Chapitre iii
L’Acte fondateur
de la Grande Mosquée
L
a grande Mosquée de Cordoue marque à la fois le chant final de la dynastie omeyyade de Damas, et la naissance de l’art des Omeyyades d’Occident. L’émir Abd er-Rahman Ier fonde l’édifice en 785. Par la suite, une série d’agrandissements aura lieu en 832, 912, 961 et 987 – dates qui jalonnent l’histoire du nouvel émirat. Le brillant destin de Cordoue, capitale de l’Occident maure, perdurera 275 années, pour s’achever en 1031. Entre-temps, dès 929, Abd er-Rahman III en aura fait un califat, statut qui lui vaudra de passer pour un contre-pouvoir face à celui de Bagdad. Du partage au fait du prince Au sud de l’Espagne, les forces musulmanes n’avaient pas suscité partout une opposition aussi résolue que dans l’Espagne du Nord. Les Arabes de Cordoue savent tirer parti du précédent que constituaient les accords passés à Damas entre autochtones et envahisseurs pour le partage des lieux de culte. « Dès lors, écrit Ibn Idhari, chroniqueur du Maghreb, les musulmans s’entendirent avec les barbares de Cordoue pour prendre la moitié de la plus grande église de la ville. Ils firent de cette moitié leur mosquée principale (djami) et laissèrent l’autre moitié aux chrétiens. En revanche, ils supprimèrent les autres églises de Cordoue. »
Cependant, quand le nombre des musulmans s’accrut en Espagne et que Cordoue connut un grand développement, plusieurs émirs arabes s’y installant avec les membres de leur tribu, l’espace concédé à la prière islamique dans l’ancienne église ne suffit plus. « C’est alors qu’Abd er-Rahman se préoccupa de la question que posait la création d’une mosquée à Cordoue. Il convoqua les barbares de la ville en leur demandant de lui vendre la partie de l’église qu’ils détenaient encore, leur offrant même un prix fort élevé pour
vv Arcs décoratifs outrepassés ornant une porte de la façade occidentale de la Grande Mosquée de Cordoue. Les claveaux rouges alternent avec les claveaux blancs à décor ciselé. Les fonds sont ornés tantôt de motifs de brique à entrelacs de swastikas, tantôt de panneaux de stuc à ramures. Ci-dessous, détail d’un claveau d’arc outrepassé à décor de palmette ciselée dans le stuc.
respecter les termes du contrat passé lors de la soumission des chrétiens. Il leur permit en outre de relever, en dehors de Cordoue, des églises qui avaient été abattues lors de la conquête. Il décida alors la démolition de l’ancienne église, et la construction d’une Grande Mosquée. Dès l’année suivante, les travaux étaient terminés et la dépense qu’avait consacrée Abd er-Rahman Ier pour Allah et par amour pour Lui s’élevait à 80 000 pièces d’argent et d’or. »
Les chroniqueurs arabes soulignent la correction d’Abd er-Rahman à cette occasion. L’historien Ibn al-Athir, qui rapporte les propos d’al-Razi, donne un portrait flatteur du premier Omeyyade d’Occident :
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Chapitre iii
L’Acte fondateur
de la Grande Mosquée
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a grande Mosquée de Cordoue marque à la fois le chant final de la dynastie omeyyade de Damas, et la naissance de l’art des Omeyyades d’Occident. L’émir Abd er-Rahman Ier fonde l’édifice en 785. Par la suite, une série d’agrandissements aura lieu en 832, 912, 961 et 987 – dates qui jalonnent l’histoire du nouvel émirat. Le brillant destin de Cordoue, capitale de l’Occident maure, perdurera 275 années, pour s’achever en 1031. Entre-temps, dès 929, Abd er-Rahman III en aura fait un califat, statut qui lui vaudra de passer pour un contre-pouvoir face à celui de Bagdad. Du partage au fait du prince Au sud de l’Espagne, les forces musulmanes n’avaient pas suscité partout une opposition aussi résolue que dans l’Espagne du Nord. Les Arabes de Cordoue savent tirer parti du précédent que constituaient les accords passés à Damas entre autochtones et envahisseurs pour le partage des lieux de culte. « Dès lors, écrit Ibn Idhari, chroniqueur du Maghreb, les musulmans s’entendirent avec les barbares de Cordoue pour prendre la moitié de la plus grande église de la ville. Ils firent de cette moitié leur mosquée principale (djami) et laissèrent l’autre moitié aux chrétiens. En revanche, ils supprimèrent les autres églises de Cordoue. »
Cependant, quand le nombre des musulmans s’accrut en Espagne et que Cordoue connut un grand développement, plusieurs émirs arabes s’y installant avec les membres de leur tribu, l’espace concédé à la prière islamique dans l’ancienne église ne suffit plus. « C’est alors qu’Abd er-Rahman se préoccupa de la question que posait la création d’une mosquée à Cordoue. Il convoqua les barbares de la ville en leur demandant de lui vendre la partie de l’église qu’ils détenaient encore, leur offrant même un prix fort élevé pour
vv Arcs décoratifs outrepassés ornant une porte de la façade occidentale de la Grande Mosquée de Cordoue. Les claveaux rouges alternent avec les claveaux blancs à décor ciselé. Les fonds sont ornés tantôt de motifs de brique à entrelacs de swastikas, tantôt de panneaux de stuc à ramures. Ci-dessous, détail d’un claveau d’arc outrepassé à décor de palmette ciselée dans le stuc.
respecter les termes du contrat passé lors de la soumission des chrétiens. Il leur permit en outre de relever, en dehors de Cordoue, des églises qui avaient été abattues lors de la conquête. Il décida alors la démolition de l’ancienne église, et la construction d’une Grande Mosquée. Dès l’année suivante, les travaux étaient terminés et la dépense qu’avait consacrée Abd er-Rahman Ier pour Allah et par amour pour Lui s’élevait à 80 000 pièces d’argent et d’or. »
Les chroniqueurs arabes soulignent la correction d’Abd er-Rahman à cette occasion. L’historien Ibn al-Athir, qui rapporte les propos d’al-Razi, donne un portrait flatteur du premier Omeyyade d’Occident :
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h La salle hypostyle de Cordoue incarne la magie d’un espace architectural pluridirectionnel. L’orientation de la prière restitue une polarisation en direction de la Kaaba de La Mecque qu’adopte le croyant pour la prière. La forêt des fûts est un inextricable labyrinthe qu’éclaire la parole du Coran.
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La Salle hypostyle, suggestion de l’infini
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h La salle hypostyle de Cordoue incarne la magie d’un espace architectural pluridirectionnel. L’orientation de la prière restitue une polarisation en direction de la Kaaba de La Mecque qu’adopte le croyant pour la prière. La forêt des fûts est un inextricable labyrinthe qu’éclaire la parole du Coran.
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reposent sur des colonnes de marbre et offrent, sur deux niveaux superposés, un beau décor foisonnant. Cette dentelle de pierre, dont les arcs revêtent un aspect baroque, à force de maniérisme et de raffinement, souligne la majesté du souverain. Ainsi, tout l’environnement du mihrab forme un art fleuri qui illustre bien l’esthétique arabe, dont les historiens aiment à souligner qu’elle a « horreur du vide ». La parure de tesselles Mais le plus extraordinaire, dans ce chevet, est la parure de mosaïques à fond d’or qui recouvre la surface interne de la coupole principale et les voussures de l’arc du mihrab avec son entourage orné d’inscriptions coraniques. Ces mosaïques, comme celles du Dôme du Rocher à Jérusalem et de la Grande Mosquée de Damas, furent exécutées sous la conduite d’artistes byzantins. À Cordoue, on sait que l’artisan principal qui devait former des auxiliaires locaux fut prêté à al-Hakam II par le basileus Nicéphore Phocas (963-969), souverain régnant alors à Constantinople. Dans son Espagne musulmane, Claudio Sanchez Albornoz rapporte les termes du chroniqueur Ibn Idhari : « En juin 965, lorsque fut achevée la coupole dominant le mihrab – travail qui faisait partie des embellissements de la mosquée – on procéda à la pose des mosaïques. Al-Hakam avait écrit au roi de Roûm en lui ordonnant (sic) de lui adresser un ouvrier capable de réaliser des mosaïques – comme ce fut le cas pour al-Walid lors de la construction de la mosquée de Damas. Les envoyés du calife ramenèrent donc un mosaïste. Ils rapportaient, en outre, trois cent vingt quintaux de petits cubes (ou tesselles), que le roi de Roûm fit parvenir à al-Hakam au titre de présent. Le prince hébergea et traita généreusement h Autour du mihrab de Cordoue
le mosaïste, auprès duquel il plaça, en qualité d’apprentis, plusieurs de ses ouvriers.
courent de grandes inscriptions de
Ceux-ci acquirent bientôt un savoir-faire qui dépassa celui de leur maître, si bien qu’ils
mosaïque : sur fond outremer, les lettres
furent capables de travailler seuls. Le mosaïste s’en retourna donc, non sans avoir reçu
d’or reproduisent les paroles sacrées
du prince de riches présents, ainsi que de riches vêtements. »
du Coran. kk Dans la Grande Mosquée, le mihrab d’al-Hakam II se pare d’un extraordinaire revêtement de mosaïque d’or et d’azur. Il recouvre tant les claveaux alternés de l’arc principal que les bordures orthogonales de l’alfiz. Surmontant la composition court une frise composée de sept petits arcs trilobés. La niche sacrée forme ici une véritable chambre.
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Les motifs de ce décor de mosaïque sur fond d’or comportent des pampres, des feuillages et des guirlandes, dans le style de la basse Antiquité. On y voit alterner des claveaux ornés tantôt de végétation bleu-vert sur champ d’or, tantôt de ramures dorées sur fond pourpre. Afin de créer, par contraste, des plages de repos pour l’œil, des panneaux de marbre blanc, ciselés et travaillés au trépan, encadrent le mihrab, à l’instar de grands orthostates. Leur décor offre, ici aussi, des ramures et des rinceaux de vigne, ainsi que des variations florales stylisées. Les inscriptions coraniques en caractères coufiques sur fond d’or, ou en écriture d’or sur fond de lapis-lazuli, se déploient entre des bandeaux de stuc ciselé qui rehaussent l’image et facilitent sa lisibilité. Les spécialistes se sont posé des questions sur la présence à Cordoue,
Au cœur de la mosquée : mihrab et mosaïques « byzantines »
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reposent sur des colonnes de marbre et offrent, sur deux niveaux superposés, un beau décor foisonnant. Cette dentelle de pierre, dont les arcs revêtent un aspect baroque, à force de maniérisme et de raffinement, souligne la majesté du souverain. Ainsi, tout l’environnement du mihrab forme un art fleuri qui illustre bien l’esthétique arabe, dont les historiens aiment à souligner qu’elle a « horreur du vide ». La parure de tesselles Mais le plus extraordinaire, dans ce chevet, est la parure de mosaïques à fond d’or qui recouvre la surface interne de la coupole principale et les voussures de l’arc du mihrab avec son entourage orné d’inscriptions coraniques. Ces mosaïques, comme celles du Dôme du Rocher à Jérusalem et de la Grande Mosquée de Damas, furent exécutées sous la conduite d’artistes byzantins. À Cordoue, on sait que l’artisan principal qui devait former des auxiliaires locaux fut prêté à al-Hakam II par le basileus Nicéphore Phocas (963-969), souverain régnant alors à Constantinople. Dans son Espagne musulmane, Claudio Sanchez Albornoz rapporte les termes du chroniqueur Ibn Idhari : « En juin 965, lorsque fut achevée la coupole dominant le mihrab – travail qui faisait partie des embellissements de la mosquée – on procéda à la pose des mosaïques. Al-Hakam avait écrit au roi de Roûm en lui ordonnant (sic) de lui adresser un ouvrier capable de réaliser des mosaïques – comme ce fut le cas pour al-Walid lors de la construction de la mosquée de Damas. Les envoyés du calife ramenèrent donc un mosaïste. Ils rapportaient, en outre, trois cent vingt quintaux de petits cubes (ou tesselles), que le roi de Roûm fit parvenir à al-Hakam au titre de présent. Le prince hébergea et traita généreusement h Autour du mihrab de Cordoue
le mosaïste, auprès duquel il plaça, en qualité d’apprentis, plusieurs de ses ouvriers.
courent de grandes inscriptions de
Ceux-ci acquirent bientôt un savoir-faire qui dépassa celui de leur maître, si bien qu’ils
mosaïque : sur fond outremer, les lettres
furent capables de travailler seuls. Le mosaïste s’en retourna donc, non sans avoir reçu
d’or reproduisent les paroles sacrées
du prince de riches présents, ainsi que de riches vêtements. »
du Coran. kk Dans la Grande Mosquée, le mihrab d’al-Hakam II se pare d’un extraordinaire revêtement de mosaïque d’or et d’azur. Il recouvre tant les claveaux alternés de l’arc principal que les bordures orthogonales de l’alfiz. Surmontant la composition court une frise composée de sept petits arcs trilobés. La niche sacrée forme ici une véritable chambre.
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Les motifs de ce décor de mosaïque sur fond d’or comportent des pampres, des feuillages et des guirlandes, dans le style de la basse Antiquité. On y voit alterner des claveaux ornés tantôt de végétation bleu-vert sur champ d’or, tantôt de ramures dorées sur fond pourpre. Afin de créer, par contraste, des plages de repos pour l’œil, des panneaux de marbre blanc, ciselés et travaillés au trépan, encadrent le mihrab, à l’instar de grands orthostates. Leur décor offre, ici aussi, des ramures et des rinceaux de vigne, ainsi que des variations florales stylisées. Les inscriptions coraniques en caractères coufiques sur fond d’or, ou en écriture d’or sur fond de lapis-lazuli, se déploient entre des bandeaux de stuc ciselé qui rehaussent l’image et facilitent sa lisibilité. Les spécialistes se sont posé des questions sur la présence à Cordoue,
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h À l’intérieur de la « chambre » octogonale du mihrab, la couverture circulaire a la forme d’une coquille Saint-Jacques à goderons.
Outre deux panneaux couverts d’un décor ciselé, cette coupole repose sur six panneaux surmontés d’arcs trilobés.
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h À l’intérieur de la « chambre » octogonale du mihrab, la couverture circulaire a la forme d’une coquille Saint-Jacques à goderons.
Outre deux panneaux couverts d’un décor ciselé, cette coupole repose sur six panneaux surmontés d’arcs trilobés.
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HENRI
Henri Stierlin, historien de l’art et de l’architecture, est un
STIERLIN
spécialiste incontesté des arts de l’islam qu’il a toujours abordés dans une large perspective comparatiste, notamment avec l’art de l’antiquité hellénique et perse, et celui de leur héritière, Byzance. Il est l’auteur, en particulier, de L’Architecture de l’Islam (1979) et, à l’Imprimerie nationale, de : Alhambra (1991, réédition 2011) et L’Art persan (2011).
HENRI STIERLIN
cordoue
cordoue La Grande Mosquée
Si l’on mesure à l’aune de l’architecture la production des édifices religieux en Espagne, dans les Asturies et dans le califat omeyyade, on saisit la disparité qui existe entre le David mozarabe et le Goliath arabe. Au regard des minuscules chapelles et des espaces cloisonnés des églises du Nord de la péninsule, l’immensité de la salle de prière de Cordoue ne laisse pas augurer du succès de la Reconquista ni de la victoire des rois catholiques, un demi-millénaire plus tard. Un jour pourtant, à Grenade, l’énormité du palais de Charles Quint tentera d’éclipser les fines dentelles de stuc de l’Alhambra. La donne aura changé. De même, la relative faiblesse des effectifs des envahisseurs arabes en Espagne est à mettre en parallèle avec la masse des populations autochtones hispano-romaines. Néanmoins, ce sont celles-ci qui ont subi la dynamique d’un peuple lancé à la conquête du monde ancien et dont l’unique bagage résidait dans le message coranique que ses croyants aspiraient à délivrer à l’humanité. Là aussi, l’échelle relativise le constat, tout en le rendant plus mystérieux encore. Tel est l’intérêt d’une enquête remettant en perspective les acteurs d’un affrontement militaire autant que culturel, religieux aussi bien qu’artistique. Sa valeur n’est-elle pas de mesurer l’aventure humaine dans ce champ clos que fut alors la péninsule ibérique ? La civilisation s’y jouait à pile ou face. L’histoire n’y fut pas linéaire, elle a connu retournements et soubresauts. Et les résultats s’y mesurent aujourd’hui à l’échelle de la planète, dont une vaste partie parle le castillan, après la conquête planétaire qui résultait de la « reconquête »…
Henri Stierlin
Chez le même éditeur
Alhambra
Henri et Anne Stierlin
La Grande Mosquée des Omeyyades Gérard Degeorge
Palais et demeures d’Orient Jean-Claude David / Gérard Degeorge
L’Art persan Henri Stierlin
Les Trois Médinas, Tunis, Alger, Fès Salah Stétié / Alexandre Orloff
54 € prix T.T.C. France ISBN : 978-2-330-00814-7
9 782330 008147
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Illustration de la couverture : Détail des arcs superposés de la salle hypostyle © Adrien Buchet. Au dos : Le mihrab d’al-Hakam II © Adrien Buchet.
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