Extrait de "Arvo Pärt"

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Comme tous les volumes de la collection “Classica”, ce Arvo Pärt est enrichi d’une chronologie, d’une bibliographie, d’une discographie et d’un index. Enzo Restagno, né en 1937, a enseigné l’histoire de la musique au Conservatoire Giuseppe-Verdi de Turin tout en menant une carrière de critique, d’écrivain et de directeur artistique (notamment de l’Orchestre de la RAI). Depuis 2006, Enzo Restagno dirige le festival Settembre Musica à Turin.

E. RESTAGNO ET L. BRAUNEISS

Cet ouvrage, le premier à paraître en France sur le sujet, traite de la vie et de l’œuvre du compositeur estonien Arvo Pärt – le plus joué aujourd’hui dans le monde. Publié avec la participation active de l’artiste, il est essentiellement constitué d’une conversation entre Arvo Pärt et le musicologue italien Enzo Restagno : l’auteur de Tabula rasa revient sur son parcours et son esthétique. En complément, on trouvera “Une introduction au style tintinnabuli”, par Leopold Brauneiss. Ces deux textes ont été traduits de l’allemand par David Sanson, qui signe l’avant-propos.

Arvo Pärt

Avant-propos et traduction de David Sanson

ARVO PÄRT

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Enzo Restagno Leopold Brauneiss

ISBN 978-2-330-01241-0

ACTES SUD

DÉP. LÉG. : OCT. 2012 22 e TTC France www.actes-sud.fr

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ACTES SUD

Photographie de couverture : © Kaupo Kikkas / International Arvo Pärt Centre, 2012

ACTES SUD

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28/09/12 11:24


Arvo Pärt

CLASSICA

collection dirigée par Bertrand Dermoncourt


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Édition préparée avec l’aide de Laure-Hélène Dufournier Titre original : Arvo Pärt im Gespräch © Universal Edition ag, Vienne, 2010 © ACTES SUD / CLASSICA, 2012 ISBN 978-2-330-001241-0


enzo restagno leopold brauneiss

Arvo P채rt Avant-propos et traduction de David Sanson

ACTES SUD | CLASSICA


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Conversation avec Arvo Pärt Enzo Restagno. – Votre notice biographique nous apprend que vous êtes né en 1935 à Paide, en Estonie, dans l’une de ces Républiques baltes qui faisaient partie, jusqu’à une date récente, de l’Union soviétique. J’ai toujours éprouvé une certaine curiosité pour cette partie de l’Europe orientale dans laquelle je ne suis jamais allé et au sujet de laquelle, en Italie, je dois malheureusement l’avouer, nous ne savons que très peu de chose. En pensant à ces territoires lointains, ce vers de T. S. Eliot me revenait souvent en mémoire – “Bin gar keine Russin, stamm’aus Litauen, echt deutsch1” –, ou encore cette couleur grise qui, si l’on en croit l’écrivain Theodor Storm, enveloppait en permanence sa ville natale de Husum, elle aussi au bord de la mer du Nord. Je serais très heureux de vous entendre nous parler de vos premières 1. “Je ne suis pas russe du tout, je suis une vraie Allemande de Lituanie”, extrait – en allemand dans le texte – du poème The Waste Land. (N.d.T.)

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années, et vous remémorer l’atmosphère qui régnait dans votre ville natale, dans laquelle, je crois, vous n’êtes resté que très peu de temps, puisque dès l’âge de trois ans, vous déménagiez avec votre mère dans une autre ville estonienne, Rakvere. Arvo Pärt. – Paide se trouve au centre de l’Estonie. C’est une petite ville et celle-ci a peu changé depuis l’époque où remontent mes souvenirs. La vie s’écoulait, calmement et simplement, plus ou moins comme elle s’écoule ici, à Castello Tesino1, bien que Paide soit sans doute toutefois un petit peu plus grande. Il y avait un petit théâtre dans lequel mes parents, si je me souviens bien, se produisaient à l’occasion. Je possédais une photo montrant mon père et ma mère sur scène, pendant une représentation. Mon père était un homme fort et costaud, très musclé. Sur la photo, on dirait qu’il joue le rôle d’un gladiateur de la Rome antique, ou quelque chose de ce genre. Comme vous le disiez, ma mère est très vite partie, avec moi, à Rakvere, une ville un peu plus grande qui se trouve à peu près à mi-distance entre 1. Le village de montagne de la région du Trentin, dans le Tyrol du Sud, où cette conversation a eu lieu, en 2003, dans la maison de Silvia Lelli et Roberto Masotti, des amis d’Arvo Pärt. À cette conversation ont pris également part Nora Pärt, ainsi que Nicola Davico pour la traduction.

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Tallinn, notre capitale, et Saint-Pétersbourg. Je me souviens encore que dans la maison où nous avons emménagé se trouvait un piano à queue de la marque “S. Petersburg”. Ce n’était pas un très bon instrument, c’est pourtant sur lui que j’ai joué mes premières notes, et je l’ai utilisé jusqu’à l’âge de dix-sept ans environ. Lorsque je regarde en arrière, je m’aperçois que de nombreux détails m’ont échappé ; pour la plupart, je les ai tout simplement oubliés, et peut-être que si je n’ai pas pu les retenir, c’est parce qu’à l’époque je ne leur ai pas prêté assez attention. Mes parents se sont séparés avant notre départ de Paide. Le fils de notre nouveau propriétaire est devenu mon beau-père. La famille dans laquelle j’ai alors fait mon entrée était extrêmement intéressante : il y avait trois frères, le premier était mon beaupère, le second, un musicien remarquablement doué, qui jouait bien du piano et possédait en outre une bibliothèque musicale très fournie, et le troisième un dessinateur très talentueux. Quand j’y repense, je dois avouer que j’ai eu de la chance d’atterrir dans un tel milieu. Plus tard, la bibliothèque m’est devenue très utile, même si son propriétaire, le musicien, était déjà mort. Si je ne me trompe pas, on a construit à Rakvere, juste après la fin de la guerre, une école de musique, la première de la ville. Comme nous avions déjà un piano à la maison, ma mère décida de m’y envoyer : c’est comme ça que tout a commencé. 33


Vous venez d’évoquer votre famille et votre première rencontre avec la musique, mais j’aimerais aussi que vous me parliez de l’architecture de Rakvere : à quoi ressemblaient les façades des immeubles, les intérieurs ? Pouvait-on constater une influence allemande, ou bien avaient-ils des caractères typiquement estoniens ? A. P.

– Non, il n’y avait pas de style estonien propre : de tels caractères, vous les trouverez plutôt dans les petits villages de la campagne. Les villes d’Estonie ne diffèrent pas fondamentalement des autres villes européennes, et il ne faut pas oublier que l’Estonie, cinq siècles durant, a fait partie de l’Allemagne. Naturellement, on pouvait aussi trouver des influences russes, mais finalement, Rakvere était une ville ordinaire, avec des maisons basses, la plupart en bois, et un vieux centre médiéval, avec un château fort en ruine que les enfants, encore aujourd’hui, adorent utiliser comme terrain de jeu. Je suppose que durant votre enfance, vous avez parlé la langue de votre mère, l’estonien. À l’époque, avez-vous entendu également parler d’autres langues, l’allemand ou le russe ? A. P. – L’Estonie était à l’époque un territoire libre. La langue la plus parlée était l’estonien. Mais je me souviens que les parents de mon beaupère, à la maison, parlaient souvent allemand

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ou même russe. Leurs fils parlaient l’allemand le plus souvent, et le russe presque jamais. Les influences russes s’étaient estompées. Les grandsparents, sous la période tsariste, avaient beaucoup voyagé, et ils connaissaient la langue et la culture russes. Il est très vraisemblable que le piano dont je vous parlais soit arrivé dans la famille à travers je ne sais quel contact avec le monde de la Russie tsariste. Je me souviens aussi que lorsque j’avais cinq ans, les Allemands sont arrivés. C’était en 1941. A. P. – Exactement, en 1941, et l’Estonie est tom-

bée sous leur souveraineté. Lorsque la guerre a éclaté, les soldats aussi sont arrivés et se sont déployés dans toute la ville, occupant le moindre espace disponible dans les appartements. Dans le nôtre aussi. Ils étaient deux ou trois, je ne me rappelle plus, et ils se sont installés dans la pièce où se trouvait le grand piano. Nous avons beaucoup et bien joué avec eux, fait de la musique et chanté. Tout compte fait, je ne peux vraiment pas dire que ce fut une mauvaise époque. Le mal devait arriver plus tard, de l’Est. En 1944 en effet, les Soviétiques sont revenus, qui allaient rester cinquante ans. À partir de ce jour, l’Estonie est devenue une partie de l’Union soviétique – une partie très occidentale au demeurant, où l’on parlait une autre langue, comme la Prusse-Orientale, 35


qui devait d’ailleurs souffrir le même destin. Quand on a grandi dans ces régions, j’imagine que l’on se sent plus ouvert à des influences différentes, aux autres langues et aux autres cultures. Vous expliquiez que dans votre famille, on entendait trois langues différentes : l’estonien, l’allemand et le russe. Tout de suite, cela m’a fait penser à ce que raconte Elias Canetti dans La Langue sauvée : lorsqu’il était enfant, la langue allemande, celle de ses parents, lui apparaissait comme la langue de la culture. A. P.

– En tout cas, à l’époque, et jusqu’à ma dixième année, je ne savais écrire ni parler ni l’allemand ni le russe. Autour de moi, cependant, c’était un désordre sans nom, et pas uniquement d’ordre linguistique : un membre de la famille qui avait été enrôlé dans un régiment russe fut interné dans un camp de concentration allemand, tandis qu’un autre, qui devait servir dans un régiment allemand, vécut la même chose de l’autre côté. J’étais beaucoup trop petit, c’est pourquoi ce genre de choses m’a été épargné. Et puis ma mère me protégeait très bien. J’observais ces situations contradictoires avec les yeux d’un enfant. Mais je me rappelle encore les maisons en flammes, les hommes qui accourent pour essayer d’éteindre l’incendie. Nous avons eu de la chance : notre maison et notre piano sont sortis de la guerre indemnes.

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Vous avez commencé la musique très tôt, à l’âge de sept ans. Pour quelle raison, et à quel moment, avez-vous décidé de devenir musicien ? A. P. – Je ne saurais le dire. On est comme on est,

mais qui l’on va devenir, nul ne le sait, encore moins un enfant. Je ne peux vraiment pas affirmer qu’alors, j’aie eu le sentiment de vouloir devenir musicien. En revanche, je crois que dès mes premières tentatives de composition, une vague conscience a commencé à se former en moi. Parfois, je me plais à m’imaginer que déjà, à l’époque, j’avais le pressentiment de pouvoir composer et produire quelque chose de comparable à ce que j’entendais à la radio ou au concert. Mais la vérité est que je ne suis devenu mûr que très tard, et que je n’étais pas en mesure, à l’époque, de trouver la voie qui aurait dû me mener à ce que je recherchais vraiment. Mon désir désespéré de trouver cette voie devait aussi s’exprimer plus tard, indirectement, dans mon enthousiasme bien trop zélé pour le dodécaphonisme. Je m’en suis éloigné parce que je cherchais autre chose. Le dodécaphonisme n’a été qu’une de mes nombreuses tentatives pour trouver ma voie et mon monde. C’est ainsi : chacun cherche son chemin. On apprend jour après jour, et peu à peu on se persuade de son propre talent, on gagne de la confiance en soi, et enfin, on se décide à devenir musicien… Si 37


devenir compositeur est une décision hasardeuse, j’ai l’impression que votre famille n’a jamais manifesté aucune opposition. Sans doute parce qu’elle tenait l’art en haute estime. A. P.

– Vous avez parfaitement raison, même si personne n’a vraiment encouragé ma décision. À l’époque, je n’avais aucune idée de ce que signifiait le fait d’être compositeur. Je me rappelle encore que je ne travaillais mon piano qu’à contrecœur, combien ça m’ennuyait. Ma mère suivait mes efforts avec beaucoup d’attention, et parfois, elle m’offrait en récompense une noix : les temps étaient difficiles, il n’y avait pas de bonbons. J’essayais d’abréger ces ennuyeux exercices, mais de temps en temps aussi, je les prolongeais pour mon plaisir, et ainsi est née une espèce d’improvisation. Je crois savoir que vous avez appris non seulement le piano, mais aussi le hautbois et la percussion ; comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ces instruments ? A. P. – Cela s’est fait très simplement et très rapi-

dement. Dans l’orchestre de notre école – chez nous, chaque école avait son orchestre – il n’y avait pas un seul hautbois. Un jour, le professeur m’a mis un hautbois entre les mains en me disant : “Tu sais lire la musique, à toi de jouer.” Je jouais du hautbois effroyablement mal. Plus 38


tard, j’ai essayé la flûte, et j’ai joué alternativement du piano et des percussions dans un groupe de bal. Le fait de pouvoir maîtriser, même approximativement, ces instruments m’a été d’un grand secours. Moins pour mon métier de compositeur que durant le service militaire. Quand on était musicien, on recevait un traitement de faveur : on n’était pas obligé de se couper les cheveux, et on était mieux traité. Dans l’orchestre militaire, je jouais du hautbois : l’ouverture de Coriolan de Beethoven, ce genre de pièces, sans pourtant maîtriser vraiment l’instrument. Sans doute parce que je ne m’y suis jamais mis sérieusement. Je me souviens que les notes que je réussissais le mieux, je les jouais plus fort. Mais dans un orchestre militaire cela n’est pas si grave, parce qu’on joue toujours de toute façon beaucoup trop fort. Dans l’orchestre, pour les parades ou quand on accompagnait des danseurs, je jouais aussi du tambour et de la grosse caisse. C’est en faisant ces expériences que j’ai pu constater combien je n’avais pas le sens du rythme. La première fois que j’ai pris la grosse caisse, tous les musiciens me regardaient d’un air dubitatif, je m’en rappelle encore : j’avais complètement perdu la mesure, et je jouais systématiquement trop tôt ou trop tard. Mais le plus fort, c’est que je ne m’en suis même pas aperçu : “Tu ne te rends vraiment pas compte !?” Après ça, je me suis dit : “Bon. S’il faut que j’écoute mieux, alors je vais mieux écouter.” Dorénavant, 39


ce n’était plus moi, mais eux qui donnaient le tempo. J’ai fini par jouer suivant leur rythme. C’est à ce moment-là que j’ai compris que l’on est capable de tout faire, pour peu que l’on écoute avec suffisamment d’attention. À la fin, je maîtrisais le tambour presque parfaitement, j’ai même gagné le prix du meilleur percussionniste lors d’un concours des orchestres militaires des États baltes ! Incroyable ! Si je vous suis bien, votre sens du rythme était différent de celui du reste de l’orchestre. Comment expliquez-vous aujourd’hui ce décalage ? L’orchestre avait-il un sens du rythme trop grossier ? A. P.

– Non, absolument pas grossier, il jouait exactement comme il fallait. Je ne serais sans doute pas capable aujourd’hui de diriger un orchestre ; je serais constamment en avance ou en retard, perdu dans mes pensées au sujet de ce que je viendrais d’entendre. Mais j’aimerais vous raconter encore une anecdote de mon passé de joueur de tambour : un jour, j’ai dû jouer seul, et le régiment tout entier devait marcher à mon rythme. Je ne savais pas quoi faire, puisqu’il n’y avait aucun autre instrument sur lequel je puisse me caler. Alors je me suis dit : “Mais puisqu’ils défilent tous ensemble, je peux donc m’appuyer sur le rythme de leur marche !” Cela a si bien fonctionné que j’ai remporté le prix dont je vous parlais à l’instant. 40


Comme tous les volumes de la collection “Classica”, ce Arvo Pärt est enrichi d’une chronologie, d’une bibliographie, d’une discographie et d’un index. Enzo Restagno, né en 1937, a enseigné l’histoire de la musique au Conservatoire Giuseppe-Verdi de Turin tout en menant une carrière de critique, d’écrivain et de directeur artistique (notamment de l’Orchestre de la RAI). Depuis 2006, Enzo Restagno dirige le festival Settembre Musica à Turin.

E. RESTAGNO ET L. BRAUNEISS

Cet ouvrage, le premier à paraître en France sur le sujet, traite de la vie et de l’œuvre du compositeur estonien Arvo Pärt – le plus joué aujourd’hui dans le monde. Publié avec la participation active de l’artiste, il est essentiellement constitué d’une conversation entre Arvo Pärt et le musicologue italien Enzo Restagno : l’auteur de Tabula rasa revient sur son parcours et son esthétique. En complément, on trouvera “Une introduction au style tintinnabuli”, par Leopold Brauneiss. Ces deux textes ont été traduits de l’allemand par David Sanson, qui signe l’avant-propos.

Arvo Pärt

Avant-propos et traduction de David Sanson

ARVO PÄRT

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Enzo Restagno Leopold Brauneiss

ISBN 978-2-330-01241-0

ACTES SUD

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