Extrait "Conversations avec Claude Sautet"

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Michel Boujut, Le Calme et la Dissonance (extrait) Claude Sautet est né à Montrouge en 1924. Scénariste réputé, directeur d’acteurs exceptionnel, cinéaste dont l’œuvre grandit avec les années, il a débuté dans la mise en scène avec Classe tous risques en 1960. Des Choses de la vie à César et Rosalie, d’ Un mauvais fils à Un cœur en hiver, il a offert au cinéma français quelques-unes de ses œuvres les plus marquantes. Après avoir réalisé un dernier chef-d’œuvre, Nelly et M. Arnaud, Claude Sautet est mort en 2000. Sautet était secret, ses films étaient célèbres. Son amitié pour l’écrivain et journaliste Michel Boujut a rendu possibles ces Conversations, parues en 1994, où il se confie sans retenue. Depuis sa disparition et celle, en 2011, de Michel Boujut, il était important de rééditer ce livre dans une version complète et malheureusement définitive.

Préfaces de Thierry Frémaux, Daniel Auteuil Postface de Bertrand Tavernier

ACTES SUD

INSTITUT LUMIÈRE ISBN 978-2-330-03799-4

DÉP. LÉG. : OCT. 2014 22,80 e TTC France www.actes-sud.fr www.institut-lumiere.org

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MICHEL BOUJUT CONVERSATIONS AVEC CLAUDE SAUTET

“Je suis heureux, infiniment, d’avoir construit ce livre avec Claude Sautet, au cours du premier trimestre 1994, remettant jour après jour sur le métier notre ouvrage. Parlé d’abord, écrit ensuite. Moments de travail, efforts constants pour éviter ce que Claude détestait le plus : le débraillé et le banal. C’était quelques mois avant le tournage de Nelly et M. Arnaud qu’il ne concevait nullement comme un testament. D’avoir à accomplir ce vaste travelling dans sa vie et dans ses films le mettait en état de lucidité accrue sur lui-même. Puis il a assisté aux phases de sa maladie en spectateur stoïque. En « Gréco-romain », comme se définissait drôlement ce féru d’Histoire. Il ne voulait surtout pas qu’on le questionne et qu’on s’apitoie. « J’ai déjà vu la scène, mon coco, je la connais par cœur », disait-il.”

INSTITUT LUMIÈRE / ACTES SUD

CONVERSATIONS AVEC CLAUDE SAUTET

Michel Boujut

Conversations avec Claude Sautet édition définitive

INSTITUT LUMIÈRE / ACTES SUD

Photographie de couverture : Claude Sautet sur le tournage d’Un mauvais fils, 1980


Michel Boujut

CONVERSATIONS AVEC

CLAUDE SAUTET Edition définitive Préfaces de Thierry Frémaux Daniel Auteuil Postface de Bertrand Tavernier

Institut Lumière / Actes Sud



Il ne faut pas transporter la réalité comme on ferait d’un objet qu’on déménagerait du souvenir dans la page, mais se servir de cette réalité pour passer aux signes. louis guilloux



Préface aVEC LUI, IL FALLAIT SE TENIR par Daniel Auteuil La première fois que j’ai travaillé avec Claude Sautet, ce fut sur Quelques jours avec moi, en 1988. Je sortais des Pagnol tournés avec Claude Berri. C’est lui qui est venu à ma rencontre. Mais, entre nous, les choses commencèrent mal : la lecture du scénario me rendit perplexe. Je ne sentais pas mon rôle. Et la façon dont il m’en parla ne me convainquit pas. Mon personnage, c’était l’absence incarnée. Comment jouer ça ? Claude avait deviné que ce type-­là, c’était moi, mais je ne m’en rendais pas compte et me sentais incapable de me projeter en lui. J’étais sur le point de décliner, mais comment dire non à Sautet ? Qui serait cet acteur qui ne s’engage pas avec un tel metteur en scène ? Pendant un mois, je réfléchis, sans oser vraiment lui faire part de mes doutes. Puis, je décidai de lui faire confiance et d’accepter le rôle. Nous sommes entrés en préparation. Il voulait que je parle, que je pose des questions, que je m’intéresse à tout. Or, à cette époque, je ne parlais pas. Je veux dire, je parlais peu, c’était comme ça. J’étais comme ça. Mais il m’a poussé, il a insisté. Et il m’a donné la possibilité de la parole. Comme si le cinéma anticipait sur la vie. J’ai vite senti qu’il se passait quelque chose, j’inventais un personnage, un type défaillant, absent au monde. Quelqu’un qui n’a pas accès aux sentiments. Une sorte de héros camusien. Ce personnage, que j’ai souvent incarné par la suite, et en particulier sur Un cœur en hiver, s’est créé presque à mon insu, avec Claude en embuscade. Claude imposait une discipline à laquelle je n’étais pas habitué. S’il me croisait dans la rue mal rasé, il m’engueulait. Avec lui, il fallait se tenir. Alors j’allais aux répétitions maquillé, la tête bien faite. Il pouvait se montrer soudainement brusque. Une fois, je 19


rencontrai un problème avec un mot, une ligne de dialogue. Je n’osais pas le lui avouer, j’avais peur qu’il s’énerve – il avait de telles colères. Puis je finis par le lui dire. Il me répond : “Enfin, mon coco, tu m’emmerdes, tu connais le texte, on a travaillé dessus !” Il s’énerva, donc, comme prévu. Mais il changea le texte. Il avait un côté bourru qui heurtait, et un côté délicat qui séduisait. Son exigence se doublait d’une grande tendresse pour autrui. Sur son plateau, tout le monde était traité à égalité. Lui se tenait là, assis sur son cube. Emu, parfois au bord des larmes. Il vérifiait tout, la longueur d’une veste, la couleur d’une chemise, l’allure d’une coiffure. Il se levait tôt, et lorsque les acteurs arrivaient, il avait déjà expérimenté lui-­même tout ce qu’il allait leur demander. Je devais me baigner ? Il se baignait avant moi. Il connaissait les marques au sol, les pas qu’empruntaient les personnages. Il était obsédé par le nombre, il comptait toujours tout. La deuxième fois que nous avons travaillé ensemble, c’est quatre ans plus tard, en 1992, pour Un cœur en hiver. Je connaissais ce projet inspiré de Lermontov, Claude m’en avait parlé. Un jour, il m’annonce qu’il pense confier le rôle féminin à Emmanuelle Béart dont, à l’époque, je partageais la vie. D’un ton sans appel, il me dit : “Alors voilà, mon coco, pas sûr que tu puisses faire le film. C’est elle ou toi.” Je lui réponds en riant : “Eh bien, c’est moi !” Bizarrement, ça l’a rassuré. Et nous nous sommes tous les deux retrouvés sur le film avec Emmanuelle. Le tournage fut un enchantement. Sur Quelques jours avec moi, Claude m’avait parfois rendu malade. J’avais l’impression de jouer en permanence avec une pique derrière l’épaule, la pique c’était lui. Là, rien de tel. Je n’étais plus en apprentissage. Tout me paraissait facile. Dans ce film, il m’a utilisé pour faire comprendre aux autres acteurs comment il travaillait. J’étais l’ancien. Même avec Maurice Garrel. Par exemple, il lui arrivait de surdécouper la mise en scène – ce n’était pas un homme de plans-­séquences. Je me souviens d’une scène avec Maurice où Claude se montra difficile, découpant de façon folle chaque geste, chaque réplique. Je devais être celui qui trouvait ça normal… Mais ça a donné un film magnifique, dans lequel Claude a joué de façon sensible et astucieuse, sur le plateau comme dans la vie, des personnages d’Emmanuelle et moi. A cette époque, je voyais beaucoup Maurice Pialat. Nous préparions Van Gogh. Autre expérience. Claude, c’était l’oreille, 20


Maurice les yeux. Claude, la musique, apprendre à écouter ; Maurice, la peinture, apprendre à regarder. Si je devais donner des cours à de jeunes acteurs, j’enseignerais cela. Entre eux deux, qui n’appartenaient pas à la même famille de cinéma, il y avait de l’estime, de la reconnaissance. C’était deux grands fauves, deux maîtres, qui obtenaient toujours ce qu’ils voulaient. Ils connaissaient la vie qu’ils ont mise sur l’écran. C’est pour cette raison que leur œuvre ne vieillira jamais. Ce n’est que plus tard, quand nous sommes devenus amis, que Sautet m’avoua qu’il ne m’avait pas engagé pour Quelques jours avec moi à la suite de Manon des sources et Jean de Florette de Claude Berri, mais grâce au Paltoquet de Michel Deville, que j’ai tourné au même moment. Il m’a dit que mon interprétation d’Ugolin, pour laquelle j’ai pourtant reçu un césar du meilleur acteur, ça ne lui aurait pas suffi pour penser à moi. Un jour que j’en parlais à Berri, celui-­ci me répondit : “Il croit quoi, Claude ? Que sans ce que j’ai fait de toi, son film aurait fait autant d’entrées ?” C’était flatteur d’être ainsi l’objet d’un tel désir, comme au théâtre avec Chéreau ou Jean-­Pierre Vincent. Je n’ai eu conscience que plus tard que je me trouvais au cœur du cinéma français : Sautet, Téchiné, Berri, Deville, Chéreau, Pialat – même si nous n’avons pas fait Van Gogh ensemble. Tout se fit de manière naturelle. Je ne calculais rien. L’époque me voulait, pardon de le dire comme ça. Au départ, je désirais être un acteur populaire, et je faisais du cinéma d’auteur, du théâtre d’auteur. Claude passait son temps à m’interroger sur ma vie. Quand j’ai découvert ce livre, après sa mort, je me suis rendu compte que j’ignorais beaucoup de choses de lui. Je restais sur mes gardes car il m’impressionnait. Je n’ai pas suivi tous ses conseils, c’est important de faire ses propres erreurs. De nombreuses sensations me sont venues bien après. Comme cette réplique, si simple, si évidente : “Maintenant, il faut que je pense à moi.” Nous avons eu treize ans d’amitié, voyageant ensemble à l’étranger. Il avait aimé que les Anglais rient à Quelques jours avec moi, dont ils avaient compris l’humour. Dans les avions, il réfléchissait à ses films, qu’il remontait tout le temps – il aura passé son existence à les remonter. Il me disait : “Tu vois, mon coco, la scène où tu tombes dans les pommes, eh bien, j’ai ralenti un peu, hop. Deux secondes, ça compte, deux secondes, tu vois.” Il me parlait de la critique avec laquelle il avait des rapports difficiles. Mais il 21


disait que vivre sans critiques, ça serait pire. A la fin de sa vie, il sentait un peu plus de bienveillance, et il appréciait que les jeunes aiment son cinéma. Mais il avait beaucoup de recul vis-­ à-­vis de tout cela. Son souvenir ne me quitte jamais. Je ne comprenais pas toujours ses colères, ses enthousiasmes, ses emportements, ses attendrissements. Mais il était irrésistible. Un film, pour lui, ça ne devait pas se résumer à bien le réussir. Il fallait que ce soit une expérience, une aventure qui change les êtres, et que plus rien ne soit comme avant. Une carrière, c’est quelque chose de fragile et ça se joue à peu de choses. La rencontre de Claude fut pour moi fondamentale, comme avant lui Claude Berri ou plus tard Michael Haneke. Une dernière chose : Claude était un styliste. Son goût de l’esthétique avait du sens. Il avait du respect pour les acteurs et veillait à ce que personne ne soit jamais ridicule. Il prenait garde à la façon dont, dans ses films, les femmes étaient traitées. Il les filmait de manière à les rendre dignes. En cet été 2014, je relis L’Œuvre de Zola. Il y a un passage qui évoque la manière dont les peintres pensent à la question du génie. Lui, jamais. Il se voulait humble artisan. Mais un artisan pétri de fierté. L’humilité et l’orgueil ne vont-­ils pas ensemble ? Claude Sautet a fait des films fiers. Et glorieux.



I

CETTE CONTRADICTION PERMANENTE EN MOI



Pour la première fois, avec Un cœur en hiver, vous avez accompagné un film aux quatre coins du monde. Dans quels sentiments en êtes-­vous revenu ? Epuisé ! Je n’aime ni les voyages, ni l’auto-­analyse. Mais le film étant considéré au départ comme difficile à vendre à l’étranger, je m’étais engagé à accompagner sa sortie à Taiwan, à Hong-­kong, aux Etats-­Unis, en Angleterre, au Japon, en Espagne, dans les pays scandinaves, etc. Ces voyages sont aussi gratifiants qu’encombrants. Le fait d’être reconnu dans des pays où on croyait ne pas exister crée une surprise enfantine. Je suis reconnaissant à tous ces journalistes et critiques de s’intéresser à moi et à mes films, mais cela m’oblige à un effort de mémoire pour m’expliquer a posteriori, c’est-­à-­dire de tricher avec la vérité ! Avoir à se retourner sur son œuvre n’est pas un sentiment très agréable. Ça m’oblige à revisiter un parcours et ça engendre le risque d’une nostalgie aussi malsaine qu’infructueuse. Ça ne me bloque pas à proprement parler pour le film suivant, mais ça me déconcentre et ça me retarde. Ce qui vous retarde quand on a quarante ans n’a pas beaucoup d’importance. A soixante-­neuf ans, ça pèse plus lourd ! Vous n’êtes pas de toute façon un champion de la promotion ! Non, c’est une étape très emmerdante. On se trouve tout le temps en flagrant délit de mensonge, car on ne peut jamais vraiment reconstituer le travail sur un film, son cheminement, le hasard des pensées qui se croisent, la façon dont les idées vous viennent. Alors, on invente des explications simplificatrices. 29


Avez-­vous le sentiment, au bout de douze films, d’avoir réussi ce que vous aviez envie de faire. Ou ressentez-­vous une insatisfaction ? Non, pas d’insatisfaction. Mais ce qui me revient plutôt en mémoire, ce sont leurs défauts. Des erreurs dues à la paresse ou à la distraction. Voire à l’euphorie d’un tournage ou à un excès de confiance en soi. Cela tient souvent à des dialogues, à des scènes explicatives, très rarement à la façon de tourner et de mettre en scène. Lorsque je revois tel ou tel de mes films, je me dis que j’aurais pu m’y prendre autrement. On voudrait toujours être plus adroit par rapport à ce qu’on veut communiquer… A l’occasion de la ressortie de l’un ou l’autre de mes films ou d’un passage à la télévision, il m’est arrivé de faire des coupes que je n’avais pas osé faire au moment de leur sortie. Je ne trouve pas qu’il manque des choses dans mes films, plutôt qu’il y en a trop. Je n’aime pas ce qui est explicite… Mais j’ai bien conscience qu’en partant de Classe tous risques pour en arriver à Un cœur en hiver, je suis passé d’un cinéma d’action très physique à un cinéma plus intérieur qui économise les péripéties et privilégie l’incertitude des relations sociales et affectives. C’est peut-­être l’âge. Avec l’âge, on cherche une espèce d’économie. A quel stade de votre travail en êtes-­vous aujourd’hui 1 ? A celui de l’écriture, avec Jacques Fieschi comme pour les deux films précédents. Je suis concentré devant les vrais obstacles, avec la question : comment faire vivre le film ? Et la peur m’envahit… Quand on est en train d’élaborer le sujet d’un film, l’existence des personnages et leurs relations, j’ai besoin d’une discipline de bureau. Je retrouve mon partenaire à heures fixes. Tout commence par de longues discussions quotidiennes pendant deux ou trois mois, au cours desquelles nous essayons de définir les personnages et le climat général du film. Puis vient le premier “récit”, une trentaine de pages que je laisse Fieschi écrire dans son coin. Ne serait-­ce que pour voir ce qui s’est déposé en lui et qui a poussé hors de moi. Je relis, je corrige. Il y a des malentendus, des disputes, des résistances. Jusqu’à ce que nous soyons d’accord sur le projet commun et sa couleur. Je n’aime pas travailler seul, car je n’aime pas écrire. Et puis c’est très important 1. Printemps 1994.

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ce plaisir de la relation sociale avec le scénariste. Sans lui, je serais pris d’inhibition. Nous ne devons pas nous faire de concessions. Cela m’oblige à un effort de persuasion pour qu’il reprenne mes idées à son compte et rentre petit à petit dans mon jeu… Vous pensez avoir dépassé le cap dangereux sur ce nouveau projet ? J’ai l’impression de quelque chose d’irréversible. Les doutes sur l’essentiel ont été levés, le reste est affaire de détail. Mais comme on sait : “Dieu est dans le détail.” Il y a de l’attrait et de l’excitation à ce stade, avec la peur des obstacles imprévus à surmonter… Il m’est arrivé parfois, à la moitié d’un scénario, de me trouver devant des remises en cause qui nous obligeaient à tout reprendre depuis le début. Il y a aussi les pannes qui peuvent vous immobiliser une semaine ou un mois. Dans Un cœur en hiver, nous sommes restés bloqués deux mois, nous demandant si nous allions continuer. Vous souvenez-­vous sur quoi portait le blocage ? Ça venait de la trop grande négativité apparente du personnage que devait interpréter Auteuil. Avec pour conséquence une impression de non-­évolution. On travaillait alors à trois. L’un de nous a lâché, car il n’y croyait plus. Le fait de nous retrouver à deux nous a, au contraire, convaincus de la singularité et de l’intérêt du projet. Quel délai vous êtes-­vous fixé pour le bouclage du scénario en cours ? Le travail en cours va nous mener jusqu’à fin avril 1994. Une fois fixée la date définitive du tournage commencera la préparation et le choix des acteurs. Il est vrai que cette fois, les deux acteurs principaux ont déjà signé, Emmanuelle Béart et Michel Serrault. La date butoir du tournage est une pression nécessaire. Sinon, j’aurais tendance à me demander s’il est utile de faire le film ! C’est le sentiment qui m’habite toujours avant de tourner. Je me suis toujours mis dans les conditions d’être poussé, obligé. Dès que la date est fixée, mon attitude change. J’entre dans un autre monde, celui des techniciens et des acteurs. Un 31


travail d’explication, de mise en participation de tous ceux qui contribueront à la fabrication du film. Aujourd’hui Emmanuelle Béart et Michel Serrault, comme hier Romy Schneider et Michel Piccoli… Ecrivez-­vous pour vos acteurs ? Non, mais en fonction de ce choix, il y a des choses que j’ai envie d’accentuer, de teinter différemment. Ecrire pour un acteur, pour une actrice, ça ne m’est presque jamais arrivé. La légende est tenace selon laquelle j’aurais écrit pour Romy Schneider. Etrangement, mon travail avec elle, qui a été très important pour nous deux, s’est fait comme malgré moi, puisque je n’avais pensé à elle, initialement, ni pour Max et les Ferrailleurs ni pour César et Rosalie. C’est elle qui voulait, elle qui s’est imposée. Quel est le sujet de ce nouveau film ? C’est une question à laquelle je n’ai jamais su répondre. Je me rappelle que lorsqu’on me posait cette question à propos des Choses de la vie ou de Vincent, François, Paul et les autres, je répondais pour le premier : “C’est un homme qui a un accident de voiture” ; et pour le second : “Ce sont des types qui se retrouvent tous les week-­ends…” Et je voyais mes interlocuteurs me regarder avec commisération, comme si ces sujets n’avaient aucun intérêt ! Dans le cas présent, que puis-­je vous dire ? Il s’agit d’une jeune femme qui quitte son mari et qui cherche du travail. Elle rencontre un monsieur âgé qui, sans arrière-­pensée, lui en propose. La suite c’est le développement de leurs rapports et de leurs relations avec leur entourage… Voilà ! Vous citez parfois une phrase de Tristan Bernard : “Il faut surprendre avec ce qu’on attend !” Oui ! Ça signifie que pour moi le début d’un film comporte un certain nombre d’éléments, comme un contrat vis-­à-­vis de soi-­même et de ceux à qui on s’adresse. Des éléments à partir desquels on crée une attente dont les incertitudes obéissent souterrainement à une certaine cohérence. Le coup de théâtre, si coup de théâtre il y a, doit être inscrit dans le tableau. Je me réfère au jazz pour lequel j’ai une passion. Quel que soit le thème de départ pour des musiciens de jazz, ils ont beau faire 32


les variations les plus imprévisibles, ils finissent toujours par reprendre la ligne mélodique du début, mais en créant un effet différent. J’essaie de faire comme eux. Chaque film nécessite, dites-­vous, un “cahier des charges”… Il n’y a pas de film sans cahier des charges. Et c’est la partie la plus austère. On a parfois la nostalgie du carton de début dans les films muets qui expliquait tout. Il faut dresser une liste du minimum de choses à savoir sur les personnages, sur leur passé, leur background, avant que le film commence. D’où parfois l’utilisation du commentaire dans beaucoup de films, la voix off qui permet de délivrer les informations nécessaires. Il y a aussi que les explications ne doivent pas tomber au mauvais moment. Elles doivent être imbriquées dans le corps vivant du film. Il est parfois bon de ne pas tout comprendre. Il y a bien sûr l’exemple du Grand Sommeil où les personnages parlent pendant dix minutes d’on ne sait quoi sans que ça gêne personne ! Il y a des choses qui sont souvent beaucoup moins utiles à expliquer qu’on ne croit. Quel est en général le point de départ de vos films ? Je pars toujours de personnages. Des personnages qui viennent de mon enfance ou que j’ai rencontrés à différentes époques de ma vie. C’est ce melting-­pot petit-­bourgeois qui continue de nourrir mes films. Des gens égarés socialement, économiquement, intellectuellement… Je ne peux traiter que de ce que je ressens par mes racines. Y a-­t‑il généralement un problème de fin qui se pose à vous ? Toujours ! Le plus souvent, je recule le plus longtemps possible l’écriture des trois dernières minutes. J’ai l’impression, comme en musique, que les dernières mesures créent une émotion ou un état d’esprit particuliers. La fin, je ne la trouverai sans doute… qu’à la fin. Tout film, toute dramaturgie traite d’une sorte de crise qui prend des proportions variables. L’œuvre s’arrête à la fin de la crise. Ça peut être aussi bien la mort que la découverte d’une nouvelle liberté… Malgré le scepticisme qui m’habite, je pense qu’il y a toujours un espoir, une vitalité à ne pas interrompre. Donner encore une chance aux personnages. 33


L’étiquette “Sautet peintre de la société française” vous dérange ? On m’avait d’abord enfermé dans les films d’hommes. On a continué avec la société pompidolienne… Ça me contrarie dans la mesure où ça n’a jamais été mon but ! Mon but, c’est de décrire des personnages. Mais je ne peux les décrire sans montrer ce qui les entoure. On cherche toujours à fuir l’air du temps, mais il est prégnant. Ce qui m’a le plus frappé, depuis toujours, c’est ce sentiment d’égarement de l’individu dans la société. J’ai toujours eu l’impression d’être un peu égaré moi-­ même, dès l’enfance. Je me demandais à quoi on servait. Je ne sentais aucune réponse nulle part. Lorsque je suis entré au parti communiste en 1947, je pensais en trouver une… La désil­ lusion n’a fait qu’accentuer mes doutes et mes remises en cause perpétuelles de la société et donc de moi-­même. Jusque dans mes rapports affectifs. Si l’on pouvait “réduire” tout cinéaste à une scène de l’un de ses films, la plus emblématique chez vous serait pour moi celle de l’enlisement final de Mado… Cet embourbement, même si je n’en étais pas complètement conscient, correspondait chez moi à une époque de profond pessimisme social. Je n’y pensais pas, à vrai dire, quand j’ai tourné la scène. Je trouvais ça plutôt marrant et dérisoire. Souvent, des situations sombres et tragiques vous amusent beaucoup quand vous les écrivez ou quand vous les tournez. Quels sont vos thèmes majeurs ? Ou votre thème ? Tout cinéaste, sans doute, a son thème à lui, mais il l’ignore le plus souvent. C’est dans son inconscient. Il n’a pas d’autre voie que son désir de renouvellement. Pour jouer à un autre jeu. Vous avez cette volonté de renouvellement avant chaque film ? Sans doute, et puis, comme on dit, le naturel revient au galop ! Au début, on cherche à lutter contre l’image que les autres ont de vous et qui fait qu’on est catalogué. Après, on s’en fout ! 34


Vous n’avez pas répondu sur la question du thème… Difficile !… c’est peut-­être celui de l’homme mûr face à lui-­ même, pris de désarroi et hésitant devant un choix. L’homme qui a peur, l’homme qui fuit. Les conséquences qui en résultent dans ses rapports de couple et, de manière plus générale, dans ses rapports affectifs. Avec, en face de lui, des femmes plus concrètes, plus combatives, une attitude que je ressens chez elles comme une nécessité physiologique, un besoin d’accomplissement… Des idées de films vous viennent-­elles de vos rêves nocturnes ? Non ! Mes rêves ne sont pas très rigolos. Souvent, je me trouve au milieu d’un groupe de gens qui me regardent en attendant que je prenne une décision. Je me sens honteux de ne pas avoir de réponse à leur donner. Ça revient tout le temps. Voilà, ils attendent quelque chose de moi. C’est un peu comme dans Huit et demi de Fellini… Et cette angoisse passe forcément dans les films ? Ça, je ne sais pas. Si, plus ou moins. Dans les Choses de la vie, le personnage de Piccoli cherche à fuir par tous les moyens la décision qu’on attend de lui. A tel point, qu’accident (psychosomatique) ou pas, il est conduit vers la mort… Avez-­vous ce qu’on pourrait appeler la préoccupation du public ? Ce n’est jamais complètement absent. Et pourtant, on ne tient finalement compte que de son propre instinct. Le public, monstre polymorphe, est indiscernable. Le seul public, ce sont ceux qui vous entourent, le petit monde de chacun. Les films qui ne rencontrent pas le public sont des films ratés, affirmait Hitchcock… C’est une vieille polémique. En France, une œuvre maudite est forcément une grande œuvre. Aux Etats-­Unis, c’est le contraire. C’est comme si on opposait la Règle du jeu à Fenêtre sur cour… 35


Vous-­même, chérissez-­vous ceux de vos films qui n’ont pas marché ? Voyons voir ! Classe tous risques n’a eu aucun succès au départ. Max et les Ferrailleurs, qui n’a pas bien marché, est l’un de mes préférés, avec Mado. Pour Max, je me dis que si j’avais à le refaire, je referais exactement le même ! Il me comble entièrement. Mado, j’aurais pu l’améliorer dans la forme. Quel a été votre plus grand succès public ? Vincent, François, Paul et les autres, en France. Là, la vague de louanges qui s’est abattue sur le film m’a plutôt embarrassé. On ne sait jamais ce qui est médiumnique dans ce qu’on fait. On le découvre plus tard, et on touche du bois ! Vous n’êtes pas l’homme des compromis… Il y a toujours des compromis. La question est de savoir comment se tenir plus ou moins droit dans ces compromis. Ça commence après l’enfance. Un enfant rêve, joue. Adulte, il va bien lui falloir établir un rapport avec la réalité, négocier avec elle. Et puis on finit par aimer cette contradiction permanente en soi, comme sa définition propre… Avez-­vous toujours réussi à faire les films que vous souhaitiez faire ? Je crois que je ne me suis jamais laissé influencer ! Je sentais sans doute que j’y aurais perdu mes billes ! Les rares fois où j’ai renoncé à suivre mon instinct profond, je ne me retrouvais plus nulle part… C’est vrai que c’est parfois très dur de défendre ce que l’on ressent sous les pressions des professionnels, des amis et de la critique… Je me suis rendu compte qu’il y avait souvent un hiatus avec la critique, entre ceux qui attendaient un aspect littéraire que je refusais, et ceux qui attendaient un grand spectacle que je ne leur donnais pas non plus. Je l’ai compris très tôt. Les producteurs, eux, pensaient que j’étais quelqu’un d’habile et qui avait du talent pour faire des “films d’hommes”. Et pendant longtemps, jusqu’aux Choses de la vie, toute idée personnelle était proscrite. Après, 36


j’ai pu faire à peu près ce que je voulais. Je bénéficiais, il est vrai, de mon premier métier : ressemeler les scénarios des autres, comme disait Truffaut. Ça me permettait de vivre et j’aimais beaucoup ça.



Postface L’ENVIE D’EMBRASSER CET HOMME par Bertrand Tavernier C’était à Paris, avenue des Gobelins, devant le 15. Je revois encore l’immeuble. J’avais 19 ans et, grâce à Pierre Billard, je venais d’être admis dans l’équipe de la revue Cinéma 60. En ce printemps 1960, j’avais rendez-­vous avec Claude Sautet, que je voulais interroger sur Classe tous risques récemment sorti et qui avait été un grand choc. J’avais initié moi-­même ce rendez-­vous, et j’avais trouvé son adresse dans l’annuaire. Je n’en menais pas large : c’était ma première interview, si l’on excepte une rencontre fortuite avec Alberto Lattuada au studio de Jean-­Pierre Melville, rue Jenner. J’étais jeune, timide, farci de références, et pourtant je me souviens d’une rencontre chaleureuse, qui allait jouer un rôle fondamental dans mon existence. J’ai toujours eu des rapports très personnels avec Classe tous risques. C’est à son sujet que je venais d’écrire ma première critique. Un article court, sans doute superficiel mais laudateur, et qui se terminait par cette phrase : “J’entends dire que Classe tous risques est un film de série B mais un B comme Boetticher vaut mieux qu’un A comme Allégret.” Pardon pour Allégret, c’est une comparaison hâtive que je regrette aujourd’hui, le plaisir d’un jeu de mots, mais ce n’est pas par hasard que je faisais référence au réalisateur de Seven Men from Now avec lequel Sautet partageait le goût de l’ellipse, de l’épure, la même netteté narrative, la même affection pour les sentiments forts et les personnages marginaux. Ce premier article fut donc suivi par cette interview. Sautet y évoqua, parmi les influences qui avaient marqué la genèse du film, son amour du western, Rio Bravo par exemple, et me confirma qu’il avait demandé à Belmondo de voir Seven Men from Now. Entre lui et moi, ce fut, comme dans Casablanca, 273


“le début d’une grande amitié” qui ne connut jamais de nuages et ne cessa qu’avec sa mort. Claude fut, avec Jean-­Pierre Melville, mon parrain dans le cinéma, m’aidant constamment, me prenant sous sa protection, allant trouver mes parents pour les convaincre de me laisser choisir ce métier plutôt que les sciences politiques. A partir de cette rencontre, Claude répondra présent chaque fois que j’aurai besoin de lui, m’incorporant à ses projets durant ses longues périodes d’inaction, d’hésitation après Classe tous risques et le semi-­échec de L’Arme à gauche, faisant semblant de prendre au sérieux mes suggestions d’une incroyable naïveté. Je devins son attaché de presse avec Pierre Rissient, travaillant sur Les Choses de la vie, Max et les ferrailleurs, et sur César et Rosalie. Pendant cette période, alors que je souhaitais réaliser mon premier film, je lui faisais lire mes scénarios. Sautet, répétons-­le, fut le plus grand “script-­doctor” et réparateur de films du cinéma français. Ses réactions étaient toujours stimulantes. Il mettait instantanément le doigt sur ce qui ne marchait pas et trouvait immédiatement une solution. Il améliora, répara, rabibocha un très grand nombre d’œuvres et en sauva plusieurs du désastre. Devenu cinéaste, je lui montrais, tout comme Truffaut et tant d’autres, les premiers montages de mes films. Depuis le premier, L’Horloger de Saint-­Paul, puis tous les autres. Ses conseils étaient précieux : couper ici telle ou telle scène, là telle ou telle réplique. Une de mes plus grandes fiertés reste de l’avoir vu se lever à la fin de la projection test de Capitaine Conan et l’entendre me dire : “Alors là, mon coco, tu ne touches rien !” Je le revois me parler de cinéma italien, de son admiration pour Rossellini et pour Fellini dont il adorait Il bidone, de l’importance et de la vitalité de scénaristes comme Ennio Flaiano avec qui, je crois, il travailla sur quelques projets. Je me souviens aussi des discussions que nous avions sur la musique. Il y avait là souvent Michel Boujut (salut Michel !) et aussi le cher Alain Corneau. Ou encore, autre souvenir mémorable, Philippe Sarde, quand ce dernier le suppliait de ne pas faire disparaître sa musique derrière les bruits d’essuie-­glaces. Comment oublier Claude et ses critiques d’Art Tatum, son évocation de sa découverte de l’orchestre de Dizzy Gillespie et de l’arrangement de Manteca, sa manière d’analyser certains morceaux de Bach et de rechigner sur l’interprétation de Glenn Gould, dont il ne jugeait pas le tempo de ses Variations Goldberg tout à fait juste. Et il vous le prouvait en vous le fredonnant, avec les ruptures de rythme : pensez à la 274


scène de César et Rosalie où Montand s’empare d’un morceau de Bach et vous avez Sautet ! Si on voulait le mettre Claude , il suffisait de mentionner Bonjour sourire, son “faux premier film” : “Arrêtez avec ces conneries. Ce n’est pas mon film. Je l’ai repris parce que le metteur en scène s’était défilé. J’ai rien à voir avec ça.” Le monteur Armand Psenny avait travaillé sur plusieurs réalisations où Claude officiait en tant qu’assistant et il me racontait qu’il avait tourné des plans de seconde équipe magnifiques, très bien cadrés et photographiés, avec un sens de l’espace étonnant, en particulier pour Fernand cow-­boy, quand Guy Lefranc, effondré, disait : “Ils sont trop beaux. Je ne peux pas les utiliser. Cela détruit le reste du film.” Et j’ajoute que j’ai côtoyé Claude pendant plusieurs années à la SACD. Devenu un défenseur passionné et intransigeant du droit d’auteur, du droit du metteur en scène à être le vrai responsable de son travail, il se passionnait pour le cinéma européen, s’enflammait contre les atteintes au droit moral ou à la convention de Berne. Ces activités militantes, avec tout ce que cela implique de dévouement, de travail quotidien, de rencontres avec les politiques, de générosité pour le cinéma des autres, n’ont pas été assez reconnues, pour lui comme pour Jacques Deray qui lui succéda (et certains cinéastes n’ont jamais eu la moindre conscience d’un tel engagement). Il fallait le voir piquer l’une de ses légendaires colères : “Attendez, je ne comprends rien. Soyez clairs, précis. Je ne comprends pas ce que vous dites.” Il détestait le verbiage, les gens qui s’écoutaient parler et vous interrompaient avant que vous ayez terminé une phrase : “Oui, oui… J’ai compris. Ça va. C’est la loi de 85.” Il était de ceux qui comprenaient instantanément ce qu’on leur disait et il avait toujours le dernier mot, qu’on parle de jazz, de littérature, de droit, d’un montage final. Je voulais parler de Classe tous risques et je ne m’écarte pas du sujet. Ces qualités, cette rigueur, cette rapidité, cette capacité à la synthèse qui n’enlève rien à l’émotion, sous-­tendent le premier opus de Sautet et lui donnent une force et une originalité qui furent sous-­estimées à sa sortie. Il faut préciser que le genre policier n’avait jamais complètement bénéficié des faveurs de la critique française. Les journalistes d’obédience communiste, à la suite de Georges Sadoul, les éreintaient systématiquement (même Les Forbans de la nuit de Jules Dassin ou Touchez pas 275


au grisbi de Jacques Becker, pourtant deux cinéastes proches du parti), déclarant qu’il valait mieux s’intéresser aux ouvriers et aux boulangers qu’aux gangsters. Du côté des critiques catholiques, on y dénonçait une menace d’immoralité et un danger pour la jeunesse. De surcroît, le film de Sautet avait été éclipsé par A bout de souffle et le crédit de la découverte de Jean-­Paul Belmondo alla à Godard alors que Sautet avait été chronologiquement le premier à lui offrir un rôle-­vedette 1. Il y est magnifique de charme et d’autorité, mélange étonnant de virilité et d’innocence enfantine, dans un registre totalement différent de celui du personnage de Michel Poiccard. J’ai été marqué à vie par la manière dont il se tourne vers Sandra Milo, après avoir assommé l’homme qui la bat, en lui disant, avec un sourire désarmant, inoubliable : “Ce que j’ai de bien, moi, c’est mon gauche.” Cinq décennies plus tard, on réalise que Classe tous risques était également très novateur. De manière moins évidente qu’A bout de souffle, plus secrète : à la manière d’un Jacques Tourneur, Sautet renouvelait profondément le genre de l’intérieur, démodant du coup des dizaines de réalisations contemporaines. Après la longue séquence d’ouverture, ces magnifiques plans de gare, ce braquage dans les rues de Milan, il devint impossible de filmer ce type de péripéties comme avant, du comportement des personnages jusqu’à leur manière de marcher. Il avait réussi à imprégner ces scènes d’action d’une authenticité rigoureuse, leur donnant une vie pleine d’une intensité grave, ce qui lui gagna, dit-­on, l’admiration de Robert Bresson. Il faut dire que le film de gangsters, après quelques titres de gloire – Touchez pas au grisbi, Du rififi chez les hommes, sans oublier l’inclassable Bob le flambeur –, commençait sérieusement à s’essouffler, gangrené par les clichés et la routine. Les personnages de voyous sonnaient faux, les péripéties paraissaient exténuées, coupées de toute réalité, sans vie ni passion, réalisations paresseuses et distributions interchangeables. De temps en temps, on pouvait sauver un titre comme le visuellement brillant Razzia sur la schnouf d’Henri Decoin, Gas-­oil (sauf justement l’intrigue policière) ou Le Désordre et la Nuit de Gilles Grangier, cinéaste modeste qui signa plusieurs réussites. Mais dans l’ensemble, on 1. Sans oublier Les Copains du dimanche d’Henri Aisner, en 1957, dans lequel il jouait déjà un rôle important.

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répétait des recettes ressassées depuis les années trente d’un ton routinier qui vieillissait. C’est dans ce contexte qu’apparut José Giovanni, l’auteur de Classe tous risques. Il avait connu l’univers de la délinquance et avait été condamné à mort pour avoir participé à des rackets organisés par son frère, qui avaient dérapé dans le crime, sans que lui-­même ait tué, comme il l’a toujours affirmé 1. José avait tenté de s’évader, passé plusieurs mois dans la cellule des condamnés à mort, avant d’être gracié par Vincent Auriol et, en cellule, de se sortir par l’écriture de ce qu’il appelait “une existence dans la violence”. Le premier livre de José, Le Trou, écrit sur les conseils de son jeune avocat qui fréquentait les “hussards”, racontait sa tentative d’évasion et reçut un accueil enthousiaste de Roger Nimier mais aussi de Jean Cocteau ou de Pierre Mac Orlan. Jacques Becker en tira le film magnifique que l’on connaît. Quand on lui parlait du passé de Giovanni, Sautet disait : “Dix ans de Centrale, un an à attendre son exécution, il a payé.” Quelques années plus tard, je montrai à José, dont j’étais l’attaché de presse, un texte de Gilles Jacob, alors critique influent et perspicace. Il y déclarait que les trois meilleurs films policiers français étaient Le Trou de Becker, Classe tous risques de Sautet et Le Deuxième Souffle de Melville, et cherchait le lien entre ces trois œuvres. José lui répondait que c’était peut-­être lui le lien, vu qu’il était l’auteur des trois romans, qu’il avait participé au scénario de deux d’entre eux et que Le Deuxième Souffle respectait à 98 % son dialogue et sa construction. Giovanni contribua au renouvellement du genre et apporta une bouffée d’air frais dans un cinéma assoupi. On sortait enfin de Pigalle. Les personnages de Classe tous risques essaient de survivre en Italie, puis traversent toute la France, échappée scandée par la magnifique musique de Georges Delerue – dans cette fuite, cette variété de paysages, on sent l’influence du western. Sa connaissance de la pègre, liée à un sens personnel de la pudeur, permet à Giovanni d’éviter les clichés et surtout de centrer presque tous ses récits autour de quelques thèmes que Sautet et lui traitent à l’émotion : la survie, l’amitié, la hantise de la délation, du compromis. Il fait l’impasse sur le passé des 1. José aura, sur cette époque et cette attente dans le couloir de la mort, laissé un livre, Il avait dans le cœur des jardins introuvables (Robert Laffont), et un film, Mon père (2000), qui fut hélas son dernier.

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personnages. Seul compte ce qu’ils sont en train de vivre maintenant, dans le présent le plus immédiat. Seuls comptent aussi leurs rêves : “Une école pour les enfants.” Cela prendra plus de vingt ans à Sautet pour découvrir que le personnage joué par Lino Ventura est lointainement inspiré d’Abel Davos, membre de la sinistre bande de Bony et Lafont qui collabora avec la Gestapo. José n’avait connu de cet homme que sa déchéance, dont il avait fait son histoire. Par l’intermédiaire de Becker, Giovanni avait rencontré Lino Ventura, lequel s’était montré intéressé par Classe tous risques et c’est lui qui, pour le réaliser, proposa un assistant très en vue, Claude Sautet, rencontré durant le tournage du Fauve est lâché dont il était de plus le coscénariste. Maurice Labro, le metteur en scène, détestait Ventura et quitta le film avant son terme. Les scènes manquantes, la poursuite finale, le dernier règlement de comptes, furent tournés par Sautet et en haussent le niveau. Lino repéra immédiatement son sens du cadre, de l’espace, la manière dont il filmait les acteurs et organisa une rencontre avec Giovanni. Celui-­ci l’a raconté : “Je lui demandai quelle était la première image qui lui venait à l’esprit après avoir lu le livre. Il me dit : « Un homme marche dans la rue. Derrière lui, à dix mètres, deux enfants. » Il avait immédiatement mis le doigt sur la colonne vertébrale émotionnelle du film. En une phrase. Je savais qu’il ne pouvait pas le rater.” L’importance donnée aux sentiments familiaux, aux sentiments tout simplement, éloigne le film des policiers de l’époque. En s’inspirant du cinéma américain, comme le fit Melville recopiant les films de Robert Wise ou d’André De Toth, Sautet tourne le dos aux clichés sans essayer de leur donner une nouvelle vie. Et il anticipe bien sur les films qui le rendront justement célèbre. En fait, cette première œuvre, fortement marquée par l’influence d’un remarquable romancier-­scénariste, est néanmoins et déjà un film très personnel, qui annonce ses œuvres ultérieures. “Classe tous risques est le meilleur film adapté d’un de mes livres, déclara Giovanni lors d’un colloque à l’Institut Lumière 1. Il ne comporte pas de scènes de boîtes de nuit. Il n’est pas folklorique. Et il y a plus de cœur que dans le Deuxième Souffle.” 1. In Alain Ferrari (sous la dir. d’), Le Poing dans la vitre, scénaristes et dialoguistes du cinéma français (1930‑1960), Institut Lumière / Actes Sud.

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Ce cœur, on le ressent dès le début du film, aux premiers instants de la voix off, admirable, qui me procure toujours la même émotion quarante-­huit ans après, effet narratif qui donne d’emblée le point de vue d’un personnage qui est en train de sortir de l’histoire, un personnage de femme dans ce monde d’hommes, dont le destin va peser sur les héros : “Elle aurait voulu lui conseiller la prudence. Mais à quoi bon. Depuis qu’elle faisait et défaisait les bagages, elle ne parlait plus. Ou presque plus. Les enfants suivaient. Ils ne manquaient de rien. Sauf d’une école.” La voix off situe ensuite les deux protagonistes et Sautet a l’idée formidable de la placer sur des plans où ils sont filmés de dos dans la rue, comme il évite, par la suite, les décors attendus, les lieux conventionnels, liés à la mythologie et aux poncifs du genre. Il préfère les chambres d’hôtel anonymes, les églises, les bureaux de poste. Je pense surtout à cette mansarde sous les toits où se terre Abel, où il rencontre cette petite bonne, personnage si touchant que joue de manière merveilleuse Betty Schneider. Parenthèse émouvante, dépourvue de sentimentalité, moment de grâce qui, comme de nombreuses autres scènes, échappe à la dictature de l’intrigue, mais qui est pourtant indispensable sur ce que ça dit des personnages. Et qui fait ressortir mieux encore l’extraordinaire rapidité elliptique très épurée de la fin, avec cette dernière voix off qui vous prend le cœur et annonce Max et les ferrailleurs et Un cœur en hiver. Cette narration dépouillée des trucs de scénaristes et où la primauté accordée aux émotions, aux battements du cœur dissimule une vision qui peut être âpre, tranchante et consolatrice. C’est un film qui m’a donné envie d’embrasser l’homme, les hommes qui l’avaient fait et de devenir leur ami.


Michel Boujut, Le Calme et la Dissonance (extrait) Claude Sautet est né à Montrouge en 1924. Scénariste réputé, directeur d’acteurs exceptionnel, cinéaste dont l’œuvre grandit avec les années, il a débuté dans la mise en scène avec Classe tous risques en 1960. Des Choses de la vie à César et Rosalie, d’ Un mauvais fils à Un cœur en hiver, il a offert au cinéma français quelques-unes de ses œuvres les plus marquantes. Après avoir réalisé un dernier chef-d’œuvre, Nelly et M. Arnaud, Claude Sautet est mort en 2000. Sautet était secret, ses films étaient célèbres. Son amitié pour l’écrivain et journaliste Michel Boujut a rendu possibles ces Conversations, parues en 1994, où il se confie sans retenue. Depuis sa disparition et celle, en 2011, de Michel Boujut, il était important de rééditer ce livre dans une version complète et malheureusement définitive.

Préfaces de Thierry Frémaux, Daniel Auteuil Postface de Bertrand Tavernier

ACTES SUD

INSTITUT LUMIÈRE ISBN 978-2-330-03799-4

DÉP. LÉG. : OCT. 2014 22,80 e TTC France www.actes-sud.fr www.institut-lumiere.org

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MICHEL BOUJUT CONVERSATIONS AVEC CLAUDE SAUTET

“Je suis heureux, infiniment, d’avoir construit ce livre avec Claude Sautet, au cours du premier trimestre 1994, remettant jour après jour sur le métier notre ouvrage. Parlé d’abord, écrit ensuite. Moments de travail, efforts constants pour éviter ce que Claude détestait le plus : le débraillé et le banal. C’était quelques mois avant le tournage de Nelly et M. Arnaud qu’il ne concevait nullement comme un testament. D’avoir à accomplir ce vaste travelling dans sa vie et dans ses films le mettait en état de lucidité accrue sur lui-même. Puis il a assisté aux phases de sa maladie en spectateur stoïque. En « Gréco-romain », comme se définissait drôlement ce féru d’Histoire. Il ne voulait surtout pas qu’on le questionne et qu’on s’apitoie. « J’ai déjà vu la scène, mon coco, je la connais par cœur », disait-il.”

INSTITUT LUMIÈRE / ACTES SUD

CONVERSATIONS AVEC CLAUDE SAUTET

Michel Boujut

Conversations avec Claude Sautet édition définitive

INSTITUT LUMIÈRE / ACTES SUD

Photographie de couverture : Claude Sautet sur le tournage d’Un mauvais fils, 1980


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