Dictionnaire de la Méditerranée | Introduction

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DICTIONNAIRE DE LA MÉDITERRANÉE

DICTIONNAIRE DE LA MÉDITERRANÉE

sous la direction de Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy en collaboration avec Gisèle Seimandi

ACTES SUD ISBN 978-2-330-05370-3 DÉP. LÉG. : SEPT. 2015 52 e TTC France www.vangoghmuseum.com www.huygens.knaw.nl www.actes-sud.fr

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Introduction

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Prétendre établir un état des lieux des connaissances actuelles sur la Méditerranée est sans doute un pari risqué. Le cadre méditerranéen, conçu comme un espace historico-­géographique, est loin d’être escompté. Polymorphe, insaisissable, fuyant, il est traversé par des perceptions multiples. Stratifiées, peu harmonieuses sinon contradictoires, ces dernières restituent une image d’ensemble extrêmement enchevêtrée, allant de certaines fausses évidences véhiculées par les stéréotypes courants dans le sens commun, aux conceptions idéologiques animées par des mobiles politiques, jusqu’aux subtilités interprétatives et aux analyses savantes, parfois matinées d’incertitude et de pessimisme épistémologique. La Méditerranée est devenue un lieu commun. Mieux, une accumulation de lieux communs. Dans certaines visions spontanées, répandues à l’échelle internationale et nourries essentiellement d’images véhiculées par les différents médias (notamment le cinéma, la télévision, la publicité), l’espace méditerranéen s’organise en général à partir d’un prototype qui a les traits d’une image d’Épinal : un conglomérat de soleil, plages et rochers, mer bleue, maisons traditionnelles, cuisine simple et naturelle, ruines archéologiques ; le tout éventuellement agrémenté par quelques types humains aux allures passablement folkloriques… Des allusions à de prétendus caractères méditerranéens affleurent parfois dans les discours les plus variés : des discussions de café aux débats politiques menés dans les institutions internationales, avec leurs relais journalistiques. Une foule de clichés « sauvages » contribuent ainsi à brouiller le cadre. Cuisine sobre et salutaire, clientélisme, art de vivre, corruption, raison solaire, violence, chaleur humaine, familialisme, sensualité, machisme, lenteur… L’inventaire des thèmes et des poncifs antithétiques qui composent le caléidoscope méditerranéen pourrait aisément être poursuivi. Ils changent d’accent et d’intensité selon les positionnements et les orientations des locuteurs. Les procès sommaires expédiés par certains observateurs extérieurs côtoient ainsi les autocélébrations de ceux qui

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se définissent comme « méditerranéens », dans un jeu d’oppositions mais aussi d’influences réciproques. Chaque point de vue compose en somme une image de la Méditerranée qui passe par un filtre déformant. Le résultat est une sorte de gigantesque anamorphose issue d’une multitude d’anamorphoses particulières. Une vaste enquête réalisée par la Fondation Anna Lindh, visant à fournir un instantané de l’opinion publique dans ce que le langage des institutions européennes caractérise comme « région euro-­méditerranéenne », donne des indications intéressantes sur ces aspects. Sur la base de la méthodologie Gallup, à l’automne 2012, environ 13 500 entretiens ont été menés avec des citoyens de huit pays européens (Albanie, Belgique, Danemark, Allemagne, Irlande, Italie, Pologne et Espagne) et de cinq pays non européens, définis selon les critères de l’enquête comme relevant de la Méditerranée méridionale ou orientale (Égypte, Jordanie, Maroc, Tunisie et Turquie). Les résultats montrent que dans tous ces pays, la Méditerranée, conçue en tant qu’espace doté de traits propres, fait sens pour une très large partie des personnes questionnées. Un ensemble de traits « positifs » sont considérés comme spécifiques à la région, avec des écarts assez réduits entre les pays européens et les autres : pour 80 à 90 % des enquêtés, la Méditerranée est caractérisée par l’hospitalité, par un style de vie et d’alimentation particulier et par une histoire et un héritage communs. Également répandus sont des traits « négatifs » : 70 à 80 % des personnes interrogées perçoivent la Méditerranée comme lieu de résistance au changement, comme source de conflit, marquée par l’insécurité. La recherche dévoile aussi des différences quant à la localisation de la « Méditerranée ». Les enquêtés européens l’associent de manière spontanée à l’Italie, la Grèce et l’Espagne, tandis que dans la carte mentale des habitants des autres pays, elle est d’abord reconduite à l’Égypte, au Maroc et à la Turquie 1. Il existe une autre modalité d’appréhension de la Méditerranée, plus construite et savante : un imaginaire qui s’est élaboré à travers un amoncellement d’écritures, où discours factuels et discours fictionnels sont inextricablement enchevêtrés. Une production littéraire abondante s’est intéressée à la mer Intérieure. Au fil des siècles, une panoplie de récits de voyage décrit la mer et les terres qui l’entourent, ainsi que les gens qui y habitent, parfois avec des accents bienveillants et romantiques, parfois en pointant les imperfections, les retards et les tares des sociétés que les voyageurs découvrent. Le chœur qui donne forme aux représentations de la Méditerranée inclut des voix majeures dans le monde de la littérature. Celle de Paul Valéry, par exemple, qui a légué maintes réflexions 1.  The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-­Mediterranean Region, 2014 [http://www.annalindhfoundation.org/sites/annalindh.org]. Voir P. Manchin, 2014 ; M. Tozy, 2014.

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sur la Méditerranée, en esquissant des thèmes qui reviendront souvent : l’équilibre, la mesure, la Méditerranée comme dispositif, comme « machine à faire de la civilisation ». Celles d’Albert Camus et de Gabriel Audisio, dans lesquelles l’évocation littéraire du paysage méditerranéen – de ces éléments faits de lumière éclatante, de formes nettes, de mer nourricière – se mêle à une utopie de réconciliation et de communication entre les peuples riverains, revivifiant le génie méditerranéen sans barrières de langues ­­ et de religion 1. Mais il ne faut pas oublier le poids de conceptions bien plus sombres, comme celle, très influente à son époque, d’un Louis Bertrand qui, dans ses pamphlets et dans ses romans, véhicule l’image d’une Méditerranée uniquement latine, hantée par le cauchemar des contacts avec l’autre et par la crainte de l’invasion. La liste des représentations littéraires de la Méditerranée pourrait être allongée en faisant référence à d’autres pays 2. Mentionnons au moins le modernisme et le noucentisme catalans des premières décennies du xxe siècle, ou l’œuvre de Lawrence Durrell qui a façonné une image littéraire de la Méditerranée pour de nombreux lecteurs anglophones. Toutes ces représentations se configurent comme un palimpseste où des écritures multiples cohabitent dans un mélange désordonné et s’ouvrent sur d’autres moyens d’expression, de la peinture, à l’architecture, au cinéma 3. On pourrait évoquer, à titre symbolique, les noms de Joan Miró, Le Corbusier et de Manoel de Oliveira. Les choses ne deviennent pas beaucoup plus simples si l’on se tourne vers la seule recherche scientifique. Il y a d’abord un problème de quantité. L’invention de la Méditerranée au sein des sciences humaines et sociales remonte au moins au xixe siècle 4. Une longue et complexe généalogie montre que la Méditerranée a été utilisée depuis longtemps comme instrument analytique dans plusieurs domaines : la géographie humaine, l’histoire, l’anthropologie… Bref, les études méditerranéennes ont été massives. Le lecteur se retrouve désormais face à une accumulation de connaissances produites par différentes générations de chercheurs, au sein desquelles il est possible d’identifier plusieurs « solistes », relevant de disciplines distinctes, reconnus par leur virtuosité et l’envergure de leurs travaux, se détachant d’une foule de praticiens plus humbles mais souvent non moins loquaces. Il existe désormais une énorme production, diversifiée et 1.  Th. Fabre, 2000 ; E. Temime, 2002. 2. Nous renvoyons au travail coordonné par Th. Fabre et R. Ilbert, Les Représentations de la Méditerranée (2000), qui a étudié la généalogie de la représentation de la Méditerranée dans dix pays (Allemagne, Égypte, Espagne, France, Grèce, Italie, Liban, Maroc, Tunisie, Turquie). Chacun des dix volumes accueille un chercheur et un écrivain du pays concerné. 3.  Pour une exploration de ces aspects, voir le catalogue d’exposition Le Noir et le Bleu. Un rêve méditerranéen, Mucem – Textuel, Paris, 2013. 4. M. Bourguet, B. Lepetit, D. Nordman et S. Maroulla (éd.), 1998.

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stratifiée dans le temps, qui d’ailleurs a connu une forte expansion ces dernières années. Malgré quelques efforts visant à dégager des perspectives générales, demeurent des problèmes de fragmentation des connaissances et de manque de communication entre traditions de recherche disciplinaires et nationales. Divisées par la barrière des ­­langues et parfois par un certain « protectionnisme méthodologique », ces dernières ne communiquent pas aisément. On assiste à une disjonction peu harmonieuse des approches qui se servent souvent du terme « Méditerranée » pour désigner des réalités différentes. À cela s’ajoute le fait que les études méditerranéennes ont été confrontées à des courants critiques assez influents.

Un vaste savoir non pacifié

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Une dimension polémique s’avère indissociable des raisonnements concernant la Méditerranée : à ce sujet la dispute intellectuelle, tout comme la mer du célèbre poème de Paul Valéry, semble « toujours recommencée ». La Méditerranée a certes trouvé ses chantres inspirés qui ont accumulé des milliers de pages pour déchiffrer ses multiples visages – le milieu, les sociétés, les cultures, les histoires divergentes et imbriquées – et les recomposer dans un cadre unitaire. Mais elle a aussi ses adversaires inflexibles. Les efforts massifs visant à dégager des perspectives « méditerranéistes » ont déclenché de fortes oppositions et des critiques acerbes qui tentent régulièrement de faire voler en éclats les échafaudages patiemment édifiés pour soutenir la construction scientifique de la Méditerranée. Dans ce cadre, une série d’accusations est régulièrement portée contre la catégorie même de Méditerranée. Conception éminemment européenne, elle relèverait essentiellement du mythe et de l’idéologie. Elle cacherait, sous le vernis d’une prétendue uniformité, des différences irréductibles entre ses composantes. Cette déformation ne serait pas innocente. La vision unitaire de la Méditerranée serait asservie, de manière plus ou moins consciente, à des mobiles de nature politique. Au cours de l’histoire, la catégorie de Méditerranée aurait véhiculé des visées impérialistes, et ce passé peu reluisant conditionnerait encore son présent. Sur ces points les adversaires de la Méditerranée ont raison. Les connotations idéologiques de cette catégorie sont évidentes si l’on considère sa place dans les discours politiques du passé et du présent. Mais il faut tout de suite ajouter que ces utilisations n’ont pas été univoques. Le concept de Méditerranée s’est prêté aux emplois les plus différents : de droite, de centre, de gauche, pour ainsi dire. En son nom, on a soutenu la légitimité de la colonisation de l’Afrique du Nord ou l’on s’y est opposé. Elle a été évoquée selon des perspectives racistes ou pour

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exalter le métissage. L’humanisme méditerranéen a fait résonner ses nobles pétitions souvent négligées et le fascisme s’en est servi pour légitimer la quête d’un espace vital pour la dictature italienne. La Méditerranée a pu devenir le support (peu efficace) de communautés « imaginées » par les institutions internationales, ou pour des identités nationales en panne de référents à la suite de la crise du panarabisme. À côté des représentations de la Méditerranée engagées politiquement, on a un corpus immense de conceptions scientifiques, plus détachées, même si elles ne sont jamais complètement neutres et « innocentes ». La production scientifique n’a pas toujours été indemne de l’influence des déformations idéologiques du discours politique et des raccourcis du sens commun – en contribuant même à les alimenter, dans un va-­et-­vient difficile à démêler. Il est parfois ardu de tracer une ligne de démarcation entre les conceptions « scientifiques » et celles qui caractérisent les discours des autres acteurs, pour ne pas parler du dépôt ­complexe de significations et de symboles accumulés tout au long de l’histoire. Est-­ce pour toutes ces raisons qu’il faut en finir avec la Méditerranée ? Cette option nous semblerait trop radicale. Il faudrait plutôt, croyons-­nous, suivre Gérard Chastagnaret et Robert Ilbert qui suggèrent « que l’on peut travailler sur la Méditerranée sans poser son identité en dogme, sans confondre champ scientifique et idéologie » 1. Avouons-­le, cela est loin d’être facile. Il ne s’agit pas d’un acquis mais plutôt d’un objectif vers lequel œuvrer, avec une posture à la fois exigeante et modeste. Ce travail répond à une double exigence. D’une part, il s’agit d’exercer une vigilance réflexive constante sur les dérapages et les contaminations idéologiques qui guettent toujours l’approche scientifique. D’autre part, il s’agit de jeter un regard distancié sur les discours de différents types qui prennent la Méditerranée pour objet ; les stéréotypes du sens commun et les topoi littéraires pourront ainsi être analysés et situés dans une perspective qui est à même de comprendre les ressorts de leur naissance et de leur perpétuation. Le problème est au demeurant plus général. Les écueils auxquels toute élaboration scientifique sur la Méditerranée est confrontée se présentent également ailleurs. Toute délimitation géographique, toute organisation des connaissances et des procédures de comparaison à travers leur territorialisation s’expose aux risques d’assumer de manière acritique des notions idéologiques. Une fois que l’on décide d’adopter un cadre intermédiaire entre l’échelle locale et l’échelle planétaire, l’on doit accepter de manier des catégories plus ou moins contaminées par leur histoire. Certaines connotations de la catégorie « Méditerranée » expliquent probablement la virulence des attaques qu’elle a expérimentées. La Méditerranée n’a pas 1.  G. Chastagnaret et R. Ilbert, 1991, p. 4.

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la force des notions renvoyant à des entités territoriales plus soudées, où l’histoire et la géographie ont été mobilisées et orientées pour forger les symboles d’une commune appartenance, d’une communauté imaginée, pour reprendre la formule de Benedict Anderson. On pense naturellement aux États-­nations que l’histoire des xixe et xxe siècles a sécrétés. Mais également à la notion d’Europe, dont l’assise repose sur un vaste processus d’élaboration symbolique et politique étalé dans le temps. Par ailleurs, le concept de Méditerranée n’a pas non plus la coloration apparemment (et faussement) neutre, technique, qui assure une vie plus facile à des concepts comme ceux de Moyen-­Orient et de Proche-­Orient. Ces derniers sont des élaborations assez récentes, intimement liées à la réflexion stratégique des grandes puissances entre le xixe et le xxe siècle (France, Royaume-­Uni, États-­Unis). À plusieurs égards, la Méditerranée occupe une position intermédiaire entre l’Europe, d’un côté, et le Moyen-­Orient et le Proche-­Orient de l’autre, d’un point de vue que l’on pourrait définir non seulement de géographique et de politique mais également d’épistémologique. Comme le concept ­d’Europe, celui de Méditerranée a une profondeur historique et une autonomie qui l’inscrivent dans la longue durée ; mais contrairement au premier, il est dépourvu de cohérence et de légitimité. Ceci en fait un concept vulnérable, qui se prête parfaitement à la controverse, bien plus que des concepts éminemment colonialistes comme ceux de Moyen-­Orient et de Proche-­Orient, bien plus aseptiques, et qui n’aspirent guère à des titres de noblesse historique. Ni l’État-­nation ni des entités comme l’Europe ou le Moyen-­Orient ne sont plus naturels et neutres que la Méditerranée. Le problème avec la Méditerranée est que cette notion est controversée et suscite des passions opposées. La question à poser concerne donc son utilité heuristique plutôt que sa virginité idéologique. Malgré toutes les limites que l’on peut lui imputer, le cadre comparatif méditerranéen garde à notre avis une grande pertinence. Sa dimension liquide, pour ainsi dire, constitue toujours un pari épistémologique. En d’autres termes, partir de la mer, pour saisir des dynamiques régionales plus amples, permet d’échapper à l’emprise des logiques étatiques, qui ont été et sont éminemment « terriennes » et continentales. Assumer la Méditerranée comme cadre de comparaison régionale peut consentir d’esquiver les pièges de l’eurocentrisme et de l’arabocentrisme, de construire des passerelles analytiques au-­delà des frontières de religion et de civilisation, de saisir des mouvements, des influences et des circulations qui resteraient invisibles en adoptant d’autres focales. Les études sur la Méditerranée, in primis celle de Braudel, ont inspiré d’autres thalassologies (en Atlantique ou bien en Pacifique) qui montrent à leur tour les avantages d’un tel renversement du regard. Dans plusieurs disciplines, les études méditerranéennes sont à leur

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tour en train de vivre un renouveau, animé par une vigilance épistémologique accrue. L’ambition de ce livre est de contribuer, en toute modestie, au développement de ce champ scientifique.

Mais de quelle Méditerranée parle-­t‑on ?

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Les contours de cet espace ne sont pas fixés avec précision. Plusieurs conceptions sont présentes : elles varient selon les disciplines, les écoles, les auteurs. Une vision extrêmement étroite considère la Méditerranée essentiellement comme une mer. C’est une vision de ce type qui prédomine dans les pages d’Élisée Reclus, l’un des pionniers de la construction scientifique de la Méditerranée au xixe siècle 1. Reclus préfère se focaliser exclusivement sur la mer, car « les flots incertains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l’histoire une importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle l’homme a vécu » 2. Pour lui, la Méditerranée est une « mer de jonction » qui met en communication trois masses continentales et des peuples différents. La configuration de la mer, favorable à la navigation, a été propice aux échanges économiques et intellectuels, et a été un facteur facilitant le développement de la civilisation. Une perspective de ce type a été récemment défendue par l’un des plus importants historiens actuels de la Méditerranée. Professeur d’histoire méditerranéenne à l’université de Cambridge, David Abulafia est l’auteur d’un livre monumental 3 essentiellement consacré à la navigation, aux échanges commerciaux, aux interactions religieuses et culturelles, aux guerres navales. D’autres auteurs – et ce sont les plus nombreux – voient au contraire dans la Méditerranée une région qui s’étend au-­delà des rives et pénètre dans l’arrière-­ pays, dans une mesure qui varie selon les perspectives des uns et des autres. L’espace méditerranéen a été souvent pensé en fonction de critères géographiques et climatologiques : le cœur de la Méditerranée coïnciderait avec l’aire de diffusion de l’olivier et avec les régions dont le régime de précipitations est marqué par des étés chauds et secs, et une saison froide relativement douce et plutôt humide. Or, ces traits « méditerranéens » ne caractérisent qu’une étroite bande de terre, située à proximité des côtes. Se dessine ainsi une Méditerranée certes assez cohérente, mais trop rétrécie, laissant beaucoup d’espaces vides à proximité de la mer. Une tradition de recherche, entamée par l’école géographique de Vidal de La Blache, a proposé une vision plus large, en mettant au centre de l’attention les 1.  F. Deprest, 2002 ; R. Cattedra, 2009. 2. E. Reclus, 1876, p. 33. 3. D. Abulafia, 2012.

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paysages méditerranéens, considérés à partir de l’articulation du relief et du climat sur lesquels s’appuient les genres de vie des populations riveraines. Héritier de cette tradition, Fernand Braudel souligne que la mer est aussi entourée par le désert, et surtout par des montagnes surabondantes qui innervent les péninsules de la mer Intérieure. L’altitude déjoue ainsi la latitude. Toute proche des côtes, la montagne dresse des « nords à la verticale » 1. On quitte ainsi rapidement la zone des orangers et des oliviers, dans une ascension qui conduit à travers des paliers où l’on rencontre des zones de végétation de plus en plus « nordiques », jusqu’à un univers de glace et de neige éternelle. Les contrastes climatiques avec ces espaces, qui demeurent tout proches de la Méditerranée « étroite », forment le socle des phénomènes de complémentarité inscrits dans la longue durée du temps géographique sur lesquels l’historien s’attarde. La transhumance, le nomadisme, les migrations montagnardes vers les plaines et les villes de la côte sont autant d’exemples d’une telle complémentarité. Mais Braudel va plus loin. Il consacre un chapitre entier à ce qu’il appelle une Plus Grande Méditerranée. C’est, pour lui, la Méditerranée telle que la font les hommes : les hommes qui se mettent en marche, qui ne s’arrêtent pas devant les impératifs du climat ou du relief. Vue au prisme de l’histoire, la Méditerranée déborde ainsi largement du strict cadre riverain. Citons un passage célèbre : « Or, selon les exigences de l’histoire, la Méditerranée ne peut être qu’une zone épaisse, prolongée régulièrement au-­delà de ses rivages et dans toutes les directions à la fois. Au gré de nos images, elle évoquera un champ de forces, ou magnétique ou électrique, ou plus simplement un foyer lumineux dont l’éclairage ne cesserait de se dégrader, sans que l’on puisse marquer sur une ligne dessinée une fois pour toutes le partage entre l’ombre et la lumière. » 2 Selon l’historien, les pulsations de la vie de la mer se transmettent très loin, dessinant un espace-­mouvement à géométrie variable. Elles s’insinuent en Afrique avec le commerce saharien, et parcourent au nord le continent européen à travers plusieurs isthmes (russe, polonais, allemand, français). Sans compter que la Plus Grande Méditerranée s’étend également dans les espaces immenses de l’Atlantique. Braudel parle même d’une Méditerranée globale qui s’élargit jusqu’aux rivages du Nouveau Monde 3. Par conséquent, le tracé des frontières de l’espace méditerranéen ne peut se faire une fois pour toutes : « Ces circulations d’hommes, de biens ou tangibles, ou immatériels, dessinent autour de la Méditerranée des frontières successives, des auréoles. C’est de cent frontières 1.  F. Braudel, 1990, p. 31. 2.  Ibid., p. 203. 3.  Ibid., p. 201.

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qu’il faut parler : celles-­ci à la mesure de la politique, ces autres de l’économie et de la civilisation. » 1 Ces formulations demeurent très fascinantes, même si elles sont difficilement formalisables (et même si dans l’œuvre de Braudel elles cohabitent avec des orientations plus traditionnelles, comme, par exemple, dans le chapitre sur le climat). Une conception semblable, marquée par une vision large, voire très large, de la région méditerranéenne, ressort du travail de Peregrine Horden et Nicolas Purcell, auteurs entre autres d’un livre influent qui embrasse l’histoire de la Méditerranée sur trois millénaires, de la Préhistoire tardive jusqu’au xxe siècle. L’angle de lecture choisi dans cette vaste fresque est celui des relations avec l’environnement, conçues de manière sophistiquée. Pour Horden et Purcell 2, les deux ingrédients de base qui donnent une unité au monde méditerranéen, et en font un objet d’étude en soi sur la longue durée, sont, d’une part, l’extrême fragmentation topographique et, de l’autre, la forte connectivité entre microrégions. À leurs yeux, la spécificité de l’espace méditerranéen est d’être constituée par une infinité de micro-­milieux, très fragmentés et menacés en permanence par les aléas climatiques et par des catastrophes naturelles. La nécessité pour ces micro-­milieux de se protéger contre de telles menaces impose des échanges entre eux, ce qui engendre un système permanent de production et de distribution que ces deux auteurs désignent par le terme de « connectivité ». Pour les deux historiens anglais, comme pour Braudel, il n’existe pas de limite linéaire de la Méditerranée, mais une pluralité de zones de transition dont il est difficile de saisir les limites. Une vision « large » et assez floue de la Méditerranée a caractérisé le courant d’études qui s’est développé au sein de l’anthropologie britannique depuis les années 1950. De nombreux travaux comparatifs, dirigés par Julian Pitt-­Rivers et John Peristiany durant plus de trente ans, ont mis l’accent sur des thèmes unificateurs comme les valeurs sociales (honneur et honte, hospitalité, amitié), la parenté et la famille, la relation des communautés locales avec les unités sociales qui les englobent 3. Mais il s’agissait d’une forme de comparaison qui n’aspirait pas à dessiner les traits d’une aire culturelle homogène. La création d’une spécialité méditerranéenne en anthropologie avait surtout un but heuristique : elle permettait d’échapper à l’enfermement dans des carcans nationaux et à la césure entre l’Europe méridionale et le Moyen-­Orient. Les justifications d’un cadre unitaire à l’échelle méditerranéenne ne faisaient pas l’objet d’analyses approfondies 1.  Ibid., p. 203‑204. 2.  P. Horden et N. Purcell, 2000. 3.  J. Pitt-­Rivers, 1963 ; J. G. Peristiany, 1965 ; 1968 ; 1976 ; 1989 ; J. G. Peristiany et J. Pitt-­ Rivers, 1992.

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(on mentionnait une homogénéité technologique, associée à une diversité culturelle et ethnique, et à une longue histoire de relations). Les monographies ethnographiques qui fournissaient la matière première de la comparaison, étaient dispersées et souvent situées assez loin des rivages de la mer (par exemple dans les steppes de l’Anatolie, dans une oasis du désert égyptien, ou bien au Portugal). Les travaux successifs, qui ont perpétué la tradition méditerranéiste en anthropologie, ont généralement gardé cette orientation large et indéterminée du cadre comparatif méditerranéen 1. Dans la vision géopolitique, impulsée notamment par Yves Lacoste, le monde méditerranéen est conçu comme l’ensemble des États qui entourent la mer, considérés dans leurs interrelations et dans leurs conflits, au-­delà des aspects étroitement climatiques et géographiques. Ce monde prend le nom d’une étendue maritime, mais se déploie très loin de ses rivages. De plus, en tant qu’ensemble géopolitique, il intègre même les États du Moyen-­Orient qui, sans être riverains, ont un impact déterminant sur les régions situées en bordure de la mer 2. On le voit bien, la constitution d’un champ scientifique d’études ­méditerranéennes implique de reconnaître cette variabilité des perspectives et de dessiner une Méditerranée à géométrie variable : une Méditerranée contre-­ intuitive, au-­delà de l’aire géographique prototypique de l’olivier ou d’une aire culturelle associée à la présence de certains traits plus ou moins stéréotypés. Cela peut permettre d’abandonner la conception de la Méditerranée en tant qu’identité, et de prendre ainsi congé aussi bien des argumentations basées sur l’idée qu’il existe une seule « vraie » Méditerranée, dont on peut saisir les limites avec précision, que des discussions sans fin pour déterminer si telle ou telle région, telle et telle ville peuvent être considérées comme étant incontestablement « méditerranéennes » à l’aune de leur correspondance avec la représentation prototypique de la Méditerranée – qu’elle soit de nature géographique, sociologique ou culturelle. Il s’agit d’admettre que, du point de vue de la recherche, il n’y a pas de frontières claires de la Méditerranée, mais que la région méditerranéenne s’estompe en un enchevêtrement complexe, avec des recouvrements, des zones de transition, des dégradés. Surtout, il faut accepter l’idée qu’il y a plusieurs conceptions scientifiques de la Méditerranée, selon les points de vue, les questions étudiées, les disciplines. La focale analytique de la comparaison varie en fonction des objectifs de la recherche. Il est ainsi envisageable de se limiter à un espace très restreint, étroitement adjacent à la mer, ou bien de s’ouvrir à une Méditerranée large, ou même à la Plus Grande Méditerranée chère à Braudel. 1.  Pour un regard d’ensemble et un bilan sur cette tradition de recherche, voir A. Blok, Ch. Bromberger et D. Albera, 2001 ; D. Albera et M. Tozy, 2005 ; P. Bonte, 2012. 2.  Y. Lacoste, 2006.

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Soyons clairs : d’un point de vue scientifique la Méditerranée n’existe pas. Au moins en tant que réalité donnée, en tant qu’espace préexistant qu’il s’agirait simplement de décrire. Elle est inventée ou réinventée comme lieu d’appartenance ou d’exclusion, à travers des récits qui créent une identité narrative, à même d’être naturalisée. En tant qu’espace comparatif, la Méditerranée est au contraire construite par les chercheurs, dans le but de faire avancer la connaissance. De ce point de vue, l’espace régional méditerranéen peut être conçu comme un champ épistémologique composite, qui permet de faire émerger certains phénomènes, d’établir des similarités et des différences, d’identifier des circulations et des coupures. Cependant, même dans cette version souple et feuilletée, la Méditerranée ne peut prétendre à aucun monopole. D’autres cadres comparatifs, plus resserrés ou plus élargis (le cadre euro-­asiatique, par exemple), sont tout aussi à même d’éclaircir d’autres aspects qui demeureraient peut-­être opaques dans un cadre explicatif méditerranéen.

Conception du dictionnaire 17 Introduction

Les considérations qui précèdent indiquent à la fois l’utilité potentielle d’un effort de clarification et de mise en commun des connaissances comme celui que nous tentons ici, et la difficulté extrême d’un exercice de ce type, qui constitue une sorte de gageure intellectuelle. Pour nous orienter dans les eaux troubles des connaissances sur la Méditerranée, nous avons opté pour une démarche distanciée et, dans la mesure du possible, critique. À partir d’une approche pluridisciplinaire et internationale, associant l’ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales, il s’est agi de tirer parti de l’évolution et des acquis de la recherche dans les différents secteurs, de construire des passerelles entre des savoirs souvent parcellisés, de prendre la mesure des limites qui persistent encore aujourd’hui et de saisir les défis intellectuels à venir 1. Nous tentons, dans ce livre, de faire coexister et dialoguer les différentes déclinaisons scientifiques de la Méditerranée. Dans le processus de sa fabrication, nous avons choisi de ne pas définir avec précision, en amont, les contours 1. L’idée de ce Dictionnaire de la Méditerranée est née au sein du réseau d’excellence européen Ramses². Ce réseau international de recherche en sciences humaines et sociales a rassemblé trente centres de recherche et universités du bassin méditerranéen entre 2006 et 2010. Il a été prolongé par le partenariat Ramses. Le dictionnaire a permis de valoriser les connaissances produites dans ce contexte et de profiter des compétences des chercheurs inscrits dans ce réseau. Ce travail a également bénéficié de l’apport scientifique du LabexMed et de la dynamique impulsée par le projet de création du MuCEM. Ce musée, qui a ouvert depuis, illustre à bien des égards, à travers ses expositions, certaines questions abordées dans l’ouvrage.

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de la Méditerranée en tant qu’espace régional. Les conceptions sont dans ce cas trop disparates pour pouvoir aspirer à une uniformisation préliminaire, et même pour espérer aboutir à un consensus général parmi tous les auteurs sollicités pour y collaborer. L’organisation du livre ne découle pas d’une quelconque « illustration » de ce que ce serait la Méditerranée, mais l’appréhension de cette dernière constitue la résultante, toujours partielle, d’une multiplicité de perspectives. Ce dictionnaire a vocation à être un outil de travail et un support pour la réflexion. Il est destiné aussi bien aux étudiants et aux chercheurs qu’à l’ensemble des acteurs culturels, économiques et politiques, ainsi qu’aux publics cultivés mais non spécialisés, sensibles à la complexité de l’espace méditerranéen. Il nous semble important de fournir aux lecteurs des clés de lecture d’un contexte qui a une forte prégnance géopolitique et est traversé par quelques-­unes des principales tensions qui marquent notre temps. Le dispositif « dictionnaire » pourrait d’emblée paraître peu adapté au caractère hétéroclite et disparate des connaissances concernant la Méditerranée. Cela serait sans doute vrai si l’on cultivait des ambitions de systématisation des savoirs et de formalisation à travers des définitions univoques. Ce n’est pas, évidemment, le but que nous recherchons. Dans notre cas, la structuration sous la forme d’un dictionnaire présente l’avantage de conjuguer de nombreux champs disciplinaires, des échelles de temps et d’espaces, des sensibilités, des regards et des traditions. Ce dictionnaire n’a aucune visée encyclopédique et ne prétend pas à l’exhaustivité. Une exploration de la Méditerranée pourrait sans doute se prêter à une accumulation sans fin de notices : les personnages, les dates, les lieux, les sociétés et les institutions ne manquent certes pas au fil de son histoire millénaire ! Un tel assemblage risquerait cependant de produire un conglomérat démesuré et difficilement maniable. En tout état de cause, nous avons opté pour un nombre plus resserré d’entrées qui devraient permettre au lecteur d’apprécier l’état des connaissances concernant une série d’aspects qui nous semblent essentiels, à la lumière des recherches et des débats les plus récents. Avant d’être disposées par ordre alphabétique, les entrées ont fait l’objet d’un travail de repérage, de sélection et d’organisation à partir d’une grille problématique articulée en cinq grands axes. Le premier axe concerne les savoirs. Une série de notices déplie de nombreuses strates de connaissances accumulés sur la Méditerranée à partir du xixe siècle, remonte des généalogies scientifiques et dresse un état de l’art des acquis et des questionnements du champ d’études méditerranéennes dans différentes disciplines (anthropologie sociale et culturelle, anthropologie biologique, géographie, histoire, Préhistoire). D’autres notices suivent en revanche la constitution de certains savoirs qui ont eu, dans leur développement, une forte présence dans

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l’espace méditerranéen (alchimie, astronomie, cartographie, mathématiques, médecine, pharmacopée). Le deuxième axe, qui regroupe un nombre plus important de notices, fixe l’attention sur les territoires, examinés de plusieurs points de vue. Certains textes concernent les milieux, observés dans leurs variétés et leurs articulations, et également sous l’angle des modifications contemporaines et des risques de conservation qu’ils encourent dans certains cas. D’autres se penchent sur une série d’activités économiques, en liaison plus ou moins directe avec l’utilisation des ressources naturelles, dans le domaine aussi bien maritime que terrestre. Le troisième axe s’intéresse à plusieurs thématiques relevant de l’histoire sociale et politique. Il s’agit d’une histoire marquée par des conflits récurrents, comme le rappellent certaines entrées – de « croisades » à « nettoyage ethnique » – ainsi que les notices consacrées à quelques batailles, qui ont été choisies, parmi les innombrables combats qui se sont succédé en Méditerranée, pour leur valeur de tournant historique. Mais l’histoire de la Méditerranée a également été marquée par des échanges, des circulations, des brassages, qui font l’objet d’autres textes. Toujours dans cet axe se situent celles consacrées aux structures politiques, aux affiliations religieuses, aux formes de domination et de résistance, jusqu’aux questionnements posés par les turbulences vécues ces dernières années par plusieurs sociétés du Maghreb et du Machrek. Un quatrième axe convoque un ensemble de figures. Il s’agit dans certains cas de savants qui ont donné une impulsion particulière au développement d’une perspective méditerranéenne en anthropologie, en géographie ou en histoire. L’objectif n’était pas de fournir une biographie complète, mais de mettre en lumière l’apport à l’étude de la Méditerranée. Dans d’autres cas, il s’agit d’écrivains qui ont contribué à la définition de la Méditerranée comme entité collective, comme mythe ou comme identité narrative. Enfin, d’autres notices sont consacrées à des figures historiques ou mythologiques, considérées comme emblématiques. Un cinquième axe porte sur les pratiques culturelles, conçues dans une perspective large. Est ici explorée la culture au quotidien, cernée dans ses formes régulières, répétées, qui présentent un « air de famille » par-­delà les rives. Elles concernent le corps, l’habillement, les jeux, les fêtes, les sports, mais aussi des manifestations artistiques variées, populaires ou savantes (musique, peinture, mosaïque, architecture, poésie). Dans tous ces cas, l’ancrage avéré de ces pratiques dans l’espace méditerranéen ne signifie pas qu’elles soient empreintes d’une quelconque « méditerranéité ». À y regarder de près, on se rend compte que le jeu des circulations et des transferts dépasse souvent cet espace, même si certaines de ces pratiques ont pu être chargées d’une valeur identitaire méditerranéenne sur le plan émique. Plusieurs notices s’efforcent ainsi de dénouer certains stéréotypes enracinés dans le sens commun.

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Ce sont toutes ces facettes décrites, analysées et racontées dans cet ouvrage qui donnent forme à un ensemble complexe fait de filiations communes et de fractures réitérées, d’une trame de similitudes traversée par des différences et des oppositions : ce que l’on peut appeler provisoirement « la Méditerranée ». On l’aura compris, il s’agit ainsi d’interroger les visions de cet espace régional et les tensions contradictoires qui le parcourent : entre uniformisation et fragmentation, entre échange et enfermement.

Regards comparatifs

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La préparation du dictionnaire s’est appuyée sur une démarche collective et a profité du soutien indispensable d’un comité éditorial. Chaque texte a fait l’objet d’expertises croisées, qui ont parfois impliqué de longs allers et retours avec les auteurs. La progression du travail s’est accompagnée d’une montée en généralité. Au fur et à mesure que nous avancions, nous avons ressenti l’exigence de nous orienter vers un nombre plus restreint d’entrées, dotées de perspectives plus amples. Nous sommes ainsi allés de plus en plus vers la forme d’un dictionnaire « raisonné », en abandonnant plusieurs notices initialement prévues et en en fusionnant d’autres. Dans l’effort de couvrir la matière sinon de manière ­complète, au moins de manière systématique et organisée, il s’est agi de répondre à des impératifs difficilement conciliables : d’une part, une couverture large, évitant autant que possible les vides ; de l’autre, une orientation synthétique échappant aux redondances. L’architecture d’ensemble qui innerve tout l’ouvrage vise à impulser la comparaison. Sans imposer une idée préconfectionnée de la Méditerranée, y compris dans son extension géographique, nous avons demandé aux auteurs de couvrir le thème qui leur était assigné de la manière le plus large possible. La tâche était ardue, car il s’agissait de franchir les limites disciplinaires, chronologiques, spatiales, qui renferment souvent la recherche. Au fil des années nous nous sommes rendu compte combien ce travail était exigeant. Nous avons demandé un effort considérable, de synthèse et d’ouverture, aux auteurs, et nous leur sommes redevables du travail difficile qu’ils ont accompli. Le projet de faire dialoguer les traditions disciplinaires, et de veiller à une démarche comparative dans la charte éditoriale, a été confronté à plusieurs écueils. Nous avons constaté dans quelques cas une frilosité à déborder des strictes compétences disciplinaires, à renoncer au cabotage dans les eaux territoriales d’une compétence spécialisée, pour s’aventurer plus au large, dans des domaines moins familiers et sécurisés de la comparaison. À cela fait pendant la relative rareté d’auteurs dotés d’un regard synoptique permettant d’aborder

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la dimension méditerranéenne dans sa diversité à l’intérieur d’une même discipline tout autant que dans une perspective pluridisciplinaire. Un autre obstacle important a été l’inégale répartition des ressources humaines et scientifiques entre le Nord et le Sud. Nous avons pu faire l’expérience des limites du comparatisme entre espaces et temporalités. Au-­delà de l’intention affichée, il était souvent difficile de trouver des auteurs associant polyvalence et spécialisation et pouvant aborder avec la même précision des époques et des lieux différents. Abandonner des notices consacrées à des cités méditerranéennes ou raccourcir drastiquement la liste des personnages emblématiques, accepter des déséquilibres au sein d’une même notice ou en faire à plusieurs mains sont les solutions que nous avons privilégiées, quitte à susciter parfois une critique justifiée. Nos efforts pour éviter à la fois les oublis et les redondances n’ont sûrement pas donné tous les résultats espérés. Certaines entrées ont été impossibles à écrire, d’autres manquent à la suite des défections des auteurs sollicités. Mais si elle veut paraître un jour, une entreprise de longue haleine comme la nôtre doit se résigner à être, en quelque mesure, incomplète. Ce questionnement aura un prolongement sous la forme d’un dictionnaire électronique collaboratif ouvert aux communautés de chercheurs. Cet outil devrait permettre de compléter et d’enrichir les résultats du travail que nous présentons ici 1. 21 Introduction

Le dictionnaire constitue dans son ensemble une invitation au voyage en Méditerranée : une Méditerranée particulière, saisie à travers le prisme des sciences humaines et sociales. C’est un portulan, un insulaire, qui permet de circuler dans la somme des savoirs accumulés sur cet espace. Le lecteur pourra y trouver le dessin de paysages épistémologiques variés, parfois inattendus ; il pourra constater la pluralité des vues et des horizons, approfondir ses connaissances sur certains points, peut-­être s’étonner d’autres aspects. La forme dictionnaire, non hiérarchisée, lui permettra d’organiser le voyage de manière personnelle, en suivant le fil de ses intérêts. Nous lui souhaitons bon vent ! Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy

1. La publication numérique collaborative [DicoMed : http://dicomed.mmsh.univ-­aix.fr] s’inscrit dans le cadre de la Cité numérique de la Méditerranée, conçue et coordonnée par Abdelmajid Arrif. Le dictionnaire offrira ainsi au public une version évolutive qui s’enrichira de nouvelles notices et de ressources numériques multimédias.

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RÉFÉRENCES

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Abulafia, David, The Great Sea: A Human History of the Mediterranean, Penguin Books, Londres, 2012. Albera Dionigi et Tozy Mohamed (dir.), La Méditerranée des anthropologues. Fractures, filiations, contiguïtés, Maisonneuve et Larose – mmsh, Paris, 2005. Blok Anton, Bromberger, Christian et Albera, Dionigi (dir.), L’Anthropologie de la Méditerranée/Anthropology of the Mediterranean, Maisonneuve et Larose – mmsh, Paris, 2001. Bonte, Pierre, « La Méditerranée des anthropologues. Permanences historiques et diversité culturelle », in Rania Abdellatif, Yassir Benhima, Daniel König et Élisabeth Ruchaud (éd.), Construire la Méditerranée, penser les transferts culturels, Oldenburg Verlag, Munich, 2012, p. 162‑181. Bourguet, Marie-­Noëlle, Lepetit, Bernard, Nordman, Daniel et Sinarellis, Maroula (éd.), L’Invention scientifique de la Méditerranée. Égypte, Morée, Algérie, Éditions de l’ehess, Paris, 1998. Braudel, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, I. « La Part du milieu », Armand Colin, Paris, 1990 (9e éd.). Cattedra, Raffaele, « Élisée Reclus et la Méditerranée », in Jean-­Paul Bord, Raffaele Cattedra, Ronald Creagh, Georges Roques et Jean-­Marie Miossec (dir.), Autour de 1905, Élisée Reclus – Paul Vidal de La Blache. Le géographe, La Cité et le Monde hier et aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, 2009, p. 69‑112. Chastagnaret, Gérard et Ilbert, Robert, « Quelle Méditerranée ? », Vingtième siècle, 32, numéro spécial « La Méditerranée, affrontements et dialogues », 1991, p. 3‑6. Deprest, Florence, « L’Invention géographique de la Méditerranée : éléments de réflexion », L’Espace géographique, 1, 2002, p. 73‑92. Fabre, Thierry, « La France et la Méditerranée. Généalogies et représentations », in Les Représentations de la Méditerranée. fasc. La Méditerranée française, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p. 13‑152. Fabre, Thierry et Ilbert, Robert, Les Représentations de la Méditerranée, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000. Horden, Peregrine et Purcell, Nicholas, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Blackwell, Oxford, 2000. Lacoste, Yves, Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, Paris, 2006. Manchin, Robert, « Inside the Anna Lindh/Gallup Poll », in The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-­Mediterranean Region, 2014, p. 16‑24. Peristiany, John G. (éd.), Honour and Shame, the Values of Mediterranean Societies, Weidenfeld & Nicholson, Londres, 1965. Peristiany, John G. (éd.), Contributions to Mediterranean Sociology. Mediterranean Rural Communities and Social Change, Mouton, Paris – La Haye, 1968. Peristiany, John G. (éd.), Mediterranean Family Structures, Cambridge University Press – Social Research Center Cyprus, Londres – New York – Melbourne, 1976. Peristiany, John G. (dir.), en collab. avec Marie-­Élisabeth Handman, Le Prix de l’alliance en Méditerranée, Éditions du cnrs, Paris, 1989. Peristiany, John G. et Pitt-­Rivers, Julian, Honor and Grace in Anthropology, Cambridge University Press, Cambridge, 1992.

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Pitt-­Rivers, Julian, Mediterranean Countrymen. Essays in the Social Anthropology of the Mediterranean, Mouton, Paris, 1963. Reclus, Élisée, Nouvelle Géographie Universelle. La Terre et les hommes, I. L’Europe méridionale, Hachette, Paris, 1876. Temime, Émile, Un Rêve méditerranéen. Des saint-­simoniens aux intellectuels des années trente, Actes Sud, Arles, 2002. Tozy, Mohamed, « In Search of the Mediterranean Core Values », in The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-­Mediterranean Region, 2014, p. 27‑34.

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