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Le Temps des ogres
Victoire, treize ans, n’a jamais connu de paysages verdoyants ni de nuages lourds de pluie, encore moins la nourriture en abondance. Depuis des décennies, l’eau est strictement contrôlée par les Patrouilleurs. La jeune fille vit avec ses grands-tantes, Oma et Rosy. Dans leur ferme ne reste qu’une chèvre, avec qui elles partagent leurs maigres rations d’eau… jusqu’au jour où, les deux vieilles dames sont dénoncées et emprisonnées : Victoire n’a d’autre choix que de fuir, espérant rejoindre ses parents, partis à la recherche du lac Baïkal. Elle emprunte alors le lit de la rivière asséchée. Après bien des rencontres apportant chacune son lot d’aventures, elle se retrouve au pied d’un cargo échoué, qui semble pourtant habité…
Roman dès 11 ans – Août 2023 – Format : 14,5 x 22 cm – 350 pages – Broché – 14 € env.
ISBN 978-2-330-18249-6
Quand [Victoire] rouvrit [les yeux], bien plus tard, il faisait grand jour et, dans la lumière, elle distingua quelque chose au loin, sur l’horizon plat. La silhouette d’un bâtiment se dressait tout là-bas. Un hangar, un immeuble peut-être, dont la forme imprécise et pâle tremblotait dans la chaleur. Cette vision lui redonna un peu de courage. Elle se leva et s’avança sur l’estran désertique dans cette direction.
Ce qu’elle avait espéré être une maison était en réalité un navire. Un cargo porte-conteneurs d’une taille monstrueuse, en partie enfoui dans le sable. Il était chargé d’énormes caisses empilées comme des briques jusqu’à une hauteur plus vertigineuse encore que celle de sa coque. Son bordage s’ornait de quatre lettres géantes peintes en noir : O.G.R.S. À sa poupe, surplombant l’étendue des conteneurs métalliques, comme une forteresse dominant son royaume, s’élevait la timonerie. Depuis le pont supérieur, des volées d’escalier montaient à l’assaut de ce donjon d’acier couronné de baies vitrées étincelantes. À distance, le navire paraissait harcelé par une multitude de vies minuscules, indistinctes, qui fourmillaient autour de sa quille, comme les mouches que Victoire avait vu s’affairer autour des os brisés. Toutefois, en s’approchant encore, elle découvrit bientôt que ces petits êtres agglutinés n’étaient pas des insectes mais des enfants. Et des adolescents.
La perspective d’un choc imminent avec ses semblables lui donna le vertige. Elle s’assit sur le sable où elle demeura un long moment, hésitante, partagée entre la crainte et le désir d’une rencontre.
La plupart des jeunes étaient attroupés aux abords d’un grand abreuvoir métallique, alimenté depuis l’intérieur du navire par un tuyau qui transperçait le bordage au-dessus de la ligne de flottaison. Il s’en écoulait, par intermittence, une eau verdâtre, un bouillon froid dans lequel flottaient des fragments de légumes grossièrement coupés. Tous y puisaient avec avidité. Certains étaient munis d’ustensiles disparates : verres fêlés, casseroles cabossées, bols ébréchés… D’autres n’avaient, pour tout récipient, que le creux de leurs mains. Les plus jeunes, maigres, noirs de crasse, tournaient sans se lasser autour de l’abreuvoir.
Chaque fois qu’ils en trouvaient l’occasion, ils se penchaient pour aspirer le breuvage à grands bruits, la bouche au ras de la surface.
Victoire prit une grande inspiration et plongea dans la foule. L’odeur épouvantable de tous ces corps sales envahit aussitôt ses narines, tandis que l’émotion de se retrouver entourée de tant d’enfants et d’adolescents la submergeait.
Entendaient-ils les violents battements de son cœur ?
Allaient-ils l’accueillir ou bien la chasser ? Ni l’un ni l’autre. Aucun ne lui prêtait attention, aucun ne se retournait sur son passage. Elle se calma un peu et se fraya un chemin jusqu’à l’eau, qu’elle trouva tiède et amère. Cependant, sans se faire prier, elle but jusqu’à plus soif au creux de sa paume tremblante, et mâcha avec avidité des morceaux de légumes, jusqu’au moment où une grande adolescente, sans un mot, la repoussa pour prendre sa place. Elle recula aussitôt, prudemment, heurtant sans le vouloir un petit garçon derrière elle. — Pardon ! s’exclama-t-elle.
Autour de l’abreuvoir, tous relevèrent la tête et la regardèrent fixement, tandis que l’enfant bousculé détalait au galop, à quatre pattes, en soulevant la poussière.
Prudemment, Victoire s’éloigna du groupe. Elle alla s’asseoir à l’écart, au pied de la coque en acier soudé, dans l’ombre portée de la gigantesque hélice du bateau. Le menton sur les genoux, les yeux plissés dans la lumière, elle se mit à observer ce qui se passait devant elle. Il lui fallut quelques minutes pour s’étonner du silence, sans doute parce qu’il était troublé par le murmure monotone du maigre filet d’eau et du bruit des ustensiles cognant les parois du bassin. Cependant, aucune parole, aucun chant ne s’échappait des lèvres de quiconque. Plus encore, les regards, les visages, les corps, les gestes mêmes n’exprimaient rien, n’échangeaient rien, ne partageaient rien. Tous ces enfants et adolescents réunis en troupeau semblaient uniquement occupés à se nourrir et à s’abreuver, chacun pour soi. Mais alors, rompant la monotonie de la scène, une fille de 10 ou 11 ans, de petite taille, aussi maigre que les autres, sortit du groupe. Elle dissimulait un objet dans sa main. Comme Victoire, elle alla s’asseoir à l’ombre de l’hélice et se plongea dans la contemplation de son butin. C’était une grosse pomme de terre crue, entière, qu’elle venait de pêcher dans le bassin. Tournant et retournant le tubercule entre ses doigts, elle réfléchissait, et tout son petit visage sale en était transfiguré. Enfin, résolument, elle tira un couteau de sa ceinture et, au grand étonnement de Victoire qui s’attendait à la voir manger la pomme de terre dans son coin, elle commença à la sculpter. Ses mains étaient habiles, ses gestes précis et délicats. Elle taillait et creusait, indifférente aux copeaux comestibles qui tombaient à ses pieds. Elle était si complètement engloutie dans sa création qu’elle ne vit pas l’adolescent qui s’approchait d’elle, en tapinois, bavant de convoitise. — Attention ! s’exclama Victoire.
Avec vivacité, la fille sauta sur ses pieds et s’enfuit hors de portée du garçon. Celui-ci poussa un grognement dépité. Il jeta à Victoire un regard perplexe avant de retourner d’un pas traînant vers l’abreuvoir. Quant à la fille, elle demeura un instant immobile dans le soleil, son trésor en pomme de terre serré contre son cœur, fixant Victoire gravement. En pleine lumière, ses yeux étaient verts et brillants. Victoire crut y percevoir de la reconnaissance et, au-delà, l’espoir bouleversant d’une amitié.
C’est alors que, juste aux pieds de Victoire, un long serpent de corde vint se lover dans le sable avec un bruit mat. Deux autres se déroulèrent à la suite du premier, immédiatement enfourchés par des matelots qui dégringolèrent en rappel, depuis le pont, le long du flanc du navire. Un hurlement d’effroi jaillit du groupe des enfants et brisa le silence :
— OOOGRRS !
Aussitôt, tous, petits et grands, s’enfuirent à la débandade, sur deux jambes ou à quatre pattes. Victoire roula sur elle-même pour ne pas être piétinée, mais elle n’eut pas le temps de se relever et de fuir aussi : un lasso de corde l’attrapa par le cou. En dix secondes, elle fut ligotée puis suspendue par les pieds contre la coque du cargo, à bonne hauteur, par un double nœud de chaise.
Impuissante, le corps meurtri par les liens qui lui meurtrissaient la peau, respirant avec difficulté la tête en bas, elle assista à une scène de chasse renversée.
Derrière le troupeau désorganisé qui fonçait droit devant lui sans discernement, les matelots couraient pieds nus et silencieux, infatigables. Le plaisir qu’ils prenaient à jouer avec leurs proies avait allumé une petite flamme cruelle au fond de leurs yeux rouges. Bientôt, ils s’organisèrent pour repérer et isoler les individus plus faibles et moins rapides. Leur stratégie fut couronnée de succès. En moins d’une heure, ils parvinrent à capturer un petit garçon épuisé et un autre plus grand. Satisfaits, ils s’en retournèrent à la nuit tombante avec leur gibier, arrimèrent les deux garçons et Victoire sur leurs dos, et escaladèrent le flanc du navire à la force des bras. Le danger écarté, la foule des enfants et des adolescents se reforma dans la nuit et regagna lentement le pied du cargo, où l’eau et la nourriture étaient assurées. Tous se calmèrent et se réconfortèrent en puisant dans l’abreuvoir. Personne ne pouvait savoir quand la prochaine chasse aurait lieu. Il suffirait alors à chacun de se dissimuler au milieu du troupeau afin que les marins-prédateurs attrapent un autre que soi.