5 minute read
Apprendre à voir. Le point de vue du vivant
16.5 × 22.5 cm 256 pages 28 color illustrations softback june 2021 retail price: 21.90 €
the images must be acquired separately.
rights sold to the netherlands (octavo)
An art historian, Estelle Zhong Mengual holds the “Inhabiting the landscape, art and its encounter with the living” chair. After completing her doctorate at Sciences-po Paris, she now lectures on the school’s Experimentation in Art and Politics masters (speap) created by Bruno Latour. She has already published L’Art en commun. Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique (Les Presses du réel, 2019) and Esthétique de la rencontre. L’énigme de l’art contemporain, co-written with Baptiste Morizot (Seuil, 2018).
Le point de vue du vivant LEARNING TO SEE
The living perspective
Estelle Zhong Mengual
In a manner similar to Baptiste Morizot’s application of philosophy and the natural sciences to daily life, so Estelle Zhong Mengual gathers together contemporary theories of art history and naturalism to discover fresh perspectives on the living. Her current research looks at the relationship that art, the past and present, have with the living world. She has set out to elaborate an environmental history of art which offers a new take on the representation of the living in art, which traditionally deprives life of meaning - nature as décor - or projects narrow human interpretations - nature as symbol.
Constantly toing and froing between the swarming outside world and silent museum galleries, Apprendre à voir offers a surprisingly fruitful way of viewing some of art history’s most emblematic works which will revolutionize our perspective of the all-toooften ignored living world around us. Apprendre à voir generates new ways of writing art history and our being in the world, based on living among the living.
Apprendre à voir is a scholarly but always accessible work. When, for example, the author shares her emotions before a flower or a chickadee, the work becomes a fascinating personal journey. At other times it is a guide book blurring the boundaries between museums and forests, a vademecum we will always want at hand to refresh our relationship between art and nature, revise our sense of wonder, and intensify our presence in the world.
partie 1
DU DÉCOR AU MONDE PEUPLÉ
Apprendre à voir qu’il y a quelqu’un
Albrecht Dürer, Grande touffe d’herbes (1503), dessin à l’aquarelle et à la gouache, 41 × 31,5 cm, musée Albertina, Vienne.
Church choisit de peindre chaque plante avec une précision si rare qu’il est possible d’identifier quasiment chacune d’entre elles sur les trois premiers plans : un botaniste émérite reconnaîtra ainsi peut-être les aracées en bas à droite du tableau, ainsi que des ipomées plus discrètes. Cependant, les feuilles d’aracées par exemple ne sont pas là comme exemplaires de leur espèce : chaque feuille possède son inclinaison propre, ses propres pliures, sa propre teinte, ses morsures d’insectes spécifiques. Si l’on y regarde de plus près, il en va de même pour chaque tronc, chaque fleur, chaque arbre, chaque feuille représentés sur la toile. Chacun est à la fois identifiable et unique comme un individu, sans pour autant verser dans une extravagance de la forme, typique du style pittoresque. Aucun n’est assignable strictement à une essence platonicienne, tous se déploient à leur manière. Si nous sommes capables de distinguer cela, c’est que Church a choisi un procédé technique très inattendu pour représenter l’ensemble des végétaux dans les premiers plans : un dessin très marqué et une touche lisse (une touche dans laquelle on ne distingue plus la matière de la peinture) qui confèrent cette très grande précision aux végétaux, et ce, qu’ils se situent au premier, au second ou au troisième plan. Par ce choix, Church fait d’abord violence à notre expérience visuelle spontanée dans laquelle notre œil a tendance à homogénéiser les choses vues, à écraser les variations, à focaliser sur un seul point.
RENDRE LE VIVANT INÉVITABLE
ÉLÉMENTS POUR UNE HISTOIRE ENVIRONNEMENTALE DE L’ART
C’est une touffe d’herbes peinte à l’aquarelle. Elle occupe toute la surface, et déborde même des deux côtés, comme si la feuille de papier n’avait pas suffi à la contenir. On ne peut s’empêcher d’être quelque peu décontenancé devant cette touffe d’herbes. Par habitude, mon œil parcourt les plantes à la recherche d’une interprétation possible, d’un symbole caché, qui nous ouvrirait la porte de la signification de cette aquarelle réalisée par Albrecht Dürer en 1503. En vain. Quelques connaissances en botanique permettent d’identifier des pissenlits, de l’achillée millefeuille, du plantain. Une autre porte semble pouvoir s’ouvrir pour échapper à cet embarras latent qui imprègne ce face-à-face avec une touffe d’herbes : c’est une planche d’histoire naturelle, comme semble l’indiquer le fond non particularisé, et cette décision de la représenter sans autre sujet. Dürer l’aurait peinte dans une finalité strictement scientifique. Mais quelque chose résiste encore : je n’ai pas affaire à un spécimen, mais à différentes espèces entremêlées, et elles ne sont pas représentées comme étalées sur le bureau du naturaliste pour mieux en percevoir tous les détails, mais en perspective, et encore bien vivantes, enracinées quelque part dans une prairie, dans un sol, lui aussi représenté. Comment comprendre alors ce choix de Dürer de représenter cette touffe d’herbes ? Une autre hypothèse surgit : le dessin est peut-être un travail sur le motif,
Mais il malmène aussi les règles du traitement pictural dans la peinture de paysage : habituellement, ce sont les personnages humains représentés qui sont en touche lisse, et les végétaux constituant le décor sont, eux, traités en touche fragmentée, ce qui crée une impression de flou convenant à leur statut de décor. C’est une manière très simple pour le peintre de signaler ce qui a de l’importance dans le tableau52 . Un exemple frappant de ce procédé peut être observé dans Le Balcon (1868) d’Édouard Manet : à gauche, le visage de Berthe Morisot, dessiné et peint en touche lisse, de telle sorte qu’à la surface de la toile seul son regard semble exister ; à droite, sa voisine au visage peint en touches fragmentées, qui voit, par contraste, sa consistance ontologique amoindrie. Autrement dit, Frederic Church fait ce geste inouï de peindre les végétaux comme des visages. Il nous les donne à voir, ou plutôt il nous intime de leur prêter attention : devenus irréductibles, les végétaux font désormais saillance dans le paysage, et le parcours de notre regard parmi leurs détails, leurs variations, leurs associations, constitue un drame pour lui-même. Cet effort pictural pour essayer de nous les restituer dans leur détail, dans leur variation, dans leur singularité, mais aussi de nous les imposer à la vue, alors que nos