Extrait de "Cabu 68"

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Cabu

Cabu

Laurence Garcia

Cabu 68

1/04/08

ISBN 978-2-7427-7522-4

9 782742 775224

22 € TTC France

ACTES SUD BD

COUV CABU68

ACTES SUD BD

Laurence Garcia


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La collection Actes Sud BD est dirigée par Thomas Gabison et Michel Parfenov

© Actes Sud, 2008 ISBN 978-2-7427-7522-4 Direction artistique : Thomas Gabison www.franceinter.com www.actes-sud.fr


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Cabu Laurence Garcia

CABU 68 AVEC

José Artur, Cavanna, Florence Cestac, Daniel Cohn-Bendit, Claude Confortès, Régine Deforges, Geneviève Fraisse, Alain Geismar, Maurice Grimaud, Benoîte Groult, Serge July, Alain Krivine, Maxime Le Forestier, Philippe Mougey, Christian Viollet, Wolinski

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Remerciements à François Luciani, Bernard Fournier, Jacques Perron, Dominique et Jean-Pierre Garcia, Alexis Bloch, Mélanie Gaussorgues, Macha Dvinina, Jean-Philippe Desbordes, Alain Buhler, Libération, Alain David, Jean-Pierre Guéno, France Inter, … le maître d’hôtel de chez Lipp... et tout particulièrement à Romain Multier qui a mis à notre disposition la collection des affiches de 68 rassemblées par son père.


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... Notre vie se passe au crayon. Notre vie s’efface au canon. Dans les années futures Ne changez rien à vos palais. C’est la grandeur nature Qui vous a fait Caricatures... Maxime Le Forestier, extrait de la chanson “Caricature”, 1975


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Préface

UN TAGGEUR DE L’HISTOIRE Cabu, c’est comme un ami de la famille, discret au coin de la table, avec son sourire en douce de gamin taquin, sa coupe au bol, ses pulls troués sous les aisselles, son crayon à papier planqué sous le rond de serviette et sa silhouette d’adolescent attardé. En cinquante ans, Cabu n’a pas pris une ride, comme si les années n’avaient aucune prise sur lui. En 68, il pensait changer le monde et le monde ne l’a pas changé. Le septuagénaire Cabu résiste à tout. Impossible d’imaginer un monde sans Cabu, sans ce rire de résistance contre les adjudants Kronenbourg, les nouveaux intégristes mondialisés et les beaufs qui nous gouvernent. Depuis plus d’un demi-siècle, Cabu engage son nom dans la mémoire collective à travers L’Enragé, Pilote, Le Canard enchaîné, Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Le coup de crayon de cet irréductible opposant à la pensée du « ni-ni » qui a ramolli tant d’anciens insolents, est bien plus résistant que tous les contrepouvoirs éphémères du web. Il ne caricature pas seulement les tics et les tocs des puissants, il épingle les dangers qui guettent nos libertés. Avec un coup d’avance, il anticipe et manque rarement sa cible tant il redoute les fascismes de tous bords. Jean Cabut, l’éternel modeste, se défend d’être un idéologue tout en s’excusant de ne pas être assez intello pour avoir compris Marx et Mao : il se réclame d’un humanisme militant, pacifiste avant tout. Il préfère jouer à cache-cache avec son Grand Duduche plutôt que de se raconter à la première personne. Amateur de silence, Cabu est un hommetribu qui ne se balade jamais seul, sans son Cavanna, son Wolinski ou autre Confortès. Le fidèle Cabu et « les copains d’abord » : des artistes intellos souvent, plus vraiment « bêtes et méchants », grandes gueules toujours ! L’ancien cancre catalogué « sous-doué pour la parole », qui prend souvent deux desserts à table en savourant les mots des autres, reste amoureux du charivari des idées de Mai.

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Cabu a l’air d’un flâneur alors que c’est un taggeur de l’Histoire. Durant notre flânerie soixante-huitarde, l’animal timide est presque devenu bavard à l’idée d’évoquer ses chères utopies. Des années psychédéliques aux années numériques, du Rêve Général Illimité à Génération précaire, des maos aux bobos, du “vivre autrement” au “travailler plus”, de la poésie murale au blues des blogs, du sens de la révolte à l’anesthésie néolibérale, Cabu n’avait pas forcément rêvé d’un 2008 comme celuilà. Il a vraiment cru que le monde serait moins salaud après 68. Ce “pavé” illustré est une balade utopiste, joyeuse et mélancolique, à l’image de Cabu. Un jeu d’assiettes anglaises qui croise et picore les idéaux de ses camarades Daniel Cohn-Bendit, Serge July, Alain Krivine, l’ex-préfet de police Maurice Grimaud, Alain Geismar, Cavanna, Wolinski, Claude Confortès, Philippe Mougey, Christian Viollet, Maxime Le Forestier, José Artur, Régine Deforges, Florence Cestac, Geneviève Fraisse, Benoîte Groult… De 1968 à 2008, à chacun son saut à l’élastique entre ce qu’il fut et ce qu’il est devenu. Cabu m’a ouvert le chemin des écoliers de Mai, moi qui n’étais pas née en 68, comme un compagnon de route dans le temps insolent. Un temps qui se conjugue au présent, comme si Cabu trouvait le secret de son éternelle jeunesse auprès des enragés qui contestent inlassablement les époques. Chapeau, Monsieur l’Artiste ! Laurence Garcia

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LES GRANDE DATES 13 janvier 1938. Naissance de Jean Cabut à Châlons-sur-Marne. 1950. A 12 ans, il remporte le premier prix du concours de dessin organisé par Cœur Vaillant et expose pour la première fois dans le salon du coiffeur « Le Père Gilbert». 1954. Après avoir redoublé sa seconde, le pensionnaire d’Epernay signe K-Bu dans L’Union de Reims. 1956. Cabu monte à Paris pour faire l’apprenti dans l’atelier d’une imprimerie d’emballages alimentaires et « l’élève de complément » à l’Ecole Estienne. 1958. Service militaire en Algérie. 1960. Cabu rencontre Cavanna qui lance le premier numéro du mensuel bête et méchant Hara-Kiri avec en couverture, un dessin de Samouraï au ventre ouvert par une fermeture éclair, signé Fred. 1962. Retour d’Algérie, Cabu débute chez Pilote. Hara-Kiri est interdit durant neuf mois pour « dessins obscènes et outrage aux bonnes mœurs. » 1963. Cabu papa, naissance du futur chanteur Mano Solo. 1965. Et le Grand Duduche naquit… 1966. Nouvelle interdiction d’Hara-Kiri. Avril 1968. Assassinat de Martin Luther King, Cabu milite à l’Union pacifiste. Suite page 220

La naissance...


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... d’un drapeau.

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LA SUITE DES GRANDE DATES 1969. Année érotique, de Gaulle remporte le référendum, l’essence revient, première gueule de bois pour Cabu. Hara-Kiri devient hebdo. Amstrong marche sur la lune, « merde, c’est un militaire », commente Cabu. Toujours en 69. Cabu rencontre son héros Charles Trénet au Théâtre de la Ville et Pierre Dac lui remet « le crayon d’or du dessin de la presse ». 1970. « Bal tragique à Colombey : un mort », « On savait ce qu’on risquait y compris la taule », déclare Cavanna. « L’hebdo Hara-Kiri est mort. Lisez Charlie Hebdo, le journal qui profite du malheur des autres ! » 1971. Manifeste des 343 Salopes. Cabu signe l’affiche du film Trafic de Tati. 1973. Madame Pompidou fait un procès à Cabu, après la publication d’un album de dessins mettant en scène un Pompidou caniche reniflant le gros derrière de De Gaulle, titré « La voix de son maître ». Cabu plaide pour le droit au mauvais goût bête et méchant. 1974. A la mort de Pompidou, Gébé dessine son visage barré d’une croix « Plus jamais ça ! ». Le grand Duduche manifeste pour l’avortement libre et gratuit. Cabu vote René Dumont, en vain, VGE est élu. 1975. Naissance du Beauf (inspiré de Jacques Médecin) à Charlie Hebdo, « l’effroyable gueule du brave mec » selon Cavanna. 1981. Cabu et Charlie Hebdo soutiennent la campagne électorale de Coluche, « un ami de la famille », finalement ce sera Mitterrand et bientôt la « seconde gueule de bois » pour Cabu. «Bilan globalement négatif». 1982. Cabu signe au Canard enchaîné et participe au « Droit de réponse » de Polac sur TF1. «Le dessin fait peur à la télé depuis Polac. L’aventure ne durera pas sur la chaîne de « Bouygues, maisons de maçon, télé de m... », commente Cabu. Polac au placard. 1985. Le Beauf entre dans Le Petit Robert. 1992. Cabu replonge dans l’aventure du nouveau Charlie Hebdo, « un instrument de lutte contre la connerie » dirigé par Philippe Val, « un vrai philosophe et un pessimiste joyeux qui puise son énergie de la scène », selon Cabu. 2007. Cabu vote Ségolène Royal, Sarkozy déclare la guerre aux soixante-huitards. 2008. Daniel Cohn-Bendit et Alain Geismar imaginent un « Cercle des engagés repentis fatigués de la chienlit ». Cabu signerait même si c’était un gag. En conclusion : Cabu déteste les anniversaires, soixante-dix ans en 2008 et toujours cet air de vieil ado.

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CONTINUONS LE COMBAT

CASIERS JUDICIAIRES FRANÇOIS CAVANNA, 45 ans en 68, directeur créateur d’Hara-Kiri. Tribu libertaire (toujours) en colère. GEORGES WOLINSKI, 34 ans en 68, dessinateur à L’Enragé et Hara-Kiri. Tribu libertaire qui signe aussi dans Paris-Match ! CLAUDE CONFORTÈS, auteur, comédien et metteur en scène de théâtre, créateur de la première pièce soixante-huitarde : Je ne veux pas mourir idiot d’après les dessins de Wolinski. DANIEL COHN-BENDIT, 23 ans en 68, étudiant en sociologie à Nanterre, leader du Mouvement du 22 Mars. Tribu : ex anar devenu libéral libertaire. Dernière publication : Forget 68, L’Aube, 2008. SERGE JULY,

26 ans en 68, membre du comité du mouvement du 22 Mars de Nanterre, animateur du bulletin d’info militant d’extrême gauche « Interluttes » dirigé par Jean-Paul Sartre et fondateur avec Benny Lévy et Alain Geismar de la GP (Gauche prolétarienne). Tribu : ex-mao pour qui « le gauchisme et la contre culture ont cessé d’être des forces créatives ». ALAIN GEISMAR, 29 ans en 68, maître assistant de physique à la faculté de sciences de Jussieu et secrétaire général du Snesup (syndicat national de l’enseignement supérieur). Tribu : ex-mao, ex-inspecteur général de l’Education nationale en col roulé devenu conseiller de Bertrand Delanoë. Dernière publication : Mon Mai 68, Perrin, 2008. ALAIN KRIVINE, 27 ans en 68, militant fondateur de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire). Tribu : révolutionnaire qui croit toujours au Grand Soir. MAURICE GRIMAUD,

55 ans en 68, préfet de police de Paris qui déclarait à ses troupes : « Frapper un manifestant tombé à terre c’est se frapper soi-même. » En 1981, tandis que Cabu croit que le monde peut encore changer, Maurice Grimaud devient directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur Gaston Defferre.

BENOÎTE GROULT,

48 ans en 68, romancière. Tribu : féministe.

GENEVIÈVE FRAISSE, 19 ans en mai 68, étudiante en philo à la Sorbonne. Tribu : enragée de la pensée. Dernière publication : Le Privilège de Simone de Beauvoir, Actes-Sud, 2008. RÉGINE DEFORGES,

32 ans en 68, romancière éditrice à la réputation de scandaleuse.

FLORENCE CESTAC,

18 ans en 68, pas encore dessinatrice mais déjà en pétard contre papa, Rouen, de Gaulle et les drapeaux tricolores !

JOSÉ ARTUR,

39 ans en 68, animateur du pop Club sur l’ORTF. Tribu : insolent utile qui n’a pas vieilli ou si peu.

MAXIME LE FORESTIER, 19 ans en 68, renvoyé du lycée pour indiscipline. Tribu : artiste pacifiste qui a rasé sa barbe. CHRISTIAN VIOLLET,

20 ans en 68, étudiant gaulliste devenu prof d’histoire aux

cheveux courts.

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DE MAI


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LA RÉVOLUTION ? IMPOSSIBLE ! LES PATRONS NE MARCHERONT JAMAIS ! WOLINSKI


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Chapitre 2

AVEC WOLINSKI ET CAVANNA PAS DE RÉGIME SPÉCIAL, PAS DE RETRAITE DU TOUT ! Confidences dans le bus. Places prioritaires pour femmes enceintes et personnes âgées. Je demande à Cabu s’il veut s’asseoir, même si je n’arrive pas à le voir comme un monsieur de soixante-dix ans, tant il fait « sans âge », avec son pull en laine rose troué sous l’aisselle gauche. Cabu reste debout et me raconte cette anecdote très soixante-huitarde à l’heure du travailler plus pour profiter de sa retraite. — Quand Hara-Kiri a définitivement disparu, Cavanna voulait prendre sa retraite. On s’est mis à compter nos points de retraite et on s’est aperçu que Choron nous avait fait de fausses fiches de paie pour ne pas payer l’Urssaf ! Du coup, il me manque dix-neuf annuités, je n’ai pas droit à la retraite ! C’est drôle, non ? Cavanna a même été obligé de faire des lettres attestant qu’il avait été le rédacteur en chef du journal qu’il avait lui-même créé ! J’ai dû certifier sur l’honneur que mes dessins signés étaient bien les miens ! Heureusement que Cavanna avait quelques points retraite du temps où il était postier, maçon et au STO en Allemagne ! Sa maman lui disait toujours : « Si tu étais resté aux PTT, au moins tu aurais eu une vraie retraite ! » — Mais c’est dégueulasse de la part d’un pote comme Choron ? — Cavanna l’a mauvaise, mais moi, ça me fait rire ! De toute façon, je ne veux pas prendre ma retraite ! Tu sais, c’était un drôle de personnage ce Choron, une sorte de Tapie, un vrai financier, il faut avoir du talent pour ça ! Un jour, un huissier débarque à la rédaction, Choron nous balance : « Laissez-moi faire, les gars, je m’en occupe ! » Il l’emmène dans la salle du bas, autour de la table de billard, où on avait posé une planche pour manger. Il le soûle au champagne, et au bout de cinq heures l’huissier ressort

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complètement bourré. On n’a jamais reçu la lettre de saisie, du moins, pas celle-là ! Quand Choron picolait, ça se corsait, c’était “[sa] guerre d’Indochine” et tout le reste, ça frisait le facho parfois. Mais à jeun, il redevenait gentil. C’était ça Hara-Kiri, un curieux assemblage de libertaires de gauche, de droite, des fils de prolos comme Reiser, des fils de bourges comme moi. Nous aussi, nous avions nos luttes des classes, mais grâce à Cavanna, ça a tenu bon. C’était un vrai chef de famille. Point de retraite pour Cabu, libre jusqu’au bout. Et Cabu s’en va écouter un concert de jazz. Le 1er novembre, 21 heures, au téléphone. — Allô, bonjour, c’est Cabu, je n’appelle pas trop tard ? — Non, pas du tout, j’ai essayé de vous joindre toute la journée, mais il n’y a pas de répondeur chez vous et, sans portable, j’ai du mal à vous pister… Alors c’était bien ce concert ? — Ah ! génial, et les cuivres, ça swinguait… Alors, pour notre prochain rendez-vous, j’ai retrouvé mon agenda. Jeudi prochain chez Charlie, il y aura toute la bande, on ira déjeuner avec Cavanna et Wolinski. Tu verras, ils ont des choses à dire, ils sont plus doués que moi à l’oral ! Et pour tout ce qui est libération sexuelle, je sais que ça t’intéresse, il faut interviewer Wolinski, ça te va ?

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68, LES COPAINS D’ABORD, LA POLITIQUE APRÈS Le 29 novembre 2007, après huit jours de diète cathodique, le président Sarkozy, de retour de Chine, où il a vendu du « nucléaire de masse », retrouve sa place préférée face à PPDA et Arlette Chabot. Sarkozy revient sur la « prise d’otages » des cheminots grévistes et les voyous de banlieue qui ont tiré sur la police à Villiers-le-Bel. De la chienlit à la voyoucratie. « Expliquer l’inexplicable, c’est excuser l’inexcusable », bref il n’y a pas de malaise social dans les cités pour Sarkozy, qui plagie le discours de son aïeul Alain Peyrefitte, qui déclarait en 68 : « Si l’ordre est rétabli, tout est possible. Si l’ordre n’est pas rétabli, rien n’est possible. » Logique, mon cher Peyrefitte ! Haine anti-68 et peur de la banlieue – même combat, bien que les ex-soixantehuitards vivent plus dans le VIe arrondissement que dans le 9-3 ! Le préfet de police Maurice Grimaud évoquait déjà « les casseurs venus de la périphérie ». Les sauvageons de moins de vingt ans n’ont pas connu les utopies ouvrières de la banlieue rouge, ils ont hérité des barres HLM où Mathieu Kassovitz a tourné La Haine. Des jeunes issus de l’immigration qui n’ont pas d’autre choix que d’aimer ou de quitter leur cité alors qu’ils sont nés en France. Et contre « l’inexcusable », rien de tel que la répression, l’autorité et le “travailler plus”. Ce jour-là, je rencontre la bande des soixante-huitards bêtes et méchants dont Sarkozy veut karchériser l’héritage. Le Rital Cavanna, le Wolinski né en Tunisie d’un père polonais et le Franco-Français Cabu. 10 heures, rendez-vous chez Charlie Hebdo, rue de Turbigo. Comme tous les jeudis, c’est la conférence de rédaction, la cogite collective ouverte et transparente. Autour de la table, des petits bancs pour les invités, copains, sympathisants de Charlie. De jeunes dessinateurs qui croquent leurs aînés, des militants du DAL (Droit au logement), des groupies… Un public silencieux assiste au spectacle des idées, orchestré par Philippe Val et Cabu. A leur gauche, Cavanna et Wolinski, du canal historique, ont l’air perdu au milieu des trentenaires Charb, Luz, Riss, Tignous, Catherine... Cohabitation des générations, acteurs et enfants de 68 dans « une des rédactions les plus jeunes de Paris », insiste Val. Conférence de rédac participative avec parfois des prises de bec comme à la grande époque d’Hara-Kiri, où les potes de passage s’appelaient Averty et Coluche. 13 heures, dans le hall de Charlie, Cabu et Wolinski croisent une militante du DAL. « Vous avez pensé à mes dessins ? » demande la dame.

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Zut ! Oubliés, à la maison. Trop de commandes. La gloire ! Cabu ne sait pas dire non, surtout quand les causes lui semblent justes, il a justement un dessin à finir pour le comité de soutien à Ingrid Betancourt. Et Wolinski à la dame du DAL : « Venez chez moi, je vous donnerai les planches, et comme ça je pourrai vous violer ! » Eclats de rire de la militante du DAL : « À mon âge ? » « Il n’y a pas d’âge pour ça ! » répond Wolinski en me jetant un clin d’œil complice. « Il faut bien être fidèle à sa réputation ! » Vraix-faux misogyne, Wolinski ? Il a toujours joué sur l’ambiguïté du méchant phallocrate. « Enlevez leurs artifices, elles sont poilues, basses du cul, elles ont les seins qui tombent, la fesse molle. Un homme, un vrai, c’est beau, une femme, une vraie, c’est moche ! » Signé Wolinski. Ah bon ! même Maryse ? Wolinski amoureux de sa Maryse depuis quarante ans, « Elle est ma femme, mon amante, ma meilleure amie. Nous faisons parfois chambre à part pour maintenir le désir. Sans elle, je serais devenu gros, sale et alcoolique ! » Il paraît que Maryse a longtemps hésité entre Georges et son pote Reiser. Sans rancune. “Il n’aimait pas venir à la maison. Il nous disait : « Votre bonheur m’ennuie ! » Lui qui vivait seul, en mangeant des raviolis dans la conserve”, se souvient Wolinski. Et Cabu se marre en écoutant son ami de quarante ans. Comme un vieux couple de mecs.

On arrête tout et on réfléchit Gébé, L’An 01

Cabu, Wolinski et Cavanna ont toujours la même place dans la cantine du coin, chacun sait ce que l’autre mange, Cabu commande la bière de Cavanna sans même le lui demander. Il y a trois chaises disponibles pour qui veut partager un bout de nappe, de la bande de Charlie ou des amis d’amis de passage. Table ouverte autour d’un Cavanna d’humeur très friponne, d’un Wolinski pressé et d’un Cabu égal à lui-même. Cabu, qui a pourtant le tutoiement facile, persiste à vouvoyer son ami de quarante ans aux moustaches blanches. CABU.

— Cavanna, racontez à Laurence où vous étiez en 68. — J’étais à l’hôpital, j’avais mal au cul ! j’avais des hémorroïdes, surtout un gros qui me faisait très mal ! CABU. — Et vous avez eu une idylle avec la femme médecin qui vous a soigné ! Même avec des hémorroïdes, vous avez réussi à lui faire de l’œil ! CAVANNA. — Le soir même, je l’emballais ! CAVANNA.

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— Vous avez réellement raté 68 pour cause hémorroïdaire ? CAVANNA. — Non, pas complètement, j’ai suivi les événements grâce aux transistors des infirmières complètement paniquées par ce qui se passait dans la rue. Elles criaient : « L’Odéon brûle !» Voilà, j’ai vécu mon Mai 68 à l’hôpital, c’était très émouvant, comme si j’y étais ! — Est-ce 68 qui a radicalisé et politisé votre dessin ? WOLINSKI. — Moi, j’étais déjà « concerné » comme on disait à l’époque, par l’attentat contre le leader étudiant Rudi le Rouge et tout ce qui se passait en Allemagne. Ça m’avait scandalisé. Avant 68, j’étais déjà dans l’esprit « contre ». — Ça ne veut rien dire, « être contre la société » ? WOLINSKI. — On voit bien que vous n’êtes pas née dans la France d’avant 68 ! On vivait dans une société rétrograde, calquée sur celle de l’avant-guerre. En 68, je n’étais plus un jeunot, j’avais déjà trente-quatre ans, je n’avais jamais fait de dessin politique. Quand j’ai reçu le prix de l’Humour noir, Siné m’a engueulé, il me reprochait de ne pas m’engager sérieusement. Il me traitait de « pauvre con ». Je me suis politisé quand le responsable d’Action, le journal des étudiants, m’a commandé mes premiers dessins politiques sur les révoltes étudiantes. C’était un genre inconnu pour moi, et je me suis aperçu que je savais en faire. Je me souviens, j’étais sur les Champs-Elysées en pleine manif, les flics étaient complètement dépassés par les jeunes qui se sont mis à courir. Les flics n’avaient pas l’habitude que les gens galopent dans les cortèges ! Je les regardais, j’étais aux anges, je me sentais complètement gauchiste. Et je me retrouve nez à nez avec Action. Je regarde mon dessin à la une, qui ridiculisait la CGT, je me suis dis : « Merde, c’est vachement bien ! » J’étais content. — C’est quoi un gauchiste ?

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WOLINSKI. — C’est être anar, contre le gouvernement, contre tous les partis. Pour moi, les socialistes étaient des bourgeois, les communistes à côté de la plaque. Comme tous ces jeunes, j’en avais ras le bol des tabous de cette société coincée à la monsieur et madame de Gaulle. Je militais nulle part, mais je croyais qu’après 68 il n’y aurait plus jamais de « résidence de grand standing ». J’y croyais vraiment, j’étais complètement... con ! — Le Wolinski d’avant 68, c’était quel genre ? WOLINSKI. — Je faisais des dessins surréalistes, très compliqués ou d’humour. J’imitais des dessinateurs américains de l’underground, des artistes comme Will Eisner, du magazine Mad, qui parodiait la culture pop américaine. — C’est Action qui a réveillé votre plume plus frondeuse qu’engagée ? WOLINSKI. — Oui, je ressemblais à mon personnage fétiche d’Action. Un type sur une falaise qui regarde le soleil couchant en se disant « Plus rien ne sera comme avant. » Voilà, c’était ça mon esprit à l’époque. Un jour, Siné me téléphone : « J’en ai marre d’Action, ils ne vont pas assez loin. J’ai une idée de journal qui pourrait s’appeler L’Enragé. » Sur la une du premier numéro, il avait dessiné un de Gaulle qui gueule : « La CGT oui ! la chienlit… non ! » — L’Enragé, c’est vraiment “le” canard de 68 ? WOLINSKI. — Oui, ça s’est arraché, car il n’y avait plus de journaux, plus d’imprimerie, plus rien. C’est le seul titre qui se vendait chez l’éditeur Jean-Jacques Pauvert grâce au colportage. Un jour, Siné m’amène dans une petite imprimerie d’anarchistes à la Bastille, je n’avais jamais vu ça, des mecs barbus et des filles en robes longues, avec des enfants qui mangeaient au milieu des machines. C’était drôle. Les colporteurs qui vendaient L’Enragé ne ramenaient pas toujours le fric, du coup, on leur demandait leurs montres en caution ! Je vous assure, le tiroir de Pauvert était bourré de montres ! C’est vraiment avec L’Enragé que je suis devenu soixante-huitard. Avec mon Solex, j’allais sur toutes les manifs d’étudiants, l’Odéon ça me barbait, c’était du blabla. — Quels étaient les liens entre L’Enragé et Hara-Kiri ? WOLINSKI. — Aucun à part l’esprit frondeur. Ça a donné l’idée à Cavanna et à Choron de créer un hebdomadaire d’humour à la fois satirique et politique. — Et vous, Cavanna, vous lisiez L’Enragé ? CAVANNA. — C’était vite lu ! un coup d’œil par page, ça y est, c’est bouclé. Pas un mot de texte, que des dessins. CABU. — Moi, c’est grâce à votre ami Fred que je vous ai rencontré, Cavanna, au début des années 1960. Vous m’envoyiez en reportage pour faire la critique de spectacle dans les cabarets où débutaient Brel, Gainsbourg et Béart. Ma chronique s’appelait « Sur un coin de nappe ». CAVANNA. — Avec Fred, on en avait marre de démarcher les journaux pour leur proposer nos dessins, les bons nous restaient toujours sur les

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bras. C’est comme ça qu’on a créé le journal Zéro à la fin des années 1950. On rêvait d’un canard qui dirait tout, les choses les plus secrètes et les plus impudiques. Hara-Kiri, ce fut notre utopie réalisée de la rue Choron ! — Y a-t-il eu une lutte des classes dans la bande d’Hara-Kiri? WOLINSKI. — Un jour, Reiser m’a dit : « Ecoute, j’ai bien réfléchi, ces histoires de 68 c’est vraiment un truc de petits-bourgeois. Je ne marche pas ! Moi, je suis un fils de prolo, ma mère est femme de ménage, je ne connais pas mon père, j’y suis arrivé en bossant. Ils n’ont qu’à travailler, tous ces jeunes, s’ils veulent devenir riches. » C’est le seul de la bande qui n’a pas adhéré à tout ça. — Dans la bande, il y avait des maoïstes, des trotskistes, des écolos, des communistes ? CAVANNA. — Tout le monde était maoïste. Moi je n’ai pas cessé de gueuler dans le journal contre Mao. Il me faisait chier, Mao, lui et tous ces jeunes qui se baladaient avec son portrait. La Chine, la Chine ! Alors qu’on savait que c’était une dictature. Mao, le Che, toutes ces conneries de merde qui devenaient des idoles ! Je suis contre les idoles ! Ceux qui croyaient en une révolution indépendante s’inventaient de nouveaux cultes. Je me suis toujours battu contre ce besoin d’avoir des surhommes, d’être en adoration, de se donner à quelqu’un d’inaccessible ou de mystique. Et malheureusement, 68 est tombé dans le panneau. Je n’ai jamais été maoïste, mais, parmi les dessinateurs, certains étaient assez cons pour penser que Mao était le nouveau Jésus-Christ ! Heureusement, ce n’était pas des dessinateurs de la bande mais des signatures « accessoires », à la pige. WOLINSKI. — Moi, mon idole c’est Cavanna ! On avait des visites des maos au journal, c’était l’ambiance portes ouvertes, Geismar et toute sa bande venaient nous voir, il y avait Miou-Miou ce soir-là, qu’elle était mignonne, et mon copain Krivine, que je n’ai pas croisé depuis vingt ans. Je travaillais pour son journal et tous les mouvements gauchos de l’époque. — Chez Hara-Kiri, entre libertaires de gauche et de droite, vous ne vous engueuliez jamais? CAVANNA. — Qu’est-ce que t’appelles des libertaires de droite ? — Ne me dites pas que vous ne connaissez pas des libertaires de droite ! CAVANNA. — Oui, bon… on était majoritairement des libertaires de gauche, il y avait des coups de bec, mais ce n’était jamais doctrinal. WOLINSKI. — Curieusement, à Hara-Kiri dans les années 1960, on ne parlait pas vraiment de politique, n’est-ce pas, François ? CAVANNA. — Non, on se foutait de la gueule des gens qui émergeaient dans l’actualité, de droite comme de gauche, on gueulait contre l’establishment, la publicité, l’organisation de la société. — Vous n’étiez que de grands gamins frondeurs ? WOLINSKI. — Oui, la fronde c’est déjà pas mal dans la France de De Gaulle ! — Pilote a implosé après 68, pourquoi la bande d’Hara-Kiri a-t-elle tenu bon ? CABU. — C’est grâce à Cavanna, qui était avant tout un dessinateur comme

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nous. (A l’adresse de Cavanna.) Vous comprenez vraiment les dessinateurs ! — Oui, mais Goscinny était aussi dessinateur ! CAVANNA. — Arrêtez ! Goscinny, c’était un petit garçon qui ne voulait pas faire de peine à sa maman ! Imagine un peu, c’est Mœbius qui faisait dans Pilote les dessins super américanisés de Blueberry. Jean Giraud, alias Mœbius ! Tu te rends compte ! Voilà ce que Goscinny faisait de Mœbius, c’est un scandale ! CABU. — Mais, non, ce n’est pas ça ! Mœbius avait plusieurs registres, c’est tout. CAVANNA. — Je vais te dire, ma petite, si Hara-Kiri n’a pas implosé, c’est parce que je suis un méchant ! Tu bosserais pour moi, tu verrais ton cul ! Autant je suis souple et je ne sais pas trop dire non dans la vie, mais dans le boulot, je ne plaisante pas ! CABU. — C’est vrai, aujourd’hui, il est gentil mais avant, il était méchant, non, intransigeant. Avec vos cheveux en brosse et vos moustaches noires, vous m’impressionniez. C’est pour ça que je n’ai jamais pu vous tutoyer ! CAVANNA. — Merde ! je vous ai permis de donner le meilleur de vousmêmes, bon Dieu ! Ce petit con de Reiser, quand il est revenu de son service militaire en Algérie, il a fallu le traîner pendant deux ans, j’ai refusé tous ses dessins parce que c’était de la merde ! Et un jour, enfin, il amène le dessin qui fait tilt, c’était « Le pont des enfants perdus ». Oh la vache ! J’ai sauté en l’air, en me disant : « Ça y est, il est là, il est revenu ! » Et à partir de ce moment-là, il a fait du Reiser ! CABU. — Bon mais j’insiste, Hara-Kiri n’a pas implosé, car vous avez su être un chef de tribu avec un regard de dessinateur. CAVANNA. — Oui, mais avant d’être dessinateur, gamin, j’étais lecteur de dessins et je ne me trompais pas, je savais ce que j’aimais. — Jamais de chouchoutage ou de rivalité dans la bande d’Hara-Kiri ? CABU. — On ne s’est jamais engueulé, Cavanna a su choisir des gens aux registres très différents, on ne se marchait pas sur les pieds. — Cabu, c’était l’élève parfait ? CAVANNA. — J’avais mis au point un principe pour faire un hebdo qui tourne, je disais aux dessinateurs : si tu veux, tu as une ou deux pages à toi tout seul, tu ne me fais pas de la merde et je te fais confiance. Ça a marché comme ça. Cabu, tu avais deux grandes pages à l’époque, tu ne finissais jamais à temps, si bien que les ouvriers de l’imprimerie se foutaient de ta gueule. Tu étais un peu lent, c’est le seul reproche que je t’ai fait ! Lent, car perfectionniste. CABU. — Il faut dire que j’allais faire des reportages en province, parfois je passais la nuit dans le train, j’avais des dessins dans tous les sens. Mais ce qui est remarquable, c’est la confiance de Cavanna, s’il n’était pas d’accord, on en parlait après la parution. Vous ne saviez même pas ce qu’il y avait dans votre propre journal ! CAVANNA. — Il n’y a jamais eu de gros couacs, à part avec Fournier, qui virait vraiment facho. Plus à droite qu’à l’extrême droite. Il portait un

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pardessus noir même en plein été, un chapeau mou, une barbe noire, tu t’imagines ! Il ne se marrait jamais. Toujours une serviette à la main et un cabas de poireaux, il bossait à la Caisse des dépôts et consignations ! Lui c’est pareil, pendant deux ans, j’ai refusé toutes ses planches, il dessinait vachement bien, mais ce n’était pas valable. Quand Pierre Fournier a créé La Gueule ouverte, le premier journal écologique à annoncer la fin du monde, j’étais soulagé qu’il aille travailler ailleurs ! — Qu’est-ce qu’un dessin « valable », comme vous dites ? CAVANNA. — Ecoute, toi t’es une belle fille et je vois parfaitement la différence avec un vieux cul flétri ! — Bravo, très élégant ! Bête et méchant, ce n’est pas qu’une réputation, c’est du Cavanna ? CAVANNA. — Aux débuts d’Hara-Kiri, j’ai écrit une fausse lettre de lecteur pour la publier dans le journal : « Messieurs, j’ai lu votre torchon, vous n’êtes pas seulement bêtes, vous êtes bêtes et méchants ! » Signé le colonel je ne sais pas quoi… Choron a trouvé ça formidable, voilà comment c’est devenu le slogan de la maison : « Si vous avez un franc à foutre en l’air, achetez Hara-Kiri, le journal bête et méchant, sinon volez-le ! » — Et vos relations avec Choron ? CAVANNA. — Ah, Choron ! A cause de cette enflure, je n’ai pas de retraite ! Comme il ne pouvait plus nous payer, il nous faisait des bulletins bidon ! Mais pour embobiner les mecs du fisc et de l’inspection du travail, je reconnais qu’il était formidable ! Il les emmenait bouffer, leur soûlait bien la gueule au champagne dans une orgie crapuleuse. Deux banquiers se sont suicidés à cause de lui, l’un s’est noyé, l’autre s’est jeté par la fenêtre, je vous jure ! Un séducteur incroyable, ce mec avec ses allures de casseur d’assiettes, un drôle

Couvertures de Charlie Hebdo et de Hara-Kiri où l’on voit Reiser faire preuve de mansuétude.

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LES FEMMES ONT TRÈS VITE COMPRIS QUE 68 N’ÉTAIT PAS DE LEUR CÔTÉ ET QUE LE GRAND SOIR NE SERAIT PAS FÉMINISTE. BENOÎTE GROULT


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Chapitre 10

OÙ SONT LES FEMMES ? Il est 19 h 30, Cabu est attendu au Grand Rex pour le concert du crooner Harry Connick Jr. Nous prenons ensemble le bus 94. Dans la rue, il marche tête baissée, comme s’il se cachait derrière son éternelle coupe au bol de maoïste qu’il n’a jamais été, pour passer inaperçu. Peine perdue, les passants reconnaissent Cabu ! Des dames et des papis le dévisagent en se demandant si c’est bien le vrai. Un célèbre dessinateur dans le bus, comme c’est bizarre ! Cabu connaît le prix du ticket de métro, contrairement à certains politiques. Il prend rarement le taxi, préférant marcher en éternel amoureux de Paris, en flâneur myope qui observe tant les autres. — A quoi ressemblaient les femmes d’avant la pilule ? — Ah, elles étaient belles ! Elles ressemblaient toutes à Bardot, avec la taille de guêpe, comme ça, bien soulignée. Elles étaient très féminines avec des hanches, un regard de biche, maquillées comme Katharine Hepburn. Elles avaient l’air très sûres d’elles. — Il paraît que vous avez croqué du nu pour vous faire la main ? — Oui, c’était à l’académie Jullian, au début des années 1960. Le nu, c’est vraiment la base du dessin. Je me souviens, on avait deux séances de cinquante minutes avant que le modèle ne se repose et après, des séances courtes de cinq minutes avec des changements d’attitudes. C’est très difficile, tu es obligé de faire des croquis très vite, les proportions, les pauses, ça t’apprend tout. Aujourd’hui encore, ça m’arrive d’aller dans une académie de nu, rue de la Grande-Chaumière, pour me ressourcer et re-travailler mon trait.

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Je me méfie beaucoup des tics et des automatismes dans mes dessins. Il faut toujours remettre en cause ses certitudes ! — Comme par hasard, vous croquez uniquement du nu féminin ! — Il y a des séances de pauses masculines tous les mercredis mais je n’y vais pas ! Je ne suis pas un mateur, il n’y a pas que des pin-up qui posent, parfois c’est des grosses mémères ! Et les femmes qui ont vécu, c’est le plus compliqué à dessiner! — Vous en avez vraiment profité de la libération sexuelle, ou est-ce un mythe pour faire bisquer notre génération qui vit l’amour en CDD ? — Un peu, mais pas trop ! Chez Hara-Kiri, ils en ont vraiment profité les Reiser et Wolinski. Après le bouclage du journal, ils descendaient à la cave ! Il y avait plein de jolies filles consentantes qui passaient après la conférence de rédaction. Elles n’avaient pas froid aux yeux. Moi, j’étais toujours le dernier à finir mes dessins, après je rejoignais Cavanna à l’imprimerie. C’était trop tard, elles étaient déjà parties ! — Menteur, ça vous arrangeait bien ! — Peut-être que je m’organise mal, je suis souvent débordé, j’ai toujours un dessin à finir. Je ne sais pas dire non à une demande de dessin. J’ai eu plus de propositions professionnelles que sexuelles ! — Pourtant, vous étiez plutôt beau garçon dans les années 1960 ! — (Rire gêné…) C’est gentil ! Contrairement à ce qu’on pense, je n’ai pas toujours porté les lunettes et cette coupe de cheveux à la Mireille Mathieu ! Mais j’ai toujours été plus timide que volubile à sortir le grand jeu aux filles, comme Wolinski et les autres de la bande ! — Comment avez-vous supporté une telle bande de misogynes ? — Ce sont de faux méchants ! C’est une réputation dont ils ont joué, surtout Wolinski, dont les dessins énervaient sacrément les féministes des années 1970. Pour moi, les grandes gagnantes de 68 et de la vague qui suivra, ce sont vraiment les femmes. Tout ne sera plus comme avant avec la légalisation de la contraception, l’avortement, l’autorité parentale conjointe sur les enfants. C’est normal, elles partaient de loin, les mâles du pouvoir les traitaient comme des mineurs ! Vous ne vous rendez pas compte, mais avant 68 les femmes ne pouvaient pas ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leurs maris, ça paraît d’un autre âge aujourd’hui ! C’est ça aussi le bilan et les acquis de 68. — Il paraît que vous avez donné de votre personne pour faire un reportage dans une communauté de libertaires libertins ? — Ah oui ! j’ai vécu ça de très près dans un campement dans l’Ariège durant l’hiver 1973. J’ai même couché dans la paille d’une grange. (Je ne saurai pas si Cabu était vraiment seul !) Et curieusement, au réveil, le matin, je n’ai pas eu froid du tout, c’était marrant. (Ben voyons !) Je faisais un reportage sur des post-soixante-huitards d’une vingtaine d’années qui pratiquaient la sexualité de groupe ! Leur objectif, c’était d’être plus fort que la

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jalousie, qu’ils considéraient comme un sentiment bourgeois ! Mais ils n’ont pas réussi à abolir cette forme d’autorité romantique ! Ils partageaient tout, le sexe, comme le budget et les corvées. Du coup, il y avait des perpétuelles prises de bec sur le thème : « Qui fait la vaisselle ce soir ? C’est à ton tour ! » Ils faisaient de l’élevage, du fromage de chèvre qu’ils allaient vendre au marché. Une utopie pas si facile à vivre, car les paysans et le voisinage les regardaient vraiment de travers, ils n’ont rien fait pour les aider. — Des fleurs, l’amour et le fromage de chèvre en autogestion, c’était la société idéale pour vous ? — Pour les repas, c’était assez sympa ! Mais je te rappelle que c’était pour les besoins de mon reportage, je n’ai jamais pratiqué la sexualité de groupe avec eux ! — C’est ça ! Et le soir, ils trinquaient au nom de feu 68 et du “tout n’est plus possible” ? — Ah oui ! ça parlait politique tout le temps, ils essayaient d’appliquer et de vivre les idéaux de 68. Mais c’était des AG perpétuelles pour tout et n’importe quoi, les recettes, la cuisine, les courses, tout devenait compliqué. L’autogestion, c’est joli sur le papier mais ça peut virer à l’enfer ! Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui décide, mais celui-là est très vite considéré comme un dictateur, c’est compliqué. — Vous vous êtes marié deux fois. Et l’aliénation du mariage chère aux soixante-huitards ? — Oui, c’est vrai, mais je crois que ce sont les femmes qui veulent à tout prix se marier, pour se projeter dans l’avenir… euh… je ne sais pas. Et comme je ne sais pas forcément dire non !

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AVEC BENOÎTE GROULT — Pourquoi les femmes étaient aussi peu visibles et médiatisées durant les événements de 68 ? BENOÎTE GROULT. — Pourtant, il y en avait des jeunes filles sur les barricades avec les garçons, pour revendiquer la mixité, l’égalité et l’émancipation des mœurs. Mais elles ne faisaient pas le poids, la condition féminine n’était pas la priorité de ce mouvement de jeunes. On ne les voyait pas, elles restaient des actrices de l’ombre, cantonnées à des rôles subalternes, à coller les affiches et à servir le café à tout ce petit monde. On a juste retenu l’image de cette jolie fille sur les épaules d’un garçon sur les barricades, car c’était esthétique et télégénique ! Les femmes ont très vite compris que 68 n’était pas de leur côté et que le Grand Soir ne serait pas féministe. Il fallait mener notre propre révolution seules pour faire avancer la cause des droits des femmes. Simone de Beauvoir a découvert sur le tard la même vérité : le socialisme n’apporterait pas la parité ! — Et pourtant, avant 68, on venait de voter la loi Neuwirth sur la contraception ? BENOÎTE GROULT. — Oui, mais elle n’était pas appliquée. Quand on pense que de Gaulle a finalement toléré la demande de Neuwirth pour remercier les femmes de leur participation à la Résistance, ça vous donne l’état d’esprit de l’époque ! Après 68, il a fallu attendre sept ans pour que Simone Veil ose à l’Assemblée nationale défendre le projet de la légalisation de l’avortement. Aucun homme ne voulait de ce dossier. L’avortement, c’est sale, c’est risqué, c’est le ventre et l’affaire des femmes. Les problèmes féminins, comme ils disent, n’ont jamais intéressé ni les révolutionnaires ni les partis politiques de gauche ou de droite. La légalisation de l’IVG, ce n’est pas un héritage de 68 mais bien du MLF. — Les femmes n’étaient pas dans la même culture de la révolte que leurs camarades soixante-huitards ? BENOÎTE GROULT. — Encore faut-il avoir une histoire de la révolte derrière soi ! Vous savez, j’avais vingt ans ans en 1940 quand Pétain a fait guillotiner une blanchisseuse pour crime d’avortement. J’ai voté pour la première fois

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à l’âge de vingt-cinq ans. Jusqu’alors ma voix ne comptait pas, et ça me semblait presque normal. Chaque droit m’est arrivé après des années de combat, pour ouvrir un compte en banque, avoir le droit de travailler ou de déménager sans l’autorisation de mon mari ! Il faut du temps pour oser être libre ou révolté. Avant 68, le féminisme n’existait pas. Les femmes ne s’unissaient pas, chacune appartenait à la tribu de son mari. Je suis de la génération d’avant-guerre, j’ai été soumise aux règles de la société patriarcale. Nous étions victimes d’une forme d’autocensure. Je m’en étonne encore aujourd’hui, mais je suis devenue féministe sur le tard, à l’âge de cinquante ans. Pourtant, je venais d’un milieu privilégié, mes parents fréquentaient Picasso, Jouhandeau, Paul Morand, j’écrivais déjà des romans... Mais ce n’est qu’en 1975 que j’ai écrit Ainsi soit-elle, sur la condition féminine. Même Simone de Beauvoir a cru pendant longtemps que le socialisme allait libérer les femmes, alors que nous avons été les laissées-pour-compte de toutes les révolutions, qu’elles soient culturelles ou politiques. 68 y compris. — Est-ce à dire que l’Histoire censure le rôle des femmes? BENOÎTE GROULT. — Bien sûr, la lecture de l’histoire est avant tout masculine, les historiens et les politiques ont une part de responsabilité. Où sont les femmes dans les manuels d’histoire traitant de la Résistance, de 1936 ou de 68 ? Durant la révolution de 1789, Olympe de Gouges a rédigé la Déclaration des droits de la femme, et on voit où ça l’a menée : la guillotine ! La parole de la femme est toujours bafouée, censurée, tchadorisée ou guillotinée, et en fin de compte nos héroïnes sont jetées aux oubliettes de l’Histoire.

Anne Wiazemsky dans le film de Jean-Luc Godard, La Chinoise.

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— A l’inverse, comment se fait-il qu’il y ait aussi peu d’hommes dans les manifs du MLF en 70 ? BENOÎTE GROULT. — Pour la simple et bonne raison qu’ils étaient interdits ! Même si je n’étais pas militante du MLF, en tant que femme et écrivaine, j’accompagnais le mouvement. Au début, nous avons bien tenté d’organiser des meetings et des manifs mixtes. Dès qu’un homme était dans la salle ou prenait la parole, il devenait goguenard et les femmes se taisaient et jouaient les timides. Un vieux réflexe d’autocensure. Comment voulezvous briser les tabous et parler de l’accouchement, de l’avortement clandestin, de toutes ces horreurs que les femmes subissaient dans leurs entrailles avec les « faiseuses d’anges », face à un homme qui bâille en faisant semblant d’écouter ? C’est ce que j’appelle « la mâle assurance ». Encore une fois, la parole des femmes était jugée insignifiante, même en cette période libertaire. C’est paradoxal, les étudiants contestaient la société à papa et la morale gaulliste, mais pas le patriarcat qui bâillonnait leur petite copine et leur mère ! Nous n’avions pas d’autre choix que de faire une révolution sans eux. — Entre le « jouir sans entraves » de 68 et Le Torchon brûle, journal des années 1971-1973, c’est pourtant le même esprit d’insolence ? BENOÎTE GROULT. — Nous utilisions les mêmes armes de la liberté, c’était dans l’air du temps. Les revendications passaient mieux par l’humour et l’insolence. C’est comme « Il y a plus inconnu que le soldat : sa femme », ou « Mon ventre m’appartient », ça a marqué les esprits. En même temps, il y avait des intellectuelles, les Editions Des femmes, d’Antoinette Fouque, Gisèle Halimi et Choisir. Un mouvement collectif qui m’a donné la force de faire ma propre révolution culturelle. Je me suis enfin réveillée, car je ne me sentais plus seule et isolée dans mes frustrations. — Comment expliquez-vous qu’il y ait autant de polémique et de médiatisation autour de 68 et aucune « commémoration historique » des années MLF ? BENOÎTE GROULT. — Ils nous ont donné la Journée internationale de la femme, ça leur suffit ! L’héritage des années 1970 est complètement renié et n’intéresse pas les médias. Quand je regarde la presse féminine du XXIe siècle, c’est à pleurer, un retour en arrière de cinquante ans. Tous ces magazines ressemblent aux journaux de ma jeunesse, ce sont les nouveaux bourreaux de la femme. C’est la presse de la femme-objet, la promotion des talons aiguilles, des liposuccions et des poitrines en silicone pour plaire au mâle à l’ancienne. Regardez les messages que véhicule la mode : la femme postmoderne fait Sciences-Po mais reste un objet sexuel pour l’homme, comme si elle culpabilisait d’être devenue indépendante et devait se faire pardonner avec des talons toujours plus hauts ! — Que pensez-vous des nouvelles générations qui renient la notion de féminisme comme si c’était un gros mot ? BENOÎTE GROULT. — Ça me scandalise, je trouve ça désespérant ! Quand

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je dis que je suis féministe, on me regarde de travers comme si je n’étais pas guérie de cette maladie honteuse. On m’a même dit un jour que si je n’avais eu que des filles et des petites-filles, c’était à cause de mes orientations féministes ! Comme si le MLF dictait le sexe des enfants et castrait le genre masculin ! C’est quand même grâce à ma génération que vous avez trouvé dans votre berceau une vraie liberté de sexualité et de maternité choisie ! C’est ingrat de l’oublier. C’est le plus beau combat du monde, plus que jamais d’actualité dans des pays où les femmes sont excisées, voilées et lapidées au nom des fanatismes politiques et religieux. Le féminisme n’a jamais tué personne alors que le machisme tue tous les jours. Même en France, le combat n’est pas fini quand on voit 80 % de costumescravates à l’Assemblée nationale et autant de tempes grises au Sénat. — Comme les soixante-huitards, féministe ça reste mal vu et péjoratif ? BENOÎTE GROULT. — A la différence que beaucoup d’entre eux sont au pouvoir et pas nous ! La féministe reste un paria qui dérange l’ordre masculin établi. On en est encore à la vieille caricature du MLF radical de l’Amérique des années 1970. L’image de la mal-baisée médiatisée pour écraser et ridiculiser le combat du féminisme. L’épouvantail de la mégère, pétroleuse et moche par-dessus le marché ! Combien de fois on m’a demandé si je n’étais pas stérile, lesbienne ou vieille fille ! Moi qui étais une jeune femme plutôt jolie, j’ai eu trois enfants, et mon mari ne m’a jamais abandonnée ! Les jeunes femmes d’aujourd’hui craignent de perdre leur sex-appeal et de faire peur aux hommes si elles militent pour l’égalité des sexes. Alors qu’on peut être féministe, sexy, ambitieuse et bien faire l’amour ! Le féminisme, ce n’est pas un ordre religieux. C’est la liberté d’être soi dans tous les domaines. — Moi, je me revendique néoféministe ! BENOÎTE GROULT. — C’est bien ma petite, je suis fière de vous ! Moi, j’ai quatre-vingt-huit ans, je me rattrape de ne pas l’avoir été à dix-huit ans ! On a défriché le terrain, à vous de jouer et de vous battre, vous avez du boulot ! Le féminisme n’est pas mort !

AVEC GENEVIÈVE FRAISSE — Vous êtes vraiment une enfant de 68 ? GENEVIÈVE FRAISSE. — Je suis l’enragée type de 68 ! Imaginez quelle chance : j’allais avoir vingt ans, étudiante en philo à la Sorbonne, je cavalais le nez au

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vent dans tous les comités d’action de Censier à la Sorbonne. Je ne respirais pas, je bouffais la vie et captais au maximum cet air de liberté! J’ai passé mon temps à courir les rues du Quartier latin jusqu’à Renault-Flins, à l’Odéon, dans la foulée de la dénonciation de la guerre du Viêt Nam. En 68, j’ai commencé à comprendre le monde. Pour moi, c’était vraiment L’An 01, de Gébé ! J’ai mêlé le pouvoir des idées et celui de la philosophie. — Sous les pavés, la philo ? GENEVIÈVE FRAISSE. — Complètement ! L’apprentie philosophe que j’étais est née des barricades ! Je ne faisais pas qu’étudier, j’incubais mon sujet de recherche ! Je ne l’ai pas lâché depuis quarante ans, je suis une monomaniaque ! Quels que soient les angles de mes essais, je traite toujours de la question de la révolte politique et de l’histoire des femmes. Quand j’étais députée au Parlement européen et déléguée interministérielle aux Droits des femmes, j’ai toujours gardé dans un coin de ma tête l’image du gauchisme. J’ai poursuivi autrement le combat. — Vous étiez pourtant déjà « éduquée » politiquement ? GENEVIÈVE FRAISSE. — C’est mieux que ça, je suis fille de mandarins universitaires ! Des intellectuels de gauche, profs à la Sorbonne en 68 et qui manifestaient avec les étudiants ! Avec mes parents, Paul et Simone Fraisse, je suis née dans la revue Esprit, j’ai été élevée avec la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. J’étais plus gauchiste qu’eux. Le PSU de mon père me semblait trop modéré et réformateur. J’avais soif de radicalité, j’avais besoin de « décaper » mes idées. — Une apprentie philosophe libertaire ! GENEVIÈVE FRAISSE. — Gauchiste et solitaire, avec la carte politique de nulle part ! J’ai été ensuite une groupie des maos tendance Gauche prolétarienne ! Une meneuse de rien ! Je me méfie de tous les pouvoirs, à part celui des idées. J’étais trop libertaire pour supporter les trotskistes et, plus tard, le cercle d’Antoinette Fouque et des Editions Des femmes ! — Que pensait l’apprentie féministe du machisme de ses camarades gauchistes ? GENEVIÈVE FRAISSE. — L’ambiguïté entre le féminisme et les révolutionnaires remonte à 1789 ! La gauche a beau prôner l’égalité des sexes, elle a toujours été très mal à l’aise avec l’émancipation des femmes. Quant à la droite, elle pratique plutôt l’exception ; bien que le machisme fût aussi gauchiste que gaulliste ! En 68, j’étais toute jeune, ça ne me choquait pas de voir les leaders plus âgés, qui étaient essentiellement des garçons, prendre la parole au nom de tous et de toutes. Je ne me posais pas encore la question de la domination masculine ou de la parité. A l’époque, la différence des sexes n’était pas considérée comme un objet philosophique ! C’est durant l’automne 68 que la question de l’invisibilité féminine me saute aux yeux. Dans les AG réunissant maos et trotskistes, je réalise tout à coup que le pouvoir des « groupuscules » se met en place sans nous, les femmes ! La féministe se réveille !

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— Pour vous, sans 68, il n’y aurait pas eu le MLF ? GENEVIÈVE FRAISSE. — Le féminisme c’est un lendemain de 68 ! Le journal Le torchon brûle s’inscrit dans la même poésie politique que celle de nos compagnons de Mai. Les mots et les maux d’ordre du MLF relèvent du même esprit du rire de résistance. 68 pour moi, c’est la radicalité politique, après la contraception et le planning familial. Au milieu des années 1970, un copain, « établi*» en usine, m’a dit : « Vous avez de la chance, vous les femmes, le combat continue pour vous ! » C’est vrai, avec le mouvement des femmes, tout restait à réinventer. 68 n’était pas mort, 68 commençait ! C’est à ce moment-là que j’ai trouvé ma place de philosophe féministe. Au moment du “Manifeste des 343 salopes”, je vivais à Berlin, la capitale des gauchistes allemands. Depuis que Sartre est passé par l’Allemagne, Berlin est une étape presque obligée pour les philosophes ! J’ai beaucoup appris du gauchisme communautaire allemand, et c’est cet esprit collectif que j’ai retrouvé dans le mouvement des femmes. Au début des années 1970, le temps était venu pour les femmes de s’engager et de valider la notion d’intellectuelle, jusqu’alors réservée aux hommes. En deux mots, fabriquer du politique. La machine s’est enclenchée avec Les Temps Modernes et la revue Les Révoltes logiques, que nous avons créée avec Jacques Rancière. Pour moi, le MLF, la légalisation de l’avortement, le Larzac, la Cartoucherie de Vincennes, le Théâtre du Soleil sont les « lendemains logiques » de 68. Je reste à jamais gourmande de cette marmite des pensées de la contradiction.

AVEC RÉGINE DEFORGES Cabu se traîne péniblement avec ses béquilles et ses gants noirs à cause des ampoules. Cinq kilomètres à l’heure dans les rues de… Saint-Germain. Baskets noires remboursées par la Sécurité sociale pour l’accidenté en mobilité réduite à cause d’une satanée plaque de verglas. Régine * Établi : militant gauchiste qui allait travailler en usine. Il devenait “établi”. Robert Linhart a raconté dans L’établi ( édition de Minuit) sa propre expérience.

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Deforges, une amie du canal historique d’Hara-Kiri, nous rejoint dans un café pour non-fumeurs. Avec sa crinière rousse d’ancienne prêtresse de l’érotisme qui déchaîna la censure gaulliste, l’écrivaine-éditrice n’a rien perdu de son franc-parler et de son sens de l’indignation, quand on chatouille sa liberté chérie. — Pourquoi votre bicyclette bleue s’arrête-t-elle de pédaler juste avant 68 ? RÉGINE DEFORGES. — Voilà une question perfide ! Très sincèrement, 68 ne m’intéresse plus ! J’y ai pourtant participé en animant des comités d’écrivains-étudiants de Censier, en vendant L’Enragé à Pigalle, mais paradoxalement je ne prenais pas ce mouvement au sérieux. J’avais dix ans de plus que les étudiants, le décalage générationnel a peut-être joué. L’idée de départ était généreuse et festive, mais quand j’ai vu la récupération des vieux intellectuels comme Duras, Blanchot et Mascolo en se lançant des « camarades » à tout-va, c’était consternant ! Je me pinçais pour y croire ! Cette révolution reste encore à faire. — Vous ne croyiez pas en la sincérité de cette indignation collective ? RÉGINE DEFORGES. — J’avais l’impression de revivre la Libération quand, gamine, je jouais aux maquisards et aux Allemands. Personne ne voulait faire l’Allemand ! Et moi qui avais déjà l’âme d’un petit chef, je torturais mes camarades de jeu ! La torture pour un enfant sorti de la guerre, c’était banal. En 68, quand j’ai vu cette ambiance prétendument merveilleuse avec tous ces gens qui s’embrassaient, je n’y croyais pas. Ne pensez pas que je participe à la démolition de 68, puisque je n’y ai jamais cru. — D’où vient ce scepticisme ? RÉGINE DEFORGES. — Quand on a une certaine connaissance de la guerre d’Algérie, d’Indochine et de la Résistance, comment voulez-vous croire au Grand Soir ? Quoi qu’en disaient les maos de l’époque, 68 n’a rien à voir avec le Front populaire et la Commune de Paris ! Les gens s’ennuyaient à mourir, c’est tout, comme maintenant. — Aujourd’hui, c’est plus l’inquiétude que l’ennui ? RÉGINE DEFORGES. — Les années 1960 n’étaient pas dorées pour tout le monde ! Je ne sais pas pour toi, Cabu, mais en 68 je vivais une vraie galère à cause de mes premiers emmerdements avec la police et la censure. Le 22 mars 1968, je me suis retrouvée du jour au lendemain confrontée au délit de pornographie et aux interdictions de publication. On a saisi le premier livre de ma maison d’édition, Le Con d’Irène, d’Aragon, qui est depuis dans la Pléiade. Me voici convoquée à la Mondaine, et c’est ainsi que commence toute une série d’intimidations. J’ai eu un choc en voyant défiler les éditeurs François Maspero et Christian Bourgois autour de la Maison de la radio, avec en tête Jean-Jacques Pauvert, qui a toujours été un anarchiste de droite, c’était le comble du ridicule ! Je trouvais ça incohérent, non pas de la part des jeunes, mais de ces adultes qui tentaient de récupérer le mouvement à leur profit.

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CABU. — Comme chacun a vécu 68 à sa manière, la récupération est inévitable. Mais, Régine, reconnais que le mouvement de Mai a profité à la libération des mœurs dont tu as bénéficié après. RÉGINE DEFORGES. — Mais non ! Mon dernier procès date de 1972 et j’avais déjà mis la clé sous la porte. — A cause de la censure déguisée au nom de l’outrage aux bonnes mœurs, comme pour Hara-Kiri ? RÉGINE DEFORGES. — C’était la version du parquet, j’ai été privée de mes droits civiques jusqu’à l’élection de Pompidou. Plus le droit de voter, plus rien, avec, à chaque interdiction, des amendes de trente mille francs. C’était de la censure morale et économique. Si j’avais voulu divorcer en 68, je n’aurais jamais eu la garde de mes enfants ! Ça allait très loin. On en plaisantait avec Cavanna, Wolinski et Maspero, pour moi c’était l’érotisme, pour eux la politique, mais ce n’était pas drôle du tout. Je pense que ce mouvement de Mai était inéluctable, ce « désordre » a profité à tous, même au pouvoir, qui a eu une trouille bleue. Le conflit de génération était déjà enclenché, de Gaulle était déjà vieux en 68 ! CABU. — Tu étais au cœur du débat pour la liberté d’expression. Avant 68, c’était la censure de Tante Yvonne et la France du XIXe siècle ! Le XXe siècle a commencé en 68. RÉGINE DEFORGES. — J’étais prête à me battre et à aller en prison ! Dès lors qu’on interdit un livre, je vois rouge. Je n’accepte pas qu’un pays comme la France, qui a vécu la guerre d’Algérie, puisse encore saisir des livres. C’est en réaction que j’ai continué à publier et à poser nue sur mes catalogues ! Je ne pouvais pas aller à poil au tribunal, alors je me présentais tout de blanc vêtue en prenant mon air le plus candide. Et le juge, madame Rozès, me demandait : « Mais mademoiselle Deforges, qu’est-ce qu’une jeune femme telle que vous vient faire ici ? » J’avais l’impression d’être encore au pensionnat avec les bonnes sœurs qui me répétaient sur le même ton : « Mademoiselle Deforges, vous faites pleurer Madame votre mère et Madame votre grand-mère ! » CABU. — Madame Rozès était amoureuse de Cavanna ! Ses deux fils étaient de grands lecteurs d’Hara-Kiri. — Le fait d’être une femme, ça excitait la censure, qui avait besoin d’une scandaleuse ? RÉGINE DEFORGES. — Ça a joué contre moi au début. Christian Bourgois m’a dit un jour : « Assois-toi en face du juge et relève un peu plus ta jupe ». Je l’aurais tué ! CABU. — Il est mort ! RÉGINE DEFORGES. — Paix à son âme ! J’avais beau me battre contre la censure, on ne me prenait pas toujours au sérieux, car j’étais une femme, c’est évident. Alors que je suis moi-même un peu macho sur les bords ! — D’où la nécessité d’une révolution féministe pour Benoîte Groult, qui considère que 68 a négligé la cause des femmes ?

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RÉGINE DEFORGES. — Ce n’est pas tout à fait mon avis. Aux Beaux-Arts, des mecs se mêlaient aux débats sur la condition des femmes. Je suis féministe sans lever le poing, mais le discours du MLF est par moments de mauvaise foi. Le pouvoir comme la liberté, ça ne se donne pas, sinon vous êtes un esclave. Tout se prend ! Tout nécessite un combat ! Que ce soit plus difficile pour les femmes, c’est une évidence, mais raison de plus pour se battre. Avec Benoîte Groult, nous n’avons pas le même avis concernant la parité linguistique. Elle veut dire « écrivaine », moi j’ai toujours dit « écrivain », comme je suis éditeur ! Les mots « trice » et « vaine », c’est laid à l’oreille ! Auteu-RE, c’est tarte ! Cette féminisation des mots, c’est un combat de luxe pour nantis ! — En tant qu’auteu-RE, vous avez bien ressenti à un moment donné qu’on tournait la page de la France puritaine à la de Gaulle ? RÉGINE DEFORGES. — Pour moi, il n’y a pas eu d’avant- ou d’après-68. En tant que femme et écrivain, j’ai vécu très tôt de façon libre et affranchie de toutes formes d’autorité. J’agis et je réfléchis après. J’ai eu un enfant hors mariage bien avant 68 ! CABU. — Tu as été une précurseuse… euh pardon, un précurseur ! RÉGINE DEFORGES. — Je ne savais pas que j’étais la première femme éditeur française, j’ai monté par hasard ma maison, car personne ne publiait de livres érotiques ! Ou alors ça se faisait sous le manteau dans de petites mallettes doublées de soie et bourrées de livres cochons ! — Vous qui êtes une romancière, qui étaient les héros et les salauds en 68 ? RÉGINE DEFORGES. — Les salauds, c’étaient les politicards et les flics. On n’aimait pas la police, les CRS étaient très impressionnants, goguenards et sans humour. L’ennemi, c’était l’autorité d’Etat, policière et financière ! CABU. — Tout s’est durci aujourd’hui. Regarde, Paris est envahi de policiers ! RÉGINE DEFORGES. — Et l’absence de liberté ! Bien que je fume des cigares, je reconnais que c’est plus agréable une brasserie sans odeur. Mais regardez les pauvres fumeurs sortir les uns après les autres sur le trottoir avec leur verre de vin, c’est grotesque ! — Et les héros de 68 ? RÉGINE DEFORGES. — Le Che par la force des choses. S’il n’avait pas eu cette gueule d’acteur de cinéma, il serait passé aux oubliettes ! CABU. — Tu sais que le Che est mort à cause de ses varices ! Il ne courait pas assez vite et avait très mal aux jambes. Il avait peut-être une belle gueule mais il avait des varices ! — Comment expliquez-vous que le féminisme n’ait plus la cote aujourd’hui ? RÉGINE DEFORGES. — Je trouve ça très triste. Quand j’ai été en Algérie, il y a trois ans, j’ai rencontré des féministes et des résistantes du maquis, certaines pleuraient et me disaient : « Regardez-les, quel échec ! » C’étaient leurs filles voilées de la tête au pied. Le combat des femmes exige encore une certaine vigilance. Le tort du MLF français fut de flirter avec les radicales

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américaines, à trop s’approcher des amerlocs, on ne fait que des erreurs ! CABU. — Quelques féministes ont manifesté devant la porte d’Hara-Kiri avec une banderole nous traitant de misogynes ! Nous les mecs, on a fait des progrès en très peu de temps. Avant 68, nous étions tous plus ou moins des machos ! RÉGINE DEFORGES. — Ça ne me gênait pas outre mesure. Quand un mec me sifflait dans la rue, je ne me retournais pas pour lui balancer une baffe, je lui faisais un beau sourire. Si j’avais su le faire, j’aurais sifflé le beau cul d’un mec ! CABU. — Tu as de l’humour. Ce n’était pas le cas d’Antoinette Fouque ! RÉGINE DEFORGES. — Je pense qu’il faut avoir de l’humour et des couilles ! Un jour, j’ai reçu un petit mot de l’éditeur Picolet, qui m’écrivait : « J’aime les femmes qui en ont ! » Ça m’a fait rire ! — Et vous, Cabu, vous aimez les femmes qui en ont ? CABU. — Bien sûr ! RÉGINE DEFORGES. — Au XVII e siècle, on parlait des femmes viriles et ultimes, c’est joli. Même si je pense que nous sommes plus courageuses que les bonshommes, il faut savoir jouer sur tous les tableaux quand on est une femme. Je revendique le droit à une forme d’irrespect tendre ! — Qu’est-ce qui vous met en colère aujourd’hui ? RÉGINE DEFORGES. — Toutes les interdictions ! La médiatisation et l’américanisation d’un pouvoir vulgaire, c’est tellement éloigné de l’élégance de l’esprit français. Même Libé et Le Monde se font l’écho de l’actualité people. Le Canard enchainé et Charlie Hebdo sont plus que jamais nécessaires. — Cabu, vous ne vous mettez jamais en colère ? CABU. — Non, moi, je la passe dans mes dessins !

AVEC FLORENCE CESTAC Ambiance hall de gare chez Cabu. Dans le salon, la femme de ménage repasse des pantalons qui en ont vu d’autres, tandis qu’une jeune éditrice chasse dans le bazar des dessins représentant Sarkozy, le président bling-bling qui, selon Cohn-Bendit, profite sans complexe du « jouir sans entraves » !

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Au-dessus, dans le grenier, les étudiants archivistes poursuivent leur mission impossible : classer un demi-siècle de dessins éparpillés dans la laine de verre avant qu’ils ne soient rongés par les rats ! Ça se passe comme ça chez Cabu. Le téléphone ne cesse de sonner, et c’est dans cette ambiance communautaire que débarque Florence Cestac, légèrement enrhumée. La faute aux gros nez ! — En 68, il paraît que vous étiez une dangereuse révolutionnaire ? FLORENCE CESTAC. — Dangereuse propagandiste révolutionnaire, pour reprendre les termes exacts de la police! J’ai fait de la taule à dix-huit ans, mineure à l’époque, condamnée pour vol et destruction d’emblèmes nationaux ! La nuit du 13 juillet, j’étais en vacances à Cap-Ferret, où habitaient mes parents. Avec ma bande des beaux-arts de Rouen, nous avons descendu tous les drapeaux bleu-blanc-rouge des mairies du bassin d’Arcachon pour hisser à la place le drapeau rouge ! On s’est fait dénoncer bien sûr, à cause de nos voitures immatriculées dans le 76. Le lendemain matin, les flics nous ont cueillis, direction le commissariat et les cachots de tous les patelins environnants avec les clochards du coin. On s’est retrouvé à Gradignan, la prison la plus moderne d’Europe. Il n’y avait pas de barreaux aux fenêtres mais de grandes baies vitrées, et on était seul dans les cellules. Dix-huit jours en préventive à faire des bouquets de violettes pour les couronnes mortuaires ! C’était long. Ils ne se sont pas tout de suite aperçus que j’étais mineure. Après mon procès, j’ai été condamnée à une amende et à cinq ans de privation de mes droits civiques. Mon fiancé de l’époque et complice, Etienne Robial [cofondateur des éditions Futuropolis] était sursitaire, on l’a envoyé seize mois en Allemagne en camp disciplinaire. On ne plaisante pas avec les drapeaux français ! CABU. — Ils ont eu la main lourde quand même ! FLORENCE CESTAC. — Ils ont mis le paquet à titre d’exemple. J’ai été jugée à Bordeaux, qui était très à droite avec Chaban-Delmas. Nous n’aurions jamais dû accepter des avocats commis d’office qui ont forcément plaidé l’erreur de jeunesse. CABU. — Vous auriez dû plaider la cause politique avec des avocats influents. — Etait-ce uniquement de la provocation d’ados, ou y avait-il une forme d’engagement politique ? FLORENCE CESTAC. — J’y croyais vraiment au monde meilleur ! En tant que sympathisante des Jeunesses communistes révolutionnaires de Krivine sans être militante, je regardais comme une groupie les étudiants plus âgés. J’étais persuadée qu’on allait changer le monde. Mai 68 n’était pas uniquement parisien, dans nos facs à Rouen c’était aussi le grand n’importe quoi. J’occupais les beaux-arts comme les autres, j’étais de toutes les manifs en bonne soixante-huidarde! Je reconnais que le jour du 14 Juillet, on était tous un peu bourrés, c’était la fiesta du baloche, on avait envie de poursuivre le mouvement à cinquante !

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— Vous étiez en plein dans le conflit de générations et la crise de l’ado face aux parents ? FLORENCE CESTAC. — Bien sûr, j’avais dix-huit ans et l’envie de découvrir la vie. A Rouen, tout était triste et chiant. Mon unique fenêtre sur le monde, c’était la presse catho bretonne de mes parents, vous imaginez ? En 68, j’ai tout découvert, j’étais complètement allumée. Je ne voulais plus entendre parler de la famille et de la province, mon obsession était de monter à la capitale. J’étais en pleine révolte contre ce monde gris, je me construisais dans l’esprit « contre », contre mes paternels, de Gaulle et Yvonne. Contre la logique de « Il faut » : il faut aller à la messe, à l’école, être femme au foyer... — Et votre père, comment vivait-il votre insolence ? FLORENCE CESTAC. — Je ne me suis jamais entendue avec mon père, même quarante ans après, il n’a toujours pas digéré cet incident diplomatique et familial ! Le jour de mon arrestation, il débarque au commissariat et me retourne deux claques à me décrocher la tête, en hurlant aux flics : “Libérez ma fille, j’ai le bras long, je suis monsieur Cestac, ingénieur des Arts et Métiers !” CABU. — Mon père aussi était dans les Arts et Métiers, on est de la même famille de provinciaux ! * FLORENCE CESTAC. — Il m’emmenait dans les bals des Gadzarts pour me marier à un jeune sorti de promo. La robe longue, la choucroute sur la tête, je ne voulais pas danser, je buvais des coups pour oublier, bref un cauchemar ! Un jour, mes potes des beaux-arts sont venus me chercher en plein milieu du bal, je me suis taillée avec eux. Pour mon père, ce fut la honte de sa vie, j’étais une fille perdue! CABU. — Ma sœur aussi était programmée pour épouser un Gadzart, c’était plus difficile pour vous, les filles. L’Ecole des arts et métiers avait un esprit de corps fermé et très anti-soixante-huitard. — Est-ce spécifiquement lié à 68 de vouloir faire la peau à la société de papa ? FLORENCE CESTAC. — Bien sûr, je ne voulais pas ressembler à mes parents et reproduire leur couple à l’ancienne ! Mon père était chasseur, officier de réserve, votant Le Pen, une belle pièce ! Ma mère, femme au foyer soumise, attendait pépère pour se faire engueuler tous les jours. Ils m’avaient placée en pension chez les bonnes sœurs à Honfleur pour refaire mon éducation, j’étais déjà une fille difficile à mater. J’ai toujours été le vilain petit canard têtu de la famille. Quand mes parents disaient blanc, je répondais systématiquement noir. D’un seul coup, en 68, l’horizon s’ouvrait, c’était merveilleux, tout devenait possible. J’ai tout envoyé péter ! CABU. — Ma mère aussi était au foyer, c’est vraiment spécifique à la génération d’avant 68. Aujourd’hui, la majorité des femmes travaille, les rapports entre les sexes n’ont plus rien à voir avec ceux de nos parents. * Gadz’Arts ou Gadzarts est le surnom donné aux élèves ou anciens élèves de l'École nationale supérieure d’arts et métiers.

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FLORENCE CESTAC. — Les hommes ont peu bougé par rapport à leurs pères tandis que nous, les femmes, nous avons fait un bond gigantesque comparativement à nos mères. — D’où le syndrome Caliméro : les hommes post-soixante-huitards seraient même paumés dans leur identité masculine face à la femme soi-disant moderne qui assume tout ? FLORENCE CESTAC. — C’est vrai, on doit leur faire un peu peur par moments. Les héros masculins sont fatigués ! — Vous avez peur de nous, Cabu ? CABU. — Non ! mais c’est vrai qu’une femme indépendante effraie certainement plus qu’une femme soumise à l’ancienne ! Autrefois, c’était le harem et le mariage parfois subi. Mais demande plutôt à Wolinski, il t’expliquera mieux que moi ! — Avec le recul, votre révolte soixante-huitarde n’était pas réellement idéologique ? FLORENCE CESTAC. — Oui et non, je faisais ma révolution culturelle. Mes parents ne bouquinaient jamais, ils n’allaient pas au cinéma et n’écoutaient que de la musique ringarde. — Charles Trenet ? CABU. — Ne l’écoute pas, c’est de la provocation ! FLORENCE CESTAC. — Ma mère adorait Dario Moreno et Luis Mariano ! La provinciale que j’étais s’aperçoit qu’un autre monde existe, le jazz, les utopies, Paris, Les Arts déco... Le vrai bonheur ! CABU. — Tu as vécu le choc de 68 comme si tu passais d’un siècle à l’autre ! Finalement, notre milieu familial nous a aidés et propulsés, dans un univers qui n’était pas programmé à l’avance. FLORENCE CESTAC. — Oui, ça donne la rage de prouver qu’on peut se débrouiller autrement et tout seul. — Quelle était l’ambiance aux Arts déco en 68 ? FLORENCE CESTAC. — Un bordel sans nom, je n’ai rien compris ! J’ai redoublé ma première année, on débattait sans cesse de tout et de rien, de politique. J’avoue que j’étais un peu paumée. — La BD, qui est réputée pour un être un univers d’hommes, était-ce une manière de poursuivre votre combat d’émancipation « une contre tous » ? FLORENCE CESTAC. — Je ne sais pas, disons qu’on m’avait enlevé l’envie de raconter les histoires que j’avais dans la tête. Sous prétexte que j’étais dyslexique et nulle en orthographe, les instits me considéraient comme une cancre à jamais interdite de la case écriture. Ça m’a longtemps complexée, d’où le véhicule de la BD, qui n’est pas plus misogyne qu’un autre milieu. — Même si la BD enferme souvent la femme dans la case des seconds rôles du genre sex-symbol ou mégère ! Et la libération des mœurs chère à 68 ? FLORENCE CESTAC. — Oui, j’écris davantage des histoires de femmes normales qui me ressemblent, des baby-boomeuses victimes du démon de

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midi de leur mec qui se barre avec une nana plus jeune, comme Bretécher l’a fait avant moi. Mes personnages de BD sont restés soixante-huitards comme moi. CABU. — Le démon de midi, ce n’est pas un truc de mec ! — Les enfants de 68 vous inspirent moins ? FLORENCE CESTAC. — Ça me dépasse, je ne comprends pas la génération d’aujourd’hui, obnubilée par le fric, la logique de carrière, le besoin d’écraser l’autre, ce n’est pas soixante-huitard du tout ! — Mais les Kouchner, July, Cohn-Bendit, Weber sont des hommes de pouvoir issus de 68 ? FLORENCE CESTAC (Laconique.). — Oui, certes, mais bon ! Ils se manifestent peu, comme si une chape de plomb nous était retombée dessus comme du temps de De Gaulle avant 68. L’individualisme d’aujourd’hui me défrise, même chez les jeunes dessinateurs de BD, qui raisonnent selon des plans de carrière. Ils ne sont pas drôles, ils ne boivent pas, ne fument pas, se couchent tôt, ils sont raides et vachement sages ! Ça manque de fantaisie tout ça ! CABU. — A leur décharge, ils vivent avec le spectre du chomage au-dessus de la tête. — Vous êtes en plein dans la caricature générationnelle ! FLORENCE CESTAC. — Je pousse le bouchon un peu loin, mais ce n’est pas complètement faux. Nous, on s’en fichait, on vivait au jour le jour sans se faire autant de soucis. — Des jeunes vieux cons avant l’heure ! Ce manque d’utopie, c’est la faute aux soixante-huitards comme vous ? CABU. — Nous sommes responsables de tout ! — Votre fils de vingt-deux ans est-il tout aussi rebelle que sa maman ou trop individualiste et carriériste ? FLORENCE CESTAC. — Non, il est gentil mon fils, c’est un planeur, un grand rêveur qui est attentif aux autres. Il ne va rien révolutionner du tout, il prend la vie de façon cool. Il en a un peu assez de mes souvenirs d’ancienne soixante-huitarde, il connaît par cœur mon séjour en prison, je ne lui en parle plus. — Que pensez-vous des créatures féminines de Cabu ? FLORENCE CESTAC. — Ça me fait rire, c’est l’insolence de la caricature. En 68, j’ai été bouleversée par le dessinateur Robert Crumb, l’auteur de Fritz the Cat, qui faisait de grosses nanas énormes, gigantesques, avec de gros culs et lui tout petit à côté. Les féministes sont montées au créneau alors que c’était enfin de la BD d’adulte et d’humour. L’humour sauve de tout, on se marrait beaucoup plus que maintenant. — Comme Cabu, vous vous faites « traiter » de soixante-huitarde ? FLORENCE CESTAC. — De vieille soixante-huitarde dès que je fais des réflexions sur les mecs et la libération des femmes !

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Laurence Garcia

Cabu 68

1/04/08

ISBN 978-2-7427-7522-4

9 782742 775224

22 € TTC France

ACTES SUD BD

COUV CABU68

ACTES SUD BD

Laurence Garcia


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