704, le corsaire havrais de trente canons la Dauphine entrait à Saint-Malo, où il escortait une prise anglaise, lorsqu’un coup de vent aussi soudain que violent le jeta dans les roches. Le même sort attendait quarante-cinq ans plus tard la frégate corsaire granvillaise de quarante canons L’Aimable Grenot alors qu’elle quittait la rade de Dinard pour Cadix le 6 mai 1749. 208
Après plus de 50 000 heures de travail, dont 5 900 sous les eaux, nous avons finalement jugé, en 2008, que le temps était venu de fermer le chantier. Non que le site ne cachât plus de magnifiques témoignages matériels, ni que les études d’architecture navale eussent définitivement et exhaustivement extrait des deux navires toutes les données inédites qu’ils recelaient, mais parce que la recherche aussi a ses limites et qu’une pause s’imposait. Le fonds documentaire recueilli depuis 1996 est un prodigieux concentré d’informations sur les techniques de construction navale mises en œuvre au début du xviiie siècle dans les chantiers royaux et privés, comme sur les approvisionnements et les vivres, les échanges économiques et le quotidien des hommes embarqués à bord des frégates qui, à l’époque, sillonnaient l’Europe maritime. Il importe désormais de publier ces données et d’exposer tous ces mobiliers au public. On espère que ce sera dans le
grand musée maritime que la ville de Saint-Malo se propose de construire sur son bassin Duguay-Trouin à l’horizon 2015 ou 2020. À nouveau enfouies sous des centaines de mètres cubes de sable, les épaves de la Dauphine et de L’Aimable Grenot se sont aujourd’hui rendormies et l’on se plaît à penser que l’évolution de la recherche imposera, demain ou dans un siècle, qu’un chercheur les réveille ! Peut-être lui diront-elles alors cette geste contemporaine que fut la fouille de la Natière, ses rires, ses larmes, ses amours, ses naissances, ce moment rare du 22 juin 2002 où l’on apprit dans l’émotion la nomination au drassm d’Élisabeth Veyrat ou cette belle soirée du 19 juillet 2007 où l’on fêta le brevet de capitaine de Denis Metzger. Il convient en effet de ne pas l’oublier. Derrière chaque quête de l’histoire des hommes, il y a aussi une aventure humaine.
1. Deep Throat, ou “gorge profonde”, est le surnom que les journalistes du Washington Post Carl Bernstein et Bob Woodward avaient donné en 1972 à leur informateur lors de l’affaire du Watergate. Le président Richard Nixon fut contraint de démissionner. On n’a su qu’en 2005 qu’il s’agissait de Mark Felt, à l’époque n° 2 du FBI.
Ï Dégagement d’une poulie violon sur l’épave de la Dauphine. fi Prélèvement d’une cruche en grès préalablement emballée avec de la bande velpeau, épave de la Dauphine. Bibliographie L’HOUR Michel, VEYRAT Élisabeth, Un corsaire sous la mer : l’épave de la Natière, archéologie sous-marine à Saint-Malo, Adramar, Paris, 20002004, 5 volumes, 96 + 108 + 108 + 131 + 128 p. 209
Un chaos à Vanikoro
Quand l’Astrolabe perd la Boussole et ramène le scientifique à la raison “C’est avec bien du regret, monsieur, que je me vois à la veille de vous quitter sans espoir d’aller visiter votre observatoire. M. de La Pérouse prétend que je n’ai pas assez de force pour tenter une course aussi grande et le zèle qu’il témoigne pour ma santé me fait un devoir de me ranger de son parti.” Adressées par l’astronome français Joseph Lepaute Dagelet à son homologue britannique William Dawes, ces quelques lignes écrites non loin de Sydney, “à la Baye Botanique le 3 mars 1788”, sont les dernières qui nous soient parvenues de l’expédition menée, de 1785 à 1788, par le comte de La Pérouse. Après l’escale australienne, on restera sans nouvelles des navires et des équipages jusqu’à ce qu’un aventurier irlandais, Peter Dillon, découvre en 1827, dans le Sud des îles Salomon, les vestiges des frégates la Boussole et l’Astrolabe. Frappées par un cyclone alors qu’elles exploraient l’archipel des Santa Cruz, elles se sont brisées vers le milieu de l’année 1788 sur les récifs de l’île de Vanikoro. Dans l’intervalle des recherches, la mystérieuse disparition des marins et des scientifiques français aura conquis le statut d’un véritable mythe planétaire, suscitant des interrogations qui n’allaient plus cesser de hanter les esprits. Après Dillon, puis Dumont d’Urville, de nombreuses missions se sont succédé à Vanikoro afin de retrouver la trace des équipages évanouis dans le Pacifique. D’abord conduites par des navires de la Marine nationale, ces investigations ont pris en 1981 un nouveau tour lorsque des passionnés néo-calédoniens ont entrepris de fouiller de manière plus exhaustive les sites de la Fausse Passe et de la Faille, où l’on avait respectivement localisé, en 1828 puis en 1954, les restes des deux frégates. Dirigé par Alain Conan, ce projet permit, au cours de cinq campagnes, de retrouver de très nombreux témoignages des hommes de La Pérouse ainsi que les vestiges du camp bâti à terre par les survivants. Cette découverte a ainsi vérifié la tradition orale selon laquelle des naufragés s’étaient établis à Païou, au bord de la rivière, pour y construire un navire de sauvetage avec lequel ils avaient finalement quitté l’île. Restait cependant, à l’aube des années 2000, à identifier avec précision chacun des deux sites. Pour ce faire, Alain Conan sollicita et obtint l’appui 250
du drassm. Au prix d’une profonde réorientation des stratégies et des méthodes de fouille observées depuis 1981, les campagnes de 2003 et de 2005, qu’Élisabeth Veyrat et moi-même codirigeâmes au nom du drassm avec l’appui technique de Denis Metzger, ont permis des découvertes majeures. Celle d’un squelette humain d’abord, trouvé par 12 m de fond sur le site de la Faille et qui a suscité en France un extraordinaire engouement. Littéralement encapsulé par l’écroulement des ponts lors du naufrage, “l’inconnu de Vanikoro” a fourni l’occasion d’une longue et passionnante enquête mobilisant archéologues, anthropologues et spécialistes de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. Elle a permis à son terme de circonscrire à moins de quatre individus ses identités possibles et de lui redonner une apparence faciale par le biais d’une numérisation en 3D, puis d’une reconstitution réalisée en résine et en silicone par Élisabeth Daynes. Encouragées, sinon justifiées, par les résultats de la campagne de 2003, les recherches de 2005 ont conduit pour leur part à identifier définitivement l’épave de la Faille comme celle de la frégate la Boussole, dont La Pérouse assurait le commandement. De nombreux objets très significatifs y ont été mis au jour, parmi lesquels des équipements scientifiques, tels une lunette astronomique et des instruments de navigation, dont un compas azimutal signé du fabricant londonien Henry Gregory et un sextant français fabriqué par l’ingénieur Mercier. C’est précisément ce dernier qui a étayé la lecture de toute une série d’autres indices qui donnaient déjà à penser que l’épave de la Faille était celle de la Boussole. Alain Conan a pu en effet retrouver dans la masse d’archives, dont il a assuré au fil des années le récolement, la Ï Supports de fouille lors de la campagne 2005 ; en arrière-plan, le batral Jacques Cartier. fi Michel L’Hour cherchant à déchiffrer une inscription sur le compas azimutal. · Relevage d’un canon de l’Astrolabe. „ Travaux dans la faille. Épave de la Boussole.
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mention d’un “sextant fait par le sieur Mercier” embarqué en 1788 à bord de la Boussole. En dépit de l’extrême violence qui a accompagné leur naufrage, les deux épaves ont également livré nombre de vestiges bien conservés, dont un élément du safran de la Boussole et des pièces d’artillerie en bronze numérotées, des fourchettes portant le blason du chevalier de Clonard ou de la famille du commandant de l’Astrolabe, Fleuriot de Langle, des porcelaines de Chine aux armoiries de Sainte-Geneviève, une cloche signée “Bazin m’a faite” ou une monture d’épée en argent. Si proches de nous par leur capacité à évoquer la figure de leurs propriétaires, ces quelques témoins de l’une des plus grandes expéditions scientifiques du xviiie siècle ont entraîné le public, après 2003, à s’attacher fidèlement aux pas de l’équipe de fouille et à se passionner pour les hommes de La Pérouse. Transcendé par des documentaires télévisés, cet enthousiasme s’est traduit en 2008 par une très forte fréquentation de l’exposition Le Mystère Lapérouse, enquête dans le Pacifique sud organisée au palais de Chaillot par le drassm et le musée national de la Marine. Engrangés à Vanikoro dans des conditions très difficiles, compte tenu de l’isolement des lieux et de leur dangerosité potentielle, les résultats de la fouille ont également été salués par la communauté scientifique internationale. On y reconnaissait au premier rang les chercheurs australiens qui avaient participé à la campagne de fouille de 1986 et contribué à démontrer à quel point les épaves les plus martyrisées peuvent encore receler d’informations. Ensevelie aujourd’hui sous plusieurs mètres de corail, à la suite de l’effondrement du flanc ouest de la faille qui lui tenait lieu d’écrin, la Boussole dissimule encore bien des secrets qui seront maintenant difficiles à percer. Dès lors, c’est peut-être de la terre que viendront demain des révélations. On sait en effet, par les traditions orales recueillies en 1828, que deux blancs demeurèrent sur l’île après le départ de leurs compagnons. On peut donc supposer que les données scientifiques de la mission La Pérouse furent cachées sur l’île et laissées à leur garde. En agissant de la sorte, en pariant autant sur la réussite de leur propre entreprise de sauvetage que sur l’intervention d’une expédition de secours envoyée par Versailles, les hommes de La Pérouse pouvaient doubler leurs chances – ils le savaient – que soit recouvré un jour et préservé pour la postérité le bilan d’une enquête à laquelle 200 hommes s’étaient attelés pendant trois ans autour du monde. On sait aujourd’hui que l’échec du retour des survivants vers la civilisation comme celui de l’expédition de Bruni d’Entrecasteaux, missionné en 1791 par l’Assemblée nationale pour retrouver La Pérouse et qui longea le
19 mai 1793 l’île de Vanikoro sans venir la reconnaître, ont in fine détrompé cet hypothétique double calcul. Quelque part à terre, enfouie dans la jungle qui borde les rivages de Vanikoro, une somme scientifique attend donc peut-être encore celui qui saura l’exhumer. En 2008 pourtant, en dépit de propositions réitérées des médias pour que des spécialistes du drassm retournent à Vanikoro, il nous est apparu, à Élisabeth Veyrat et à moimême, que cet objectif n’était plus de notre ressort. Si notre refus n’a pas toujours été compris, ses motivations pourtant étaient simples. Les médias ont certes permis de faire connaître et de populariser nos travaux et l’on ne peut que s’en féliciter. Pour autant, il nous a semblé qu’il ne convenait pas d’intervertir la proposition et de programmer à l’avenir des recherches à seule fin de satisfaire le désir des médias. On y perdrait son âme ! Comme Joseph Lepaute d’Agelet, nous avons donc “avec bien du regret […] quitt[é] sans espoir d’aller visiter” à nouveau les vestiges de la Boussole et de l’Astrolabe, “n’ayant pas assez de force pour tenter une course aussi grande”. L’astronome aurait certainement approuvé que la raison triomphe à cette occasion d’un désir trop humain. ÏÏ Utilisation d’un marteau pneumatique. ÍÍ Signature “Mercier” sur le sextant mis au jour sur le site de la Faille. fi Que d’eau, que d’eau… retour vers le batral Jacques Cartier. Ï Découverte d’un compas azimutal sur l’épave de la Boussole. Í Prise de notes sur un canon de la Fausse Passe (Astrolabe). Bibliographie Le mystère Lapérouse : album publié à l’occasion de l’exposition “Le Mystère Lapérouse, enquête dans le Pacifique sud”, musée national de la Marine, 19 mars – 20 octobre 2008, Musée de la Marine, Paris, 2008, 37 p. L’HOUR Michel, VEYRAT Élisabeth, “Enquête archéologique sousmarine à Vanikoro”, in Association Salomon, Le mystère Lapérouse ou le rêve inachevé d’un roi, exposition musée national de la Marine, 19 mars – 20 octobre 2008, Très grande bibliothèque Thalassa, Conti, Paris, 2008, p. 252-303. 253