DICTIONNAIRE DE LA MÉDITERRANÉE
DICTIONNAIRE DE LA MÉDITERRANÉE
sous la direction de Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy en collaboration avec Gisèle Seimandi
ACTES SUD ISBN 978-2-330-05370-3 DÉP. LÉG. : SEPT. 2015 52 e TTC France www.vangoghmuseum.com www.huygens.knaw.nl www.actes-sud.fr
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ACTES SUD ACTES SUD
Communiqué de presse
Coédition ACTES SUD / MMSH (AMU - CNRS)
Dictionnaire de la Méditerranée sous la direction de Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy parution le 5 octobre 2016
" Le dictionnaire constitue dans son ensemble une invitation au voyage en Méditerranée : une Méditerranée particulière, saisie à travers le prisme des sciences humaines et sociales."
Le Dictionnaire de la Méditerranée se propose de rendre compte des récents travaux consacrés aux savoirs, aux territoires, aux mémoires, aux figures emblématiques et aux pratiques d’une aire d’une grande complexité et d’une exceptionnelle richesse. Associant toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, il dresse l’état des lieux des connaissances actuelles et met l’accent sur la diversité des perceptions et des contextes, ainsi que sur les mouvements et les champs de réflexions scientifiques en construction. Il interroge la Méditerranée dans son cadre spatial et culturel, dont il explore toutes les facettes, depuis les filiations partagées jusqu’aux fractures réitérées. La structure alphabétique de ce dictionnaire permet de conjuguer de nombreux champs disciplinaires, comme une grande diversité d’échelles de temps et d’espaces, de sensibilités, de regards et de langues. Sans visée encyclopédique et sans prétention à l’exhaustivité, l’ouvrage a vocation à devenir un outil de travail et un support pour la réflexion. Il est destiné aussi bien aux étudiants et aux chercheurs qu’aux acteurs culturels, économiques et politiques, ainsi qu’à tous les lecteurs sensibles au devenir de l’aire méditerranéenne. L’ambitieuse entreprise éditoriale du Dictionnaire de la Méditerranée est fondée sur l’ensemble des travaux de recherche produits par le réseau d’excellence européen Ramses², qui réunit trente centres de recherche et universités. Élaborée en deux langues (français et arabe), elle a été menée à bien grâce à l’apport de comités éditoriaux internationaux et interdisciplinaires. La version arabe qui paraîtra fin 2016 à la Fondation du Roi Abdul Aziz (Casablanca) est coordonnée au Maroc par Mohamed Saghir Janjar et Mohamed Tozy. La version française, qui paraîtra chez Actes Sud en septembre 2016, en coédition avec la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, est réalisée par une équipe éditoriale basée à Aix-en-Provence : Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy en assurent la direction scientifique, en collaboration avec Gisèle Seimandi (coordination et préparation éditoriale) et Abdelmajid Arrif (édition électronique). L’ouvrage bénéficie du soutien de la Fondation Anna Lindh. Les notices ordonnées alphabétiquement couvrent cinq grands axes : - les savoirs - les espaces - les histoires et les mémoires - les figures - les pratiques
-Dictionnaire de la Méditerranée 40 personnalités scientifiques impliquées dans le comité scientifique 169 auteurs 4 langues de rédaction 2 langues de publication 207 entrées 1728 pages 1 900 références bibliographiques 920 mots-clés 1 index thématique 1 index des noms propres 1 index des noms de lieux 1 chronologie des cartes
" Le lecteur pourra y trouver le dessin de paysages épistémologiques variés, parfois inattendus ; il pourra constater la pluralité des vues et des horizons, approfondir ses connaissances sur certains points, peutêtre s’étonner d’autres aspects."
relations presse :
Emanuèle Gaulier 01 55 42 63 24 e.gaulier@actes-sud.fr assistée de Camille Seube 01 55 42 14 40 c.seube@actes-sud.fr ACTES SUD SERVICE DE LA COMMUNICATION 18, rue Séguier, 75006 Paris Tél. 01 55 42 63 00 Fax 01 55 42 63 00
communication mmsh : Sylvie Laurens 04 42 52 40 42 sylvie.laurens@univ-amu.fr
Édition sous la direction de Dionigi Albera, anthropologue, directeur de recherche au CNRS et directeur de l’IDEMEC (MMSH, Aix-en-Provence). Il a codirigé L’Anthropologie de la Méditerranée (Maisonneuve et Larose, 2001), la Méditerranée des anthropologues (Maisonneuve et Larose, 2005) et Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée (Actes Sud, 2009). Il est auteur d’Au fil des générations. Terre, pouvoir et parenté dans l’Europe alpine. xive-xxe siècles (Presses universitaires de Grenoble, 2011). Maryline Crivello, historienne, professeure des Universités (Aix-Marseille Université) et directrice de TELEMME (MMSH, Aix-en-Provence). Elle a codirigé Télévision et Méditerranée. Généalogie d’un regard (INA-L’Harmattan, 2008), Les Échelles de la mémoire en Méditerranée (Actes Sud, 2010) et L’Invention du lien en Méditerranée (Presses universitaires de Provence, à paraître en 2016). Mohamed Tozy, politologue, professeur à l’IEP d’Aix-en-Provence, chercheur au CHERPA (Aix-en-Provence) et directeur de l’École de gouvernance et d’économie (Rabat). Il a codirigé, notamment, La Méditerranée des anthropologues (Maisonneuve et Larose, 2005). Il est coauteur de L’Islam au quotidien (Prologues, 2007) et de L’État d’injustice au Maghreb : Maroc, Tunisie (Karthala, 2015).
Extrait de la préface :
Le dictionnaire constitue dans son ensemble une invitation au voyage en Méditerranée : une Méditerranée particulière, saisie à travers le prisme des sciences humaines et sociales. C’est un portulan, un insulaire, qui permet de circuler dans la somme des savoirs accumulés sur cet espace. Le lecteur pourra y trouver le dessin de paysages épistémologiques variés, parfois inattendus ; il pourra constater la pluralité des vues et des horizons, approfondir ses connaissances sur certains points, peut-être s’étonner d’autres aspects. La forme dictionnaire, non hiérarchisée, lui permettra d’organiser le voyage de manière personnelle, en suivant le fil de ses intérêts. Nous lui souhaitons bon vent !
DICTIONNAIRE DE LA MÉDITERRANÉE Coédition ACTES SUD / MMSH (AMU - CNRS) SOMMAIRE Introduction générale DICTIONNAIRE Abraham Adam et Ève Agronomie Alalia (bataille de) al-Andalus Alchimie Alimentation Ancre Anis Anthropologie Anthropologie biologique Archéologie Architecture Arsenal Astronomie Averroès (1126-1198) Bains Bassin versant Bazar Bertrand Louis, Marie, Émile (1866-1941) Bible Bibliothèque Biodiversité Braudel Fernand (1902-1985) Caftan Camus Albert (1913-1960) Capitulations Captif Cartographie Céramique Chrétiens Cinéma Cités barbaresques Clientélisme Climat Colonisation Conflit Connectivité Construction navale Contrebande Conversion Corail Cosmopolitisme Course Croisades Dauphin Décolonisation Démographie Désert Désertification
Développement durable Diaspora Divination Drogman Eau (ressources et usage) Echanges commerciaux Echelles du Levant Écosystèmes Élevage (caprins et ovins) Empire Empires coloniaux Energie Epices Épidémie Esclavage Expédition d'Egypte Fascisme Fête Flore marine Football Forêt Fromage Frontière Galères Genre Géographie Géologie Goitein Shelomo Dov (19001985) Granqvist Hilma (1890-1972) Harraga Historiographie Homère Honneur Ibn Khaldûn (1332-1406) Icône Identification Iles Imprimerie Industrialisation Instruments de musique Insularité Interdits alimentaires Jardin Jésus Jeux Joute poétique Juifs Léon l'Africain Lépante (bataille de) Levantin Lingua franca Littoral
Livourne (bataille de) Madrague Maïmonide (1128-1204) Mamlouks Marathon (bataille de) Mariage Marie Marranes Martyr Maternité Mathématiques Mauvais œil Médecine Médias Mégapole Mer Messinien Métissage Métropole Migrations Mille et Une Nuits Millet Modernité Monothéisme Montagne Morisques Mort (rites de la) Mosaïque Mozarabes Mudéjares Mur Musique Musique arabo-andalouse Musulmans Navigation Navire Nettoyage ethnique Olivier Opéra Orientalisme Parc naturel Parenté Pastoralisme Patrimoine Paysage Pêche Peinture Pèlerinage Peristiany John George (19111987) Peuplement Phare Pharmacopée
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Photographie Pitt-Rivers Julian (1919-2001) Plage Plantes médicinales Poésie Poil Polyphonie Portulan Postcolonialisme Pouillon Fernand (1912-1986) Préhistoire Présides Printemps arabe « Race » méditerranéenne Reclus Elisée (1830-1905) Risques naturels Ruines
Ruralité Sarrasins Séisme et volcanisme Sel Sept Dormants Sieste Sirène Sphère publique Stéréotypes Sucre Taha Hussein (1889-1973) Tauromachie Temps Terrasses Tillion Germaine (1907-2008) Tourisme Transe
Transhumance Trois Rois (bataille des) Tsiganes Ulysse Utopie méditerranéenne Vent Vigne Virginité Virilité Voile Voyage Waqf Waterfront Zones marines protégées
Cartes Chronologie Index thématique Index des noms de personnes Index des noms de lieux Liste des auteurs
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Introduction
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Prétendre établir un état des lieux des connaissances actuelles sur la Méditerranée est sans doute un pari risqué. Le cadre méditerranéen, conçu comme un espace historico-géographique, est loin d’être escompté. Polymorphe, insaisissable, fuyant, il est traversé par des perceptions multiples. Stratifiées, peu harmonieuses sinon contradictoires, ces dernières restituent une image d’ensemble extrêmement enchevêtrée, allant de certaines fausses évidences véhiculées par les stéréotypes courants dans le sens commun, aux conceptions idéologiques animées par des mobiles politiques, jusqu’aux subtilités interprétatives et aux analyses savantes, parfois matinées d’incertitude et de pessimisme épistémologique. La Méditerranée est devenue un lieu commun. Mieux, une accumulation de lieux communs. Dans certaines visions spontanées, répandues à l’échelle internationale et nourries essentiellement d’images véhiculées par les différents médias (notamment le cinéma, la télévision, la publicité), l’espace méditerranéen s’organise en général à partir d’un prototype qui a les traits d’une image d’Épinal : un conglomérat de soleil, plages et rochers, mer bleue, maisons traditionnelles, cuisine simple et naturelle, ruines archéologiques ; le tout éventuellement agrémenté par quelques types humains aux allures passablement folkloriques… Des allusions à de prétendus caractères méditerranéens affleurent parfois dans les discours les plus variés : des discussions de café aux débats politiques menés dans les institutions internationales, avec leurs relais journalistiques. Une foule de clichés « sauvages » contribuent ainsi à brouiller le cadre. Cuisine sobre et salutaire, clientélisme, art de vivre, corruption, raison solaire, violence, chaleur humaine, familialisme, sensualité, machisme, lenteur… L’inventaire des thèmes et des poncifs antithétiques qui composent le caléidoscope méditerranéen pourrait aisément être poursuivi. Ils changent d’accent et d’intensité selon les positionnements et les orientations des locuteurs. Les procès sommaires expédiés par certains observateurs extérieurs côtoient ainsi les autocélébrations de ceux qui
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se définissent comme « méditerranéens », dans un jeu d’oppositions mais aussi d’influences réciproques. Chaque point de vue compose en somme une image de la Méditerranée qui passe par un filtre déformant. Le résultat est une sorte de gigantesque anamorphose issue d’une multitude d’anamorphoses particulières. Une vaste enquête réalisée par la Fondation Anna Lindh, visant à fournir un instantané de l’opinion publique dans ce que le langage des institutions européennes caractérise comme « région euro-méditerranéenne », donne des indications intéressantes sur ces aspects. Sur la base de la méthodologie Gallup, à l’automne 2012, environ 13 500 entretiens ont été menés avec des citoyens de huit pays européens (Albanie, Belgique, Danemark, Allemagne, Irlande, Italie, Pologne et Espagne) et de cinq pays non européens, définis selon les critères de l’enquête comme relevant de la Méditerranée méridionale ou orientale (Égypte, Jordanie, Maroc, Tunisie et Turquie). Les résultats montrent que dans tous ces pays, la Méditerranée, conçue en tant qu’espace doté de traits propres, fait sens pour une très large partie des personnes questionnées. Un ensemble de traits « positifs » sont considérés comme spécifiques à la région, avec des écarts assez réduits entre les pays européens et les autres : pour 80 à 90 % des enquêtés, la Méditerranée est caractérisée par l’hospitalité, par un style de vie et d’alimentation particulier et par une histoire et un héritage communs. Également répandus sont des traits « négatifs » : 70 à 80 % des personnes interrogées perçoivent la Méditerranée comme lieu de résistance au changement, comme source de conflit, marquée par l’insécurité. La recherche dévoile aussi des différences quant à la localisation de la « Méditerranée ». Les enquêtés européens l’associent de manière spontanée à l’Italie, la Grèce et l’Espagne, tandis que dans la carte mentale des habitants des autres pays, elle est d’abord reconduite à l’Égypte, au Maroc et à la Turquie 1. Il existe une autre modalité d’appréhension de la Méditerranée, plus construite et savante : un imaginaire qui s’est élaboré à travers un amoncellement d’écritures, où discours factuels et discours fictionnels sont inextricablement enchevêtrés. Une production littéraire abondante s’est intéressée à la mer Intérieure. Au fil des siècles, une panoplie de récits de voyage décrit la mer et les terres qui l’entourent, ainsi que les gens qui y habitent, parfois avec des accents bienveillants et romantiques, parfois en pointant les imperfections, les retards et les tares des sociétés que les voyageurs découvrent. Le chœur qui donne forme aux représentations de la Méditerranée inclut des voix majeures dans le monde de la littérature. Celle de Paul Valéry, par exemple, qui a légué maintes réflexions 1. The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-Mediterranean Region, 2014 [http://www.annalindhfoundation.org/sites/annalindh.org]. Voir P. Manchin, 2014 ; M. Tozy, 2014.
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sur la Méditerranée, en esquissant des thèmes qui reviendront souvent : l’équilibre, la mesure, la Méditerranée comme dispositif, comme « machine à faire de la civilisation ». Celles d’Albert Camus et de Gabriel Audisio, dans lesquelles l’évocation littéraire du paysage méditerranéen – de ces éléments faits de lumière éclatante, de formes nettes, de mer nourricière – se mêle à une utopie de réconciliation et de communication entre les peuples riverains, revivifiant le génie méditerranéen sans barrières de langues et de religion 1. Mais il ne faut pas oublier le poids de conceptions bien plus sombres, comme celle, très influente à son époque, d’un Louis Bertrand qui, dans ses pamphlets et dans ses romans, véhicule l’image d’une Méditerranée uniquement latine, hantée par le cauchemar des contacts avec l’autre et par la crainte de l’invasion. La liste des représentations littéraires de la Méditerranée pourrait être allongée en faisant référence à d’autres pays 2. Mentionnons au moins le modernisme et le noucentisme catalans des premières décennies du xxe siècle, ou l’œuvre de Lawrence Durrell qui a façonné une image littéraire de la Méditerranée pour de nombreux lecteurs anglophones. Toutes ces représentations se configurent comme un palimpseste où des écritures multiples cohabitent dans un mélange désordonné et s’ouvrent sur d’autres moyens d’expression, de la peinture, à l’architecture, au cinéma 3. On pourrait évoquer, à titre symbolique, les noms de Joan Miró, Le Corbusier et de Manoel de Oliveira. Les choses ne deviennent pas beaucoup plus simples si l’on se tourne vers la seule recherche scientifique. Il y a d’abord un problème de quantité. L’invention de la Méditerranée au sein des sciences humaines et sociales remonte au moins au xixe siècle 4. Une longue et complexe généalogie montre que la Méditerranée a été utilisée depuis longtemps comme instrument analytique dans plusieurs domaines : la géographie humaine, l’histoire, l’anthropologie… Bref, les études méditerranéennes ont été massives. Le lecteur se retrouve désormais face à une accumulation de connaissances produites par différentes générations de chercheurs, au sein desquelles il est possible d’identifier plusieurs « solistes », relevant de disciplines distinctes, reconnus par leur virtuosité et l’envergure de leurs travaux, se détachant d’une foule de praticiens plus humbles mais souvent non moins loquaces. Il existe désormais une énorme production, diversifiée et 1. Th. Fabre, 2000 ; E. Temime, 2002. 2. Nous renvoyons au travail coordonné par Th. Fabre et R. Ilbert, Les Représentations de la Méditerranée (2000), qui a étudié la généalogie de la représentation de la Méditerranée dans dix pays (Allemagne, Égypte, Espagne, France, Grèce, Italie, Liban, Maroc, Tunisie, Turquie). Chacun des dix volumes accueille un chercheur et un écrivain du pays concerné. 3. Pour une exploration de ces aspects, voir le catalogue d’exposition Le Noir et le Bleu. Un rêve méditerranéen, Mucem – Textuel, Paris, 2013. 4. M. Bourguet, B. Lepetit, D. Nordman et S. Maroulla (éd.), 1998.
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stratifiée dans le temps, qui d’ailleurs a connu une forte expansion ces dernières années. Malgré quelques efforts visant à dégager des perspectives générales, demeurent des problèmes de fragmentation des connaissances et de manque de communication entre traditions de recherche disciplinaires et nationales. Divisées par la barrière des langues et parfois par un certain « protectionnisme méthodologique », ces dernières ne communiquent pas aisément. On assiste à une disjonction peu harmonieuse des approches qui se servent souvent du terme « Méditerranée » pour désigner des réalités différentes. À cela s’ajoute le fait que les études méditerranéennes ont été confrontées à des courants critiques assez influents.
Un vaste savoir non pacifié
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Une dimension polémique s’avère indissociable des raisonnements concernant la Méditerranée : à ce sujet la dispute intellectuelle, tout comme la mer du célèbre poème de Paul Valéry, semble « toujours recommencée ». La Méditerranée a certes trouvé ses chantres inspirés qui ont accumulé des milliers de pages pour déchiffrer ses multiples visages – le milieu, les sociétés, les cultures, les histoires divergentes et imbriquées – et les recomposer dans un cadre unitaire. Mais elle a aussi ses adversaires inflexibles. Les efforts massifs visant à dégager des perspectives « méditerranéistes » ont déclenché de fortes oppositions et des critiques acerbes qui tentent régulièrement de faire voler en éclats les échafaudages patiemment édifiés pour soutenir la construction scientifique de la Méditerranée. Dans ce cadre, une série d’accusations est régulièrement portée contre la catégorie même de Méditerranée. Conception éminemment européenne, elle relèverait essentiellement du mythe et de l’idéologie. Elle cacherait, sous le vernis d’une prétendue uniformité, des différences irréductibles entre ses composantes. Cette déformation ne serait pas innocente. La vision unitaire de la Méditerranée serait asservie, de manière plus ou moins consciente, à des mobiles de nature politique. Au cours de l’histoire, la catégorie de Méditerranée aurait véhiculé des visées impérialistes, et ce passé peu reluisant conditionnerait encore son présent. Sur ces points les adversaires de la Méditerranée ont raison. Les connotations idéologiques de cette catégorie sont évidentes si l’on considère sa place dans les discours politiques du passé et du présent. Mais il faut tout de suite ajouter que ces utilisations n’ont pas été univoques. Le concept de Méditerranée s’est prêté aux emplois les plus différents : de droite, de centre, de gauche, pour ainsi dire. En son nom, on a soutenu la légitimité de la colonisation de l’Afrique du Nord ou l’on s’y est opposé. Elle a été évoquée selon des perspectives racistes ou pour
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exalter le métissage. L’humanisme méditerranéen a fait résonner ses nobles pétitions souvent négligées et le fascisme s’en est servi pour légitimer la quête d’un espace vital pour la dictature italienne. La Méditerranée a pu devenir le support (peu efficace) de communautés « imaginées » par les institutions internationales, ou pour des identités nationales en panne de référents à la suite de la crise du panarabisme. À côté des représentations de la Méditerranée engagées politiquement, on a un corpus immense de conceptions scientifiques, plus détachées, même si elles ne sont jamais complètement neutres et « innocentes ». La production scientifique n’a pas toujours été indemne de l’influence des déformations idéologiques du discours politique et des raccourcis du sens commun – en contribuant même à les alimenter, dans un va-et-vient difficile à démêler. Il est parfois ardu de tracer une ligne de démarcation entre les conceptions « scientifiques » et celles qui caractérisent les discours des autres acteurs, pour ne pas parler du dépôt complexe de significations et de symboles accumulés tout au long de l’histoire. Est-ce pour toutes ces raisons qu’il faut en finir avec la Méditerranée ? Cette option nous semblerait trop radicale. Il faudrait plutôt, croyons-nous, suivre Gérard Chastagnaret et Robert Ilbert qui suggèrent « que l’on peut travailler sur la Méditerranée sans poser son identité en dogme, sans confondre champ scientifique et idéologie » 1. Avouons-le, cela est loin d’être facile. Il ne s’agit pas d’un acquis mais plutôt d’un objectif vers lequel œuvrer, avec une posture à la fois exigeante et modeste. Ce travail répond à une double exigence. D’une part, il s’agit d’exercer une vigilance réflexive constante sur les dérapages et les contaminations idéologiques qui guettent toujours l’approche scientifique. D’autre part, il s’agit de jeter un regard distancié sur les discours de différents types qui prennent la Méditerranée pour objet ; les stéréotypes du sens commun et les topoi littéraires pourront ainsi être analysés et situés dans une perspective qui est à même de comprendre les ressorts de leur naissance et de leur perpétuation. Le problème est au demeurant plus général. Les écueils auxquels toute élaboration scientifique sur la Méditerranée est confrontée se présentent également ailleurs. Toute délimitation géographique, toute organisation des connaissances et des procédures de comparaison à travers leur territorialisation s’expose aux risques d’assumer de manière acritique des notions idéologiques. Une fois que l’on décide d’adopter un cadre intermédiaire entre l’échelle locale et l’échelle planétaire, l’on doit accepter de manier des catégories plus ou moins contaminées par leur histoire. Certaines connotations de la catégorie « Méditerranée » expliquent probablement la virulence des attaques qu’elle a expérimentées. La Méditerranée n’a pas 1. G. Chastagnaret et R. Ilbert, 1991, p. 4.
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la force des notions renvoyant à des entités territoriales plus soudées, où l’histoire et la géographie ont été mobilisées et orientées pour forger les symboles d’une commune appartenance, d’une communauté imaginée, pour reprendre la formule de Benedict Anderson. On pense naturellement aux États-nations que l’histoire des xixe et xxe siècles a sécrétés. Mais également à la notion d’Europe, dont l’assise repose sur un vaste processus d’élaboration symbolique et politique étalé dans le temps. Par ailleurs, le concept de Méditerranée n’a pas non plus la coloration apparemment (et faussement) neutre, technique, qui assure une vie plus facile à des concepts comme ceux de Moyen-Orient et de Proche-Orient. Ces derniers sont des élaborations assez récentes, intimement liées à la réflexion stratégique des grandes puissances entre le xixe et le xxe siècle (France, Royaume-Uni, États-Unis). À plusieurs égards, la Méditerranée occupe une position intermédiaire entre l’Europe, d’un côté, et le Moyen-Orient et le Proche-Orient de l’autre, d’un point de vue que l’on pourrait définir non seulement de géographique et de politique mais également d’épistémologique. Comme le concept d’Europe, celui de Méditerranée a une profondeur historique et une autonomie qui l’inscrivent dans la longue durée ; mais contrairement au premier, il est dépourvu de cohérence et de légitimité. Ceci en fait un concept vulnérable, qui se prête parfaitement à la controverse, bien plus que des concepts éminemment colonialistes comme ceux de Moyen-Orient et de Proche-Orient, bien plus aseptiques, et qui n’aspirent guère à des titres de noblesse historique. Ni l’État-nation ni des entités comme l’Europe ou le Moyen-Orient ne sont plus naturels et neutres que la Méditerranée. Le problème avec la Méditerranée est que cette notion est controversée et suscite des passions opposées. La question à poser concerne donc son utilité heuristique plutôt que sa virginité idéologique. Malgré toutes les limites que l’on peut lui imputer, le cadre comparatif méditerranéen garde à notre avis une grande pertinence. Sa dimension liquide, pour ainsi dire, constitue toujours un pari épistémologique. En d’autres termes, partir de la mer, pour saisir des dynamiques régionales plus amples, permet d’échapper à l’emprise des logiques étatiques, qui ont été et sont éminemment « terriennes » et continentales. Assumer la Méditerranée comme cadre de comparaison régionale peut consentir d’esquiver les pièges de l’eurocentrisme et de l’arabocentrisme, de construire des passerelles analytiques au-delà des frontières de religion et de civilisation, de saisir des mouvements, des influences et des circulations qui resteraient invisibles en adoptant d’autres focales. Les études sur la Méditerranée, in primis celle de Braudel, ont inspiré d’autres thalassologies (en Atlantique ou bien en Pacifique) qui montrent à leur tour les avantages d’un tel renversement du regard. Dans plusieurs disciplines, les études méditerranéennes sont à leur
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tour en train de vivre un renouveau, animé par une vigilance épistémologique accrue. L’ambition de ce livre est de contribuer, en toute modestie, au développement de ce champ scientifique.
Mais de quelle Méditerranée parle-t‑on ?
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Les contours de cet espace ne sont pas fixés avec précision. Plusieurs conceptions sont présentes : elles varient selon les disciplines, les écoles, les auteurs. Une vision extrêmement étroite considère la Méditerranée essentiellement comme une mer. C’est une vision de ce type qui prédomine dans les pages d’Élisée Reclus, l’un des pionniers de la construction scientifique de la Méditerranée au xixe siècle 1. Reclus préfère se focaliser exclusivement sur la mer, car « les flots incertains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l’histoire une importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle l’homme a vécu » 2. Pour lui, la Méditerranée est une « mer de jonction » qui met en communication trois masses continentales et des peuples différents. La configuration de la mer, favorable à la navigation, a été propice aux échanges économiques et intellectuels, et a été un facteur facilitant le développement de la civilisation. Une perspective de ce type a été récemment défendue par l’un des plus importants historiens actuels de la Méditerranée. Professeur d’histoire méditerranéenne à l’université de Cambridge, David Abulafia est l’auteur d’un livre monumental 3 essentiellement consacré à la navigation, aux échanges commerciaux, aux interactions religieuses et culturelles, aux guerres navales. D’autres auteurs – et ce sont les plus nombreux – voient au contraire dans la Méditerranée une région qui s’étend au-delà des rives et pénètre dans l’arrière- pays, dans une mesure qui varie selon les perspectives des uns et des autres. L’espace méditerranéen a été souvent pensé en fonction de critères géographiques et climatologiques : le cœur de la Méditerranée coïnciderait avec l’aire de diffusion de l’olivier et avec les régions dont le régime de précipitations est marqué par des étés chauds et secs, et une saison froide relativement douce et plutôt humide. Or, ces traits « méditerranéens » ne caractérisent qu’une étroite bande de terre, située à proximité des côtes. Se dessine ainsi une Méditerranée certes assez cohérente, mais trop rétrécie, laissant beaucoup d’espaces vides à proximité de la mer. Une tradition de recherche, entamée par l’école géographique de Vidal de La Blache, a proposé une vision plus large, en mettant au centre de l’attention les 1. F. Deprest, 2002 ; R. Cattedra, 2009. 2. E. Reclus, 1876, p. 33. 3. D. Abulafia, 2012.
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paysages méditerranéens, considérés à partir de l’articulation du relief et du climat sur lesquels s’appuient les genres de vie des populations riveraines. Héritier de cette tradition, Fernand Braudel souligne que la mer est aussi entourée par le désert, et surtout par des montagnes surabondantes qui innervent les péninsules de la mer Intérieure. L’altitude déjoue ainsi la latitude. Toute proche des côtes, la montagne dresse des « nords à la verticale » 1. On quitte ainsi rapidement la zone des orangers et des oliviers, dans une ascension qui conduit à travers des paliers où l’on rencontre des zones de végétation de plus en plus « nordiques », jusqu’à un univers de glace et de neige éternelle. Les contrastes climatiques avec ces espaces, qui demeurent tout proches de la Méditerranée « étroite », forment le socle des phénomènes de complémentarité inscrits dans la longue durée du temps géographique sur lesquels l’historien s’attarde. La transhumance, le nomadisme, les migrations montagnardes vers les plaines et les villes de la côte sont autant d’exemples d’une telle complémentarité. Mais Braudel va plus loin. Il consacre un chapitre entier à ce qu’il appelle une Plus Grande Méditerranée. C’est, pour lui, la Méditerranée telle que la font les hommes : les hommes qui se mettent en marche, qui ne s’arrêtent pas devant les impératifs du climat ou du relief. Vue au prisme de l’histoire, la Méditerranée déborde ainsi largement du strict cadre riverain. Citons un passage célèbre : « Or, selon les exigences de l’histoire, la Méditerranée ne peut être qu’une zone épaisse, prolongée régulièrement au-delà de ses rivages et dans toutes les directions à la fois. Au gré de nos images, elle évoquera un champ de forces, ou magnétique ou électrique, ou plus simplement un foyer lumineux dont l’éclairage ne cesserait de se dégrader, sans que l’on puisse marquer sur une ligne dessinée une fois pour toutes le partage entre l’ombre et la lumière. » 2 Selon l’historien, les pulsations de la vie de la mer se transmettent très loin, dessinant un espace-mouvement à géométrie variable. Elles s’insinuent en Afrique avec le commerce saharien, et parcourent au nord le continent européen à travers plusieurs isthmes (russe, polonais, allemand, français). Sans compter que la Plus Grande Méditerranée s’étend également dans les espaces immenses de l’Atlantique. Braudel parle même d’une Méditerranée globale qui s’élargit jusqu’aux rivages du Nouveau Monde 3. Par conséquent, le tracé des frontières de l’espace méditerranéen ne peut se faire une fois pour toutes : « Ces circulations d’hommes, de biens ou tangibles, ou immatériels, dessinent autour de la Méditerranée des frontières successives, des auréoles. C’est de cent frontières 1. F. Braudel, 1990, p. 31. 2. Ibid., p. 203. 3. Ibid., p. 201.
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qu’il faut parler : celles-ci à la mesure de la politique, ces autres de l’économie et de la civilisation. » 1 Ces formulations demeurent très fascinantes, même si elles sont difficilement formalisables (et même si dans l’œuvre de Braudel elles cohabitent avec des orientations plus traditionnelles, comme, par exemple, dans le chapitre sur le climat). Une conception semblable, marquée par une vision large, voire très large, de la région méditerranéenne, ressort du travail de Peregrine Horden et Nicolas Purcell, auteurs entre autres d’un livre influent qui embrasse l’histoire de la Méditerranée sur trois millénaires, de la Préhistoire tardive jusqu’au xxe siècle. L’angle de lecture choisi dans cette vaste fresque est celui des relations avec l’environnement, conçues de manière sophistiquée. Pour Horden et Purcell 2, les deux ingrédients de base qui donnent une unité au monde méditerranéen, et en font un objet d’étude en soi sur la longue durée, sont, d’une part, l’extrême fragmentation topographique et, de l’autre, la forte connectivité entre microrégions. À leurs yeux, la spécificité de l’espace méditerranéen est d’être constituée par une infinité de micro-milieux, très fragmentés et menacés en permanence par les aléas climatiques et par des catastrophes naturelles. La nécessité pour ces micro-milieux de se protéger contre de telles menaces impose des échanges entre eux, ce qui engendre un système permanent de production et de distribution que ces deux auteurs désignent par le terme de « connectivité ». Pour les deux historiens anglais, comme pour Braudel, il n’existe pas de limite linéaire de la Méditerranée, mais une pluralité de zones de transition dont il est difficile de saisir les limites. Une vision « large » et assez floue de la Méditerranée a caractérisé le courant d’études qui s’est développé au sein de l’anthropologie britannique depuis les années 1950. De nombreux travaux comparatifs, dirigés par Julian Pitt-Rivers et John Peristiany durant plus de trente ans, ont mis l’accent sur des thèmes unificateurs comme les valeurs sociales (honneur et honte, hospitalité, amitié), la parenté et la famille, la relation des communautés locales avec les unités sociales qui les englobent 3. Mais il s’agissait d’une forme de comparaison qui n’aspirait pas à dessiner les traits d’une aire culturelle homogène. La création d’une spécialité méditerranéenne en anthropologie avait surtout un but heuristique : elle permettait d’échapper à l’enfermement dans des carcans nationaux et à la césure entre l’Europe méridionale et le Moyen-Orient. Les justifications d’un cadre unitaire à l’échelle méditerranéenne ne faisaient pas l’objet d’analyses approfondies 1. Ibid., p. 203‑204. 2. P. Horden et N. Purcell, 2000. 3. J. Pitt-Rivers, 1963 ; J. G. Peristiany, 1965 ; 1968 ; 1976 ; 1989 ; J. G. Peristiany et J. Pitt- Rivers, 1992.
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(on mentionnait une homogénéité technologique, associée à une diversité culturelle et ethnique, et à une longue histoire de relations). Les monographies ethnographiques qui fournissaient la matière première de la comparaison, étaient dispersées et souvent situées assez loin des rivages de la mer (par exemple dans les steppes de l’Anatolie, dans une oasis du désert égyptien, ou bien au Portugal). Les travaux successifs, qui ont perpétué la tradition méditerranéiste en anthropologie, ont généralement gardé cette orientation large et indéterminée du cadre comparatif méditerranéen 1. Dans la vision géopolitique, impulsée notamment par Yves Lacoste, le monde méditerranéen est conçu comme l’ensemble des États qui entourent la mer, considérés dans leurs interrelations et dans leurs conflits, au-delà des aspects étroitement climatiques et géographiques. Ce monde prend le nom d’une étendue maritime, mais se déploie très loin de ses rivages. De plus, en tant qu’ensemble géopolitique, il intègre même les États du Moyen-Orient qui, sans être riverains, ont un impact déterminant sur les régions situées en bordure de la mer 2. On le voit bien, la constitution d’un champ scientifique d’études méditerranéennes implique de reconnaître cette variabilité des perspectives et de dessiner une Méditerranée à géométrie variable : une Méditerranée contre- intuitive, au-delà de l’aire géographique prototypique de l’olivier ou d’une aire culturelle associée à la présence de certains traits plus ou moins stéréotypés. Cela peut permettre d’abandonner la conception de la Méditerranée en tant qu’identité, et de prendre ainsi congé aussi bien des argumentations basées sur l’idée qu’il existe une seule « vraie » Méditerranée, dont on peut saisir les limites avec précision, que des discussions sans fin pour déterminer si telle ou telle région, telle et telle ville peuvent être considérées comme étant incontestablement « méditerranéennes » à l’aune de leur correspondance avec la représentation prototypique de la Méditerranée – qu’elle soit de nature géographique, sociologique ou culturelle. Il s’agit d’admettre que, du point de vue de la recherche, il n’y a pas de frontières claires de la Méditerranée, mais que la région méditerranéenne s’estompe en un enchevêtrement complexe, avec des recouvrements, des zones de transition, des dégradés. Surtout, il faut accepter l’idée qu’il y a plusieurs conceptions scientifiques de la Méditerranée, selon les points de vue, les questions étudiées, les disciplines. La focale analytique de la comparaison varie en fonction des objectifs de la recherche. Il est ainsi envisageable de se limiter à un espace très restreint, étroitement adjacent à la mer, ou bien de s’ouvrir à une Méditerranée large, ou même à la Plus Grande Méditerranée chère à Braudel. 1. Pour un regard d’ensemble et un bilan sur cette tradition de recherche, voir A. Blok, Ch. Bromberger et D. Albera, 2001 ; D. Albera et M. Tozy, 2005 ; P. Bonte, 2012. 2. Y. Lacoste, 2006.
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Soyons clairs : d’un point de vue scientifique la Méditerranée n’existe pas. Au moins en tant que réalité donnée, en tant qu’espace préexistant qu’il s’agirait simplement de décrire. Elle est inventée ou réinventée comme lieu d’appartenance ou d’exclusion, à travers des récits qui créent une identité narrative, à même d’être naturalisée. En tant qu’espace comparatif, la Méditerranée est au contraire construite par les chercheurs, dans le but de faire avancer la connaissance. De ce point de vue, l’espace régional méditerranéen peut être conçu comme un champ épistémologique composite, qui permet de faire émerger certains phénomènes, d’établir des similarités et des différences, d’identifier des circulations et des coupures. Cependant, même dans cette version souple et feuilletée, la Méditerranée ne peut prétendre à aucun monopole. D’autres cadres comparatifs, plus resserrés ou plus élargis (le cadre euro-asiatique, par exemple), sont tout aussi à même d’éclaircir d’autres aspects qui demeureraient peut-être opaques dans un cadre explicatif méditerranéen.
Conception du dictionnaire 17 Introduction
Les considérations qui précèdent indiquent à la fois l’utilité potentielle d’un effort de clarification et de mise en commun des connaissances comme celui que nous tentons ici, et la difficulté extrême d’un exercice de ce type, qui constitue une sorte de gageure intellectuelle. Pour nous orienter dans les eaux troubles des connaissances sur la Méditerranée, nous avons opté pour une démarche distanciée et, dans la mesure du possible, critique. À partir d’une approche pluridisciplinaire et internationale, associant l’ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales, il s’est agi de tirer parti de l’évolution et des acquis de la recherche dans les différents secteurs, de construire des passerelles entre des savoirs souvent parcellisés, de prendre la mesure des limites qui persistent encore aujourd’hui et de saisir les défis intellectuels à venir 1. Nous tentons, dans ce livre, de faire coexister et dialoguer les différentes déclinaisons scientifiques de la Méditerranée. Dans le processus de sa fabrication, nous avons choisi de ne pas définir avec précision, en amont, les contours 1. L’idée de ce Dictionnaire de la Méditerranée est née au sein du réseau d’excellence européen Ramses². Ce réseau international de recherche en sciences humaines et sociales a rassemblé trente centres de recherche et universités du bassin méditerranéen entre 2006 et 2010. Il a été prolongé par le partenariat Ramses. Le dictionnaire a permis de valoriser les connaissances produites dans ce contexte et de profiter des compétences des chercheurs inscrits dans ce réseau. Ce travail a également bénéficié de l’apport scientifique du LabexMed et de la dynamique impulsée par le projet de création du MuCEM. Ce musée, qui a ouvert depuis, illustre à bien des égards, à travers ses expositions, certaines questions abordées dans l’ouvrage.
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de la Méditerranée en tant qu’espace régional. Les conceptions sont dans ce cas trop disparates pour pouvoir aspirer à une uniformisation préliminaire, et même pour espérer aboutir à un consensus général parmi tous les auteurs sollicités pour y collaborer. L’organisation du livre ne découle pas d’une quelconque « illustration » de ce que ce serait la Méditerranée, mais l’appréhension de cette dernière constitue la résultante, toujours partielle, d’une multiplicité de perspectives. Ce dictionnaire a vocation à être un outil de travail et un support pour la réflexion. Il est destiné aussi bien aux étudiants et aux chercheurs qu’à l’ensemble des acteurs culturels, économiques et politiques, ainsi qu’aux publics cultivés mais non spécialisés, sensibles à la complexité de l’espace méditerranéen. Il nous semble important de fournir aux lecteurs des clés de lecture d’un contexte qui a une forte prégnance géopolitique et est traversé par quelques-unes des principales tensions qui marquent notre temps. Le dispositif « dictionnaire » pourrait d’emblée paraître peu adapté au caractère hétéroclite et disparate des connaissances concernant la Méditerranée. Cela serait sans doute vrai si l’on cultivait des ambitions de systématisation des savoirs et de formalisation à travers des définitions univoques. Ce n’est pas, évidemment, le but que nous recherchons. Dans notre cas, la structuration sous la forme d’un dictionnaire présente l’avantage de conjuguer de nombreux champs disciplinaires, des échelles de temps et d’espaces, des sensibilités, des regards et des traditions. Ce dictionnaire n’a aucune visée encyclopédique et ne prétend pas à l’exhaustivité. Une exploration de la Méditerranée pourrait sans doute se prêter à une accumulation sans fin de notices : les personnages, les dates, les lieux, les sociétés et les institutions ne manquent certes pas au fil de son histoire millénaire ! Un tel assemblage risquerait cependant de produire un conglomérat démesuré et difficilement maniable. En tout état de cause, nous avons opté pour un nombre plus resserré d’entrées qui devraient permettre au lecteur d’apprécier l’état des connaissances concernant une série d’aspects qui nous semblent essentiels, à la lumière des recherches et des débats les plus récents. Avant d’être disposées par ordre alphabétique, les entrées ont fait l’objet d’un travail de repérage, de sélection et d’organisation à partir d’une grille problématique articulée en cinq grands axes. Le premier axe concerne les savoirs. Une série de notices déplie de nombreuses strates de connaissances accumulés sur la Méditerranée à partir du xixe siècle, remonte des généalogies scientifiques et dresse un état de l’art des acquis et des questionnements du champ d’études méditerranéennes dans différentes disciplines (anthropologie sociale et culturelle, anthropologie biologique, géographie, histoire, Préhistoire). D’autres notices suivent en revanche la constitution de certains savoirs qui ont eu, dans leur développement, une forte présence dans
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l’espace méditerranéen (alchimie, astronomie, cartographie, mathématiques, médecine, pharmacopée). Le deuxième axe, qui regroupe un nombre plus important de notices, fixe l’attention sur les territoires, examinés de plusieurs points de vue. Certains textes concernent les milieux, observés dans leurs variétés et leurs articulations, et également sous l’angle des modifications contemporaines et des risques de conservation qu’ils encourent dans certains cas. D’autres se penchent sur une série d’activités économiques, en liaison plus ou moins directe avec l’utilisation des ressources naturelles, dans le domaine aussi bien maritime que terrestre. Le troisième axe s’intéresse à plusieurs thématiques relevant de l’histoire sociale et politique. Il s’agit d’une histoire marquée par des conflits récurrents, comme le rappellent certaines entrées – de « croisades » à « nettoyage ethnique » – ainsi que les notices consacrées à quelques batailles, qui ont été choisies, parmi les innombrables combats qui se sont succédé en Méditerranée, pour leur valeur de tournant historique. Mais l’histoire de la Méditerranée a également été marquée par des échanges, des circulations, des brassages, qui font l’objet d’autres textes. Toujours dans cet axe se situent celles consacrées aux structures politiques, aux affiliations religieuses, aux formes de domination et de résistance, jusqu’aux questionnements posés par les turbulences vécues ces dernières années par plusieurs sociétés du Maghreb et du Machrek. Un quatrième axe convoque un ensemble de figures. Il s’agit dans certains cas de savants qui ont donné une impulsion particulière au développement d’une perspective méditerranéenne en anthropologie, en géographie ou en histoire. L’objectif n’était pas de fournir une biographie complète, mais de mettre en lumière l’apport à l’étude de la Méditerranée. Dans d’autres cas, il s’agit d’écrivains qui ont contribué à la définition de la Méditerranée comme entité collective, comme mythe ou comme identité narrative. Enfin, d’autres notices sont consacrées à des figures historiques ou mythologiques, considérées comme emblématiques. Un cinquième axe porte sur les pratiques culturelles, conçues dans une perspective large. Est ici explorée la culture au quotidien, cernée dans ses formes régulières, répétées, qui présentent un « air de famille » par-delà les rives. Elles concernent le corps, l’habillement, les jeux, les fêtes, les sports, mais aussi des manifestations artistiques variées, populaires ou savantes (musique, peinture, mosaïque, architecture, poésie). Dans tous ces cas, l’ancrage avéré de ces pratiques dans l’espace méditerranéen ne signifie pas qu’elles soient empreintes d’une quelconque « méditerranéité ». À y regarder de près, on se rend compte que le jeu des circulations et des transferts dépasse souvent cet espace, même si certaines de ces pratiques ont pu être chargées d’une valeur identitaire méditerranéenne sur le plan émique. Plusieurs notices s’efforcent ainsi de dénouer certains stéréotypes enracinés dans le sens commun.
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Ce sont toutes ces facettes décrites, analysées et racontées dans cet ouvrage qui donnent forme à un ensemble complexe fait de filiations communes et de fractures réitérées, d’une trame de similitudes traversée par des différences et des oppositions : ce que l’on peut appeler provisoirement « la Méditerranée ». On l’aura compris, il s’agit ainsi d’interroger les visions de cet espace régional et les tensions contradictoires qui le parcourent : entre uniformisation et fragmentation, entre échange et enfermement.
Regards comparatifs
Introduction
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La préparation du dictionnaire s’est appuyée sur une démarche collective et a profité du soutien indispensable d’un comité éditorial. Chaque texte a fait l’objet d’expertises croisées, qui ont parfois impliqué de longs allers et retours avec les auteurs. La progression du travail s’est accompagnée d’une montée en généralité. Au fur et à mesure que nous avancions, nous avons ressenti l’exigence de nous orienter vers un nombre plus restreint d’entrées, dotées de perspectives plus amples. Nous sommes ainsi allés de plus en plus vers la forme d’un dictionnaire « raisonné », en abandonnant plusieurs notices initialement prévues et en en fusionnant d’autres. Dans l’effort de couvrir la matière sinon de manière complète, au moins de manière systématique et organisée, il s’est agi de répondre à des impératifs difficilement conciliables : d’une part, une couverture large, évitant autant que possible les vides ; de l’autre, une orientation synthétique échappant aux redondances. L’architecture d’ensemble qui innerve tout l’ouvrage vise à impulser la comparaison. Sans imposer une idée préconfectionnée de la Méditerranée, y compris dans son extension géographique, nous avons demandé aux auteurs de couvrir le thème qui leur était assigné de la manière le plus large possible. La tâche était ardue, car il s’agissait de franchir les limites disciplinaires, chronologiques, spatiales, qui renferment souvent la recherche. Au fil des années nous nous sommes rendu compte combien ce travail était exigeant. Nous avons demandé un effort considérable, de synthèse et d’ouverture, aux auteurs, et nous leur sommes redevables du travail difficile qu’ils ont accompli. Le projet de faire dialoguer les traditions disciplinaires, et de veiller à une démarche comparative dans la charte éditoriale, a été confronté à plusieurs écueils. Nous avons constaté dans quelques cas une frilosité à déborder des strictes compétences disciplinaires, à renoncer au cabotage dans les eaux territoriales d’une compétence spécialisée, pour s’aventurer plus au large, dans des domaines moins familiers et sécurisés de la comparaison. À cela fait pendant la relative rareté d’auteurs dotés d’un regard synoptique permettant d’aborder
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la dimension méditerranéenne dans sa diversité à l’intérieur d’une même discipline tout autant que dans une perspective pluridisciplinaire. Un autre obstacle important a été l’inégale répartition des ressources humaines et scientifiques entre le Nord et le Sud. Nous avons pu faire l’expérience des limites du comparatisme entre espaces et temporalités. Au-delà de l’intention affichée, il était souvent difficile de trouver des auteurs associant polyvalence et spécialisation et pouvant aborder avec la même précision des époques et des lieux différents. Abandonner des notices consacrées à des cités méditerranéennes ou raccourcir drastiquement la liste des personnages emblématiques, accepter des déséquilibres au sein d’une même notice ou en faire à plusieurs mains sont les solutions que nous avons privilégiées, quitte à susciter parfois une critique justifiée. Nos efforts pour éviter à la fois les oublis et les redondances n’ont sûrement pas donné tous les résultats espérés. Certaines entrées ont été impossibles à écrire, d’autres manquent à la suite des défections des auteurs sollicités. Mais si elle veut paraître un jour, une entreprise de longue haleine comme la nôtre doit se résigner à être, en quelque mesure, incomplète. Ce questionnement aura un prolongement sous la forme d’un dictionnaire électronique collaboratif ouvert aux communautés de chercheurs. Cet outil devrait permettre de compléter et d’enrichir les résultats du travail que nous présentons ici 1. 21 Introduction
Le dictionnaire constitue dans son ensemble une invitation au voyage en Méditerranée : une Méditerranée particulière, saisie à travers le prisme des sciences humaines et sociales. C’est un portulan, un insulaire, qui permet de circuler dans la somme des savoirs accumulés sur cet espace. Le lecteur pourra y trouver le dessin de paysages épistémologiques variés, parfois inattendus ; il pourra constater la pluralité des vues et des horizons, approfondir ses connaissances sur certains points, peut-être s’étonner d’autres aspects. La forme dictionnaire, non hiérarchisée, lui permettra d’organiser le voyage de manière personnelle, en suivant le fil de ses intérêts. Nous lui souhaitons bon vent ! Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy
1. La publication numérique collaborative [DicoMed : http://dicomed.mmsh.univ-aix.fr] s’inscrit dans le cadre de la Cité numérique de la Méditerranée, conçue et coordonnée par Abdelmajid Arrif. Le dictionnaire offrira ainsi au public une version évolutive qui s’enrichira de nouvelles notices et de ressources numériques multimédias.
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RÉFÉRENCES
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Abulafia, David, The Great Sea: A Human History of the Mediterranean, Penguin Books, Londres, 2012. Albera Dionigi et Tozy Mohamed (dir.), La Méditerranée des anthropologues. Fractures, filiations, contiguïtés, Maisonneuve et Larose – mmsh, Paris, 2005. Blok Anton, Bromberger, Christian et Albera, Dionigi (dir.), L’Anthropologie de la Méditerranée/Anthropology of the Mediterranean, Maisonneuve et Larose – mmsh, Paris, 2001. Bonte, Pierre, « La Méditerranée des anthropologues. Permanences historiques et diversité culturelle », in Rania Abdellatif, Yassir Benhima, Daniel König et Élisabeth Ruchaud (éd.), Construire la Méditerranée, penser les transferts culturels, Oldenburg Verlag, Munich, 2012, p. 162‑181. Bourguet, Marie-Noëlle, Lepetit, Bernard, Nordman, Daniel et Sinarellis, Maroula (éd.), L’Invention scientifique de la Méditerranée. Égypte, Morée, Algérie, Éditions de l’ehess, Paris, 1998. Braudel, Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, I. « La Part du milieu », Armand Colin, Paris, 1990 (9e éd.). Cattedra, Raffaele, « Élisée Reclus et la Méditerranée », in Jean-Paul Bord, Raffaele Cattedra, Ronald Creagh, Georges Roques et Jean-Marie Miossec (dir.), Autour de 1905, Élisée Reclus – Paul Vidal de La Blache. Le géographe, La Cité et le Monde hier et aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, 2009, p. 69‑112. Chastagnaret, Gérard et Ilbert, Robert, « Quelle Méditerranée ? », Vingtième siècle, 32, numéro spécial « La Méditerranée, affrontements et dialogues », 1991, p. 3‑6. Deprest, Florence, « L’Invention géographique de la Méditerranée : éléments de réflexion », L’Espace géographique, 1, 2002, p. 73‑92. Fabre, Thierry, « La France et la Méditerranée. Généalogies et représentations », in Les Représentations de la Méditerranée. fasc. La Méditerranée française, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p. 13‑152. Fabre, Thierry et Ilbert, Robert, Les Représentations de la Méditerranée, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000. Horden, Peregrine et Purcell, Nicholas, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Blackwell, Oxford, 2000. Lacoste, Yves, Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, Paris, 2006. Manchin, Robert, « Inside the Anna Lindh/Gallup Poll », in The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-Mediterranean Region, 2014, p. 16‑24. Peristiany, John G. (éd.), Honour and Shame, the Values of Mediterranean Societies, Weidenfeld & Nicholson, Londres, 1965. Peristiany, John G. (éd.), Contributions to Mediterranean Sociology. Mediterranean Rural Communities and Social Change, Mouton, Paris – La Haye, 1968. Peristiany, John G. (éd.), Mediterranean Family Structures, Cambridge University Press – Social Research Center Cyprus, Londres – New York – Melbourne, 1976. Peristiany, John G. (dir.), en collab. avec Marie-Élisabeth Handman, Le Prix de l’alliance en Méditerranée, Éditions du cnrs, Paris, 1989. Peristiany, John G. et Pitt-Rivers, Julian, Honor and Grace in Anthropology, Cambridge University Press, Cambridge, 1992.
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Pitt-Rivers, Julian, Mediterranean Countrymen. Essays in the Social Anthropology of the Mediterranean, Mouton, Paris, 1963. Reclus, Élisée, Nouvelle Géographie Universelle. La Terre et les hommes, I. L’Europe méridionale, Hachette, Paris, 1876. Temime, Émile, Un Rêve méditerranéen. Des saint-simoniens aux intellectuels des années trente, Actes Sud, Arles, 2002. Tozy, Mohamed, « In Search of the Mediterranean Core Values », in The Anna Lindh Report 2014. Intercultural Trends and Social Change in the Euro-Mediterranean Region, 2014, p. 27‑34.
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Architecture
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La Méditerranée a certainement joué un rôle majeur pour la formation d’un style, d’un vocabulaire et d’un discours sur l’architecture du xxe siècle. Mais une « architecture méditerranéenne » existe-t‑elle ou ne serait-il pas plus prudent de parler des architectures plurielles de la Méditerranée, sélectionnées par des architectes voyageurs qui les transcrivent et retraitent dans leurs œuvres ? En effet, en ce qui concerne l’architecture, ce singulier – Méditerranée – est gênant car quel rapport établir entre la casbah d’Alger, le village des îles cycladiques ou celui fait en granit gris des montagnes corses ou, encore plus troublant, les villages de Macédoine faits de bois et de pierre ? Ce sont peut-être les films du cinéaste Theo Angelopoulos qui expriment le mieux cette fin du mythe de la Méditerranée, par ces paysages d’une Grèce dans le brouillard, cette Grèce montagneuse, grise, brumeuse, enneigée, glacée. Le cinéaste a bien compris que le paysage méditerranéen est une métaphore « politique » et culturelle, et qu’on en fait ce que l’on veut. En architecture, c’est pareil. Pour Homère, la Méditerranée ne porte pas de nom. Étrange anonymat pour un monde de monstres et de merveilles qu’Ulysse rencontre et raconte dans l’Odyssée. Et pourtant, tandis qu’il y a de nombreuses aires géographiques et culturelles en Europe du Nord, de l’Est, du Centre, avec bien des caractéristiques spécifiques de chacune, c’est la Méditerranée qui concentre, durant tant de siècles, les regards, les récits, les voyages mythiques, les expéditions scientifiques, les traversées tumultueuses. À la différence des autres mers et océans qui ont autant et même plus de récits extraordinaires à présenter – on n’a qu’à songer aux découvertes des mondes par la mer à partir du xve siècle –, la Méditerranée est connue, labourée, traversée, dessinée depuis longtemps. On ne la découvre pas, elle est déjà là. Toutefois, sa spécificité est de concentrer un ensemble d’éléments par ailleurs connus, un par un, mais qui forment cette mosaïque cohérente et incohérente qu’est la Méditerranée. Et l’on réinterprète cet ensemble chaque fois et à chaque siècle. À partir du milieu du xixe et surtout au début du xxe siècle, de nouvelles interprétations naissent avec, d’un côté, le dépérissement de l’Empire ottoman
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jusqu’à son effondrement, avec la possibilité de traverser les Balkans par le chemin de fer, les mouvements des frontières, la naissance de nouveaux États, et, de l’autre côté, la colonisation du Machrek et du Maghreb. Cette mobilité d’interprétation se lit sûrement chez les littéraires. Gérard de Nerval écrit déjà, dans une lettre adressée à son père le 19 août 1843 : « Depuis mon arrivée à Constantinople, je me suis senti toujours dans une ville européenne où le Turc est devenu lui-même un étranger. » (G. de Nerval, 1974.) Il choisit le Turc moderne qui symbolise alors la fin de l’Antiquité quand Théophile Gautier ne voit pas cette « modernité » et est gêné par cet Orient immobile : « La vie est murée en Orient, les préjugés religieux et les habitudes s’opposent à ce qu’on y pénètre […]. L’éternel bal masqué des rues finissait par m’impatienter. J’avais assez de voiles, je voulais voir des visages. » L’Antiquité vient alors, encore une fois, corriger cette faute de goût : « Je voyais déjà briller en rêve sur le roc de l’Acropole la blanche colonnade du Parthénon avec ses interstices d’azur, et les minarets de Sainte-Sophie ne me faisaient plus aucun plaisir. » (Th. Gautier, 1853.) On le voit, les regards hésitent et deviennent multiples, et Pierre Loti, bien plus tard, vivra Istanbul en orientaliste. Les architectes n’échappent pas à ce mouvement du regard. C’est bien connu, pour les Anglais, Français, Allemands des xviiie et xixe siècles, la porte de la Méditerranée s’ouvre à travers l’Antiquité lors du voyage au sud. Tout l’espace méditerranéen sud-est est alors interprété à travers les mythes et les sciences : archéologique, botanique, géographique, historique… Et cela évolue et le regard devient plus aigu, parfois presque « ethnographique » en tout cas moins omettant, en ce qui concerne l’architecture et l’espace en général. En 1911, le Suisse Charles-Édouard Jeanneret, futur Le Corbusier, part de Berlin faire un « voyage d’Orient » en traversant l’Europe centrale, les Balkans pour arriver à Istanbul puis au mont Athos, la Grèce ottomane et grecque (Delphes et Athènes essentiellement), l’Italie, avant de retourner vers sa ville natale, La Chaux-de-Fonds. Là, c’est cette double Méditerranée qui s’affiche en même temps « classique », qui cohabite avec la vision romantique-« orientale », le « folklore » qui n’est pas encore l’ethnologie, avec la description des vivants, les vertus du peuple, la découverte de l’architecture traditionnelle, signe de culture « nationale », le bricolage inventif, les tissages et les couleurs bariolées des villages balkaniques. En même temps, les constantes du paysage de la Méditerranée orientale – peu observé jusque-là, contrairement à ceux de l’Italie – se précisent : collines abruptes, restanques, cyprès et oliveraies, horizon bleu de la mer. Le même Le Corbusier cartographie l’Europe après son voyage, il fait une tripartition des villes européennes en industrielles, culturelles et « folk loriques », en indiquant celles de l’Europe du Nord et de l’Europe occidentale comme industrielles, et certaines industrielles et culturelles, tandis que toutes les
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villes balkaniques et méditerranéennes sont marquées du « F » du folklore. La Méditerranée est ainsi revêtue du sceau du vernaculaire, de l’authenticité d’une part et de la « culture » (antique s’entend) de l’autre. La Méditerranée s’introduit ainsi dans le vocabulaire de l’architecture sous ce double aspect de la permanence antique du temple et le mythe de l’autochtonie et de l’authenticité des peuples. La lumière et le blanc seront un des éléments fondateurs de l’architecture moderne qui les découvre – ou les invente – à partir du voyage en Méditerranée. Il ne s’agit plus de la « métaphore méditerranéenne » (Steve, 1996) de la Côte d’Azur et de la Riviera de la fin du xixe siècle, dont l’architecture polychrome et éclectique, souvent inspirée de l’architecture urbaine de Paris, du néogothique, etc., s’adresse à un public d’aristocrates et bourgeois enrichis qui achètent du soleil contre les brumes, mais d’une Méditerranée géographique dont l’architecture traduit le climat. Pour les architectes modernistes, la lumière, l’ombre, la chaleur, le soleil sont à prendre au premier degré. Il ne s’agit pas seulement d’architecture mais aussi de tracés urbains, de l’ordonnancement de l’espace public comme forme et lieu de la sociabilité. L’architecte Tony Garnier, dans son manifeste de la Cité industrielle dessiné durant son séjour à la Villa Médicis à Rome, est l’un des premiers modernes à utiliser des éléments puisés dans le vocabulaire méditerranéen en introduisant un rapport particulier entre rue, îlot, cours, comme étant des espaces collectifs. L’espace méditerranéen répond ainsi à l’hygiénisme, à la vie collective comme prolongement de la vie domestique de même que la blancheur des murs dépouillés. Un nombre impressionnant d’architectes suivra le chemin de l’architecture inspirée de la Méditerranée, mais les choses sont plus compliquées qu’on ne le dit. Toute architecture des mouvements modernes de l’avant-guerre est souvent vue sous l’angle d’une « méditerranéité » supposée, de la Villa Savoye de Le Corbusier aux multiples œuvres des architectes italiens de la période fasciste. Il faut donc faire la part des choses. On confond souvent le blanc comme expression du rationalisme : l’architecture cubique, le cercle, le carré, etc. – et l’architecture de Le Corbusier, du Bauhaus, des rationalistes italiens peut se lire ainsi – avec le blanc comme « style », comme absence de décor mais inspiré de la Méditerranée, le blanc comme « hommage à la Méditerranée ». Il ne faut donc pas confondre tous ces « blancs », car il y a le blanc « moderne », le blanc « colonial » et « néo-mauresque », en fait un autre décor blanc. Cette « politique du blanc » est trop complexe pour qu’on la réduise à la découverte de la Méditerranée et même à son invention : on oublie souvent que le plus grand nombre des villages des îles de la mer Égée n’étaient pas blancs tout au long des siècles, à commencer par les îles des Cyclades, jusqu’au moment où les poètes ont découvert l’éclat de la lumière comme un signe de la « méditerranéité », une autre façon de parler de la « grécité » de manière contradictoire d’ailleurs, d’un point de vue aussi
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bien nationaliste, esthétique qu’internationaliste. C’est cette lumière aveuglante et ce « blanc de Ripolin », comme l’écrivait Le Corbusier, qui, après la Seconde Guerre mondiale, va muter de valeur culturelle et esthétique en valeur touristique et économique. Ainsi, encore, Tel-aviv, la « ville blanche », n’est-elle pas plutôt fille du mouvement moderne que méditerranéenne ? : la plupart des architectes qui construisent sur le tracé de l’Écossais Patrick Geddes et son plan organique (1925‑1927) sont élèves des architectes allemands comme Mendelsohn (qui travailla lui-même en Palestine) ou du Bauhaus, d’autres de Le Corbusier, ou ont suivi les architectures des Italiens Terragni et Pagano. Ainsi, des architectes aussi divers que Joseph Neufeld et Carl Rubin, Arie Sharon, Shmuel Mistechkin, Sam Barkai et Shlomo Bernstein, Ze’ev Rechter, Dov Karmi, Genia Averbuch, Benjamin Anekstein ne cherchent pas forcément une « couleur locale méditerranéenne », mais plutôt l’expression de la modernité à travers l’introduction de l’architecture moderne occidentale. Le rêve blanc du mythe méditerranéen (Gambardella, 1989) se décline également autrement dans des situations extrêmes comme en Italie fasciste. Si l’on récuse la pertinence des termes « architecture fasciste » – l’architecture ne se réduit jamais en simple représentation d’un régime –, on doit pourtant parler de l’architecture qui se développe durant une période donnée en Italie (de 1925 à 1945), sous le signe de la mediterraneità que le régime interprète autrement que « ses » architectes. Entre d’une part le classicisme revisité et dépouillé de Piacentini, et d’autre part le rationalisme et modernisme des Terragni, Pagano, Rustichelli, Peressutti, Rogers, Figini, Pollini et d’autres, il y a des différences notoires dans le traitement du rapport intérieur et extérieur, des matériaux, de la distribution. Peut-être ce qui réunit surtout toutes ces œuvres – d’Italie ou d’ailleurs – est-il exprimé merveilleusement par la Villa Malaparte de Libera : à partir de la terrasse, la découverte de l’horizon. En effet, la présence de la Méditerranée dans toutes ces œuvres du rationalisme italien, qui existerait même sans le fascisme, c’est la terrasse, le balcon, l’ombre de l’auvent, le traitement des angles, le « patio » : bref, tout ce que condense l’œuvre majeure de Le Corbusier, la Villa Savoye à Poissy. Et si l’on regarde bien l’œuvre de l’architecte catalan Josep Lluís Sert, la même « confusion » (ou osmose ?) existe entre figures et clichés de l’archi tecture moderne et éléments de l’architecture méditerranéenne réinterprétés. Est-ce neutre qu’une bonne partie de tous ces architectes que l’on pense touchés de « méditerranéité » (comme on dit « touché par la grâce ») naviguent en août 1933 de Marseille au Pirée lors du IVe Congrès international de l’archi tecture moderne (ciam), celui-là même qui donnera naissance à la charte d’Athènes ? Sûrement pas. Mais ce qui réunit ces personnages, c’est, plutôt que la Méditerranée, la vision de l’architecture et de la ville modernes, d’autant plus que ce congrès aurait dû se tenir à Moscou. Non seulement le manifeste
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fonctionnaliste d’urbanisme du IVe ciam n’est pas inspiré de la Méditerranée, mais il est exactement le contraire de ce qu’elle représentait, et représente encore, aux yeux de l’Europe du Nord et occidentale : le « farniente », la paresse sous le soleil, la non-productivité. La charte d’Athènes, manifeste « froid », s’adresse à la civilisation et aux pays industriels même si elle se proclame « universelle ». Athènes est un hasard ! En revanche, ce qui se passera un peu avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale n’est pas un hasard. Ces quelques années avant les décolonisations massives coïncident avec l’usage des colonies comme banc d’essai pour l’urbanisme métropolitain (au Maroc et en Algérie), mais aussi avec la découverte de l’anthropologie par les architectes. La jeune génération issue des ciam s’intéresse aux formes d’espace et aux modes de vie des Dogons (comme l’architecte hollandais Aldo Van Eyck) et des Arabes (comme les architectes Roland Simounet avec ses études des bidonvilles en Algérie ou Georges Candilis avec les constructions de logements sociaux adaptés au Maroc). La « méditerranéité » devient prétexte pour traiter spatialement des concepts éco-anthroposociologiques comme l’identité, le lieu, le climat, les modes de vie différenciés. Ces concepts sont des inversions évidentes des principes de l’homme universel et de la ville fonctionnelle et rationnelle des ciam. Ils correspondent aussi aux temps du tiers-mondisme politique, militant et de la libération des peuples. Mais au-delà, ils correspondent à un moment de recherches typologiques, morphologiques et constructives renouvelées. Ce ne sont plus les principes abstraits ou les « styles » réinventés – et le « méditerranéen » en est un – mais le « lieu », la lecture progressive de l’espace urbain du privé au public, les « associations humaines » – maison, rue, quartier, ville – de Peter et Alison Smithson, la participation de Gian Carlo De Carlo ou les logements sociaux en Italie, l’ina-Casa de Bucchi ou Venturi (Bonillo et al., 2006). L’écriture moderniste et dépouillée de l’atelier de Montrouge (Riboulet, Thurnauer, Véret) ou le « néorégionalisme-rationalisme » s’affichent partout sur le pourtour de la Méditerranée – Pierre Barbe dans le Var, Suzana et Dimitri Antonakakis en Grèce –, sont situés en Méditerranée mais sont débarrassés de « méditerranéité ». Et celui peut-être qui est le plus éloigné de cette dernière, le plus méditerranéen de tous : Fernand Pouillon qui, observant les lieux, invente de nouveaux types de formes et de méthodes constructives. C’est le moment où la Méditerranée perd de son aura et de son unité conceptuelle (c’est la fin du récit de Braudel), pour se partager entre espaces de consommation touristique et villes sinon métropoles étalées. L’espace méditerranéen se banalise et le Club Med remplace le mythe d’Ulysse. En ce xxie siècle, parler de la Méditerranée comme espace d’inspiration culturel, social, anthropologique, esthétique pour les architectes et urbanistes est un non-sens nostalgique. Ne vaudrait-il pas mieux parler, non plus de la ville et de
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l’architecture méditerranéennes mais plutôt de la ville et de l’architecture situées quelque part en Méditerranée ? Au moins, ainsi, pourra-t‑on réfléchir sur la ville, la métropole et le territoire comme partout ailleurs et évitera-t‑on les généralités et banalités de diplomates sur la Méditerranée « multiculturelle », « multiconfessionnelle », levantine, arabe, juive, chrétienne, etc., bref une Méditerranée qui n’est plus le centre de la terre et dont le visage de l’architecture et du paysage est à revisiter. Yannis Tsiomis ➤➤ Anthropologie, Braudel (Fernand), cartographie, colonisation, conflit, déco-
lonisation, empire, fascisme, frontière, géographie, mer, métropole, migration, montagne, mur, orientalisme, paysage, portulan, Pouillon (Fernand), tourisme, voile, voyage
mots-clés
Architecture méditerranéenne, espace, identité, métropoles, morphologie, mouvement moderne, typologies architecturales
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Références
Bonillo, Jean-Lucien, Massu, Claude et Pinson, Daniel (dir.), La Modernité critique : autour du ciam 9 d’Aix-en Provence, 1953, Imbernon, Marseille, 2006. Gambardella, Cherubino, Il sogno bianco. Architettura e « mito mediterraneo » nell’Italia degli anni ’30, Clean, Naples, 1989. Gautier, Théophile, Constantinople (1853), Christian Bourgois éditeur, Paris, 1991. Nerval, Gérard (de), Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1974. Steve, Michel, La Métamorphose méditerranéenne. L’architecture sur la Riviera de 1860 à 1914, Demaistre, Nice, 1996.
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Étonnamment, les désaccords ne manquent pas au sujet de Lépante, cet affrontement naval qui, pourtant, date du xvie siècle ; celui-ci en outre continue, certes à la marge, à faire polémique. Et si, au lendemain de l’affrontement naval, on avait tenté de concilier les points de vue quant à l’importance de l’événement, le désaccord eût déjà été assurément profond, non seulement entre camps belligérants, mais aussi en leur sein, tant l’envergure initiale de la victoire, et donc de la défaite, semblait balancée par l’absence de toute suite, à l’exception notable de la reconstruction de la flotte ottomane dès 1572. « Depuis la nouvelle de cette victoire, chacun a toujours été attendant quel fruit on en pourrait tirer pour cette année… », constatait déjà le cardinal de Rambouillet dans une lettre du 7 novembre 1571 écrite depuis Rome au roi de France Charles IX. Un événement dont l’enjeu paraît être d’abord d’ordre imaginaire, telle semble être la destinée de Lépante, loin de la réalité première. Le fait, la victoire d’une coalition chrétienne sur la flotte ottomane le 7 octobre 1571, gagna en effet d’emblée, du moins pour la plupart des puissances catholiques, une dimension proprement mythique, dont l’historiographie n’est parvenue à s’extraire que récemment. Ainsi, à considérer tout d’abord faits et enjeux, quelques réalités semblent heureusement bien établies, du moins quant au contexte et au déroulement du combat naval, dont l’histoire ne peut plus être cantonnée à une traditionnelle « histoire bataille ». Sans invoquer la défaite navale ottomane à Gallipoli face aux Vénitiens en 1416, il faut pour comprendre Lépante remonter au moins jusqu’au règne du sultan Bayezîd II (1480‑1512), qui le premier eut une véritable politique navale, voulant doter son empire grandissant de « navires aussi agiles que des serpents de mer » à l’occasion de la seconde guerre vénéto-turque (1499‑1503). Cette politique, reprise par son successeur Selim Ier (1512‑1520), avait conduit à l’offre de service faite au sultan par les frères Barberousse lors de la conquête de l’Égypte (1517). Ils proposèrent leur concours et les fortins maghrébins récemment conquis (Alger, Bougie) : le Maghreb (à l’exception du Maroc) était ainsi
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arrimé à l’Empire et avec lui la nécessité de consolider navalement la maîtrise d’une nouvelle rive méditerranéenne ottomane, cette fois méridionale et occidentale (à l’est, la prise de Rhodes en 1522 protégerait les échanges égyptiens). « Les domaines et le gouvernement de la maison d’Osman », périphrase pour l’Empire, accentuaient leur caractère transcontinental (asiatique, européen et dès lors africain) et englobaient désormais en leur sein suffisamment de mers (Noire, Rouge, « Blanche » – Méditerranée –, d’Alboran) et d’îles (Cyclades, Rhodes) pour non seulement se doter d’une flotte comparable en puissance et en réputation à l’armée, mais aussi établir un contrôle sur des mers qui étaient parfois les meilleures routes impériales. Si le sultan Soliman Ier (1520‑1566) avait ainsi négligé quelque peu sa flotte jusqu’à l’affrontement naval manqué de la Prévéza (1538), il devint vital pour les Turcs ottomans d’intégrer la Méditerranée à leur empire. Elle se révélait être le centre véritable d’un empire continental dont les navires étaient suffisamment réputés jusqu’en Asie pour être appelés par le sultan du Goudjérat afin de tenir en respect Portugais et Moghols en Inde. Comprendre Lépante suppose également de prendre la mesure du rapport de forces stratégique en Méditerranée : celui de Venise et de l’Espagne face à ce même Empire ottoman. Si Venise et l’Empire furent, selon le mot de Braudel, deux « ennemis complémentaires », cette complémentarité s’était révélée éminemment coûteuse lorsque la Sérénissime avait cru devoir sauver des parts de sa propre thalassocratie en ne refusant plus le risque d’une guerre maritime contre les Turcs. 1480, 1503, 1540 : autant d’occasions, voire de Saintes Ligues, dont les paix séparées vénitiennes coûtèrent à la République le rachat à prix d’or tant de sa liberté de commercer que de la préservation de ses ultimes possessions, Chypre et la Crète. Lépante, de ce point de vue, n’était qu’une réédition : ce fut, comme on le sait, la guerre dite de Chypre, commencée en 1570, qui entraîna Venise dans une nouvelle Sainte Ligue. L’Espagne, à la différence de la République adriatique, découvrit tardivement l’Empire. La conjonction de la politique castillane de Reconquista poursuivie jusqu’au Maghreb, avec celle, aragonaise, d’une domination traditionnelle du bassin occidental de la Méditerranée, avait inévitablement mis aux prises les impérialismes espagnol et ottoman, depuis les rivages d’une Italie vivant sous une pax hispanica (1529) jusqu’à ceux de la Tunisie hafside alliée (1535). Si le rêve impérial chrétien s’était incarné en Charles Quint (1516/1519‑1556), Philippe II (1556‑1598) n’avait hérité de ce dernier, pour la Méditerranée, que d’un impérialisme maritime borné par les rivages tyrrhéniens et adriatiques du royaume de Naples, la Sicile espagnole et les présides libyens confiés (puis perdus) aux chevaliers de Malte, en passant par Djerba (redevenue barbaresque en 1560). Le récent siège de Malte (été 1565) avait parfaitement illustré les nouveaux enjeux : la suprématie navale des Ottomans en Méditerranée, née aux lendemains
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de la Prévéza, avait été tenue en respect par la flotte espagnole au nom, idéologiquement, d’une catholicité dont elle se faisait le bras armé, et grâce à la résistance des chevaliers de Malte. Mais la simultanéité de la révolte des Pays-Bas et des Alpujarras (1568‑1569) fit des deux années précédant Lépante un temps de crise pour l’Espagne, « peut-être la plus grande crise du xvie siècle » (Lynch, 1994), quand Selim II recevait les envoyés des morisques espagnols à Istanbul et, par l’intermédiaire de son allié et représentant, le beylerbey d’Alger Uluj Alî, prenait Tunis, par terre (janvier 1570), au souverain hafside, allié de Philippe II. Du côté ottoman, en effet, la succession de Soliman Ier en la personne de Selim II (1566‑1574), n’avait pas fragilisé un empire aux structures éprouvées : les arsenaux de Galata avaient depuis 1557 quelque 123 docks ; l’Empire pouvait consacrer annuellement un demi-million de ducats à l’entretien de ses galères ; et la succession de kapudans pachas (« amiraux ») de valeur (Khayr al-Dîn, Turgut Reis/Dragut, Sokollu Mehmet Pacha, Piyale Pacha) avait assuré la constance de sa politique méditerranéenne. Le nouveau règne venait en outre de remporter un premier succès en entamant la guerre de Chypre et en gagnant Nicosie (août 1570). Ce dernier conflit contribue à expliquer la période qui précéda l’affrontement du 7 octobre 1571. Après une année (1569) de perplexité quant aux buts du réarmement naval ottoman, la montée des périls avait finalement conduit Venise à répondre aux appels de la papauté à former une coalition devant unir les deux plus grandes flottes chrétiennes de Méditerranée, l’espagnole et la vénitienne, aux côtés notamment d’un contingent pontifical et d’un génois. À la semblance des îles Curzolari du golfe de Lépante, disparues depuis le combat naval, les incertitudes des semaines précédant l’affrontement ont été oubliées, balayées par la certitude d’une date, le 7 octobre, et d’un lieu, le golfe de Lépante/Patras/Naupacte. Pourtant l’histoire de la « plus importante bataille navale depuis Actium » fut d’abord celle de deux armadas qui passèrent plusieurs semaines à se chercher. Les flottes chrétiennes n’avaient opéré leur jonction qu’au 15 septembre après avoir conflué vers Messine ; elles formaient alors un ensemble de 180 galères sous le commandement, disputé, de don Juan de Austria (demi-frère du roi d’Espagne Philippe II). Du côté turc, la flotte, sous le commandement de Müezzinzade Ali Pacha, s’était rassemblée au printemps 1571, tout d’abord à l’île de Négrepont/Eubée, y menant des raids contre la Crète vénitienne, dont on avait un temps pensé qu’elle serait le but de guerre, avant la jonction avec une flottille barbaresque aux ordres d’Uludj Ali (le renégat Occhiali des Vénitiens), totalisant alors quelque 200 galères. Dès juillet, alors que les flottes espagnole et papale se trouvaient déjà à Messine, rejointes bientôt par le contingent vénitien de Sebastiano Venier, les raids ottomans se multiplièrent dans l’Adriatique : Corfou, divers rivages de ce « lac vénitien », et bientôt Parga, transformée en tête de pont. L’ensemble de la flotte turque se basa dans
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le golfe de Lépante à compter du 20 septembre. Quelques jours plus tard, le 25, la flotte chrétienne, grossie d’un second contingent vénitien arrivant de Candie (60 galères), passait le golfe de Tarente et croisait, du 4 au 6 octobre, dans le détroit de Corfou en direction de Céphalonie et de Lépante. Le 6, à midi, elle passait au large de la Prévéza et arrivait, le 7, à l’entrée du golfe. Si l’on en croit les derniers décomptes, la flotte ottomane comptait finalement entre 210 et 230 galères, et 63 ou 70 galiotes (Guilmartin), avec près de 45 000 hommes ; la chrétienne, 202 galères et 6 galéasses, sur lesquelles se trouvaient quelque 28 000 soldats. L’affrontement dura toute la journée du 7 octobre. On a voulu faire de cette bataille le point tournant de la stratégie navale traditionnelle : Lépante aurait ainsi vu une flotte, chrétienne, triompher grâce à sa puissance de feu de la flotte adverse, ottomane, qui aurait trop misé sur une tactique caduque, parce que reposant sur la seule force des galères. Pareille interprétation ne tient pas compte non seulement de la puissance de feu ottomane, dont le butin chrétien atteste (voir infra), mais aussi de l’erreur lourde de conséquences du commandement ottoman, celle d’enfermer la flotte dans un golfe trop étroit : le site même de Lépante, grâce auquel la flotte de la Sainte Ligue parvint à circonscrire l’adversaire, l’empêchant de manœuvrer à son aise. De cet affrontement naval, on connaît en détail la disposition comme le déroulement : le navire amiral de don Juan, flanqué de ceux de Venier et de Marcantonio Colonna (qui dirigeait le contingent papal), entourés d’une soixantaine de navires, à l’aile gauche une cinquantaine de galères sous le commandement d’Agostino Barbarigo et à l’aile droite celles commandées par le Génois Gianandrea Doria, tous précédés d’une avant- garde de sept galères. La flotte ottomane était semblablement en ordre autour du navire-amiral de Müezzinzade Ali Pacha, La Sultane. Mais la ligne turque céda sans doute assez vite face à la manœuvre de déploiement des navires chrétiens : plus d’un bateau turc rompit l’alignement et permit ainsi aux navires adverses d’accroître le démembrement d’une ligne d’attaque. La tactique de l’abordage et du débarquement des troupes à bord sur les galères ennemies accrut la mêlée. L’amiral ottoman voulut rapidement défier son homologue chrétien, don Juan sur sa Real, et y laissa la vie et l’un des plus précieux étendards ottomans. Seul Uludj Ali, prenant le parti de la fuite, sauva les navires qu’il commandait. Ce fut, et c’est encore, le bilan de la bataille qui divise, à commencer par les pertes. Les rangs chrétiens auraient compté 7 650 morts et 20 000 blessés, dont 2 300 rameurs vénitiens (mais au sein de ces derniers figuraient Grecs, Ottomans ou Barbaresques captifs). Seules 17 galères furent coulées. Le dés accord est bien plus grand pour les pertes ottomanes : les sources occidentales les chiffrent à 30 000 hommes, les turques à 20 000 ; 12 000 esclaves grecs furent libérés et 3 486 captifs constituèrent le butin à partager entre vainqueurs. Les pertes navales ottomanes furent considérables, au cours de la bataille comme dans
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les heures qui suivirent (des épaves furent ainsi brûlées à Corfou) : 117 galères, 13 galiotes, et d’innombrables canons (117 lourds, 256 légers et 17 pierriers). La vision « géostratégique » turque en fut-elle modifiée et les rêves d’une Méditerranée transformée en « lac ottoman » en furent-ils pour autant évanouis ? Dans l’immédiat, le projet de conquérir la Crète après Chypre, qui avait dû être avancé dès le printemps 1569, fut abandonné (durant près d’un siècle, jusqu’à la guerre de Candie). Loin des grands desseins, Lépante, pour l’Empire, fut d’abord synonyme de panique, à Istanbul, où, à la nouvelle de la défaite, une partie de la population prit peur, comme dans les Balkans, où l’on craignit, sur les côtes adriatiques et égéennes, la multiplication de raids de la Sainte Ligue, voire une attaque à grande échelle. Mais seules des expéditions sporadiques eurent lieu, la fin de la saison navale empêchant d’envisager toute campagne d’envergure et ce, en dépit de l’affaiblissement ottoman du moment. Ces mêmes lendemains de défaite poussèrent, au retour des troupes battues, certaines populations chrétiennes assujetties à la révolte devant la perspective d’une nouvelle taxation en vue de la reconstruction navale. Qu’advint-il dès lors de l’incontestable suprématie maritime ottomane en Méditerranée ? L’état de ses forces navales est sans doute la conséquence la plus directe et paradoxale : au printemps 1572, la stupeur des espions occidentaux à la sortie des Dardanelles d’une flotte turque de près de 250 navires pour une nouvelle campagne contre la Sainte Ligue, s’explique par la brièveté d’une reconstruction (six mois) et, par conséquent, la ressource des divers arsenaux (Galata, Izmit…). Politiquement, un tel réarmement fut rendu possible par la volonté d’au moins deux hommes d’État : le grand vizir Sokollu Mehmet Pacha, ancien grand amiral de la flotte en Méditerranée, et le kapudan Uludj Ali, nommé le 29 octobre 1571. Que fit l’Empire d’une telle flotte ? S’il n’y eut plus d’affrontement naval comparable, l’Italien Sinan Pacha conduisit toutefois en 1574 l’expédition de près de 300 navires qui rendit Tunis ottomane, le contrôle du Maghreb étant au cœur des stratégies impériales. La trêve entre les deux empires maritimes (l’ottoman et l’espagnol) fut signée dès 1580, grâce au changement de personnel politique ottoman : un nouveau sultan, Murad III, et de nouveaux vizirs (tel Lala Mustafa). L’Espagne était du même coup libérée de la menace d’un front méridional au temps de sa guerre aux Pays-Bas. Une nouvelle frontière, imaginaire, courait de la Calabre au cap Bon. On sait comment, du côté des forces chrétiennes, s’évanouit la Ligue : la défection de Venise par sa – nouvelle – paix séparée (1573) lui porta un coup fatal, à la suite de la disparition de son animateur, le pape Pie V (mort en 1572), et du désintérêt forcé d’une Espagne aux prises avec ses Pays-Bas révoltés. Du point de vue des deux empires, l’espagnol et l’ottoman, les lendemains de Lépante soulignaient une faiblesse commune : leur vulnérabilité à la guérilla maritime, qu’elle fût celle des chevaliers de Saint-Étienne ou de Malte dans le second cas, anglaise et océanique
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dans le premier. C’était là prendre acte d’une conséquence à moyen terme, bien connue depuis la Méditerranée de F. Braudel : l’essor de la course après Lépante. Cependant, la bataille de Lépante avait acquis une destinée propre, qui faisait fi de l’absence immédiate de toute conséquence navale. Les imaginaires ayant aussi une histoire, celui de Lépante se construisit au lendemain de la victoire dans le camp chrétien. Varié, et d’autant plus riche qu’il s’appuyait sur des nations diverses (vénitienne, romaine, voire « pontificale », espagnole, toscane, génoise…), il réapparaît aujourd’hui, instrumentalisé pour les besoins idéo logiques du combat contre l’islam au nom d’une identité européenne. Avant même la formation d’un quelconque imaginaire, les premiers échos de l’événement furent ceux des annonces de la victoire : à Venise (dès le 19 octobre), à Rome, à Messine, ou encore sur les côtes espagnoles. Elles donnèrent le signal de manifestations qui échappèrent, dans un premier temps, aux diverses autorités. Après la liesse initiale, la république de Venise honora ses morts, comme la plupart des puissances coalisées qui entreprirent de célébrer l’événement. Si les populations, notamment vénitienne et romaine, s’emparèrent, en apparence spontanément, de l’événement lors des carnavals de l’hiver 1571‑1572, les diverses puissances souveraines eurent recours principalement à la peinture pour immortaliser leur victoire. Véronèse, Vasari, Tintoret, Titien furent ainsi sollicités par la Sérénissime, la papauté de Pie V puis de Grégoire XIII, ou encore Philippe II, pour commémorer leur participation à une victoire qui, suivant les besoins, passait ainsi pour celle d’une république protégée par les saints Marc et Justine, celle de la papauté aidée des puissances célestes, celle d’un Philippe II, offrant son héritier Hernando à la Victoire. Le massacre des chefs huguenots en août 1572 (nuit de la Saint-Barthélemy) conduisit la papauté à célébrer dans la Sala Regia du palais du Vatican la commune victoire contre les infidèles (ottomans) et les hérétiques (protestants). Plus durablement, Grégoire XIII avait institué le premier dimanche d’octobre comme jour de commémoration de la victoire que Pie V avait vue dans ses prières, la plaçant sous l’égide de Notre-Dame de la Victoire et du Rosaire. De façon encore plus diffuse, des représentations de Lépante fleurirent dans de nombreux sanctuaires, associées directement à la victoire ou à des confréries du Rosaire, ou à la dévotion dominicaine. Aux côtés des nombreuses gravures qui célébraient le parfait ordre de bataille des navires chrétiens, ce furent, enfin, dans presque toute l’Europe près de 300 éditions qui, entre 1571 et 1573, magnifièrent la victoire en en détaillant le déroulement et les participants. La force de ce véritable mythe, alors naissant, fut telle que de nos jours Lépante demeure un objet historique parfois mobilisateur. Les échos contemporains peuvent ainsi être ceux d’une utilisation idéologique, certes marginale mais clairement identifiable. Les différents auteurs signant leur texte revendiquent des appartenances politiques éloquentes : la Lega Nord (Mario Borghezio), les
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Jeunes Identitaires à Genève (Jean-David Cattin), Nissa Rebela (Benoît Lœuillet), les Identitaires et Le Camp identitaire (Guillaume Luyt), Europae Gentes (Frédéric Pichon), Bloc identitaire (Benoît Vardon-Raybaud), n’hésitant pas à qualifier l’événement de « plus grande bataille navale de l’Histoire » (B. Lœuillet, Assaut contre l’Europe, p. 19), sans omettre les outrances d’un Jean Dumont (« Nous n’avons pas cessé de participer à l’assaut contre Vienne. De dépêcher nos huguenots auprès du commandeur des croyants islamiques. Nous n’avons pas cessé de nous vouloir mamamouchis… », Lépante, l’histoire étouffée, Critérion, Paris, 1997). Heureusement, des travaux historiques véritables (Barbero, 2012) ont récemment diffusé auprès d’un public élargi des interprétations plus rigoureuses. Guy Le Thiec ➤➤ Arsenal,
Braudel (Fernand), chrétiens, colonisation, conflit, course, empire, galères, îles, mer, navigation, navire
mots-clés
Références
Barbero, Alessandro, La Bataille des trois empires. Lépante 1571, Flammarion, Paris, 2012 (trad. de l’italien P. Farazzi et M. Valensi). Benzoni, Gino (dir.), Il Mediterraneo nella seconda metà del’ 500 alla luce di Lepanto, Leo S. Olschki, « Civiltà veneziana », Florence, 1974. Garnier, François (éd.), Journal de la bataille de Lépante, Éditions de Paris, « L’histoire au présent », Paris, 1956. Hess, Andrew C., The Forgotten Frontier. A History of the Sixteenth-Century Ibero-African Frontier, The University of Chicago Press, Chicago – Londres, 1978. Imber, Colin, « The Reconstruction of the Ottoman Fleet after the Battle of Lepanto 1571‑1572 », in Colin Imber, Studies in Ottoman History and Law, Isis Press, « Analecta Isisiana », Istanbul, 1996, p. 85‑101. Lesure, Michel, Lépante : la crise de l’Empire ottoman, Gallimard, « Folio histoire », Paris, 2013 (1re éd. 1972). Le Thiec, Guy-F., « Enjeux iconographiques et artistiques de la représentation de Lépante dans la culture italienne », Studiolo. Revue d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome, 5, 2007, p. 29‑45. Lynch, John, « The War with Islam », chap. VII, in John Lynch, Spain 1516‑1598. From Nation State to World Empire, Blackwell, Oxford, 1994. Morin, Marco, « La battaglia di Lepanto », in Venezia e i Turchi. Scontri e confronti di due civiltà, Electa, Milan, 1985, p. 210‑231.
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787 Lépante, bataille de
Combat naval, Empire ottoman, flotte, mythe, polémique, Reconquista, révolte, Sainte Ligue, tactique, Venise
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Écosystèmes
Aux origines de l’étude des écosystèmes méditerranéens
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Créé par le biologiste allemand Ernst Haeckel en 1866, le terme « écologie » est défini par celui-ci comme la « science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence ». H aeckel fut sans doute influencé par le botaniste grec Théophraste (372‑287 av. J.‑C.) qui souligne le premier, dans ses Recherches sur les plantes, la relation cruciale liant la plante à son environnement : « Toutes les plantes sans exception deviennent plus belles et prospèrent davantage dans les milieux qui leur conviennent. » Ces conceptions seront reprises par les auteurs romains qui ont considéré avec intérêt le rapport entre l’homme et son environnement, mais souvent dans une optique liée aux choix des terres agricoles et aux pratiques culturales (Fedeli, 2005). Avec la parution en 1895 du premier ouvrage d’écologie écrit par le botaniste danois Eugen Warming, on entre dans l’ère de l’écologie scientifique qui va connaître un développement majeur au début du xxe siècle, grâce notamment à plusieurs écologues américains. Le concept même d’« écosystème » fut formulé par A. G. Tansley en 1935. Mais, sur le Vieux Continent, les idées nouvelles viennent du Sud et de la Méditerranée... Sans doute la forte diversité végétale du bassin méditerranéen a-t‑elle servi de creuset d’inspiration à de nombreux écologues ou phytogéographes. Charles Flahault (1852‑1935), professeur à l’université de Montpellier, développe la notion de « groupements végétaux » spécifiques d’une région donnée dans son ouvrage fondamental, La Distribution géographique des végétaux dans la région méditerranéenne française, écrit en 1897. Dans sa thèse sur la végétation des Cévennes méridionales, soutenue en 1914, le chercheur suisse Josias Braun-Blanquet (1884‑1980) formalise la notion d’« association végétale » et la phytosociologie. Celle-ci constitue l’étude des communautés végétales et la façon dont les végétaux peuvent être regroupés dans des biotopes aux caractéristiques écologiques et stationnelles précises. Braun-Blanquet a développé une
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Écosystèmes
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fameuse « école zuricho-montpelliéraine » de phytosociologie qui va s’imposer dans la plupart des pays européens et méditerranéens, et dominer l’écologie végétale durant une cinquantaine d’années. L’approche phytosociologique a d’ailleurs été étendue au niveau marin et, en 1959, Roger Molinier propose dans sa thèse une étude fouillée des biocénoses marines du cap Corse qu’il met en parallèle avec l’agencement de la végétation terrestre de ce secteur si contrasté sur le plan environnemental. De son côté, Louis Emberger (1897‑1969) propose déjà une approche intégrative de l’écologie végétale, incluant la paléobotanique et la caryologie. Dans les années 1930, ses recherches au Maroc lui permettent d’approfondir les relations entre les groupes d’espèces végétales et les facteurs abiotiques, en particulier le climat. Jusqu’au milieu du xxe siècle, l’écologie est ainsi dominée par les approches descriptives et fixistes qui reposent certes sur l’étude approfondie de l’agencement de la végétation terrestre, mais sans que se manifestent d’avancées conceptuelles significatives concernant le fonctionnement des écosystèmes. Mais de nouvelles théories vont naître grâce à de fameux zoologistes nord-américains, tels G. E. Hutchinson, P. J. Darlington et surtout R. H. MacArthur (1930‑1972). Ils sauront intégrer les fruits de la biogéographie insulaire ou de l’étude des processus évolutifs, en proposant des principes généraux sur l’organisation et la dynamique des écosystèmes, afin d’élucider les causes de leurs variations de diversités. Mais en Méditerranée, ces nouvelles approches mêlant biologie évolutive, écologie théorique et biogéographie n’ont émergé que tardivement puisqu’elles ne se généraliseront qu’à partir des années 1990. Dans ce renouveau conceptuel, soulignons la part de deux « pionniers méditerranéens », Ramon Margalef (1919‑2004), biologiste théoricien et limnologiste catalan, et Jacques Blondel, directeur de recherche émérite au cnrs, qui a réalisé ses travaux sur la bio géographie et l’écologie évolutive des avifaunes de Méditerranée.
Caractérisation et originalité des écosystèmes méditerranéens La présence d’écosystèmes spécifiques à une région biogéographique donnée dépend de deux composantes principales : les caractéristiques environnementales actuelles (climat, sol, types de perturbations...) et l’histoire biogéographique que ce territoire a connue dans un passé parfois fort lointain, s’égrenant sur plusieurs millions d’années, voire plus. Les écosystèmes de la région méditerranéenne se caractérisent par leur grande complexité et hétérogénéité de structure, de composition en espèces et de fonctionnement. Cette diversité s’explique par des situations géographiques,
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géologiques, géomorphologiques, pédologiques, et surtout bioclimatiques très hétérogènes qui peuvent s’exprimer sur de courtes distances, notamment dans le cas de massifs montagneux proches de la mer comme les Alpes maritimes, la Sierra Nevada ou le mont Athos en Grèce. La diversité des histoires biogéo graphiques régionales complexifie encore ce schéma ; elle rend compte pour partie des distributions d’espèces ou des lignées génétiques particulières, ce qui influence à son tour les structures et fonctionnement des écosystèmes. précipitations annuelles moyennes (pour m = 0 °C)
nombre de mois sans précipitations
< 100 mm
11 à 12
Végétation saharienne
Aride
100 à 400 mm
7 à 10
Steppes et pré-steppes avec Juniperus turbinata, Pinus halepensis, Pistacia atlantica
Semi-aride
400 à 600 mm
5 à 7
Pré-forêts avec Pinus halepensis, P. brutia, Juniperus spp., Quercus
Sub-humide
600 à 800 mm
3 à 5
Forêts surtout sclérophylles à Quercus, et pinèdes de Pinus halepensis, P. brutia, P. pinaster, P. pinea, P. nigra ; Cedrus
Per-aride
Humide
Per-humide
principaux types de végétation
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800 à 1 000 mm
1 à 3
Forêts surtout caducifoliées à Quercus, et pinèdes de Pinus brutia, P. pinaster, P. nigra ; Cedrus, Abies, Fagus
> 1 000 mm
< à 1
Forêts caducifoliées à Quercus ; Cedrus, Abies, Fagus
Écosystèmes
bioclimats
Les bioclimats méditerranéens et leur correspondance théorique avec les types dominants de végétation terrestre ; m : température minimale du mois le plus froid de l’année (d’après Quézel et Médail, 2003, modifié)
Climat de transition entre les climats tempérés et tropicaux secs, le climat méditerranéen est l’élément décisif qui caractérise la Méditerranée et ses éco systèmes. Son originalité s’affirme par l’existence d’une période estivale sèche axée sur la saison chaude, de durée variable, et imposant une phase annuelle de stress xérique au monde vivant. Les variations de précipitations et de températures, caractérisées par le « quotient pluviothermique » Q2 d’Emberger, ont permis de définir toute une série de types bioclimatiques (tableau ci-dessus). À ceux-ci correspondent un ou plusieurs grands ensembles de végétation, notamment de forêts
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ou de structures arborées (Quézel et Médail, 2003). Cette approche a été la base d’une typologie à grande échelle de la végétation méditerranéenne qui peut s’agencer de façon schématique le long de gradients altitudinaux, selon des « étages de végétation » successifs, définis sur la base de critères thermiques (tableau cidessous). Cette succession altitudinale reste bien sûr théorique, et elle est le plus souvent modifiée soit par d’autres facteurs climatiques – magnitude et régime des précipitations – dont l’importance varie selon l’exposition et la localisation géographique, soit par des critères liés à l’édaphisme, mais surtout par l’action de l’homme qui depuis des millénaires en a profondément bouleversé la structure. étages de végétation
variantes thermiques
m (°C)
t
(°C)
Infra-méditerranéen
Très chaude
m > + 7 °C
> + 17 °C
Arganier, Gommier
Thermo-méditerranéen
Chaude
+ 3 < m < + 7 °C
> + 17 °C
Olivier, Caroubier, Lentisque, Pin d’Alep, Pin brutia, Genévrier rouge
Méso-méditerranéen
Tempérée
0 < m < + 3 °C
+ 13 < T < + 17 °C
Chêne sclérophylle, Pin d’Alep, Pin brutia, cyprès, Genévrier oxycèdre (Chêne caduc)
Supra-méditerranéen
Fraîche
– 3 < m < 0 °C
+ 8 < T < + 13 °C
Chêne caduc, Chêne sclérophylle, Charme- houblon, Charme, Pin noir, Pin sylvestre
Montagnard- méditerranéen
Froide
– 7 < m < – 3 °C
+ 4 < T < + 8 °C
Cèdre, Sapin méditerranéen, Pin noir
Oro- méditerranéen
Très froide
m < – 7 °C
< + 4 °C
Genévrier thurifère, Genévrier élevé
444 Écosystèmes
ligneux dominants
Étages de végétation en région méditerranéenne et leurs correspondances avec les variantes thermiques et les espèces ligneuses dominantes ; m : température minimale du mois le plus froid de l’année ; T : température moyenne annuelle (d’après Quézel et Médail, 2003, modifié)
La mer Méditerranée ne représente que 0,7 % de l’« océan global » mais elle forme un réservoir majeur de biodiversité et de diversité en écosystèmes. La circulation océanique de cette mer semi-fermée dépend des courants de l’océan Atlantique qui compensent son budget hydrique déficitaire (– 0,5 à – 1 m de hauteur d’eau par an, en moyenne), puisque l’évaporation excède le total des précipitations et des apports fluviatiles. La Méditerranée se caractérise par une faible concentration en nutriments, un excès en carbone, un déficit en phosphore.
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L’existence d’un gradient croissant d’oligotrophie ouest-est explique le fonctionnement écologique distinct des deux bassins (The MerMex Group, 2011). Les bilans biogéochimiques de surface dépendent en premier lieu des apports d’eau douce venant des fleuves qui augmentent localement la productivité primaire. Ces apports continentaux montrent une forte variabilité spatio-temporelle et sont dominés par des événements atmosphériques extrêmes liés notamment aux dépôts de poussières sahariennes ou, plus ponctuellement, aux incendies de forêt et aux pollutions par les aérosols anthropogéniques. Si le bassin méditerranéen se caractérise par un bilan radiatif élevé, ces apports atmosphériques altèrent les réactions photochimiques et la structure des communautés planctoniques qui sont à la base des réseaux trophiques marins. Loin d’être un système stationnaire, les suivis à long terme ont montré les changements significatifs subis par la Méditerranée depuis plusieurs décennies, y compris au niveau des eaux profondes (The MerMex Group, 2011).
Dynamique des écosystèmes
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445 Écosystèmes
Les théories sur la dynamique des écosystèmes ont beaucoup évolué depuis un siècle, et se sont vite scindées en deux approches dichotomiques. Partisan d’une étude globale de l’écosystème, Clements a défendu une conception holiste selon laquelle la succession aboutit au « climax », considéré comme l’état d’équilibre unique déterminé par les conditions environnementales régionales. Cette théorie du monoclimax de la végétation a été ardemment soutenue par Braun-Blanquet et la majorité des phytosociologues européens, conduisant à des schémas dynamiques simplistes. Un exemple marquant est celui de la forêt de chêne vert ou yeuse, longtemps considérée comme la végétation potentielle, climacique, de Provence et du Languedoc. Or, les études paléoécologiques et la dynamique écologique actuelle causée par la baisse des usages agro-sylvo-pastoraux montrent bien la place clé des essences caducifoliées (chêne pubescent, érables, sorbiers...) dans ces forêts en voie de maturation. Gleason propose, quant à lui, une conception réductionniste de l’écosystème, en soutenant que les processus doivent être étudiés au niveau des espèces et des populations. Les trajectoires écosystémiques seraient dans ce cas beaucoup plus aléatoires puisque la dynamique des individus et des espèces reposerait sur des facteurs largement imprévisibles dans l’espace et dans le temps. Les résultats de ces deux dernières décennies de recherches vont dans le sens de cette conception. La notion de climax est totalement remise en cause, car cette conception trop déterministe ne rend pas compte des hétérogénéités et des multiples trajectoires possibles des paysages et écosystèmes méditerranéens. En effet, les conditions de
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non-équilibre des stades de succession et les processus liés au hasard (c’est-à‑dire les stochasticités liées à l’environnement ou à la démographie des espèces) participent pleinement à la dynamique des écosystèmes. Les processus n’étant pas unidirectionnels, l’« équilibre » d’un système écologique doit être considéré comme un état dynamique permanent qui oscille selon plusieurs tendances fonctionnelles comprises dans un cadre spatio-temporel suffisamment vaste. Ce constat explique toute la difficulté que représente le maintien artificiel d’un écosystème dans un « état de conservation favorable », comme le stipule pourtant la directive européenne Habitat-Faune-Flore de 1992 aux gestionnaires des sites du réseau Natura 2000 ! Deux ensembles de facteurs gouvernent les dynamiques des écosystèmes méditerranéens : les stress écologiques et les perturbations. Le stress est un facteur externe, le plus souvent cyclique, et lié à l’environnement physico-chimique, notamment le climat ; il a pour effet de ralentir la productivité des écosystèmes. La sécheresse estivale ou les contraintes liées au froid, sur les marges septentrionales du monde méditerranéen, constituent ainsi de puissants facteurs structurants. La perturbation se définit comme tout événement relativement discret et imprévisible dans le temps qui désorganise la structure de l’écosystème en conduisant à une destruction partielle ou totale de sa biomasse. Moteurs des successions écologiques et de l’hétérogénéité des écosystèmes, les perturbations déterminent des mosaïques d’habitats à divers stades dynamiques et favorisent la coexistence de différents cortèges d’espèces (guildes), garante d’une biodiversité locale élevée. La dynamique forestière, par exemple, repose sur trois grands types de perturbations « naturelles » ou spontanées, qui opèrent à différentes échelles spatio- temporelles : – les perturbations localisées, comme les chablis créés par la chute des vieux arbres, sont responsables des micro-hétérogénéités au sein des peuplements forestiers ; – les perturbations induites par la faune, notamment les grands vertébrés herbivores, ont joué un rôle déterminant dans la coexistence de communautés à divers stades dynamiques ; – les grandes perturbations abiotiques (incendies, tempêtes), qui se déroulent ordinairement sur des pas de temps assez longs et aboutissent à des transformations plus nettes dans le paysage. Pour chaque grand type d’écosystème, il est alors théoriquement possible de définir un régime régional de perturbations spontanées et d’estimer de quelles façons les impacts humains l’ont altéré. Tel est le cas des feux de forêt dont la fréquence accrue en Méditerranée est d’origine surtout anthropique. Souvent considérés comme des « catastrophes écologiques », les incendies, s’ils ne sont pas trop fréquents, ont en fait une importance écologique et évolutive indéniable,
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car ils contribuent à modeler la diversité des paysages, les hétérogénéités et les dynamiques des écosystèmes et facilitent la régénération des végétaux adaptés au feu. Celui-ci constitue donc une force sélective majeure qui a façonné, au fil de l’évolution, les caractéristiques biologiques des espèces structurant les écosystèmes méditerranéens, notamment les arbres et arbustes, qui possèdent, en général, une bonne résilience écologique.
L’influence ancienne de l’homme sur la nature méditerranéenne
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L’impact humain, très important et précoce en Méditerranée, remonte à plusieurs dizaines de millénaires et s’est exacerbé avec la conquête du feu. Au début de l’holocène, vers 10 000 ans avant le présent (bp), les défrichements et déboisements sont encore relativement ponctuels et temporaires ; ils reposent sur la pratique des landnams, ouvertures transitoires et de petites superficies du milieu boisé pour l’élevage ou l’agriculture, un mode d’usages des terres qui prédominera jusque vers 5 000 ans bp. La phase d’amélioration climatique de l’Atlantique correspond, surtout à partir de sa seconde moitié, au développement de civilisations humaines qui ont profondément perturbé l’environnement méditerranéen. Ainsi, vers 4 700‑4 500 ans bp, l’emprise anthropique sur les forêts méditerranéennes augmente, particulièrement en basse altitude mais aussi dans certains massifs montagneux (Taurus occidental, Sud-Est de la Grèce, Corse, Alpes méridionales, Rif). À l’âge du bronze et durant toute l’Antiquité, un palier supplémentaire est franchi avec la généralisation des déboisements qui débutent à différentes époques selon les régions : vers 3 200 ans bp au nord-ouest de la Grèce, ou vers 2 800 ans bp en Corse. Le triptyque agriculture-feux-pâturage a donc eu une influence prépondérante dans l’évolution de la structure et de la biodiversité des écosystèmes terrestres de Méditerranée. À l’orée des périodes historiques, l’homme a probablement détruit une portion notable des forêts qui couvraient cette région, et l’on estime à seulement 5 % la surface actuelle couverte par la végétation naturelle non directement impactée par l’homme. Ce défrichement des forêts a été justifié par la recherche de terres de culture et de pacage. Ainsi, en moins de 10 siècles, du ve siècle av. J.‑C. aux invasions barbares, plus de la moitié des forêts méditerranéennes a sans doute été dévastée. Cette théorie du « paysage en ruines ou de l’Éden perdu » est parfois contestée par les pourfendeurs d’une vision moins pessimiste de l’impact humain (Grove et Rackham, 2001). Ils soutiennent que les paysages de « savanes arborées » seraient bien caractéristiques
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des paysages méditerranéens. Comme souvent, la réalité se situe probablement entre ces deux extrêmes... L’action humaine n’est pas toujours délétère et des usages traditionnels peuvent conduire à une augmentation locale de biodiversité taxonomique (nombre d’espèces différentes), grâce à une utilisation multifonctionnelle du paysage, alors divisé en zones de production de bois (sylva), d’élevage des cheptels (saltus) et de productions agricoles (ager), soit la triade de l’agro-sylvo-pastoralisme connue dès les Romains. En péninsule Ibérique, les agro-écosystèmes traditionnels de type montado-dehesa facilitent ainsi les « mosaïques tournantes » des divers stades dynamiques et contribuent au maintien d’une diversité élevée en espèces animales et végétales. Mais dans de nombreux cas, la destruction ou l’altération d’écosystèmes par l’homme ont été particulièrement marquées : les zones humides du littoral méditerranéen sont réduites à peau de chagrin, victimes de la course aux terres arables, de captages d’eau, sans oublier la lutte contre la malaria, et plus récemment l’urbanisation liée au tourisme balnéaire. Dès le ve siècle av. J.‑C., les Étrusques ont drainé certains marais autour de Rome, et de telles actions se sont démultipliées autour de la Méditerranée depuis 2 000 ans. Plus à l’intérieur des terres, la surface des marais anatoliens de la plaine de Konya a été réduite de 90 % entre 1984 et 2002 ; en Macédoine, 1 150 km2 de zones humides ont été asséchés depuis 1930, alors que leur surface totale représentait à l’origine 1 570 km2. Au final, on chiffre la destruction des zones humides méditerranéennes à 1 million d’hectares, et ce, durant les seules 50 dernières années ! En milieu marin, les écosystèmes littoraux subissent les plus forts impacts. Le cas le plus emblématique est sans doute la régression des herbiers à Magnoliophytes (posidonie, cymodocée, zostères), constatée depuis plusieurs décennies. Même si la magnitude paraît relativement limitée à l’échelle du bassin méditerranéen (entre 0 et 10 % de pertes au cours du xxe siècle), certains secteurs connaissent des régressions bien plus importantes, comprises entre 5 et 8 % par an (Pergent et al., 2012). Ces régressions affectent surtout l’herbier de posidonie et sont liées à l’anthropisation des rivages (urbanisation, construction de ports, pollutions, pêche, invasions biologiques), à laquelle se sont ajoutées récemment l’élévation des températures de l’eau, surtout durant l’été, et la remontée du niveau marin. À l’heure actuelle, l’écorégion méditerranéenne est bien l’un des principaux « biomes en crise » identifiés au niveau mondial, tant sur le plan de l’altération des écosystèmes que de celle de la biodiversité. Cette situation s’explique par l’impact croissant des populations résidentes et du tourisme, alors que le réseau des aires protégées demeure insuffisant.
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Terrains de recherche actuels
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Depuis les années 1990, les recherches sur les écosystèmes méditerranéens ont connu des avancées tangibles, qui ont permis de dépasser les approches surtout descriptives conduites jusqu’alors. Écologie évolutive, macroécologie, paléo écologie, écologie théorique, écologie fonctionnelle, ingénierie écologique forment des champs thématiques en constante progression. Ils conduisent à mieux comprendre les processus à l’origine des assemblages actuels d’espèces, et permettent d’en décrypter le devenir face aux changements globaux en cours. L’intégration des connaissances évolutives permet de mieux analyser les mécanismes liés aux « règles d’assemblages » des espèces au sein des communautés ou écosystèmes, et qui se déroulent sur des échelles de temps long (macro évolution) ou court (microévolution). Une des voies développées actuellement consiste à mesurer et comparer les structures phylogénétiques des communautés, par exemple entre des écosystèmes similaires sur le plan structurel, mais qui ont connu des histoires biogéographiques différentes. La phylogénie comparative a ainsi montré que la présence conjointe, dans les cinq écorégions méditerranéennes du monde, de végétaux à feuilles sclérophylles (pat exemple, le chêne vert ou le lentisque en Méditerranée) était plus le reflet d’un conservatisme phylogénétique que d’une convergence de nature adaptative face au puissant stress climatique méditerranéen. Ainsi, ces végétaux sclérophylles sont en quelque sorte les « fantômes écologiques » de lignées tropicales ou subtropicales présentes avant la mise en place du climat méditerranéen, il y a 3,5 millions d’années. Le développement de l’écologie fonctionnelle contribue à affiner les modèles prédictifs examinant les conséquences du changement global, et plus largement la pérennité des services fournis par les écosystèmes. Il s’agit ainsi de mieux comprendre quand et comment les interactions entre espèces peuvent assumer une fonction régulatrice vis-à-vis de l’impact des changements environnementaux, notamment climatiques, sur les écosystèmes. Les enjeux de ces recherches sont cruciaux car la région méditerranéenne devrait être l’une des régions du globe les plus affectées par l’aridification et le réchauffement du climat durant les prochaines décennies. Le réchauffement global se fait particulièrement ressentir en milieu marin et il conduit, selon les secteurs, à une « méridionalisation » de la Méditerranée, conjointement à une fréquence accrue des événements climatiques extrêmes. Les recherches en cours montrent toute l’importance des vastes herbiers à Magnoliophytes dans la fixation et le stockage du carbone atmosphérique (« puits de carbone »). Selon l’épaisseur des mattes, les herbiers de posidonie stockent entre 100 et 410 × 103 gCm2 de carbone organique, soit de 11 à 89 % des émissions de
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CO2 produites par les pays méditerranéens depuis l’orée de la révolution industrielle (Pergent et al., 2012) ; cette quantité séquestrée par ces herbiers est évaluée sur le marché du carbone entre 3 et 45 euros/m2, soit 17 à 250 fois plus que les forêts tropicales. Aux Baléares, les 67 000 hectares couverts par les herbiers de posidonie entourant l’archipel compensent 8,7 % des émissions locales de carbone, et la totalité du stock séquestré équivaudrait à 105 ans d’émissions de CO2 pour ces îles. On le voit, les « services écologiques » rendus par cet écosystème sont essentiels pour la Méditerranée, si l’on ajoute son rôle dans l’atténuation de l’érosion marine et de nurserie pour la faune marine. Mais la fourchette des valeurs énoncées montre bien que les estimations, tant écologiques qu’économiques, restent à parfaire. En milieu terrestre, les premières expérimentations suggèrent que les inter actions positives entre végétaux, comme la facilitation, ont une influence croissante quand les conditions de stress augmentent. Le rôle de la biodiversité sur le fonctionnement des écosystèmes constitue aussi un questionnement majeur car trop peu d’études ont été conduites sur les divers types d’écosystèmes médi terranéens. Toutefois, les quelques expérimentations réalisées en garrigues ou pelouses montrent le lien positif entre la diversité en espèces et la production primaire, phénomène qui s’explique en partie par la complémentarité entre végétaux ; mais si une herbacée devient dominante, cette relation diversité-productivité peut s’annihiler. Il convient donc de multiplier ces recherches, soit grâce à des manipulations expérimentales d’écosystèmes dans des mésocosmes ou serres, soit in situ au sein de sites-ateliers instrumentalisés de suivis écologiques et climatiques (par exemple, les sites de France méridionale de Puéchabon pour la chênaie verte, et de l’Observatoire de Haute-Provence pour la chênaie pubescente). Dans une perspective plus appliquée, mieux connaître le fonctionnement des écosystèmes apparaît aussi essentiel dans l’évaluation des « services écologiques » fournis par les grands ensembles naturels, afin d’en assurer leur pérennité. Mais, aussi bien dans le domaine marin que terrestre, demeurent de profondes incertitudes dans notre compréhension des interactions complexes entre les facteurs de forçage globaux et leurs impacts sur les écosystèmes et la biodiversité. Ces recherches sont pourtant la clé d’une compréhension mécaniste des processus, afin de dresser des prédictions plus robustes sur les changements écosystémiques du futur en Méditerranée. Frédéric Médail ➤➤ Biodiversité,
climat, corail, eau (ressources et usages), flore marine, forêt, géographie, géologie, îles, insularité, mer, montagne, pastoralisme, paysage, tourisme
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mots-clés
Bioclimat, dynamique écologique, écologie, forêt, impacts de l’homme, perturbations, services écologiques Références
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L’histoire de la Méditerranée, conçue comme un ensemble géographique et humain cohérent, s’est imposée dans le paysage historiographique, français d’abord, puis international, à partir de l’œuvre magistrale de Fernand Braudel (1902‑1985), La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, publiée en 1949, qui a connu une postérité considérable et a marqué le domaine des études historiques jusqu’à nos jours. Pour comprendre comment s’est construit l’objet Méditerranée dans les recherches historiques, et comment la pensée historique a contribué à forger ou à critiquer certaines représentations de cette mer et des terres qui l’entourent, il ne sera pas inutile de revenir brièvement sur le contexte d’écriture de ce livre fondateur, sur ses principaux contenus, sur ses différentes rééditions et traductions, comme sur leurs réceptions. Les études historiques sur la Méditerranée se sont par ailleurs intensifiées ces deux dernières décennies. On cherchera à en préciser certaines orientations majeures, sans aucune ambition d’exhaustivité, en nous concentrant sur celles qui ont pris en considération l’ensemble du bassin pour en donner une interprétation globale, laissant de côté les innombrables recherches sur les régions et les pays méditerranéens, saisis dans leur singularité ou dans leurs relations, ainsi que de nombreuses études thématiques qui sont venues considérablement enrichir et complexifier la connaissance historique de ces espaces. « Je crois que tous les problèmes que pose la Méditerranée sont d’une richesse humaine exceptionnelle, qu’ils intéressent par suite les historiens et les non- historiens. Je pense même qu’ils portent leurs lumières jusqu’au temps présent, qu’ils ne sont pas dépourvus de cette “utilité”, au sens strict, que Nietzsche exigeait de l’histoire elle-même. » Ainsi, dans sa préface de 1946, Fernand Braudel ancre d’emblée son histoire dans une actualité, dont elle doit servir à la compré hension, conformément à ce « goût du présent » qui caractérise l’école historique des Annales. Le projet de Braudel a connu une gestation de près de vingt ans. À partir de 1923, l’auteur définit un sujet de thèse : la politique méditerranéenne de Philippe II. Progressivement, en particulier sous l’influence de Lucien
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Febvre, fondateur de l’école des Annales en 1929, auteur d’une thèse publiée en 1911 sur Philippe II et la Franche-Comté, avec lequel il entretient une correspondance nourrie avant de le rencontrer en 1937, Braudel transforme son approche. Il abandonne le questionnement traditionnel d’histoire d iplomatique initial et sort des cadres classiques de l’histoire politique pour se demander « si la Méditerranée n’avait pas eu […] son histoire propre, son destin, sa vie puissante et si cette vie ne méritait pas autre chose que le rôle d’une toile de fond pittoresque » (Préface, 1946). L’espace maritime devient alors central. La Méditerranée elle-même est considérée par Braudel comme un « personnage » historique, « complexe, encombrant, hors série ». Au moment où se développe une nouvelle histoire qui se démarque radicalement des études académiques, avant tout attentives aux faits politiques, militaires ou diplomatiques, pour traiter de l’économie et des groupes sociaux, Braudel donne le primat au temps long du milieu géographique, aux grands flux, aux conjonctures, aux pesées quantitatives à travers l’étude de la répartition des hommes, des routes commerciales, des trafics… Pour satisfaire l’ambition de « saisir la Méditerranée dans sa masse complexe », il fallait se tourner radicalement vers l’histoire économique et sociale, c’est-à-dire « essayer de bâtir l’histoire, écrit-il, autrement que nos maîtres l’enseignaient » (Préface, 1946). En outre, cette histoire de la Méditerranée n’aurait sans doute pas vu le jour sans quelques circonstances particulières de la vie de son auteur. Le séjour en Algérie, où Braudel enseigne à Constantine puis à Alger jusqu’en 1932, a joué un rôle essentiel dans sa perception de la mer Intérieure. La préface de 1946 s’ouvre par cette déclaration, souvent citée : « J’ai passionnément aimé la Méditerranée, sans doute parce que venu du Nord, comme tant d’autres, après tant d’autres. » Aussi Braudel invite-t‑il le lecteur à convoquer ses propres souvenirs, ses propres visions, pour l’« aider à recréer cette vaste présence », car « la mer, telle qu’on peut la voir et l’aimer, reste le plus grand document qui soit sur sa vie passée ». Mobilisé à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Braudel rédige sa thèse en captivité en Allemagne, entre 1940 et 1945, éloigné de ses notes et documents conservés à Paris. Il la soutient le 1er mars 1947 et la publie en 1949. Le plan finalement retenu pour l’ouvrage a une portée qui dépasse de beaucoup la seule historiographie de la Méditerranée. En effet, Braudel y met en œuvre une conception de l’histoire fondée sur « une décomposition en plans étagés », selon trois temporalités, avec « la distinction […] d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel » (Préface, 1946). Il y affirme le primat de la longue durée : « dans l’explication historique telle que je la vois, écrit-il, […] c’est toujours le temps long qui finit par l’emporter ». Il ouvre les frontières entre les disciplines en mobilisant les apports de la géographie, de l’économie et de l’anthropologie. Cette nouvelle façon d’écrire l’histoire va
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inspirer plusieurs générations d’historiens jusque dans les années 1970. En ce sens, l’objet Méditerranée a joué un rôle important dans l’évolution même de la discipline historique et de ses méthodes. Avec ce livre, dont Braudel donne quatre éditions (1949, 1966, 1976, 1979), la Méditerranée devient un « objet », un « domaine » de l’histoire, défini dans des termes dont l’héritage reste puissant pour toutes les périodes de l’histoire (Zwierlein, 2015). La seconde édition, celle de 1966, est en fait une version considérablement remise à jour, qui intègre les apports des recherches conduites par Braudel après-guerre dans les archives – en Italie surtout, mais aussi à Simancas, Paris, Vienne, Londres, Cracovie, Varsovie –, comme ceux des nombreux historiens qui s’étaient lancés, dans son sillage, dans de nouvelles études sur cette région. Mais ni la structure du livre, ni sa signification profonde, ni la vision générale donnée de la Méditerranée ne s’en trouvent modifiées. Comme l’indique Braudel lui-même dans la préface datée de 1963, sa Méditerranée, est « le fruit direct » de la première saison des Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre. L’ouvrage s’inscrit pleinement dans le contexte d’une nouvelle histoire qui prend ses distances avec les événements politiques et militaires, avec leurs grands protagonistes, pour s’attacher aux destins collectifs, aux cycles de l’économie et aux structures sociales. Braudel, et c’est sans doute là un socle majeur de l’entreprise, a retenu les enseignements des géographes de la Sorbonne. « La dialectique espace-temps (histoire-géographie) » (Préface, 1963), placée au cœur du projet, le conduit à donner un poids considérable à « la part du milieu » (première partie), aux découpages des cinq péninsules (Italie, Balkans, Asie Mineure, Afrique du Nord, péninsule Ibérique) en montagnes et en plaines, à ces terres qui enserrent la mer, ou plutôt un « complexe de mers ». La géologie, le climat, les îles, les routes qui relient le désert au sud, l’Europe au nord, dessinent à la fois la diversité des visages de la Méditerranée et son unité physique (le climat, en particulier, unifie les paysages et les modes de vie) comme son unité humaine (les routes, l’art de naviguer et les villes). Braudel utilise la géographie pour élaborer une vision où domine une « histoire quasi immobile », faite de permanences, de lenteurs et de répétitions, « une histoire sous-jacente plutôt silencieuse, à coup sûr discrète, presque insoupçonnée de ses témoins et de ses acteurs et qui se maintient, vaille que vaille, contre l’usure obstinée du temps » (Préface, 1963). La deuxième partie, « Destins collectifs et mouvements d’ensemble », est consacrée à une histoire sociale de la Méditerranée, solidement arrimée à l’économie, qui continue de faire la meilleure part aux rythmes lents : les structures et les conjonctures qui scandent la vie économique, les pesées démographiques, le rôle des métaux précieux et le mouvement des prix. Le commerce méditerranéen est saisi à travers trois problèmes « qui impliquent toutes les dimensions de la vie économique de la mer » (1966, I, p. 493) : la « crise du poivre » lorsque les Portugais purent
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accéder directement aux épices par le cap de Bonne-Espérance, les vicissitudes des routes levantines, le rétablissement du commerce méditerranéen des épices au bénéfice de Venise au milieu du xvie siècle, puis le déclin du commerce du Levant dans les premières décennies du xviie siècle, lorsque les Hollandais s’imposèrent dans l’océan Indien ; la question du blé, liée à une faiblesse structurelle de la vie méditerranéenne, à savoir le besoin impérieux d’une denrée qui n’est jamais surabondante ; enfin, la pénétration des flottes atlantiques en Méditerranée. Au fil de ces développements les témoignages des contemporains surgissent, les ambitions et la politique des États se font jour, alors que les marchés, les grands flux, les aléas démographiques, les cycles économiques échappent en large partie à l’action et à la puissance des hommes. La vie politique, sociale et culturelle de la Méditerranée prend place à la fin de cette deuxième partie, avec la montée des empires, les transferts culturels, les confrontations et les conflits de « civilisa tion à civilisation », les rayonnements artistiques, les formes de la guerre… La troisième partie, « Les événements, la politique et les hommes », n’apparaît que comme une concession aux brèves et nerveuses oscillations des vies et des faits, indispensable dans un projet d’histoire totale, mais dont la portée reste limitée pour comprendre l’histoire profonde de la Méditerranée : « J’ai beaucoup hésité à publier cette troisième partie sous le signe des événements, écrit Braudel ; elle se rattache à une histoire franchement traditionnelle […]. Il est vrai, cependant, qu’une histoire globale ne peut se réduire à la seule étude des structures stables, ou des évolutions lentes. Ces cadres permanents, ces sociétés conservatrices, ces économies prisonnières d’impossibilités, ces civilisations à l’épreuve des siècles, toutes ces façons licites de cerner une histoire en profondeur donnent, à mon avis, l’essentiel du passé des hommes, du moins, ce qu’il nous plaît, aujourd’hui, en 1966, de considérer comme l’essentiel. Mais cet essentiel n’est pas totalité. » (1966, II, p. 223.) Il ne cache pas ses réticences vis-à-vis de cette « agitation de surface », « la plus passionnante, la plus riche en humanités, la plus dangereuse aussi ». Son tempérament le porte à adhérer à un certain structuralisme, et à se méfier de « cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs illusions » (Préface, 1946). Les éditions suivantes n’apportent que quelques modifications de détails. Mais dans les années 1970, l’ouvrage connaît une large diffusion internationale grâce à de nombreuses traductions : en anglais, d’abord, en 1972, puis en espagnol, allemand, portugais, polonais, turc, italien, et ensuite en serbo-croate, chinois, hongrois, coréen, russe, bulgare… La vision braudélienne de la Méditerranée gagne en outre le grand public avec la série télévisée lancée en 1976. Le résumé qui précède ne saurait rendre raison de la somme impressionnante que représente ce livre dans son ambition maîtrisée d’histoire globale, ni de sa
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puissance évocatrice et synthétique. Il est le fruit d’une ampleur de vue exceptionnelle, nourrie de la richesse des connaissances mises en œuvre, elles-mêmes fondées sur une masse considérable d’archives dispersées. La diversité, la multiplicité et la complexité de la Méditerranée sont reconduites à une unité, celle de la mer, vecteur d’échanges et de contacts d’une extrême densité, qui favorise les circulations des hommes et des biens, matériels comme culturels. Mais si l’eau est « union, transport, échange, rapprochement », c’est grâce à l’activité inlassable des hommes : « ce n’est pas l’eau qui lie les régions de la Méditerranée, mais les peuples de la mer » (1966, I, p. 253). L’unité méditerranéenne est ainsi le résultat de l’entreprise poursuivie sans relâche par les hommes au fil du temps, sans cesse construite dans un monde de contraintes physiques. « À ce monde épais, composite et mal délimité […] on ne peut reconnaître d’autre unité que celle d’être une rencontre des hommes, un alliage d’histoires. Toutefois il est décisif qu’au cœur de cette unité humaine, sur un espace plus étroit qu’elle-même, joue une puissante unité physique, un climat unificateur des paysages et des genres de vie », écrit encore Braudel (1966, I, p. 211). Avant lui, d’autres historiens, comme Mikhail Rostovtzeff, historien de l’économie antique, ou Henri Pirenne, médiéviste, avaient abordé l’histoire de la Méditerranée en mettant l’accent sur les contacts humains que la mer avait favorisés, ce que Horden et Purcell appellent l’« approche interactionniste » (2000, p. 10). Braudel y ajoute la marque de l’environnement physique, à la fois comme élément de définition de la région, et comme ensemble de contraintes limitant la liberté des circulations en son sein (Horden et Purcell, 2000, p. 37). Le cadre physique dans ses rapports avec l’histoire, tel qu’il est posé dans la première partie, déborde amplement l’étude ciblée sur le xvie siècle. Dans la conclusion de la seconde édition, Braudel remarquait que personne ne lui avait reproché cet essai géographique, cette part fondamentale de ressources et de difficultés que le milieu avait proposée à la construction humaine des civilisations. Sans doute plus que les autres développements, parfois plus controversés, cette partie a d’emblée élevé la Méditerranée au rang de référence. Aussi les lectures de Braudel ont-elles stimulé l’étude d’autres espaces géographiques. D’autres « méditerranées » ont été inventées en référence à ce modèle. Par analogie, le nom propre est devenu nom commun, nourrissant à son tour de nombreuses études qui s’attachent génériquement à un ensemble maritime presque fermé, lieu d’établissement de divers États riverains, aisément reliés par des communications relativement rapides, interagissant durablement les uns avec les autres ; une zone d’échanges, de rencontres culturelles comme de conflits et de tensions. Denys Lombard a notamment emprunté cette voie pour analyser la « Méditerranée du Sud-Est asiatique » (1990). En histoire comme en géographie, mer des Caraïbes, mer de Chine méridionale et d’autres c omplexes maritimes offrent des terrains de comparaison sur la base d’un « modèle » construit à partir
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de structures spatiales se référant à la Méditerranée, laquelle, d’objet spécifique, géographiquement et historiquement situé, tend à se transformer en notion pluridisciplinaire, « un système de différences complémentaires » selon Christian Bromberger (in Albera, Blok et Bromberger, 2001, p. 76). La Méditerranée de Fernand Braudel est essentiellement tournée vers l’Europe. Les sources exploitées y concourent. Dans la préface de la troisième édition, en 1976, Braudel, évoquant les études nombreuses qui lui firent suite, suggère que des renouvellements sont à attendre du recours à d’autres gisements documentaires : « peu à peu se découvrent à nous les richesses des archives turques, bien que lentement, trop lentement à mon gré ». Il s’attache peu à l’islam et, de manière générale, ses connaissances puisent leurs racines dans le fonds orientaliste de l’époque. Sa démarche s’inscrit en outre dans un questionnement historio graphique qui fait débat pour l’histoire européenne, celui de la « décadence » de la Méditerranée, à l’aube de l’âge moderne, face à l’essor des puissances atlantiques. Il démontre, de façon incontestable, le maintien de la prospérité de cette région du monde, au moins jusqu’au milieu du xviie siècle lorsque décline sa primauté, ce qui le conduit à construire une vision unitaire de la période 1450‑1650. Aussi son attention est-elle tournée vers « l’Europe nordique, au-delà des oliviers, [qui] est une des réalités constantes de l’histoire de la Méditerranée. Et c’est la montée de cette Europe-là, liée à l’Atlantique, qui décidera du destin entier de la mer, avec le xvie siècle finissant » (1966, I, p. 21). Notons que la place de la Méditerranée dans l’économie mondiale après 1492, et surtout la chronologie de sa progressive marginalisation, restent toujours une question à la fois ouverte et fertile. Pour certains historiens, il semble que le moment où la mer Intérieure assume une place plus réduite dans l’économie mondiale doive être placé au xviiie siècle, lorsque le commerce anglais avec les Amériques et les Indes excède celui avec la Méditerranée (Greene, dans Horden et Kinoshita, 2014, p. 98). Cette Méditerranée à prépondérance européenne, dont l’histoire est construite à partir de sources occidentales, a donné lieu, par la suite, à des débats critiques et à des révisions. Du côté des historiens turcs ottomanistes, le cadre tracé par Braudel a suscité des travaux qui ont adopté une approche de longue durée, centrée sur les problèmes économiques et sociaux, la démographie ou les routes du commerce. L’ouvrage de Braudel a été reçu comme un programme de travail pour ces historiens, comme une interprétation à renouveler et à enrichir grâce aux archives turques qui avaient fait défaut à l’auteur (Barkan, 1954). Dans The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History (2000), Peregrine Horden et Nicholas Purcell ont mis en évidence l’influence de l’héritage « romantique » dans la vision de la Méditerranée de Braudel. Un imaginaire, construit à partir du xviiie siècle par des voyageurs, des explorateurs, des hommes de lettres et des artistes, mêlant culture humaniste, fascination pour les découvertes
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archéologiques et le patrimoine antique, lumières, paysages et styles de vie, se trouve en quelque sorte réactivé et élargi dans les écrits historiques. En effet, c’est bien dans la littérature, dans les récits de Gabriel Audisio, de Jean Giono, de Carlo Levi ou de Lawrence Durrell, que Braudel engage son lecteur à retrouver les images les plus vives et les plus profondes de la Méditerranée, celles de « longue durée » (conclusion de la seconde édition). On retrouve sans doute, sous la plume de Braudel, l’héritage des productions savantes et des courants de pensée européens qui, à partir du xviiie siècle, et surtout au siècle suivant, ont permis de définir la Méditerranée comme un objet cohérent. Ainsi, les expéditions scientifiques, qui ont accompagné les campagnes militaires en Égypte (1798‑1799), en Morée (1829‑1831) et en Algérie (1839‑1854), ont contribué à une « invention savante », à savoir la « construction intellectuelle d’une représentation globale de l’espace méditerranéen » (Bourguet et al., 1998). Au xixe siècle, les saint-simoniens ont rêvé d’une Méditerranée unie par les réseaux modernes de communication, un rêve de réconciliation entre l’Orient et l’Occident que nourrissent aussi des intellectuels dans les années 1930 (Temime, 2002). La perspective géo-historique est sensible dans les pages qu’Élisée Reclus consacre à la Méditerranée dans la Nouvelle Géographie universelle, en 1876 : la mer, vecteur de commerce et de navigation, est « ce grand agent médiateur » qui « met les peuples en rapport les uns avec les autres ». L’unité de la Méditerranée s’affirme encore avec la géographie humaine de l’école de Vidal de La Blache : l’homo généité du climat et du relief fonde la spécificité du paysage et du milieu. Aussi P. Horden et N. Purcell (2000) présentent-ils davantage Braudel comme un point d’arrivée que comme un point de départ, et son œuvre a pu être interprétée comme l’aboutissement d’une histoire des représentations scientifiques de la Méditerranée. Ces auteurs notaient que la Méditerranée de Braudel, en dépit de son succès et de son influence, semblait marquer la fin des études méditerranéennes plus que le commencement d’une nouvelle saison de réflexion sur cette mer qui, en tant qu’ensemble cohérent, attirait moins l’attention des historiens et des géographes. À une certaine désaffection pour les vastes synthèses historiques régionales, s’ajoutait la critique du « méditerranéisme » développée par certains anthropologues, comme Michael Herzfeld dans les années 1980, qui pouvait remettre en cause la validité de ce cadre d’étude : « le qualificatif réducteur de “méditerranéen” doterait l’hétérogène d’une homogénéité factice et serait le produit des représentations fantasmatiques de chercheurs venus du nord » (Albera, Blok et Bromberger, 2001, p. 12). Pourtant, les travaux conduits dans les années qui suivirent la publication de leur livre ne confirmèrent pas ce point de vue. Au contraire, on a assisté dans les années 1990 et 2000 à un intérêt croissant pour la Méditerranée. En 1991, Robert Ilbert et Gérard Chastagnaret, dans un numéro
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spécial de la revue Vingtième siècle, invitaient, à distance d’une unité du monde méditerranéen rêvée, mythique, ou tout simplement « postulée », à « interroger les différentes configurations prises selon les lieux et les périodes par cette entité géographique ». Les recherches ont connu, dans divers secteurs disciplinaires, une singulière intensification ces dernières années. De nombreux pays se sont dotés de centres d’études spécialisés, en relation avec une nouvelle centralité et actualité de cette région, balayant un large spectre de préoccupations, de l’écologie et de l’« habitabilité » future de la Méditerranée aux crises politiques, en passant par les risques patrimoniaux, les enjeux migratoires, religieux ou mémoriels. Ce mouvement a été encouragé par les programmes-cadres de recherche de l’Union européenne et par la Fondation européenne de la science. Les débats sur le « clash des civilisations » depuis la parution du livre de Samuel P. Huntington (1997), un intérêt croissant pour les interactions culturelles et les études comparées, ont aussi servi ce regain d’attention. En témoignent les textes réunis par Thierry Fabre et Robert Ilbert sous le titre Les Représentations de la Méditerranée (2000). Pour donner un bref aperçu des grandes tendances historiographiques des dernières décennies, trois orientations majeures, qui ne sauraient dans le cadre réduit de cette notice rendre compte du foisonnement des recherches actuelles, peuvent être dégagées. Elles illustrent les façons dont s’écrit l’histoire de la Méditerranée dans les années 1990 et 2000. Elles prolongent et enrichissent, d’une certaine manière, le moment braudélien, dans la mesure où elles ne s’écartent guère de ses grandes orientations historiographiques et de ses questionnements majeurs. À côté de ces continuités, on décèle aussi des prises de distance, des renversements de perspective, des réajustements et des révisions qui suscitent de nouvelles interrogations (Horden et Purcell, 2006 ; Piterberg et al., 2010 ; Fusaro et al., 2010). Les enquêtes quantitatives, qui avaient dominé dans l’histoire économique et commerciale des décennies précédentes, cèdent la place à l’histoire des pratiques sociales et des interactions culturelles, avec une vive attention portée aux îles comme Malte ou la Crète et aux réseaux interconnectés (par exemple, Trivellato, 2009). Les villes, considérées essentiellement comme des nœuds de communication par Braudel, comme les « témoins » d’une conjoncture qui les dépasse et à laquelle elles réagissent diversement, sont désormais conçues comme productrices de faits sociaux, de cultures et d’identités entre enracinement et mobilités. Si les études comparées restent encore limitées, on peut remarquer que le vaste programme collectif lancé en 1992 par Claude Nicolet sur les mégapoles (2000) a considérablement fécondé la recherche. Il a en effet donné lieu à divers prolongements, grâce à l’effort intellectuel qu’il avait suscité dans une perspective comparative à la fois géographique (étendue à l’ensemble de la Méditerranée) et chronologique (de l’Antiquité au xixe siècle), pour opérer
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une comparaison « à distance » de villes éloignées, dans l’espace comme dans le temps. Enfin, l’histoire de la Méditerranée est loin de s’arrêter avec son déclin économique à l’échelle mondiale face à l’affirmation du monde atlantique. La relance du xixe siècle avec l’ouverture du canal de Suez, la formation, de Beyrouth à Alger, de sociétés urbaines et portuaires cosmopolites, points de rencontre entre l’Empire ottoman et l’expansion européenne, l’époque coloniale et le temps des nationalismes ont suscité une foison d’ouvrages notables. Une question, qu’il serait vain de tenter d’éclaircir ici, reste assurément encore à approfondir, car elle a été marginalisée dans le cadre historiographique tracé par les études braudéliennes : celle de l’interprétation historique et des usages de la Méditerranée antique. L’humanisme et la Renaissance ont certainement joué un rôle important dans la construction d’un discours qui trace une filiation entre une unité culturelle fondée sur l’Antiquité gréco-latine et la civilisation européenne, une construction identitaire qui se poursuit dans l’Europe des nations. Cette vision a occulté, ou plutôt drastiquement redimensionné, les apports orientaux, pourtant essentiels, à la culture méditerranéenne, et les transmissions d’est en ouest, ce qui renvoie à une histoire complexe de l’idée même de Méditerranée, à la déclinaison des appartenances qui s’y rapportent, et à leurs usages politiques et culturels. Revenons aux trois grandes tendances des études des deux dernières décennies évoquées plus haut. En premier lieu, il faut souligner le développement d’une histoire qui accorde une importance déterminante aux facteurs géographiques et environnementaux. Pour P. Horden et N. Purcell, dans The Corrupting Sea, la Méditerranée est composée d’une infinité de microrégions d’une extrême diversité, tant les hommes ont apporté de réponses différentes aux données environnementales, en façonnant leurs territoires en fonction des relations de complémentarité de leurs milieux écologiques avec les terres environnantes. Ainsi, les échanges incessants, la mobilité des hommes et de leurs ressources, ont créé des réseaux d’une grande densité qui ont assuré l’unité et la cohérence de l’aire méditerranéenne, surtout étudiée dans cet ouvrage pour les périodes antique et médiévale. Le continuum écologique et anthropologique que représente la Méditerranée s’établit grâce à une formidable « connectivité », concept utilisé par les auteurs pour décrire les interrelations constantes entre des espaces fragmentés et très variés, assurées par une pratique de très longue durée du cabotage, mais aussi d’une myriade d’autres voies de communication. Peu de place est ici donnée aux guerres, aux confrontations, aux fractures, qui marquent fortement, à l’inverse, un autre type de production historique récente. Plus récemment, un spécialiste d’histoire rurale, Faruk Tabak (2007), toujours dans le cadre d’une conception unitaire de la Méditerranée, a proposé une analyse globale de cet espace sur trois siècles (1550‑1870) et une interprétation de son déclin aux xviiie et xixe siècles par rapport au monde atlantique, en mettant en relation les
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transformations économiques avec les changements environnementaux – le petit âge glaciaire avec ses conséquences sur la réduction des terres arables dans les plaines au profit d’une économie pastorale, de la culture de la vigne et de l’olivier. Ainsi, le paysage agraire, marqué par la triade méditerranéenne (céréales, olivier, vigne), se recompose selon des rythmes, parfois rapides, dans l’inter action entre les phénomènes naturels et les sociétés humaines. Des travaux sur les paysages méditerranéens, comme ceux d’Oliver Rackham et Jennifer Moody sur la Crète (1996), ont montré à partir de données géologiques, botaniques, climatologiques, archéologiques, textuelles, ou encore issues de l’observation, que les « beautés naturelles » de l’île sont le résultat de centaines d’années d’activités humaines, qui ont formé des « paysages culturels », à la fois naturels et artificiels. Par ailleurs, contrairement à une affirmation récurrente depuis l’époque moderne, les paysages méditerranéens n’ont pas été dégradés par les usages dévastateurs des ressources naturelles ; ils montrent à la fois des permanences et des hétérogénéités qui invitent à des études localisées (Grove et Rackham, 2001). On peut rapprocher de cette démarche les études conduites sur le paysage ligure, qui relèvent d’une écologie historique issue de la rencontre entre l’histoire environnementale britannique et la micro-histoire italienne, et qui mettent en évidence l’action déterminante des c ommunautés humaines, localement, sur la conformation des paysages (Balzaretti, 2004). L’attention renouvelée pour les composantes du milieu naturel, pour leur évolution de très longue durée, et pour les impacts anthropiques à toutes les périodes de l’histoire, dans une approche qui intègre toujours davantage les savoirs des sciences environnementales, comme de la biologie et de la physique, a ouvert de nouvelles perspectives pour la compréhension de cette « part du milieu » chère à Braudel. La nature n’est alors plus envisagée comme un donné préexistant et déterminant ; elle s’inscrit dans un processus historique d’échelle plurimillénaire où les hommes ont aussi leur part. Cette question ne pouvant se traiter avec les seules méthodes des sciences historiques, cela ouvre un champ d’investigation autre que celui de l’historiographie. Par ailleurs, l’attention au milieu, dans l’histoire de la Méditerranée, a été stimulée par les enjeux environnementaux actuels de cette mer et par les interrogations sur son habitabilité à long terme, la gestion et la préservation de ses ressources. Cette perspective favorise des études, par exemple, sur les pêches, la couverture végétale et son exploitation, ou encore les pollutions industrielles (par exemple, les titres récents : Faget et Steinberg, 2015 ; Centemeri et Daumalin, 2015). Une autre orientation dominante dans l’historiographie, qui prolonge des études assez classiques sur la Méditerranée tout en apportant une moisson de connaissances nouvelles, est centrée sur les activités humaines liées aux ressources de la mer Intérieure. L’ouvrage de David Abulafia, The Great Sea: A Human
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History of the Mediterranean (2011), en offre une illustration très aboutie. À distance d’une histoire presque immobile qui accorde une place déterminante aux contraintes géographiques, l’auteur insiste sur le facteur humain, sur l’action des hommes et sur leurs productions sociales à partir de la mer. Des premiers peuplements jusqu’à nos jours, les échanges de populations, de biens, de cultures sont lus à travers les potentialités de navigation offertes par l’espace maritime. L’étude ne porte pas sur la région méditerranéenne, avec son relief, ses terres, son agriculture, son habitat, ses États, mais sur l’espace marin, les littoraux, les îles, les cités portuaires, les batailles navales, la piraterie, et bien sûr le commerce maritime, avec ses communautés de marchands, qui se taillent la meilleure part. Ce qui caractérise ici la Méditerranée, c’est la façon dont les hommes en ont exploité les potentialités et les richesses, mais aussi les connexions et les interactions entre les sociétés à travers la voie maritime, le protagonisme des grandes cités portuaires et leur population cosmopolite avant la montée des nationalismes au xxe siècle, ou encore les transformations du littoral jusqu’au tourisme de masse d’après-guerre. De nombreuses études, qui n’ont pas nécessairement la même ambition globale et de longue durée, se rattachent à une perspective maritime. Notons le développement des histoires singulières des différents espaces maritimes, mers presque fermées à leur tour, composant la Méditerranée (Égée, Adriatique, Tyrrhénienne…), ou encore des relations avec la mer Noire, l’océan Indien, l’Atlantique (à titre d’exemples : Cabanes, 2001 ; Fawaz et Bayly, 2002 ; Salvemini, 2009 ; Mascilli Migliorini et Mafrici, 2012). En outre, des recherches sur diverses thématiques maritimes ont renouvelé et enrichi notre vision de cette mer : identités insulaires ; routes commerciales et denrées commercialisées, comme le blé, « immense commerce » selon l’expression de F. Braudel ; techniques et organisation de la navigation ; infrastructures portuaires et aménagements littoraux ; droits et juridictions maritimes ; gens de mer ; communautés et réseaux marchands. Parmi les apports les plus neufs de la récente historiographie, notons l’identification, loin des grands mouvements économiques, maritimes, financiers, et des grandes places de commerce qui intéressaient Braudel, de figures commerciales modestes, enracinées dans les communautés locales, opérant sur des circuits courts et faiblement monétarisés, mais denses et diffus. Ils témoignent de la vivacité des échanges au moment du « déclin » de la Méditerranée et se manifestent, spatialement, par une poussière portuaire de petites escales, de mouillages, qui échappent aux contrôles des structures présentes dans les grandes villes-ports. Ces acteurs parviennent à investir les niveaux supérieurs des échanges, alimentant des formes encore peu étudiées de l’économie d’Ancien Régime (Salvemini, 2011). C’est sans doute la Méditerranée comme aire de contacts culturels, comme espace de rencontres, de frictions et d’hybridations, qui fait l’objet aujourd’hui
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des études les plus nourries. Dans ce domaine, deux interprétations antagonistes dominent traditionnellement le champ et irriguent encore largement l’historio graphie actuelle : à la Méditerranée espace d’échanges, sillonnée de bateaux, aire de coexistences et de convergences culturelles, s’oppose une vision plus noire, une histoire conflictuelle solidement établie, des croisades aux colonisations, qui emphatise la notion de frontière et les affrontements entre Chrétienté et Islam. Pour en saisir le socle, il convient de revenir sur la thèse d’Henri Pirenne (1862‑1935). Les nombreux débats et critiques qu’elle a suscités ont eu un grand impact sur la vision des historiens européens sur cette mer. D’abord dans un article paru dans la Revue belge de philologie et d’histoire (1922‑1923), puis dans l’ouvrage Mahomet et Charlemagne (1936), l’historien étudie, à partir d’une approche économique, le passage de l’Empire romain, cette unité politique et économique du monde méditerranéen, à la Méditerranée fracturée du Moyen Âge. Selon lui, les structures de la romanité tardive se seraient conservées lors des invasions germaniques (ve-viie siècles) qui provoquèrent la chute de la partie occidentale de l’Empire romain, des relations encore denses se nouant entre l’Empire byzantin et les royaumes germaniques de l’Ouest jusqu’au viie siècle. La rupture entre Orient et Occident méditerranéen ne serait intervenue qu’avec la conquête arabe : « Avec l’Islam, c’est un nouveau monde qui s’introduit sur ces rivages méditerranéens où Rome avait répandu le syncrétisme de sa civilisation. Une déchirure se fait qui durera jusqu’à nos jours. Aux bords de Mare Nostrum s’étendent désormais deux civilisations différentes et hostiles. […] La mer qui avait été jusque-là le centre de la chrétienté en devient la frontière. L’unité méditerranéenne est brisée. » (p. 111.) La Méditerranée devient, pour une large part, un « lac musulman » imposant le repli de l’Europe, coupée du commerce maritime, sur son versant nordique où se construit l’empire carolingien au ixe siècle. La fin de l’unité méditerranéenne, fondée sur une communauté de croyances, de mœurs et d’idées qui aurait persisté après les invasions barbares, aurait entraîné le déclin du négoce, miné par l’insécurité des mers et la piraterie des musulmans. Ce point de vue a été débattu, notamment par Maurice Lombard qui, dans un article des Annales écrit en 1947 et plusieurs fois réédité depuis, toujours sur des bases économiques, place la crise à l’époque des invasions barbares tandis qu’un nouveau dynamisme économique marque le ixe siècle, précisément grâce à l’installation arabe sur les rives orientale et méridionale. L’historiographie médiévale de la Méditerranée a été profondément marquée par cette perspective d’affrontements, à partir des divisions de l’Empire romain entre les Musulmans (au sud et à l’est), Byzance (nord-est) et les Latins (nord-ouest) jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Les recherches de ces dernières décennies, l’exploitation de données archéologiques et archivistiques nouvelles, ont fait évoluer
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nos connaissances. La crise du monde méditerranéen est reconduite à la peste du vie siècle, avant les conquêtes arabes. Et surtout, « la conception d’une histoire basée sur les processus de déclin et de rupture a cédé la place à une thématique insistant sur la reconnaissance des changements inscrits dans la longue durée, en particulier à partir de l’histoire culturelle » (Picard, 2005, p. XXXIII). Reconnaissances réciproques entre rivaux et régulations de la violence, contacts culturels, nécessaires pour le commerce, permettent la reconstruction sur de nouvelles bases des réseaux et des relations entre les différentes parties de la Méditerranée. « L’adaptation des sociétés méditerranéennes à une conjoncture marquée par la permanence de l’état de guerre est l’une des clefs de l’évolution de la Méditerranée médiévale. » (Balard et Picard, 2014, p. 272.) L’affirmation de la domination latine sur le bassin occidental à partir du xiiie siècle n’élimine pas les guerres et les rivalités constantes, ni plus tard l’affirmation des empires sur les rivages de la mer Intérieure, mais des liens multiples n’en relient pas moins incessamment les différentes régions de la Méditerranée tout comme les chrétiens et les musulmans. Il en ressort l’image d’une Méditerranée conflictuelle certes, mais où les différents contextes d’adversité, de la guerre de course aux guerres coloniales, entraînent aussi des circulations, des expérimentations dans la connaissance des sociétés autres, des interrelations et des imbrications, voire des codépendances. Par exemple, le renouveau des recherches sur l’esclavage en Méditerranée a montré l’ampleur du phénomène et les conséquences économiques, sociales et culturelles de la présence des captifs, de part et d’autre. En outre, même dans l’affrontement, les relations commerciales et les intérêts économiques trouvent leur voie, et débouchent sur l’élaboration de droits, de codes et d’usages partagés. Enfin, grâce à une exploitation équilibrée de sources occidentales et turques, des études ont montré, par exemple, qu’en dépit des différences religieuses il y avait bien des similitudes entre la Crète vénitienne et ottomane, alors que l’historiographie européenne classique voyait traditionnellement dans la conquête ottomane de cette île, dans le dernier tiers du xviie siècle, une nette rupture culturelle (Greene, 2000). Les nouvelles approches historiques de la Méditerranée cherchent à surmonter les apories des interprétations réductrices et des images contradictoires de la Méditerranée, entre unité et fragmentation, rapprochement et hostilité, cohérence et désagrégation. À distance des anciens clichés, qu’il s’agisse du mythe méditerranéiste de la continuité des sociétés et des cultures dans l’ensemble du bassin ou de la thèse de la fracture irrémédiable et de l’affrontement entre aires civilisationnelles, les circulations et les transferts culturels, les modalités de diffusion des idées, des techniques ou des textes, les formes complexes d’hybridation, de mixité, donnent lieu à des études qui mettent en discussion les grands monolithes culturels traditionnels, Chrétienté et Islam, Europe et Moyen-Orient,
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ou les constructions nationales. Par rapport à une historiographie ancienne, qui circonscrivait les phénomènes de contact et de brassage à des espaces de bordure déterminés, comme les grands ports, les centres urbains cosmopolites, présupposant ainsi l’existence de blocs culturels stables aux marges desquels la mixité devenait possible, elles mettent plutôt au jour le fonctionnement de sociétés coextensives (Dakhlia, 2013). Divisée durant presque un millénaire en trois espaces politiques et culturels qui sont loin d’être hermétiques les uns aux autres, la Méditerranée, à partir de l’époque moderne et de la conquête ottomane, devient un monde duel, les trois quarts de ses côtes passant sous le contrôle d’Istanbul. Si, longtemps, un héritage « orientaliste » a donné à penser Est et Ouest de la Méditerranée comme deux blocs immuables, à rebours de cette tendance, des historiens de la période moderne ont souligné les convergences et l’interdépendance des dynamiques socioculturelles entre ces régions. Les contacts militaires, diplomatiques, économiques ont d’abord été privilégiés, puis ceux entre les hommes des différentes sociétés, en particulier à travers les mobilités et les pratiques autour des frontières politiques et religieuses comme, par exemple, les conversions (parmi de nombreuses références, García- Arenal, 2001 ; Fiume, 2009). Les figures de médiateurs et de « passeurs » entre les sociétés (traducteurs et interprètes, courtiers, renégats, marchands des diasporas, communautés confessionnelles minoritaires, voyageurs, etc.) ont été plus particulièrement étudiées, mais les recherches les plus récentes s’orientent vers la connaissance des circulations ordinaires, au cœur des sociétés, comme l’illustre l’enquête menée sur la présence historique des musulmans en Europe occidentale (2011‑2013). Du point de vue méthodologique, les approches microsociales, l’intérêt pour les itinéraires individuels (dont témoigne, entre autres, le programme « Individu et société dans le monde méditerranéen musulman » de la Fondation européenne de la science, 1996‑2001), pour les traces qu’ont laissées ceux qui, pour des raisons politiques, commerciales, religieuses, scientifiques ou culturelles ont parcouru la Méditerranée, mettent l’accent sur une histoire sociale plus encore que culturelle. Elles articulent la circulation des cultures et des idées sur un intense mouvement d’individus. Ces approches ont sans doute plus de points communs avec les orientations scientifiques données par Shelomo Dov Goitein (1900‑1985) aux études méditerranéennes dans son œuvre monumentale, A Mediterranean Society, qu’avec celles de Braudel, peu sensible aux parcours de vie des individus. En effet, son analyse basée sur le croisement de milliers de documents de la Genizah du Caire (manuscrits de la synagogue) fait de lui un des plus grands historiens de l’histoire sociale et de la culture matérielle méditerranéenne des xe-xiiie siècles. Attentif aux personnes, aux familles, aux liens communautaires, aux pratiques économiques, aux faits quotidiens et aux communications, il a redonné vie aux relations entre
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juifs et Arabes à travers mille détails et fragments reconstitués, et décrit une dense connectivité méditerranéenne. Désormais, avec l’abandon des approches nationales trop cloisonnées, mais aussi des récits trop étroitement occidentalistes, la Méditerranée a acquis une dimension transnationale ; une vision qui étend ses frontières au-delà de ses marges, prend en compte ses connexions lointaines (monde atlantique, océan Indien, Sud du Sahara…) et la place au cœur de réseaux mondiaux. Comme le soulignent Peregrine Horden et Sharon Kinoshita dans A Companion to Mediterranean History, écrire aujourd’hui l’histoire de cet espace, « c’est toujours à certains égards, du moins pour le moment, écrire contre des catégories établies » (2014, p. 5). Les contributions qu’ils ont réunies dans ce volume illustrent la richesse et les promesses de ces perspectives. Brigitte Marin ➤➤ Anthropologie, archéologie, Braudel (Fernand), captif, chrétiens, climat, colo-
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nisation, conflit, connectivité, conversion, cosmopolitisme, course, croisades, démographie, désert, diaspora, eau (ressources et usages), échanges commerciaux, empire, empires coloniaux, épices, esclavage, expédition d’Égypte, frontière, géographie, géologie, Goitein (Shelomo Dov), îles, insularité, juifs, levantin, littoral, mégapole, mémoire, mer, migration, montagne, musulmans, navigation, olivier, orientalisme, pastoralisme, patrimoine, paysage, pêche, peuplement, tourisme, vigne, voyage
mots-clés
Braudel, échanges, environnement, Europe, frontière, géographie, islam, mer, relations interculturelles, unité de la Méditerranée Références
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Dans l’Antiquité classique, le mot maternitas n’existe ni en grec, ni en latin : c’est dire que le concept manque encore de consistance. D’abord assemblage de mythes, de croyances, de rites, il se construit ensuite à partir du droit et des sciences médicales. Son élaboration est riche et complexe sur le plan symbolique. Les Grecs et les Romains ont eu besoin de trois déesses pour installer la maternité sur l’Olympe : Déméter (Cybèle) figure la fécondité, Héra (Junon), le mariage, et Aphrodite (Vénus), la sexualité : « Tout est né d’elle », dit Euripide. Les trois autres olympiennes sont vierges. Le culte de Déméter, associé à celui de sa fille Coré, fut, semble-t‑il, le plus ancien, le plus populaire et le plus vivace de la religion hellénique. Proche de Rheia sa mère et de Gaïa son aïeule, mères primordiales qui ont su protéger leurs enfants contre la brutalité des pères, Déméter, la nourricière, fait germer les grains et pousser les plantes, elle initie les humains à la vie prévoyante et organisée. Coré, vierge du printemps, symbole du renouveau, s’occupe à cueillir des fleurs au moment où Hadès, dieu des Enfers, l’enlève et l’épouse, avec l’accord de Zeus, roi des dieux et père de la jeune fille. Déméter ne supporte pas cette séparation : sa douleur se déchaîne à travers le monde, arrêtant toute vie ; les humains meurent de faim, et les dieux ne reçoivent plus d’offrandes. Zeus se résigne à accepter un compromis : Coré-Perséphone reviendra chaque année au printemps passer avec sa mère les longs mois de la belle saison. À Athènes, les fêtes en l’honneur de Déméter, les Thesmophories, sont célébrées au moment des semailles d’automne par les femmes mariées, dont la fécondité est assimilée à celle de la terre. Déméter propose aussi, dans son sanctuaire d’Éleusis, des voies d’accès à la vie éternelle. D’autres récits mythiques montrent des sentiments maternels tissés d’inquiétude, de démesure, de haine. Thétis, mère abusive, veut retenir son fils Achille loin des combats. Niobé est trop orgueilleuse de sa nombreuse progéniture. Jocaste commet l’inceste (inconsciemment, il est vrai). Les Amazones, femmes guerrières, refusent de reconnaître les pères, et mettent à mort leurs enfants
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mâles. Médée tue elle-même ses propres fils pour se venger de Jason, leur père. Son geste crée le scandale suprême, l’anarchie suprême. Il n’a pas cessé de hanter jusqu’à présent les artistes et les poètes : tous expriment l’angoisse masculine face aux passions incontrôlables d’une mère maltraitée. Euripide, qui a porté au théâtre cette tragédie, déclare que la souffrance et la dépendance des femmes sont inévitables, le rôle de la civilisation étant d’empêcher que cette souffrance provoque des troubles. Au-delà des mythes, les savants et les philosophes grecs (Hippocrate, Platon, Aristote et beaucoup d’autres) ont confirmé l’infériorité des mères et la nécessité de leur subordination : elles ne sont, par nature, que des nourricières, certes indispensables, mais secondes, auxiliaires, données aux hommes pour assurer leur descendance et perpétuer leurs lignées. Le géniteur essentiel des enfants, c’est leur père. Les sociétés méditerranéennes sont patriarcales. En atteste le droit romain, monument vénéré, dont les principales dispositions concernant la famille ont subsisté en France jusqu’aux années 1960. Alors que le paterfamilias exerce à la fois un sacerdoce et une magistrature, la materfamilias n’est qu’un instrument : sa fécondité permet d’honorer les ancêtres et de repeupler les légions. Si elle est stérile, elle peut être répudiée. Elle est dépourvue de tout droit sur ses enfants. Son époux peut refuser d’élever le nouveau-né qu’elle vient de mettre au monde (s’il est infirme, ou si c’est une fille en surnombre) et le faire « exposer » ; s’il divorce, il garde les enfants chez lui ; s’il meurt, c’est la famille paternelle qui les élève ; au cas où la veuve est enceinte, son « ventre » reste sous la surveillance d’un « curateur ». Un citoyen doit transmettre son nom et ses biens patrimoniaux : s’il n’a pas de fils, il adopte le fils d’un autre citoyen ; alors qu’une femme ne peut rien transmettre et ne peut donc ni adopter ni être adoptée. Toutefois les mœurs humanisent la rigueur des lois : une mère, divorcée ou veuve, peut voir ses enfants et les choyer ; celle qui n’en a pas eu, ou qui a perdu les siens, peut recourir à une adoption « de cœur » et élever un enfant comme sien. Une Romaine doit accepter avec sérénité, voire avec fierté, la mort de ses fils sur les champs de bataille. Cornélie, fille de Scipion l’Africain, est souvent citée comme un modèle parfait de matrone romaine. Patricienne cultivée, mariée à un consul d’origine plébéienne, elle a mis au monde douze enfants ; elle a veillé sur leur éducation et elle a poussé ses fils, les « Gracques », vers l’action politique. Notons qu’elle fut encore donnée en exemple aux Italiennes au temps du fascisme et aux Françaises pendant le gouvernement de Vichy. Agrippine, mère de Néron, constitue un contre-modèle : ambitieuse et cruelle, elle se sert de son fils pour accéder au pouvoir. Mères et enfants sont soignés, à Rome, selon des principes qui feront autorité en Occident jusqu’à l’ère pasteurienne. Les femmes se soignent entre elles le plus souvent. Mais c’est un médecin, Soranos d’Éphèse, exerçant à Rome au
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temps de Trajan et d’Hadrien, qui consigne et transmet les directives, avec minutie et empathie : il précise l’hygiène de la femme enceinte, indique les caractéristiques d’une bonne nourrice, décrit la technique complexe de l’emmaillotage du nouveau-né, ainsi que celles du bain, des massages, du bercement, du sevrage. Il instruit les sages-femmes, qu’il traite comme de véritables spécialistes. Le premier, il ose dissocier le féminin du maternel : les femmes, dit-il, se porteraient mieux si on ne les forçait pas à se marier et à enfanter. Il ne blâme pas les mères qui renoncent à allaiter, sachant que l’interdit vient souvent du père : celui-ci redoute la force des liens charnels et affectifs qui se nouent alors entre la mère et l’enfant. Aussi le recours aux nourrices restera-t‑il en usage, en France notamment, jusqu’à la fin du xixe siècle. Les traités médicaux antiques proposent toutes sortes de recettes empiriques et magiques, pour éviter la grossesse ou pour « faire revenir les règles », c’est-à-dire provoquer l’avortement ; le fœtus, croit-on, n’est humanisé que lorsqu’il bouge. Avorter n’est pas interdit, mais les drogues efficaces sont dangereuses et difficiles à doser : si la consommatrice vient à succomber, la personne qui lui a procuré la drogue sera poursuivie et sanctionnée pour empoisonnement. C’est pourquoi, par le serment d’Hippocrate, tout médecin s’interdit de donner des abortifs à une femme. Quand le Dieu unique se révèle, il transcende tout ; les puissantes déesses mères se retirent. Le monothéisme méditerranéen, sous ses trois formes – judaïsme, christianisme, islam –, consacre la structure patriarcale de la famille : le père représente la puissance divine. La maternité est incarnée par deux mortelles, Ève et Marie, figures mythiques. Ève est devenue mère par suite de sa désobéissance. Chassée du paradis avec Adam, elle découvre le désir qui la soumet à l’homme, et elle enfante dans la douleur ; mais Yahvé lui révèle aussi la maternité comme une bénédiction : « Croissez, multipliez-vous, emplissez la terre. » La Bible donne à voir combien le désir d’enfant est ardent chez certaines femmes, Sara ou Rachel, par exemple ; le fils longtemps attendu est souvent promis à un destin exceptionnel. Le jugement exemplaire de Salomon enseigne que la bonne mère n’est pas celle qui enfante à tout prix, mais celle qui veut le bien de son enfant. L’obéissance de Marie a permis la rédemption des humains. Son « Fiat » transmet non seulement la vie, mais la foi, c’est-à-dire la vie éternelle. L’Annonciation, si souvent représentée, remet en cause la société patriarcale : l’autorité divine est supérieure à celle des hommes, père ou mari ; mais en affirmant le principe de paternité, elle prévient toute maternité sans loi, toute relation symbiotique où la mère posséderait son enfant comme un bien propre. Le message signifie aussi la transcendance de l’enfant, inscrit dans un réseau symbolique dès avant sa naissance. La piété populaire a développé autour de la mère du Sauveur une mythologie luxuriante qui s’exprime à travers les
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Évangiles apocryphes diffusés dès la fin du ier et au cours du iie siècle. Quelques scènes ont particulièrement inspiré les artistes. La Visitation : Marie va voir sa cousine Élisabeth, enceinte du futur Jean-Baptiste, les femmes ayant besoin de c ommunier dans la joie d’enfanter ; elle chante le Magnificat, poème qui dépasse la jubilation des futures mères, il dit l’espérance de tout un peuple, l’espérance du salut. La Nativité : Marie accouche dans le dénuement, mais le nouveau-né vaut toutes les richesses du monde ; les humbles entourent la crèche bien avant les Rois mages. Marie a donné le sein à son Fils. Le lait maternel est doué d’une grande richesse symbolique : nourriture vitale pour le nouveau-né, il évoque aussi le dévouement sans limite de la mère, l’oblation de son corps, la relation intime et charnelle qu’elle garde avec son petit. Le lait de la Sainte Vierge symbolise sa compassion inépuisable pour les pauvres humains ; aux yeux des mystiques, il figure la grâce divine, nourriture de l’âme. Marie est souvent représentée lisant un livre pieux : l’Église a toujours insisté sur le rôle éducatif de la mère chrétienne. Si elle ne participe guère à la vie publique du Messie, Marie est présente au Calvaire : Mater dolorosa, immensité de la douleur, mais résignation muette devant le sacrifice accepté par le Fils. Jésus crucifié, voyant à ses pieds sa mère et son disciple Jean, dit à Marie : « Femme, voici ton fils », et à Jean : « Voici ta mère. » Il désigne ainsi Marie comme mère de tous les disciples, de tous les chrétiens à venir, médiatrice par excellence. Marie est l’être humain le plus proche de Dieu, à la fois fille, épouse et mère de Dieu. Reine du ciel. Mater gloriosa. Le culte de Notre-Dame connaît une brillante expansion à partir du xie siècle. C’est alors que se diffuse le mot maternitas, maternité, pour désigner spécialement la fonction spirituelle de la Vierge Marie. Au temps de la Réforme, les protestants marquent une rupture : Marie a porté le Fils de Dieu, mais, séparée de son fruit, elle n’est plus qu’une simple femme, aucun culte ne lui est dû. L’Europe méditerranéenne, restée « catholique », conserve pourtant à la Sainte Vierge une vénération particulière. Les apparitions de celle-ci, accompagnées de miracles, se multiplient au xixe siècle, à la Salette, à Lourdes, à Fatima, en Bosnie (Medjugorje, 1981), déplaçant des pèlerins toujours très nombreux. La mère du Christ n’est pas seulement une consolatrice. Elle met à distance la biologie et la reproduction de l’espèce, sa relation avec le père et avec le fils est d’ordre spirituel. L’Assomption transfigure la maternité en l’élevant au-dessus de la nature, et même au-dessus de l’affectivité : aux femmes les plus humbles, elle ouvre un accès à la transcendance. Les rives orientale et méridionale de la Méditerranée ont été conquises par l’islam au cours des viie et viiie siècles de l’ère chrétienne. L’islam accorde à Ève et à Marie une certaine considération, mais il enseigne aussi qu’une distance infranchissable sépare Allah tout-puissant de ses créatures. La mère du prophète
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Mahomet n’a aucune place dans le Coran ni dans la charia. La science arabe, de son côté, héritière des savoirs antiques, attribue au père un rôle majeur dans l’œuvre de procréation. La maternité en soi n’a donc rien de vénérable. Elle est instrumentalisée, comme dans l’Antiquité, au service des lignées masculines. La polygamie (polygynie) permet à un homme d’engendrer de nombreux fils, et d’en tirer gloire. Hors mariage, la maternité est censée ne pas exister ; mais, au sein de la famille et de la communauté, elle est constamment portée, protégée, assistée par le monde des femmes qui en accompagnent l’apprentissage et l’exercice. Toute fille doit être donnée en mariage pour produire des garçons ; celle qui n’enfante pas et celle qui ne donne que des filles risquent fort d’être répudiées. Pour une femme, le principal attachement affectif, le principal mérite, le principal objet de fierté, c’est son fils, ses fils. Quand le fils prend femme à son tour, la mère a autorité sur la belle-fille et règne sur la maisonnée. Au sein de la famille, la relation entre mère et fils est de loin la plus vivante. Pourtant aucun mythe ne l’exalte. Parmi les populations que l’islam a soumises et/ou converties, au contraire, les contes oraux conservent des figures féminines dévorantes : ainsi l’ogresse Teryel, si présente dans la culture kabyle. Les sciences biologiques et médicales sont curieuses de l’engendrement et des rapports entre mère et enfant. Les savoirs des Anciens ont été conservés et enrichis par les Arabes. À Bagdad, les califes créent des hôpitaux, ainsi que des institutions officielles d’enseignement où les femmes sont admises à l’égal des hommes. En Occident, le premier foyer de renouveau médical et chirurgical, à partir du ixe siècle, c’est, en Italie du Sud, l’école de Salerne, où viennent les femmes. À mesure que les dissections se multiplient, surtout à partir de la Renaissance, les savants s’intéressent aux organes génitaux féminins, avec l’espoir de percer le mystère de la génération. Une étape décisive est franchie au xviie siècle avec la découverte des « œufs » (ovocytes) : il s’avère alors que toute femelle mammifère concourt autant que le mâle à l’œuvre de génération ; la mère est génitrice, donc l’égale du père ; mais sa participation est différente. En conséquence, les discours savants insistent désormais sur cette différence pour maintenir les mères en subordination : à elles « les tendres soins des corps et des cœurs » ; aux pères le pouvoir et l’autorité. Rousseau, qui met en valeur les liens entre la fonction nourricière et la fonction affective, exalte l’amour maternel, nourriture psychique, aussi vitale que le lait. La fonction éducative de la mère, déjà reconnue par l’Église, prend de plus en plus d’importance après les Lumières. Et pourtant une fille qui enfante hors mariage devient objet d’opprobre et de mépris. Au cours des xixe et xxe siècles, deux facteurs majeurs de transformation, la médicalisation et la réduction des naissances, se développent d’abord dans les pays occidentaux et septentrionaux, et atteignent ensuite l’aire méditerranéenne.
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Grâce à la révolution pasteurienne, le corps médical peut combattre la mortalité maternelle et la mortalité infantile. Ses victoires spectaculaires lui confèrent de l’assurance et du prestige, les politiques s’inclinent devant ses directives. Le « pouvoir médical » s’impose dès le début du xxe siècle sur les rives nord de la Méditerranée, il progresse ensuite sur les rives sud, colonisées par les Européens. Les hommes de l’art prennent bientôt en main toute la reproduction humaine : grossesse, accouchement, maternage, puériculture, ensuite contraception et procréation assistée. Les savoirs anciens sont disqualifiés, la transmission de mère à fille ne fonctionne plus, le monde des femmes se désagrège. L’enfant ne naît plus dans la maison du père. Les rites d’accueil symboliques sont supplantés par les rites sanitaires. La médicalisation rassure les mères dans un premier temps, mais les soumet aussi à de nouvelles angoisses : en partie dépossédées de leur corps, et de leur petit, elles reçoivent parfois des injonctions paradoxales, et souffrent d’isolement. Aussi les pouvoirs publics s’efforcent-ils de mettre en place un accompagnement institutionnel, un « service social », pour remplacer l’entourage familial et féminin. La maîtrise de la fécondité, si longtemps recherchée en secret, désormais admise officiellement, apporte aux femmes un habeas corpus quasiment miraculeux. Là encore, on observe un décalage chronologique entre les rives nord et sud de la Méditerranée : les lois libéralisant (sous condition) la contraception et l’avortement ont été promulguées dans les pays du Nord, durant les années 1960 et 1970, alors que certains pays du Sud, tout en adoptant assez facilement des politiques de contraception, discutent toujours la licité de l’avortement au nom de la charia. Mais en réalité, reconnues ou non, les pratiques malthusiennes se sont infiltrées partout, et le taux de natalité des pays du Maghreb décline rapidement. Il s’avère peu à peu que l’usage de cette liberté pose bien des problèmes. Celle qui désire un enfant hésite parfois à lui imposer la vie : suis-je capable d’être une bonne mère ? dois-je renoncer à mes activités personnelles pour l’élever ? comment lui assurer les meilleures conditions d’existence ? comment préparer l’avenir ? La maternité acquiert là une responsabilité de dimension politique. Et la place du père reste à redéfinir. Quant à la stérilité, toujours si frustrante, elle est désormais palliée par l’assistance à la procréation. Mais là encore, rien n’est simple, surtout s’il faut faire appel à des fournisseurs de gamètes, ou à un utérus auxiliaire. Les femmes pauvres peuvent être tentées de vendre leurs ovocytes ou de louer leur matrice. Les pays méditerranéens sont dans l’ensemble plus pauvres que les pays du Nord de l’Europe. Aussi existe-t‑il des trafics clandestins : une filière, bien organisée et apparemment rentable, permet aux Françaises de se faire implanter des ovocytes fournis par des femmes grecques.
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Les identités parentales et les identités sexuées s’inscrivent aujourd’hui dans une mutation anthropologique d’une telle ampleur et d’une telle complexité que nul ne peut en concevoir la fin. La « Bonne mère » conserve-t‑elle, dans l’aire méditerranéenne, un prestige particulier ? Yvonne Knibiehler ➤➤ Adam et Ève, Bible, conversion, fascisme, Jésus, juifs, mariage, Marie, méde-
cine, monothéisme, musulmans, parenté, virginité
mots-clés
Annonciation, fécondité, matrone, nativité, nourrice, stérilité Références
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Badinter, Elisabeth, Le Conflit. La femme et la mère, Flammarion, Paris, 2010. Frydmann, René et Szejer, Myriam (dir.), La Naissance. Histoire, cultures et pratiques d’aujourd’hui, Albin Michel, Paris, 2010. Héritier, Françoise, Masculin/féminin, I : La pensée de la différence ; II : Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, Paris, 1996‑2002. Iacub, Marcella, L’Empire du ventre : pour une histoire de la maternité, Fayard, Paris, 2004. Knibiehler, Yvonne, Histoire des mères et de la maternité en Occident, puf, « Que saisje ? », Paris, 1972. Knibiehler, Yvonne, La Révolution maternelle depuis 1945. Femmes, maternité, citoyenneté, Perrin, Paris, 1997. Knibiehler, Yvonne (dir.), Maternité, affaire privée, affaire publique, préf. Fr. Héritier, Bayard, Paris, 2001.
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« Dame el mazál e ečame a la mar » (« Souhaite-moi bonne chance et jette-moi à la mer »), dit un proverbe ladino qui évoque la nécessité et la difficulté des voyages en mer Méditerranée dans le passé. Il fait également allusion à la thalassophobie. Récemment encore, l’angle dominant des recherches en sciences humaines et sociales, en particulier sur la Méditerranée, était marqué par un a priori terrestre et une aversion pour la mer. L’émergence récente d’une perspective maritime et d’une « nouvelle thalassologie », qui va au-delà des spécialisations de l’histoire maritime et de l’anthropologie, indique le besoin d’une dynamique renouvelée en histoire, géographie, anthropologie, ainsi que dans les études sur les aires culturelles. Ce besoin est la conséquence de l’importance g randissante de thèmes centraux des sciences humaines et sociales tels que la mobilité et l’échange mondial, la connectivité et le transnationalisme. Une approche orientée vers la mer permet d’aborder les différentes façons dont les peuples ont fait face aux défis de la Méditerranée, « cette mer des mers ». La Méditerranée est l’une des plus grandes mers semi-fermées du globe. Elle possède une ligne côtière de 46 000 km s’étendant sur trois continents. La tendance marquée de la population à s’installer dans les régions côtières engendre une pression fortement croissante sur l’écologie fragile du littoral et une pollution marine concomitante. La Méditerranée est une zone sismique active où l’Europe et l’Afrique entrent en collision. D’une profondeur moyenne de 1,5 km, elle est divisée en deux bassins principaux. Le bassin occidental, qui couvre environ 860 000 km2, est séparé du bassin oriental par un seuil sous-marin qui s’étend de la Sicile à la Tunisie. La plus grande distance est de 3 750 km entre Gibraltar et Beyrouth, la plus petite de 155 km entre Marsala en Sicile et le cap Bon en Tunisie. La côte méditerranéenne est rocheuse à plus de 70 %, bordée de falaises, comme sur la plupart des îles, ou flanquée de calanques, comme celles qui longent la côte de Marseille. Le schéma des courants régulés par la s alinité et les variations de température des eaux est complexe. Les marées sont relativement
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faibles. Des cônes alluviaux longent les zones côtières à travers la Méditerranée, et leur faible relief facilite l’agriculture intensive, à l’exemple de la région d’Almerίa, en Espagne. Les plus importants deltas, ceux de l’Èbre, du Rhône, du Pô, du Tibre et du Nil, fournissent les meilleures terres agricoles et accueillent une grande concentration d’hommes et de biodiversité. L’évolution constante des côtes sableuses et l’augmentation du niveau de la mer, estimée entre 10 et 20 cm lors du siècle précédent, fragilisent extrêmement les plages. La pollution de la mer et des côtes est devenue un problème majeur en Méditerranée. Les invasions de méduses et d’algues rouges sont notoires et aggravées par l’évacuation des eaux usées et des déchets rejetés dans toute la Méditerranée, mais plus sérieusement dans la lagune de Venise et dans les golfes de Trieste et du Piran. Depuis le début des années 1970, les politiques n’ont cessé de prendre conscience de la gravité de la pollution maritime et côtière, jusqu’à l’installation, en 1979, du Plan Bleu. La Méditerranée est une voie de communication par excellence qui facilite les mouvements et les échanges des peuples, des marchandises, des concepts et des idées. Elle a également été un lieu de contacts belliqueux, par exemple lors des guerres ou de la piraterie. La mer relie ce que l’on pourrait appeler des villes amphibiennes. Ces ports sont des centres névralgiques pour les échanges ; ils sont marqués par une symbiose entre la mer et l’espace urbain. Venise et Istanbul sont des exemples prototypiques de ce type de villes, qui ont été des berceaux de l’internationalisation. Mais il y a aussi une Méditerranée dangereuse, celle des migrants, qui perdent la vie en tentant de la traverser sur des barques de fortune, à la recherche d’une vie meilleure. Ils rejoignent les nombreux marins, pêcheurs et voyageurs que la mer a engloutis depuis des siècles. La même Méditerranée offre un visage bienveillant aux touristes, qui fréquentent assidûment ses côtes et ses eaux. Ces derniers croient parfois y reconnaître, de manière erronée, l’image homérique d’une mer nourricière prodigue de ses poissons et de ses fruits. Dans les faits, c’est à des moyens de subsistance complémentaires que la plupart des pêcheurs de la Méditerranée ont dû leur existence. Cette mer est enfin une toile toujours renouvelée, source éternelle d’inspiration pour les poètes, les peintres, les réalisateurs et les photographes. Jusqu’à l’invention récente et la diffusion des images satellites, peu de gens étaient capables de visualiser la mer Méditerranée comme une unité. En réalité, elle est une succession de mers plus petites (l’Adriatique, la mer Égée, la mer d’Alboran, la mer Ionienne, le bassin Levantin, la mer Ligure, la mer Tyrrhénienne) reliées entre elles par des détroits plus ou moins larges. Du point de vue des habitants du littoral, des marins et des pêcheurs, il existe de nombreuses mers locales et chaque golfe constitue un microcosme relié de différentes façons
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à la grande Méditerranée. Jusqu’à l’arrivée de la navigation motorisée, le trafic maritime s’y faisait essentiellement par cabotage, une forme de navigation côtière sur de courtes distances avec de petites cargaisons. Dans la n avigation préindustrielle, la vue et les sons jouaient un rôle vital comme outils d’orientation. Compte tenu de son immensité, de sa profondeur, de son caractère changeant et liminal, on a souvent prêté à ce paysage marin un rôle ambivalent sinon complètement négatif dans les cosmologies méditerranéennes. Jusqu’au xviiie siècle, qui marque une rupture dans le regard que portent les élites d’Europe occidentale sur la mer, celle-ci a surtout inspiré des sentiments de peur et d’horreur. Dans l’Ancien Testament, la mer est décrite comme un gouffre obscur et sans fond contenant les reliques du Déluge. Cette vision ancienne de la mer, comme métaphore du mal, de la catastrophe et de l’étrange, se retrouve dans la conception courante au Moyen Âge chrétien d’une mer royaume des horreurs et demeure des monstres. Une conception différente de cet élément comme espace de liberté, d’aventure et d’opportunité n’a jamais été complètement absente, comme en témoigne l’Odyssée. Malgré ses tempêtes, monstres et tourments, elle a permis les voyages missionnaires de saint Paul et la diffusion du christianisme. Pour les Pères de l’Église, surtout Augustin d’Hippone, la mer était à la fois source de vie et royaume de mort. La relation entre l’islam et la mer est encore plus problématique que celle du christianisme. Cela apparaît non seulement dans les textes religieux tels que le Coran et les hadiths, les proverbes et les récits de voyage, mais également dans le développement plutôt limité de la culture maritime sur les rivages du Sud et de l’Est de la Méditerranée, même si, par ailleurs, les navigateurs arabes – notamment ceux du golfe Persique et de la mer d’Oman – ont été à l’origine d’innovations très importantes dans l’histoire de la navigation. Plusieurs facteurs peuvent expliquer le développement progressif d’une perception à prédominance esthétique, récréative et romantique de la mer Intérieure, qui atteint son point culminant dans le tourisme de masse sur les plages méditerranéennes. L’introduction de navires plus grands et plus rapides, de la puissance mécanique, de techniques sophistiquées, a considérablement réduit l’immensité de la mer et les dangers de la navigation. Les progrès en technologie navale, en océanographie et en prévisions météorologiques ont conduit à un accroissement de la connaissance et du contrôle de la mer ainsi qu’à une disparition progressive de la prégnance des croyances et des pratiques religieuses dans les relations de l’homme à la mer. La diffusion de la perception idyllique d’une mer bienveillante – souvent exprimée dans les peintures, les poésies, les belles-lettres, la photographie et le cinéma –, au détriment d’une perception menaçante et hostile de la mer, semble liée à ces développements.
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Les élites européennes et plus tard le tourisme de masse, attirés par l’image largement répandue d’une mer bleue, calme et salutaire, comme une icône de vie paisible et de dolce far niente, ont transformé et homogénéisé les paysages côtiers autrefois diversifiés sur le plan des constructions, de l’économie, des activités de loisirs, des coutumes ainsi que de la perception et de l’organisation du temps. La littoralisation et l’héliotropisme ont fragilisé l’environnement côtier, transformant les modes de vie de la plupart des pays méditerranéens. Les migrations transméditerranéennes massives depuis les années 1960, en particulier le phénomène plus récent des passages clandestins ou illégaux, la plupart du temps nocturnes, dénotent une mer qui divise, une ligne de séparation de plus en plus profonde, du point de vue économique, politique et idéologique. Au cours des vingt dernières années, la traversée de la Méditerranée est devenue un voyage dangereux vers l’Europe pour un nombre croissant de migrants venant d’Afrique et d’Asie. Leur expérience d’une mer menaçante, hostile, imprévisible et dévoratrice est proche de celle des précédentes générations de marins, voyageurs, pêcheurs et habitants des côtes. C’est l’opposé de la mer bienveillante des touristes, qui est une mer domestiquée pour le plaisir. Les différents rapports que les peuples ont, de tout temps, entretenus avec la mer renvoient non seulement à des moyens d’exploitation tels que la pêche et le transport, en d’autres termes, à des relations pragmatiques et instrumentales, mais également à des dimensions culturelles comme les proverbes, les rituels et les symboles. Les deux aspects ont toujours été étroitement liés. Henk Driessen ➤➤ Anthropologie,
biodiversité, cinéma, construction navale, eau (ressources et usages), géographie, Homère, littoral, migration, navigation, pêche, plage, poésie, tourisme, voyage
mots-clés
Connexions, divisions, mer, paysage marin, perceptions, rivages Références
Braudel, Fernand, The Mediterranean and the Mediterranean World in the Age of P hilip II, 1, Collins, Londres, 1972 (éd. fr., La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, Paris, 1949). Corbin, Alain, The Lure of the Sea. The Discovery of the Seaside in the Western World, 1750‑1840, Polity Press, Cambridge, 1994.
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Dardis, George et Smith, Bernard, « Coastal Zone Management », in Russell King, Lindsay Proudfoot et Bernard Smith (éd.), The Mediterranean. Environment and Society, Arnold, Londres, 1997, p. 273‑300. Driessen, Henk, « A Janus-Faced Sea: Contrasting Perceptions and Experiences of the Mediterranean », Maritime Studies, 3, 1, 2004, p. 41‑50. Horden, Peregrine et Purcell, Nicholas, The Corrupting Sea: a Study of Mediterranean History, Blackwell, Oxford, 2000. Löfgren, Orvar, On Holiday. A History of Vacationing, University of California Press, Berkeley, 1999.
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Les prémices de l’islam, religion monothéiste apparue au viie siècle, s’enracinent géographiquement dans la côte de l’Arabie occidentale, aux confins d’un univers dominé par un monde de pasteurs nomades, organisés en tribus, et de commerçants fixés dans des oasis (Chabbi, 2010). Son histoire plonge également dans l’environnement religieux pluriel du Proche-Orient, où polythéisme, zoroastrisme puis mazdéisme, judaïsme et christianisme se sont tour à tour combattus, concurrencés, et réciproquement influencés. La religion musulmane se présente d’ailleurs comme le point d’aboutissement des révélations mosaïque et chrétienne. Bien que son émergence soit en grande partie liée à la personne et à la prédication de Mahomet au sein de la société bédouine de La Mecque et Yathrib, l’islam, dans ses principes comme dans ses fondements, se considère comme la quintessence de la religion du Dieu unique : « Dirige tout ton être vers la religion exclusivement (pour Allah), telle est la nature qu’Allah a originellement donnée aux hommes – pas de changement à la création d’Allah. Voilà la religion de droiture ; mais la plupart ne savent pas. » (Coran, XXX, 30.) L’islam a enfin pris son essor dans le voisinage politique des empires ghassanide, byzantin, lakhmide, sassanide, et dans le cadre d’une société dépourvue de tradition étatique et marquée par une sociabilité tribale et son corollaire direct l’asabiyya, la solidarité clanique avec laquelle elle a dû composer tout au long de son expansion (Ibn Khaldûn, 1997). Depuis la péninsule Arabique, l’islam est devenu la religion monothéiste officielle autour de laquelle s’est construit un vaste empire pour partie méditerranéen mais aussi proche-oriental et asiatique, dont l’unité politique ne devait perdurer au-delà du xe siècle. Cette religion a fini par étendre son influence sur l’ensemble de la planète, dont 23 % des habitants sont de nos jours de confession musulmane (Pew Research Center, 2009). Bien que le centre de gravité démographique de l’islam se situe désormais résolument en Asie où vivent 60 % des musulmans (Indonésie, Inde, Pakistan,
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Bangladesh…), une bonne partie de son histoire ancienne et contemporaine se déploie autour de la Méditerranée, sur ses rives nord et sud. Dans la distribution régionale des musulmans dans le monde, près de 5 % d’entre eux vivent autour du bassin méditerranéen (Pew Research Center, 2011). Là, les populations musulmanes les plus nombreuses se trouvent notamment dans les États arabes comme l’Égypte (80 millions), l’Algérie (34 millions), le Maroc (32 millions) et encore la Syrie (20 millions). Sur l’ensemble du continent européen, des statistiques font état de la présence de plus de 44 millions de musulmans (Pew Research Center, 2011) avec une forte localisation en Europe orientale (plus de 18 millions), en Europe occidentale (11 millions) et enfin dans l’Europe du Sud méditerranéenne qui couvre 15 États : Albanie, Andorre, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Espagne, Grèce, Italie, Kosovo, Macédoine, Malte, Monténégro, Portugal, Saint-Marin, Serbie et Slovénie (10 millions), et seulement 3 millions dans l’Europe du Nord. L’une des spécificités de la situation des populations musulmanes vivant autour du bassin euro-méditerranéen est de renvoyer à des configurations démographiques, sociales, religieuses et politiques spécifiques, ainsi qu’à diverses manières de concéder une place à la religion dans l’espace public. Bien que distinctes, ces configurations ont tendance aujourd’hui à converger tout particulièrement en matière de politiques religieuses visant à encadrer la pratique et la visibilité urbaine de l’islam, et à promouvoir des versions autorisées, officielles de l’islam censées contrer la montée d’un islam plus exclusiviste de type néosalafi, sans oublier les politiques sécuritaires. Au nord comme au sud de la Méditerranée, l’incidence religieuse, politique et juridique de la visibilité accrue de l’islam au sein de l’espace public semble être devenue un enjeu majeur autour duquel chaque société est amenée à se prononcer. Sur la rive sud, suivant un arc de cercle partant de la Mauritanie et s’étirant jusqu’à la Turquie, les musulmans vivent dans des sociétés majoritairement musulmanes aux côtés, parfois, de fortes minorités non musulmanes (Égypte, Palestine, Liban, Jordanie, Syrie…), et au sein de sociétés dans lesquelles la religion musulmane jouit d’une visibilité sociale et institutionnelle de premier plan. L’islam y est en effet reconnu comme religion officielle de l’État et du chef de l’État, et la charia est souvent valorisée comme l’une des sources majeures de la législation en matière civile. Y compris là où l’État est formellement plus sécularisé, comme en Tunisie ou en Turquie, l’islam ne jouit pas moins d’une forte visibilité. Par contraste, sur la rive nord, on rencontre une tout autre configuration. Là, les populations musulmanes sont démographiquement minoritaires (à l’exception de l’Albanie, du Kosovo et de la Bosnie) et sont en Europe occidentale en grande partie issues de migrations venues du Sud du bassin méditerranéen. Ces populations vivent donc au sein de sociétés davantage marquées historiquement
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par l’une des versions du christianisme (catholicisme, Réforme protestante, ortho doxie) et dans des États marqués par des degrés avancés de sécularisation. Bien que certains d’entre eux continuent de reconnaître à une Église chrétienne en particulier (Europe du Nord surtout) ou à plusieurs cultes historiquement enracinés (une partie de l’Europe continentale et méridionale) un statut avantageux (financement public du culte et du personnel cultuel, prise en charge de l’enseignement religieux dans les écoles publiques, reconnaissance des effets civils du mariage religieux…), il n’en demeure pas moins que la sécularisation a laissé une empreinte durable sur ces sociétés, sur leurs institutions comme dans la vie quotidienne de la population pour laquelle la religion est devenue optionnelle. Les musulmans évoluent donc dans des sociétés qui sont non seulement non musulmanes mais de surcroît profondément marquées par des liens distendus avec l’univers religieux. De plus, les quelques États européens dotés d’une population en majorité musulmane (sociologiquement et historiquement) sont des États résolument laïques dans lesquels pas plus les dépenses du culte que celles de l’instruction religieuse ne sont à la charge du budget public. C’est le cas notamment de l’Albanie, du Kosovo et de la République turque de Chypre du Nord. En ce qui concerne la Bosnie-Herzégovine, l’État est aussi laïque mais des fonds publics sont alloués aux différentes communautés religieuses reconnues (Église catholique, Église orthodoxe serbe et Communauté islamique de Bosnie-Herzégovine) ; les cours de religion sont, par contre, optionnels dans les écoles publiques. Si l’islam au sud de la Méditerranée est un islam d’État, au nord, son statut institutionnel reste encore incertain, tiraillé entre des politiques publiques où prédominent une logique sécuritaire, les velléités d’ingérence des États musulmans et les aspirations à la construction d’islams indépendants. En dépit de ces différences, tant au nord qu’au sud de la Méditerranée, l’islam en tant que fait religieux et fait politique alimente de nombreux débats, et focalise toutes les attentions qui, parfois, génèrent un climat délétère aux forts relents islamophobes, particulièrement sur la rive nord (Orcel, 2011).
L’islam et les musulmans de la rive nord de la Méditerranée Dans l’absolu, les musulmans du Nord du bassin méditerranéen vivent au sein de sociétés dans lesquelles la présence de l’islam renvoie à une dimension historique synchronique. Tel est le cas des sociétés de l’Europe occidentale, en particulier où l’histoire récente de l’islam tend à se confondre massivement avec celle des migrations. Il
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en va autrement des États de l’Europe orientale et notamment de ceux issus de l’Europe balkanique où l’islam s’est implanté, puis enraciné via l’Empire ottoman à partir du xve siècle. L’Europe occidentale compte actuellement entre 9 millions et 14 millions de personnes de culture musulmane. D’un strict point de vue historique, il y aurait matière à discuter l’idée d’une implantation récente en Europe occidentale, dans la mesure où sa présence nous ramène plusieurs siècles en amont à la période d’al-Andalus. En effet, la présence musulmane en Europe ne débute pas historiquement avec le xxe siècle et les premiers cycles de migrants originaires du monde musulman. Si la religion musulmane n’a pas vu le jour en Europe, il en est de même avec les autres religions qui y sont aujourd’hui encore majoritairement pratiquées. Toutes sont issues de métissages religieux, culturels et philosophiques successifs entre divers apports (hébraïque, grec, latin…) et y ont pour la plupart connu un processus de transplantation, de sédentarisation et d’enracinement pour ensuite s’expatrier en direction d’autres champs de missions (Amérique du Nord et latine, Afrique…). Le premier moment de la présence islamique en Europe occidentale remonte à 711 lorsque les troupes musulmanes venant d’Afrique du Nord, menées par le général berbère Tarik Ibn Ziyad, prennent pied dans la péninsule Ibérique, alors sous domination wisigothe. Cette présence musulmane perdurera jusqu’en 1492, année qui coïncide à la fois avec la chute de Grenade, dernier bastion musulman, et le début de l’expansion espagnole vers le Nouveau Monde. Durant plus de sept siècles, une partie de la péninsule Ibérique est sous contrôle musulman (à l’exception des royaumes du Nord, d’Aragon et de Castille). C’est là que vont se succéder les dynasties omeyyades (929‑1031), almoravides (1056‑1147), almohades (1147‑1208) et nasrides (1237‑1452). De cette période, il reste des trésors d’architecture tels que l’Alhambra de Grenade, la Grande Mosquée de Cordoue devenue la cathédrale de la ville, la base de la Giralda de Séville (etc.), et des monuments d’érudition comme l’œuvre du juriste, médecin et philosophe cordouan, commentateur d’Aristote, Averroès (Ibn Rushd), dont l’œuvre incarne le subtil équilibre entre raison et foi, ou encore le non moins illustre Ibn Arabî (cheikh al-Akbar), originaire de Murcie, l’un des maîtres de la mystique musulmane. D’Espagne, les musulmans tenteront avec plus ou moins de succès de s’implanter sur le continent, vers l’Occitanie, en Sicile et en Crète. Le deuxième point de contact avec le monde musulman s’effectua via l’Empire ottoman, dont la présence en Europe s’échelonnera de 1402 (date du commen cement de l’expansion de la puissance ottomane en direction du Danube, de la mer Égée et des contreforts des Balkans sous le règne de Murad Ier) au premier tiers du xxe siècle (1919‑1923), avec la naissance de la République turque. Ces
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cinq siècles de domination ottomane laisseront dans la péninsule Balkanique une empreinte durable qui, en dépit des siècles, des flux et reflux forcés de populations, des entités étatiques créées sur les décombres régionaux des empires ottoman et austro-hongrois et indépendamment des flux migratoires, témoigne aujourd’hui encore, y compris dans un contexte tendu, d’une présence musulmane ininterrompue aux côtés de populations chrétiennes (orthodoxes et catholiques) au cœur même du continent européen. C’est ainsi que dans cette région, outre le Kosovo musulman à 90 %, et l’Albanie à 70 % (présence de fortes minorités pratiquant un islam hétérodoxe), subsistent un peu partout des groupes de populations musulmanes. En Bulgarie, leur nombre est estimé à plus de 600 000 (9 % de la population) ; en Roumanie, 50 000 personnes ; en Grèce, ils seraient près de 500 000 (2 %), localisés principalement en Thrace occidentale et dans les îles de Rhodes et Kos. Il s’agit généralement soit de populations turcophones, soit de populations islamisées par l’Empire ottoman, mais appartenant à divers groupes linguistiques (serbo-croate en Bosnie, bulgare pour les Pomaci de Bulgarie et de Grèce, albanais en Albanie et au Kosovo). Cette Europe balkanique traversée par différentes religions demeure un lieu privilégié où l’on continue d’observer des lieux saints partagés et visités par des populations notamment chrétiennes et musulmanes (Albera et Couroucli, 2009). Le troisième temps fort de cette rencontre se produisit lors de la colonisation, au travers de l’expansion des puissances européennes hors du Vieux Continent à partir de la fin du xixe et au tout début du xxe siècle. Ce fut le cas notamment de l’Angleterre, via le condominium anglo-égyptien et sa politique proche-orientale (l’affaire de la révolte arabe, le protectorat en Irak…), la France au travers plus particulièrement de son expansion au Maghreb et en Afrique occidentale, sans oublier la Hollande dans l’Insulinde d’alors, l’actuelle Indonésie. Dans le cas de la France, cette expérience coloniale, tout particulièrement en Algérie, s’avéra fondatrice en ce qu’elle devait durablement influer sur la façon dont la république entend gérer durablement ses relations à l’islam en tant que culte en métropole. Le rapport de l’Europe à l’islam interfère enfin également avec l’histoire plus récente des différentes vagues migratoires de travail qui, globalement vont contribuer selon les pays parfois dès les années 1920 (Royaume-Uni) et jusqu’à la moitié des années 1970, moment où à l’échelle européenne les gouvernements tentent de limiter progressivement l’immigration, à constituer en Europe occidentale les premiers noyaux de populations musulmanes. L’installation de ces populations immigrées et originaires de l’aire culturelle musulmane (Maghreb, Afrique subsaharienne, Turquie, Asie) devait se faire en différentes étapes, auxquelles allaient correspondre différents types de présence et modes d’affirmation de l’islam.
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Les années 1960, en France, se caractérisent principalement par un islam dit « silencieux » (plutôt masculin), au sens où il ne se montre pas, et ne sort pas de l’espace clos et privé des foyers de travailleurs immigrés, et se vit sur un mode transitoire (islam, religion transplantée) dans la perspective d’un retour dans le pays d’origine. À partir de la moitié des années 1970, et de la mise en place des politiques de regroupement familial, la logique d’implantation, de sédentarisation prend petit à petit le pas sur celle du déplacement. L’islam se vit sur un mode plus familial dans l’intimité domestique. C’est à partir du début des années 1980 que l’on assiste à l’émergence de l’islam en tant que réalité religieuse collective. L’islam sort du cercle des familles ; des groupes de musulmans commencent à demander des salles de prière sur leurs lieux de travail et de résidence ; un tissu associatif islamique se structure, soutenu financièrement par l’arrivée de capitaux en provenance du Golfe. C’est durant ces années que verront successivement le jour quelques-unes des grandes fédérations islamiques de France : en 1983, l’Union des organisations islamiques en France, devenue depuis Union des organisations islamiques de France (uoif), proche des Frères musulmans et des monarchies du Golfe ; en 1986, c’est au tour de la Fédération nationale des musulmans de France (fnmf) de voir le jour, à l’instigation d’un Français converti et avec le soutien de la Ligue islamique mondiale (lim). La décennie suivante sera nettement plus marquée par une visibilisation croissante de l’islam qui, chez les éléments les plus jeunes, prend parfois la forme d’une réislamisation. Celle-ci se manifeste par exemple à travers le développement d’une gestuelle, d’un parler et d’usages vestimentaires réputés islamiques (hijab, niqâb…), et par l’insistance mise à conjuguer une fidélité scrupuleuse des enseignements religieux conjointement avec la revendication d’une citoyenneté plus active. L’islam devient ainsi en Europe, pour les jeunes générations, un mode privilégié d’affirmation de soi, expression d’une identité à la fois individuelle, fruit d’un croire personnel, et en même temps collective, dans son rapport à la citoyenneté politique et à la collectivité des croyants. Nous sommes aujourd’hui face à une nouvelle étape de l’histoire de la présence musulmane en Europe avec l’émergence progressive d’un islam autochtone européen, en cours d’enracinement, qui interpelle directement les États européens et, à travers eux, les différents modes classiques de régulation du pluralisme religieux. D’un point de vue religieux, les musulmans européens sont à la fois spectateurs et acteurs de leur propre sécularisation. Si l’islam (massivement sunnite) renvoie pour eux comme partout ailleurs dans le monde à une expérience religieuse, celle-ci est pour le moins hétérogène tant en ce qui concerne les modalités diverses de son expression (Frégosi, 2011) que par les nombreux courants et les sensibilités qui se réclament de l’islam. Les clivages idéologiques sont forts dans l’islam européen, même si l’emprunt successif à différents courants
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de pensée semble être la règle générale. Il est néanmoins possible de repérer des courants et des mouvements structurés et des mouvances plus informelles selon qu’ils sont strictement religieux, sociopolitiques ou davantage identitaires, en fonction d’une part du sens conféré à l’appartenance et à l’identité islamique, d’autre part du mode d’insertion et d’action de ces courants dans les sociétés européennes. Les courants religieux promeuvent un islam de type confessant, dans lesquels l’appartenance islamique se décline prioritairement par une profession de foi subjective et sa transcription publique par l’observance effective de pratiques codifiées. Une attention particulière est portée à la réalisation spirituelle individuelle ou réalisée au sein de collectifs plus ou moins restreints se retrouvant pour l’accomplissement de rites et de pratiques canoniques et extracanoniques. Tel est le cas des divers courants de l’ésotérisme islamique, des plus orthodoxes (Naqshibandiyya, Shadhiliyya…) aux plus hétérodoxes et syncrétiques (Ahmadiyya, alévisme, Bektachiyya…), du courant piétiste et ritualiste du Tabligh indo-pakistanais et enfin des diverses expressions concurrentielles de l’orthodoxie islamique (Frères musulmans, Salafiyya, Ahbachiyya…). Les courants et mouvements sociopolitiques islamiques combinent, eux, la mise en avant d’une action sociale ou politique à partir d’un ancrage fort dans l’islam à l’échelon international, national (pays d’origine), ou au sein des sociétés européennes. Ils se répartissent en courants légalistes liés à des organisations islamiques européennes proches des Frères musulmans, ou d’autres organisations islamiques ethno-nationales de type turc (Millî Görüs et les Suleymanci). C’est là aussi le créneau de mobilisation de courants musulmans plus civiques résolument européens. On retrouve aussi des courants radicaux qui recoupent des organisations comme les Kaplanci turcs, le Hizb at-tahrir al-islami (Parti de la libération islamique) et tous ceux relevant de la mouvance jihadiste. Quant aux courants identitaires, la référence constante ou conjoncturelle faite à l’islam renvoie moins à une identification religieuse professée qu’à une identité culturelle, à un faisceau de valeurs de repères historiques intervenant dans la définition de l’identité nationale ou sociale d’un individu aux côtés d’autres paramètres ethniques, linguistiques et politiques. L’islam de la rive nord de la Méditerranée se trouve en fait aujourd’hui traversé par cinq dynamiques qui traduisent les multiples lectures et usages possibles de l’islamité. Une partie des courants religieux tendent à promouvoir une lecture résolument ritualiste et normativiste de l’islam. Cela débouche sur un recentrage de l’appartenance islamique sur la seule sphère rituelle, sur un surcodage de tous les actes de la vie quotidienne (tabligh), voire un repliement sur la sphère doctrinale en termes d’orthodoxie exclusiviste (groupes salafistes et habachites). Ces deux modalités, tout en accompagnant le processus de sécularisation de l’islam,
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s’efforcent d’en conjurer les effets dissolvants par la survalorisation du dispositif rituel et le renforcement doctrinal. L’autre alternative consiste en une spiritualisation renforcée de la référence à l’islam, l’affirmation de la primauté d’un islam du for intérieur contre toute tentative de réduction de l’islam à un système de normativité sous-tendue par la seule logique du halal et du haram. Cette spiritualisation de l’islam peut correspondre à la voie mystique (soufisme) comme expression plurielle d’une individualisation du croire au sein d’un groupe électif et émotionnel restreint à partir d’un rattachement interpersonnel à la personne du cheikh. Elle peut également prendre la forme d’une éthicisation de l’islam qui pourrait déboucher sur un islam libéral ou réformé voisin de ce que représente le judaïsme libéral dans le monde juif. Cette démarche s’inscrit dans une logique de développement autocentré qui a tendance à disqualifier toute extériorisation, toute effusion excessive de la religion dans le siècle au profit de la réalisation spirituelle de soi ou du retour à une version éthique et intellectualisée (rationnelle) de la foi islamique. Une autre dynamique promeut une religiosité citoyenne. C’est elle qui est notamment portée par le tissu associatif jeune musulman européen, sous la forme d’une revendication de l’appartenance à l’islam dans un environnement non musulman et religieusement pluraliste conjuguant l’acte de croire et un agir social déterminé (lien entre foi et justice sociale, libération par rapport à la société de consommation, question du sens dans des sociétés sécularisées…). Cette logique, davantage sociocentrée, débouche sur la revendication d’un islam civique pour lequel il ne peut y avoir de conscience islamique déconnectée d’une conscience sociale et donc d’une conscience politique. Le départ de jeunes musulmans européens (issus de familles musulmanes) ou convertis pour les foyers de jihad en Irak et en Syrie, leur enrôlement sous la bannière de l’État islamique au Levant d’une part, et l’implication d’autres dans des attentats meurtriers, notamment en France (janvier et novembre 2015), illustrent également la réalité de phénomènes de radicalisation individuelle au cœur même des communautés musulmanes d’Europe sur fond de marginalité, de frustrations accumulées et de désespérance sociale (Khosrokhavar, 2014). Enfin, l’un des effets induits de la sécularisation de l’islam pourrait être une « sortie de la religion » par l’ethnicisation du référent islamique, celui-ci devenant un substitut identitaire (islam nominal), l’équivalent d’un marqueur communautaire que les acteurs sociaux mobiliseraient au gré des circonstances, en fonction d’enjeux locaux ou internationaux indépendamment de toute pratique effective. On retrouve dans cette catégorie l’islam virtuel de certains jeunes de banlieue, qui s’expriment sur le mode rhétorique et par l’adoption d’une gestuelle codée (main sur le cœur) et, épisodiquement, selon un mode vindicatif (islam provocateur), sous la forme de slogans se référant à l’Irak, à la Palestine
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ou à Ben Laden. Relève également de cette catégorie l’« islam minimal » ou « résiduel » des élites musulmanes laïques qui ne renoncent pas pour autant à mettre en avant leurs origines islamiques pour mieux se démarquer de toutes les expressions islamiques contemporaines radicales. Une autre variante se retrouve en creux dans certains types de discours se voulant décomplexés (sans fausse révérence) par rapport à l’islam et aux populations musulmanes, selon lesquels la « normalité religieuse », aujourd’hui, résiderait dans une nécessaire prise de distance par rapport à toute pratique, toute attitude et toute revendication empruntant le canal rhétorique, le vocabulaire religieux. Ce qui peu ou prou, s’agissant de l’islam, revient à postuler que par ricochets la forme religieuse « déviante », la religion hors norme seraient paradoxalement les diverses expressions de l’islam orthonormé sinon orthodoxe. C’est autour de cette question délicate de la redéfinition des contours des communautés musulmanes d’Europe et de leur insertion dans les sociétés européennes que se joue le devenir de la référence à l’islam au nord du bassin méditerranéen (Göle, 2015). Aussi des décisionnaires musulmans (clercs religieux et intellectuels), résidant dans l’espace européen, ont-ils été amenés à requalifier légalement (par rapport à la légalité islamique) le contexte dans lequel vivent les musulmans qui résident en Europe, et à évoquer la question sensible de l’opportunité d’adopter a minima une législation islamique adaptée au vécu des musulmans d’Europe. Parallèlement à ce processus interne, certains gouvernements européens, la France en particulier, se sont dotés de législations encadrant de façon restrictive la visibilité sociale de l’islam (lois sur le voile simple et intégral), cherchant maladroitement à limiter la présence urbaine de l’islam. Comble du paradoxe, c’est aussi en France que le gouvernement et la représentation nationale se sont prononcés favorablement au développement de produits financiers conformes à l’éthique économique islamique.
L’islam et les musulmans de la rive sud de la Méditerranée Sur cette rive, l’islam apparaît comme une donnée résolument diachronique. Si en Ifriqiya, en Égypte et dans le reste de la façade méditerranéenne du Machrek, sa présence remonte aux conquêtes du califat d’Umar (634‑644), son expansion au Maghreb commença vers 670 sous la dynastie omeyyade et s’est poursuivie sous les dynasties fatimides, almoravides, almohades, mérinides, hafsides… L’islam finira par s’imposer comme la religion dominante au sein de sociétés auparavant
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rattachées à l’Empire romain et dont le profil religieux avait été marqué par le polythéisme, le judaïsme et diverses expressions du christianisme (montanisme, arianisme, monophysisme, nestorianisme…). Si l’islam, notamment au Maghreb, s’est imposé comme la religion de l’écrasante majorité des populations locales berbérophones et arabophones, dans le reste du pourtour méditerranéen la présence de vénérables communautés chrétiennes antérieures à l’avènement de l’islam (les Coptes en Égypte et les syriaques en Syrie et au Liban) devait contribuer à faire de la diversité religieuse une réalité incontournable avec laquelle l’islam ancien avait su intelligemment composer, là où certains islams contemporains semblent avoir plus de difficultés. Y compris là où l’islam demeure démographiquement dominant à l’instar du Maghreb, l’islamisation progressive de la société n’a jamais totalement éliminé les pratiques dévotionnelles coutumières, ni les lieux investis par la religiosité populaire antérieure à l’implantation de l’islam (sources, grottes, arbres, montagnes…). Là aussi, le pluralisme religieux, au sein même de l’univers musulman, continue de l’être en dépit de dynamiques politico-religieuses d’uniformisation de la pratique musulmane. Face à un islam de lettrés plutôt urbains, résolument scripturaire aux forts accents dogmatiques et juridiques, se déployèrent tout au long de l’histoire d’autres tonalités religieuses davantage tournées soit vers l’effervescence mystique à l’instar des nombreuses déclinaisons du soufisme plutôt que vers la religion légale, soit vers l’univers du culte des saints où l’histoire hagiographique des saints illustres rencontre la mémoire des saints populaires (Dermenghem, 1954). Si la version sunnite de l’islam domine dans l’ensemble du Maghreb, d’autres versions de l’islam perdurent localement. Il en va ainsi de l’islam kharijite présent dans le Mzab ainsi que dans l’île de Djerba. Il convient également de rappeler que la dynastie chiite ismaélienne des Fatimides prit son essor depuis la ville de Mahdia en Tunisie avant d’étendre sa domination sur l’Égypte, l’Arabie occidentale et la Syrie. Gardons-nous de passer sous silence le fait que le fondateur de la lignée des Idrissides au Maroc revendiquait une ascendance avec la lignée du Prophète via son gendre Ali. L’islam sunnite domine politiquement également à l’est du Maghreb, depuis la Libye, en passant par l’Égypte, la Palestine, jusque dans la Turquie laïque, mais il cohabite par endroits avec d’importantes communautés chiites, comme au Liban, ou issues du chiisme (druzes du Liban et alévis de Turquie), sans oublier qu’en Syrie le pouvoir est détenu par la minorité alaouite qui est, elle-même, issue du chiisme duodécimain. Bien que l’islam soit, sur tout le pourtour sud de la Méditerranée, non seulement la religion massivement pratiquée, mais aussi la religion officielle des régimes et des élites en place, l’islam règne sans nécessairement gouverner tous les aspects de la vie. Au cours de leur longue histoire, ces sociétés se sont dotées
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de systèmes politiques dans lesquels l’islam, s’il demeurait formellement le ciment religieux commun, ne devait pas moins composer avec d’autres réalités et influences idéologiques, sociales, politiques et culturelles étrangères à l’univers religieux. Le choc de la colonisation devait également accentuer encore plus la tension avec l’univers religieux, impulsant une dynamique de sécularisation forcée de sociétés elles-mêmes travaillées par un mouvement national tiraillé entre des courants scripturaliste (réformisme religieux), constitutionnaliste (libéralisme politique) et populiste (nationalisme arabe). À partir des indépendances, les nouveaux pouvoirs autochtones prirent soin de s’assurer un contrôle large sur l’ensemble des secteurs de la société, dont l’espace religieux, en étatisant la religion musulmane, tout en limitant sa sphère d’influence sociétale au champ du statut personnel et à celui de l’éducation. L’État entendait s’octroyer le monopole en matière de diffusion de la parole religieuse afin de pouvoir, notamment, prendre appui sur elle pour légitimer ses orientations séculières fluctuantes. Ainsi l’islam promu religion d’État devait-il conforter la religion de l’État ! Mais c’était sans compter avec les ruses de l’histoire, les embardées de politiques économiques trop monolithiques et les retours de flamme ; ces régimes, qui avaient totalement fermé l’espace politique à toute forme de contestation, se virent à partir de la décennie 1980 directement contestés depuis l’intérieur du champ religieux qu’ils pensaient avoir verrouillé. L’islam d’État était, dès lors, concurrencé par un islam oppositionnel dont les tenants souvent issus des filières les plus modernes (sciences dures, informatique…) entendaient à la fois réaffirmer la centralité du référentiel islamique au détriment d’idéologies séculières ayant contribué à leurs yeux à réduire l’influence sociale de la religion, et rompre avec des élites prédatrices s’étant accaparé les ressources publiques à leur profit exclusif. Certains des partisans de la solution islamique, après avoir connu des phases de répression systématique les contraignant à la clandestinité, au fur et à mesure de la démocratisation des sociétés intervenues durant la décennie 2000, sont parvenus aux responsabilités. Ils ont dû alors faire preuve de réalisme politique, en amendant leurs programmes, en rognant sur leurs velléités de réislamisation volontariste par le haut de sociétés qui sont, elles-mêmes, devenues plus perméables à des dynamiques complexes d’individualisation du rapport à la croyance et à la pratique religieuse, et dans lesquelles derrière les recompositions du religieux se dessinent les contours d’une sécularisation implicite (El Ayadi, Rachik et Tozy, 2007). Si, au sud de la Méditerranée, la sécularisation en tant que dynamique sociale est incontestablement en voie de se forger une place au sein de sociétés dont l’islam demeure la religion dominante, au nord, on assiste au phénomène inverse.
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C’est bien l’islam qui est en passe de relever le défi de la sécularisation. Les musulmans sont notamment engagés dans un vaste processus visant à redéfinir et, au besoin, à repenser les contours de l’islam en situation de sécularisation avancée. Franck Frégosi ➤➤ Al-Andalus,
alimentation, architecture, Averroès, démographie, empire, Ibn Khaldûn, identification, interdits alimentaires, juifs, mariage, métissage, métropole, migration, monothéisme
mots-clés
Colonisation, courants religieux, État, immigration, laïcisation, législation, monothéisme, organisations, péninsule Arabique, Proche-Orient, religion, rives nord et sud, sécularisation Références
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Albera, Dionigi et Couroucli, Maria, Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Actes Sud – mmsh, Arles, 2009. Chabbi, Jacqueline, Le Seigneur des tribus. L’islam de Mahomet, cnrs Éditions, Paris, 2010 (1re éd. 1997). Dermenghem, Émile, Le Culte des saints dans l’islam maghrébin, Gallimard, Paris, 1954. El Ayadi, Mohammed, Rachik, Hassan et Tozy, Mohamed, L’Islam au quotidien. Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, Éditions Prologues, Casablanca, 2007. Frégosi, Franck, L’Islam dans la laïcité, Pluriel, Arles, 2011. Göle, Nilüfer, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, La Découverte, Paris, 2015. Ibn Khaldûn, Discours sur l’Histoire universelle. Al Muqaddima, trad. et annoté par V. Monteil, Sindbad – Actes Sud, Arles, 1997. Khosrokhavar, Farhad, Radicalisation, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, « Interventions », Arles, 2014. Orcel, Michel, De la dignité de l’islam, Bayard, Paris, 2011. Rapports : Pew Research len Forum on Religion & Public Life, Mapping the Global Muslim Population, oct. 2009 [www.pewforum.org]. Pew Research len Forum on Religion & Public Life, The Future of the Global Muslim Population, janv. 2011 [www.pewforum.org].
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Qu’est-ce que l’orientalisme ? Plusieurs choses assurément. Toute la gamme des modes de connaissance (linguistique, historique, ethno-folklorique, civilisationnelle) et de représentation (peinture, photographie, décoration, musique) de l’Orient. Où est l’Orient ? Au sud-est de l’Europe à coup sûr, et jusqu’aux confins des terres habitées. Le problème est : où commence-t‑il ? La question sensible est de situer la frontière entre le même et l’Autre et de quel côté de la frontière on se place. L’orientalisme, c’est bien connu, opposerait radicalement un Orient et un Occident entre lesquels on peut bien imaginer le mariage – voir les saint- simoniens – mais certainement pas la confusion. Kipling le dit : « East is East and West is West ! » La Méditerranée n’échapperait pas à cette polarisation. Quand bien même il n’y aurait pas eu d’islam pour donner forme à ce grand partage, on voit bien dans la pensée grecque, comme dans le christianisme primitif, se mettre en place une opposition entre l’Est et l’Ouest, marquée par des valences opposées comme des vents contraires : le froid et le chaud, le rationnel et le merveilleux, l’ordre apollinien et le désordre dionysiaque, etc. S’il est exceptionnel que l’on se revendique d’un seul côté sans chercher à capter quelque chose de la puissance de l’autre, il y a une conscience claire de s’inscrire dans une géographie en termes de rupture et de polarité. Et c’est à la suite de cette structure que l’on voit des Occidentaux, de tout temps et avec toutes sortes d’objectifs, se porter vers un Orient qui les intéresse autant qu’il les fascine. La réciproque est vraie, et l’on a appelé cela « occidentalisme ». Si certaines logiques de l’utopie et de la mystique, et surtout les quêtes liées à la conversion mystique vers l’islam et les autres religions « orientales », envisagent d’autres harmonies entre les contraires, c’est que ce monde reste organisé selon une logique de la frontière, pour ne pas parler d’exclusion et de nettoyage ethnique, comme on le fait aujourd’hui. En ce sens, l’orientalisme serait congénitalement opposé à l’idée de construire ici une mer commune, fondée sur la synthèse, l’échange, la communauté.
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À y regarder de plus près cependant, on constatera que la frontière se placerait non pas au milieu de la mer Intérieure pour opposer l’Europe et l’Afrique ou l’Asie, la Chrétienté et l’islam, mais ailleurs : plus au sud par exemple, avec le limes romain repris de façon millénaire pour protéger le monde civilisé des incursions de nomades (Frémeaux, 1996 – et les « nuées de sauterelles » d’Ibn Khaldûn), qui marquerait la limite entre la Méditerranée « utile », bonne à civiliser – donc à coloniser –, et le Sahara, monde sauvage ouvrant sur le continent mystérieux. Sur le versant nord également, on voit s’opposer, sur la très longue durée, les puissances de l’Europe du Nord qui, dès la fin du Moyen Âge (voir Braudel), inventent la croissance capitalistique fondée sur la technologie industrielle et le grand commerce, mais aussi la démocratie bourgeoise et l’individualisme pour tous, et le « Sud » qui stagne dans une économie de traite, s’accrochant à des valeurs aristocratiques surannées, avec une conception antique d’un travail réservé à la servilité, une politique faite d’alternances entre négociation démagogique et ordre despotique, et où l’on passe, sans rupture véritable, d’un christianisme méridional à un islam hellénisé – l’Andalousie sera repérée comme l’épicentre conflictuel mais profondément commun de cet espace. « L’Afrique commence à Rome », s’amusent à dire les Italiens. Et, de la même manière, tous les pays de la rive nord semblent avoir leur Mezzogiorno : arriéré, paresseux, rustique et ombrageux. L’Italie bien sûr, mais la France avec le pays de langue d’Oc, l’Espagne avec son Andalousie encore fortement imprégnée d’islam, et les pays du Maghreb, mais aussi l’Égypte et la Turquie invoquent tous, dans des termes équivalents, leur « Sud » traditionnel et bédouin. À partir de là, des pulsions séparatistes vont se faire jour : avec la Ligue du Nord en Italie, par exemple, revendiquant la filiation avec les guerriers blonds qui avaient construit les empires romains-germaniques ; avec la Catalogne ou la Slovénie qui font mine de se tirer de leur gangue méridionale pour se rapprocher de l’Europe du Nord. En retour, si cette même Europe tremble aujourd’hui sur ses bases monétaires, c’est la faute de la Grèce et de Chypre, de la péninsule Ibérique, de l’Italie tantôt. Et une improbable « identité européenne » est menacée autant par l’irruption de ses sauvages méridionaux – Siciliens, Corses, Roms, Albanais, voire Basques – que par la présence encombrante des Maghrébins ou des Turcs, ou celle, moins bruyante mais non moins vigoureuse, des Asiatiques. De ces observations se dégage une autre figuration de l’espace méditerranéen, terre de communion civilisationnelle où l’on mange les mêmes choses, où l’on adore la même musique et où, à des nuances près, l’on traite pareillement les femmes, mais où, pour des questions d’étiquette politique, d’identité religieuse ou linguistique, de concurrence de petit blanc, on se déteste cordialement et, à l’occasion, on s’entretue. Pourtant, le sens de l’honneur, la sacralisation du groupe agnatique, l’anarchisme fondamental, un certain art de vivre
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y compris dans le dénuement, sautent toutes les frontières. Masqueray (1886) s’est attaché à repérer dans les assemblées des villages de Kabylie la perpétuation de la démocratie inventée dans la Cité antique ; les drapés des houlis blancs rappellent furieusement à Delacroix ceux des toges qu’il a appris avec la statuaire gréco-romaine ; les bains « turcs » sont la perpétuation littérale des thermes des Anciens, et Germaine Tillion (1966) trouve le même rabaissement des femmes dans la doctrine chrétienne telle qu’elle est formulée par saint Paul, juif et citoyen romain, que dans la pratique des sociétés musulmanes. Loin d’être déduit des Tables de la Loi, ce socle anthropologique des sociétés méditerranéennes, qui adorent la virginité, l’honneur, un certain réalisme sanguinaire, ignore les frontières religieuses. La géographie de l’orientalisme méditerranéen, le clivage entre le même et l’Autre, les Lumières et la barbarie (Thomson, 1987), n’adoptent pas les frontières aujourd’hui conventionnellement mises en place entre Orient et Occident. Ce ne sont pas cette fois l’Europe et l’Asie (ou l’Afrique), ni la chrétienté et l’Islam qui s’opposent en Méditerranée, mais un espace commun qui se construit sur ses confrontations mêmes. Le clivage est ailleurs, et l’âge d’or de l’orientalisme, au xixe siècle, illustre cela de diverses manières, avec par exemple Th éophile Gautier qui, comme critique, s’est toute sa vie préoccupé d’orientalisme pictural, mais n’a fait en terre d’Islam que des incursions brèves et passablement décevantes (Alger, Constantinople, Le Caire – pour l’inauguration du canal de Suez : victime d’un accident, il descendit à peine du bateau). Ce qui a constitué son vrai « voyage en Orient », pleinement vécu par lui comme tel, c’est son périple en Espagne en 1840. Il pousse bien sûr jusqu’en Andalousie mais c’est dès les Pyrénées que l’exotisme le saisit. Avant lui, Delacroix fait ici aussi une excursion décisive que l’on oublie parfois de signaler, mais qui est partie intégrante de son voyage au Maroc. Pour les peintres en séjour académique à Rome, ceux du moins qui ne veulent pas se cantonner au classicisme monumental, ce sont les spectacles de la populace et des rues de Naples, de Sicile et de Rome même, qui offrent les sujets tout à fait équivalents des « scènes et types » de l’Orient. Coupeur de route patenté, le bandit sicilien n’est pas moins redouté que le sauvage bédouin : de quoi attirer les peintres « régionaux » qui s’y spécialisent. Dans toute la Méditerranée, et déjà dans la Grèce tout juste dégagée de l’Empire ottoman, l’imbrication des ruines classiques est l’occasion de confronter les pâtres de toutes religions et les monuments vénérables. Avec la réticence des musulmans à se laisser représenter, la différence orientale s’illustre souvent avec des groupes minoritaires qui font office de représentants de ces terres exotiques : les juifs que Delacroix croque au Maroc en 1832 ; les Grecs dans les admirables aquarelles de Gleyre lors de son voyage de 1834 ; les chrétiens de Madaba photographiés par le père Jaussen lors
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de ses « caravanes bibliques » (Jaussen, 1948) ; sans parler des paradigmatiques bachi-bouzouks, mercenaires de sac et de corde sortis de la mosaïque orientale. En somme, il existe bien un orientalisme méditerranéen qui présente toutes les caractéristiques générales – ou plutôt tous les stigmates – que l’on impute à cette manière de voir les choses : soulignement du caractère sauvage et de la différence, assignation d’une identité collective qui tient en particulier au sang, essentialisme et archaïsme, etc., mais cet orientalisme passe à travers l’espace social de la Méditerranée et, en ce sens, c’est un orientalisme intérieur.
Pas d’orientalisme au Sud ?
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Y a-t‑il cependant un orientalisme méditerranéen, au sens où il serait assumé par des intellectuels autochtones, et pour leur propre compte ? C’est une tout autre affaire. Car s’il y a bien des savants ou des artistes issus de l’espace méditerranéen qui se targuent, s’illustrent dans ce domaine de diverses manières, ces savants et ces artistes ne se distinguent en rien de ceux des métropoles ou des universités du Nord, leur base naturelle, où ils ont été formés, et avec lesquelles ils restent liés pour leur activité professionnelle, leur promotion dans l’institution et l’essentiel de leur légitimation scientifique. Y a-t‑il eu cependant un orientalisme Sud-Sud, qui soit à la main des intéressés pour la traduction et la patrimonialisation de leur savoir, pour leur affirmation identitaire et la production d’une image assumée ou rectifiée aux yeux d’autrui ? La réponse que l’on peut faire à cette question sera différente en fonction des différents sens que recouvre la notion d’orientalisme. Deux au moins : un orientalisme « savant », fondé sur l’analyse des textes et spécialement de textes juridiques et sacrés, sur l’analyse des langues qui a tendance à confiner à l’analyse des peuples, sinon des races d’une part ; de l’autre, un orientalisme « pictural » ou, plus largement, artistique – musique, décoration, littératures –, avec des évocations plus ou moins imagées de la différence et de la spécificité interne. Ces deux registres ne sont pas totalement indépendants puisque la peinture a eu un moment pour fonction d’instruire ou de faire connaître par le truchement de représentations, autant que les livres savants, mais leur rapport au discours officiel et académique est significativement différent. Il faut donc préciser les contextes. En ce qui concerne la tradition savante, celle qui part de la recherche théologique sur les livres et les Lieux saints, de l’étude des langues classiques ou de l’histoire antique, avant de donner progressivement une formulation plus laïcisée de l’approche des civilisations, il faut reconnaître que l’on ne voit pas vraiment émerger une prise en main autocentrée par des Méditerranéens. La
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domination écrasante dans ce registre de la philologie allemande, la dynamique des recherches universitaires du Nord, font plutôt de la région un objet pour des recherches venues du Nord : la vigueur des voyages culturels impulsés par les aristocrates qui se livrent au « Grand Tour », les fouilles archéologiques conduites par des agents consulaires dans le registre assez méprisé des vieilles pierres – on préfère penser qu’ils se donnent toute cette peine pour trouver des trésors. Mais l’orientalisme arrive là dans le sillage d’opérations de domination politique et commerciales amorcées, dès le xviiie siècle, et qui vont s’accentuer avec la domination technologique et militaire manifeste aux xixe et xxe siècles. De fait, il faut reconnaître que la lente et difficile prise de conscience patrimoniale des cultures du Sud, et le développement d’un savoir autochtone susceptible de concurrencer ceux du Nord, n’apparaissent qu’avec l’émergence d’une conscience nationale. Après que l’Empire ottoman eut laissé partir quantité de monolithes d’Égypte, les frises monumentales de Pergame et du Parthénon, vers les musées de Berlin et de Londres, ce sont les États émergents qui se sont souciés, souvent avec le soutien de savants occidentaux (Mariette, par exemple en Égypte), de mettre fin au pillage. C’est un travail de fourmi des voyageurs et trafiquants de tous bords, dont on voit les merveilles aboutir dans les musées européens, américains, voire japonais, qui a représenté un drainage considérable mais assez peu sanctionné jusqu’à l’époque contemporaine. Pour l’étude des langues mortes et de l’histoire des « grandes civilisations », les indigènes conservent également une part assez minime. À l’exception des intellectuels juifs ou arméniens, qui parviennent à transformer leur pécule linguistique en bénéfice académique, force est de constater que les intellectuels musulmans et même arabes choisissent d’autres terrains que l’université pour s’illustrer. Il est vrai que l’arabe savant, sous la pression notamment de Silvestre de Sacy, est alors souvent considéré comme une langue morte et que c’est même une sorte de handicap de sembler s’inscrire dans la langue « vulgaire ». Et ce n’est qu’avec la colonisation et la promotion, lente et partielle, d’universitaires indigènes que commence une patrimonialisation du savoir. Pour l’Algérie, la lignée qui va des Bencheneb (1869‑1929, pour l’aîné) à Bencheikh (1930‑2005) [pour les biographies des différentes figures évoquées dans ce texte, voir les notices de notre Dictionnaire des orientalistes de langue française (Pouillon, 2012)] est exemplaire, mais elle est reversée finalement au seul bénéfice d’une université française. D’autres exemples en Égypte ou en Turquie ramènent de grands intellectuels vers les universités des métropoles. Jusqu’à l’avènement des études « postcoloniales », qui insistent sur les origines des chercheurs, ils restent limités. Pour l’archéologie, la maîtrise des langues « classiques » autres que l’ottoman, le persan ou l’arabe reste toujours l’apanage de savants étrangers. Il faut attendre les indépendances et la passation des institutions gestionnaires aux nouveaux États pour voir une
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réelle promotion des archéologues locaux. Encore est-elle souvent de façade ou de convention diplomatique, les « homologues » indigènes ne parvenant pas à trouver une légitimité véritable face à leurs correspondants étrangers. Même si la prérogative politique de nationaux est désormais indiscutable, l’indépendance scientifique des archéologues tarde à être atteinte. Dans la mesure où elles sont aux mains d’intellectuels subalternes et en tout cas marginalisées, les cultures minoritaires, qui s’attachent à maintenir les « parlers » souvent considérés comme des « patois », semblent paradoxalement mieux traitées. Elles sont l’objet d’érudition domestique, portées par une ferveur nostalgique ou militante, un souci de sauvegarde autant que d’affirmation politique qui peut s’avérer dangereuse. Le cas des Berbères du Maghreb est exemplaire à cet égard. Peinant à acquérir un statut de civilisation autre que vernaculaire, cantonné dans une histoire et une tradition orale, locale, le monde berbère en vient à connaître une remarquable promotion, savante autant que statutaire, avec son inscription dans une civilisation scripturaire, marquée par la recherche ou la création d’alphabets parfois vénérable (le libyque) ou réadapté (le tifinagh), au détriment de systèmes de transcription beaucoup plus précis et pédagogiquement plus efficaces (Dominique Casajus, 2015). Remarquons que le caractère abscons de certaines inventions est un bénéfice pour une culture de scribes, et apparaît à ce titre comme une promotion. La réhabilitation des parlers régionaux au nord de la Méditerranée – catalan, occitan, corse, etc. – relève de la même dynamique de promotion. Pourquoi les intellectuels du Sud désertent-ils aussi longtemps le registre du discours savant ? C’est évidemment parce que la place était prise par des spécialistes occupant déjà les positions, et aussi qu’ils ont d’autres manières de reprendre la main : dans l’espace politico-religieux, avec l’avènement du réformisme en islam où ils s’attachent à reconvertir de l’intérieur la religion à la modernité ; dans l’espace laïque du roman, de la poésie et de l’essai où ils trouvent un écho populaire et, finalement, une légitimité plus large. L’histoire et les sciences humaines vont être le seul registre universitaire où ils obtiennent une reconnaissance mais, avouons-le, plus idéologique que scientifique. Il s’agit dans ce cas de réaliser l’aggiornamento de l’héritage colonial. Dans cet espace même, la consécration passera pour l’essentiel par les universités du Nord où se retrouvent finalement, sauf exception militante, les universitaires libanais, égyptiens, turcs et maghrébins qui ont obtenu une notoriété internationale. Le problème de fond reste l’incapacité des nouveaux États à ménager un espace universitaire assez libre des pressions du politique, ou de briser l’encerclement qu’y déploie l’islam intégriste.
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L’espace artistique
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Qu’en est-il de l’avènement d’un orientalisme artistique qui ne soit pas l’apanage des gens du Nord, pour un public (et un marché) du Nord ? Il suit en partie la même dynamique nationale et nationaliste que l’on a repérée à propos de l’orientalisme savant. Mais d’autres choses s’y révèlent. On a vu ce qu’il en est des sujets et thèmes : le pittoresque des paysages, le caractère des « types » anthropologiques et des « scènes » pittoresques, portés par une exaltation romantique de la différence, voire de l’étrange, et tributaires d’une définition raciale de la culture. On peut en faire à peu près l’inventaire avec quelques tableaux emblématiques de Delacroix : la force sauvage avec les grandes Fantasia (1832, musée Fabre, Montpellier, avant beaucoup d’autres), le harem avec les Femmes d’Alger (1834, Louvre), le fanatisme religieux avec les Convulsionnaires de Tanger (1837, Minneapolis), les cérémonies domestiques avec la Noce juive au Maroc (1837‑1841, Louvre), le despotisme politique avec le portrait équestre de Moulay Abderrahmane, sultan du Maroc (1845, musée des Augustins, Toulouse) – mais déjà avec la Mort de Sardanapale (1828, Louvre) –, plus d’innombrables paysages et évocations végétales et animales. Tout y est, mais, à y bien réfléchir, il n’est pas indispensable de traverser la Méditerranée pour cela : à l’octroi de Paris, le Douanier Rousseau va bientôt sortir autant de luxuriance et d’étrangeté de la lumière de l’Île-de-France et de son génie de coloriste. Même si l’étrangeté est en partie magnifiée, en partie maudite – ce n’est pas nécessairement la même –, concédons à Edward Said (1978) qu’il y a là construction d’une image chargée de différence, unilatérale : les sujets de ces figurations n’en sont pas les destinataires, et bien des caricatures s’ensuivent. Celles-ci résultent fondamentalement d’un renoncement des cultures de l’Islam à la figuration narrative, d’un refus de la description circonstanciée, à quoi l’on préfère un discours officiel, doctrinal même sur les choses, et une mise en défens de larges pans de la vie sociale, avec tout ce qui appartient au monde féminin, au monde de l’intime. Tout cela va néanmoins exploser du fait de l’acculturation considérable qui accompagne la modernité induite par la colonisation. Un signe avant-coureur est indiscutablement ici le succès considérable et précoce remporté par la photographie avec la multiplication des studios locaux – qui compense le caractère longtemps encombrant autant que fragile des appareillages. Mais l’art du portrait est aussi rapidement recherché comme un genre endogène. La peinture étant le moyen d’enluminer cela, il ne faudra pas attendre la fin de l’ordre colonial pour que des Orientaux se préoccupent de s’approprier cet outil éminemment stratégique qu’est la peinture (Pouillon, 2010). Le premier pas sera précisément
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la peinture orientaliste. C’est dès le xixe siècle, avec l’ère des « réorganisations » (Tanzimat), que l’Empire ottoman se soucie d’envoyer en Europe des étudiants à l’École des beaux-arts. Curieusement, ce sont des militaires : ils ont pour mission de se perfectionner dans ce procédé éminemment stratégique, la figuration par le dessin. Deux noms importants peuvent être attachés à cette mutation : ils sont tous les deux d’origine ottomane, mais l’un d’eux est algérien. Le premier, c’est Osman Hamdi (1842‑1910) qui vient en Occident prospérer à l’ombre du grand Jean-Léon Gérôme (1824‑1904) dont il subvertit avec humour les thèmes après en avoir repris les techniques – il est aussi le fondateur du musée d’Archéologie d’Istanbul. Le second, Mohammed Racim (1886‑1975), est l’inventeur d’une école algérienne de la miniature. L’un et l’autre vont reprendre la thématique orientaliste et jusqu’à ses stéréotypes, tout simplement parce que c’est alors la voie légitime pour la figuration de la différence. Malgré leurs parcours fondamentalement originaux, du fait même de leur caractère pionnier, ils représentent la première phase de cette révolution technologique, celle de la maîtrise de l’excellence et aussi la reconnaissance de la notoriété tant auprès de leur peuple que sur le marché occidental. Quantité d’autres noms peuvent être placés dans ce sillage, de professionnels de la peinture qui ont fait, à leur manière, de l’orientalisme : parce qu’ils y étaient pour ainsi dire commis d’office, parce que cela leur paraissait bon et même parce que cela constituait pour eux une figuration légitime de leur peuple. Dans tout l’espace colonial, cette formule va dominer la production des peintres de toute origine, mais inscrits désormais dans un terroir : « pieds- noirs » méditerranéens ou pas, juifs autochtones, chrétiens arabes et, finalement, musulmans – cela tardivement, mais de façon irréversible, mobilisés qu’ils sont par le souci d’affirmation identitaire par la photographie, le cinéma, la télévision, l’imagerie politique en général, religieuse même. C’est donc une véritable révolution culturelle que l’on voit s’imposer dans l’ensemble du monde musulman avec l’émergence d’une peinture vernaculaire orientalisante. Il y a dans ce registre beaucoup d’éléments divers : d’abord les peintres occidentaux qui ont pris racine ici, comme ceux qui ont été amenés en Algérie par la villa Abd el-Tif (1909‑1962) ; puis les minorités religieuses indigènes qui se sont approprié ce médium pour des représentations communautaires ; il y a enfin les musulmans qui sont passés de l’autre côté du miroir, manifestant à la fois une rupture culturelle et un héritage de l’âge colonial à l’époque de l’indépendance. Un tel passage des images n’a pas été sans une transformation fondamentale – non pas plastique le plus souvent, mais anthropologique. Arrêtons-nous sur ce point. L’accumulation d’images durant toute l’ère coloniale relève – on le lui a assez reproché – d’une logique impériale. Elles en portent certains stigmates que l’on a soulignés : supériorité et schématismes, essentialisation, insistance sur certains
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thèmes « primitifs ». Mais cela constitue également une considérable accumulation de savoirs, rangés de façon assez méthodique dans un inventaire encyclopédique des facettes de l’humanité. Ce kaléidoscope n’est pas d’ailleurs limité à l’espace colonial de la domination. Il s’étend à toutes les terres habitées – où l’on ne déteste que les « pages blanches » – et même à l’espace domestique des métropoles, de leurs régions et de leurs écarts. Avec la montée des mouvements nationaux, les reformulations identitaires de la périphérie, cet ensemble est profondément restructuré. Il est désormais pensé à l’échelle d’un territoire national, ou de celui d’une région, voire d’une religion : monde arabe, monde juif, monde turc, Islam, et éventuellement espace des minorités à pulsion nationalitaire : monde arménien, kurde, berbère, etc. Les images qui ont été produites sur chacune de ces vigoureuses unités sont reprises en compte comme des éléments documentaires de mémoire, de valorisation ou d’érudition. Un certain filtrage est fait des appréciations et connotations disgracieuses. Mais il en demeure une culture de la différence et de la variété, qui est brandie dans une logique d’affirmation identitaire. Il va en être de même du marché de la peinture orientaliste. Ceux qui suivent les ventes orientalistes qui ont fleuri à partir des années 1980 savent bien que les cotes commerciales sur ce marché ne relèvent pas seulement de la réhabilitation de l’académisme, voire du « pompier », ni d’un goût retrouvé pour l’immense métier et l’exotisme « kitch » que véhiculent ces images. Il est aussi le produit de marchés plus spécialisés de la part de nouveaux États nationaux soucieux de reconstituer un patrimoine dans ce domaine de l’image et des productions artistiques. Les collectionneurs privés fortunés investissant dans l’art, les États eux-mêmes, à travers la constitution de collections pour leurs musées, sont des acheteurs importants. Le cas exemplaire est celui d’Étienne Dinet élevé, par ordre d’un ministre de la Culture, à la dignité de « maître de la peinture algérienne ». D’autres cas d’un marché régional se sont constitués vers la Turquie et le Liban. Mais les pays pétroliers du Golfe ouvrant récemment de grands musées achètent intensivement tout ce qui touche aux pays musulmans, de préférence des hommes en prière et avec des réticences néanmoins concernant les personnages en trois dimensions et l’exhibition de nus (Pouillon, 1997 et 2012 ; Pouillon et Vatin, 2011). Ce marché dynamique ne vise pas seulement la peinture et, autour, les formes diverses de représentations : cartes postales, photographies, sculptures, livres illustrés et travaux savants de tous ordres, à condition qu’ils aient une dimension descriptive. Cela touche aussi aux objets décoratifs qui constituèrent une vraie tradition autochtone d’une réelle grandeur : arts du textile, du bois, du cuivre, décorations diverses, notamment la céramique, éléments d’architecture. Il arrive que ces arts indigènes aient été restaurés, voire refondus, par les institutions coloniales – voir à cet égard l’œuvre
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emblématique de Prosper Ricard (1874‑1952) –, mais dans ce cas la référence a été facilement oblitérée. On assiste ainsi à une reprise en main totale de traditions locales, un temps honni, comme objet d’un passé révolu et souvent récusé. L’héritage a été difficile, parfois douloureux, et a appelé des remises en perspective historiographique. Pourtant le pas accompli dans ce registre est immense et il va d’ailleurs concerner en retour l’autre registre, scientifique et « littéraire ». Les travaux d’érudition philologiques, historiques, juridiques sont largement mis à profit. Les images patrimoniales et les évocations imaginaires, dans la mesure où elles constituent un témoignage exclusif, sont aussi largement reprises, voire prolongées par une littérature autochtone en diverses langues. Qu’on accepte ou non de le reconnaître, qu’on cherche à l’oublier ou à le faire oublier, la tradition orientaliste a pris corps. François Pouillon ➤➤ Anthropologie,
Braudel (Fernand), colonisation, conflit, empire, frontière, honneur, Ibn Khaldûn, métropole, modernité, peinture, postcolonialisme, Tillion (Germaine), voyage
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mots-clés
Afrique, Europe, minorités, Orient et Occident, politique, rivages Références
Casajus, Dominique, L’Alphabet touareg. Histoire d’un vieil alphabet africain, cnrs Éditions, Paris, 2015. Delacroix, Eugène, Le Voyage au Maroc. Fac-similé des carnets conservés au musée du Louvre et au musée Condé à Chantilly, Éditions du Sagittaire – José Corti, Paris, 2009, 6 vol. (éd. crit. du texte par M. Hannoosh). Frémeaux, Jacques, « Pertinence et fonctions de la frontière Tell-Sahara, 1830‑1950 », in Mélanges Charles-Robert Ageron, ftersi, Zaghouan, 1996, p. 251‑267. Gautier, Théophile, Voyage en Espagne (en feuilleton), Garnier-Flammarion, Paris, 1981 (1re éd. 1840). Gutron, Clémentine, L’Archéologie en Tunisie. Jeux généalogiques sur l’Antiquité, préf. A. Schnapp, Karthala – irmc, Paris, 2010. Iversen, Erik, Obelisks in Exile, I : The Obelisks of Rome ; II : The Obelisks of Istanbul and England, Gad Publisher, Copenhague, 1968. Jaussen, Antonin, Coutumes des Arabes au pays de Moab. Études bibliques, Paul Geuthner, Paris, 1948 (1re éd. Gabalda, Paris, 1908). Masqueray, Émile, La Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie : Kabyles du Djurdjura, Chaouïa de l’Aourâs, Beni Mezâb, Édisud, Aix-en-Provence, 1983 (1re éd., Leroux, Paris, 1886).
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Pouillon, François, Les Deux Vies d’Étienne Dinet, peintre en Islam : l’Algérie et l’héritage colonial, Balland, Paris, 1997. Pouillon, François, « Des Orientalistes indigènes : notes sur l’émergence d’une peinture professionnelle en Méditerranée musulmane, xixe-xxe siècles », Turcica, 42, 2010, p. 221‑248. Pouillon, François (éd.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, iismm – Karthala, Paris, (1re éd. 2008) 2012 [http://dictionnairedesorientalistes.chess.fr]. Pouillon, François et Vatin, Jean-Claude (éd.), Après l’orientalisme. L’Orient créé par l’Orient, Karthala – iismm, Paris, 2011. Thomson, Ann, Barbary and Enlightenment: European Attitudes Towards the Maghreb in the 18th Century, Brill, Leyde, 1987. Tillion, Germaine, Le Harem et les Cousins, Le Seuil, Paris, 1966 (4e éd. augmentée, « Points essais », 1982).
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Étudier la poésie dans l’espace méditerranéen appelle une redéfinition contextuelle des procédures disciplinaires des études littéraires ou, du moins, la réorganisation d’un ensemble de ces procédures en fonction d’un objet neuf. Situé à une échelle transrégionale, celui-ci induit un bouleversement des délimitations usuelles des corpus comme des canons littéraires et rend impropres les perspectives nationales ou même comparatistes qu’engendrent bien souvent ces délimitations. Dans le même temps, cette redéfinition répond à des évolutions et à des nécessités plus générales. En effet, la tentative de mettre en perspective, à une échelle transrégionale, des corpus et, par là même, des pratiques, des institutions, des histoires et des mémoires, en se limitant à un genre du discours à la définition mouvante, comme l’est la poésie, recoupe des recherches suscitées actuellement dans les études littéraires par deux facteurs. Il s’agit, d’une part, du regain de l’idée goethéenne de littérature mondiale, à la suite de la prise en compte du moment postcolonial, de la globalisation culturelle, des nouvelles mobilités et de la généralisation du phénomène de la traduction et, d’autre part, de la recherche d’un ancrage disciplinaire des études littéraires dans l’anthropologie de la culture, en se fondant sur une redescription contextualisée de la constitution des discours littéraires, sans radicale solution de continuité avec les autres discours sociaux. Un constat préliminaire s’impose. Il est possible d’étudier les représentations poétiques de la Méditerranée ou le rôle que jouent la poésie, ou des traditions poétiques dans la formation de représentations de la Méditerranée. Mais il n’y a pas de poésie méditerranéenne en tant que telle. L’étude de la poésie dans l’espace méditerranéen est une construction reposant certes sur un riche ensemble d’interférences culturelles et sur l’existence d’un continuum géo graphique et jusqu’à un certain point historique. Mais sa valeur est avant tout heuristique et critique. Autrement dit, ce qui fonde le rapprochement est, paradoxalement, ce qui apparaît non seulement aux représentations culturelles, mais encore aux découpages disciplinaires des philologies, des histoires littéraires et
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des comparatismes, comme une frontière, ou comme un ensemble de frontières, séparant des espaces et des temporalités culturelles jugées peu commensurables. L’étude de la poésie en Méditerranée repose ainsi sur un primat géographique et sur une topologie des frontières culturelles. Dès lors, pour s’assurer empiriquement de sa possibilité, elle se doit de commencer par un repérage d’ensembles de faits culturels saillants qui donnent pertinence à l’échelle transrégionale choisie. Les ensembles en question, pour répondre aux conditions de l’enquête, doivent avoir pour caractéristique d’entrer en déplacement dans une partie au moins de l’espace méditerranéen, voire au-delà de cet espace. L’analyse se porte dès lors de manière privilégiée sur les mutations formelles, sémantiques et fonctionnelles que connaissent les éléments discursifs transférés lors de ces passages de frontières. L’enquête implique aussi que l’on accepte que le discours appelé « poésie » soit en chaque situation partiellement redéfini : dans ses traits génériques et, plus largement, sémiologiques, en particulier dans le rapport qui y est mis en œuvre entre oral et écrit, dans son mode d’inscription culturelle, ceci sans visée normative privilégiant la seule culture savante ou dominante, et dans son rapport avec différentes sphères de la vie sociale avec lesquelles il peut entretenir des rapports variables d’autonomie ou d’hétéronomie, qu’il s’agisse du religieux, du politique, ou encore d’activités quotidiennes, d’événements rythmant la vie individuelle ou collective. C’est sans ambition d’exhaustivité que l’on peut tenter de relever quelques-uns de ces ensembles de faits saillants, légitimant la perspective méditerranéenne. Car ici le point de vue importe dans la construction de l’objet. Il est vraisemblable que quiconque entreprendra l’enquête péchera par omission ou parti pris, faute de pouvoir englober la richesse des contrepoints existants. L’horizon d’une telle étude ne peut donc être que dialogique. La Méditerranée poétique a plusieurs lieux de naissance et plusieurs devenirs, qui chacun contribuent à former, au bout du compte, un écheveau complexe de représentations de la ou des Méditerranées. Une même image ne naîtra pas, ni une même expérience de la frontière, chez qui le lieu privilégié est la Grèce antique, al-Andalus ou le Paris du xixe siècle. Le foyer grec, puis latin, pose d’emblée le problème de la détermination générique de la poésie. Le paradoxe est qu’Aristote, dans sa Poétique, a avant tout considéré les genres mimétiques, l’épopée et la tragédie. La poésie lyrique (liée à la musique) puis le lyrisme (où l’énonciation est centrée sur le « sujet lyrique ») n’ont fini, quant à eux, par tendre à englober le tout de la poésie qu’au xixe siècle, après une longue évolution, depuis la relecture du texte aristotélicien en Italie au xvie siècle jusqu’au romantisme. Au même moment, la perception générique tendait à exclure de la poésie les modes narratifs et dramatiques, la confinant dans un cadre discursif toujours plus étroit. La poésie tend ainsi à se définir, aux yeux des contemporains, comme un discours énoncé en première
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personne, autrement dit en principe non mimétique, même si l’on peut s’interroger sur le statut réel ou fictionnel du « sujet lyrique », et régi par une organisation métrico-rythmique, entretenant des rapports plus ou moins étroits avec l’oralité, voire avec le chant et la musique. Or il est certain que cette définition ne peut avoir un statut pleinement déterminant. Selon les contextes, il faudra en retrancher certains éléments, voire tous les éléments. Elle n’a d’autre fonction, pour une étude du discours poétique dans un espace méditerranéen où les cadres généalogiques ouest-européens de sa formulation ne sont pas en tout lieu et en tout temps pertinents, que d’indiquer un prototype, très largement lié à une mise en perspective postromantique. Le foyer gréco-latin, foyer prestigieux localisé dans l’espace méditerranéen, à partir duquel se sont constitués les renaissances et les classicismes européens, n’a que tardivement offert des modèles proprement lyriques aux langues néolatines. Et cela n’a pas été sans quelque embarras théorique, l’Art poétique d ’Horace ne remédiant pas sans peine aux silences de la Poétique d’Aristote. Les modèles principaux sont les lyriques grecs archaïques (Pindare, Sapho, Anacréon), le plus souvent par révérence lointaine, et les poètes latins (surtout, parmi eux, Horace). Les moments décisifs de recréation sont associés, en Italie, en Espagne et en France, autrement dit dans les langues romanes de l’espace méditerranéen, à Pétrarque, au xive siècle, puis à Garcilaso et à Ronsard et Du Bellay, au xvie siècle. Cette appropriation savante de l’Antiquité s’est accompagnée d’une profonde transformation des genres poétiques médiévaux en lesquels étaient apparues les lyriques en langues romanes, depuis le début du xiie siècle au moins. Les attitudes ont cependant varié, de l’intégration (plutôt en Italie et en Espagne) à l’exclusion (surtout en France). L’exemple d’intégration réussie le plus évident est celui du sonnet. Apparu à la cour de Sicile au xiiie siècle, rapidement présent en provençal puis en hébreu, il a véritablement été institué par le Canzoniere de Pétrarque et s’est diffusé au xvie siècle en espagnol, catalan, français, anglais… S’est ainsi mise en place une translatio unidirectionnelle qui déplace le legs gréco- latin, tout en procédant tantôt à une réappropriation, tantôt à une occultation des modèles médiévaux. Ce legs, reçu dans l’Europe romane et plus largement occidentale, était par là même coupé de tout lien autre que mémoriel et cir conscrit aux humanités gréco-latines avec l’espace méditerranéen. C’est qu’ailleurs s’affirmait la puissance ottomane, véhiculant une autre tradition poétique dominante, qui, elle, était issue de la péninsule Arabique, avant de se fondre à d’autres sources culturelles. La formation de la poésie européenne et, plus précisément, des poésies de langues romanes, repose ainsi sur une appropriation d’une partie du passé méditerranéen. Mais elle s’affirme aussi par une exclusion, vigoureusement défendue encore chez Pétrarque, se présentant par la suite comme une altérité évidente, sans qu’il soit désormais nécessaire de s’en défendre : celle de
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l’espace linguistique et culturel qui s’est par ailleurs déployé à l’est et au sud de la Méditerranée à partir du viie siècle, lors de l’expansion arabo-musulmane. La poésie hébraïque occupe elle aussi une position complexe et d’une grande pertinence pour la construction d’une perspective méditerranéenne. Trois grands moments s’imposent, impliquant des dynamiques de transferts et des topologies de la frontière spécifiques. En premier lieu, la poésie biblique, par-delà le canon religieux, est, à côté de la source gréco-latine, un grand code à partir duquel se sont formées les littératures européennes. La référence à cette poésie a en particulier joué un rôle déterminant dans la redéfinition du discours poétique à la fin de l’âge classique, à partir de la notion de sublime telle qu’on la trouvait exposée dans le traité du Pseudo-Longin. Les figures de l’inspiration et de l’expression balaient alors les embarras nés du cadre aristotélicien centré sur l’imitation, et annoncent la redéfinition romantique de la poésie. La poésie hébraïque apparaît ainsi comme le modèle d’une authentique poésie primitive, parallèlement à la relecture d’autres traditions, y compris de l’épopée homérique. Le deuxième moment est celui où, après la destruction du Second Temple et la formation des diasporas juives, la poésie hébraïque devient elle-même le réceptacle d’autres traditions poétiques parmi lesquelles elle se remodèle, qu’il s’agisse du piyyut liturgique, aux ve-viiie siècles, dans l’espace byzantin, de la qaçîda et d’autres modèles arabes, aux xe-xiie siècles, dans l’espace arabo-andalou (Y. Halevi), ou encore, à partir du xiiie siècle, de la transposition de modèles des poésies romanes, de la canso troubadouresque au sonnet italien. Cette période est également celle de la diffusion, à la suite de l’expulsion des juifs d’Espagne, en 1492, de la poésie en judéo-espagnol, du Maghreb à la Méditerranée orientale. Enfin, la troisième période est celle de la formation d’une poésie hébraïque moderne, tout d’abord en Europe orientale (C. N. Bialik). Cette poésie a contribué, à la suite de l’émigration en Palestine, à l’institution progressive d’une poésie nationale dès les années du mandat britannique. Elle s’est défaite pour cela de ses liens avec la culture de l’exil et, en particulier, avec le yiddish, associé à cet exil. La poésie arabe est une autre source qui va se diffuser largement dans l’espace méditerranéen et au-delà. Son modèle initial est fortement ancré dans la société tribale de la péninsule Arabique et ses voisinages syrien et irakien. Les sept grandes odes antéislamiques, les Mu‘allaqât, en forment le canon principal. Leur modèle, celui de la qaçîda monomètre et monorime, avec trois mouvements thématiquement reconnaissables, a été codifié à partir du viiie siècle. Il est l’un des fondements de l’arabité littéraire, ceci dans une opposition stricte à la prose, mais aussi au texte coranique. La poésie qui se développe ensuite, poésie urbaine et souvent attachée à la vie de cour, à Bagdad et ailleurs, tout en gardant les mêmes schémas métriques, s’ouvre à d’autres modes de vie et à des influences nouvelles, en particulier persanes. Dès la fin du viie siècle, s’est développée dans
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le Hedjaz et dans certaines tribus bédouines une poésie courtoise (dite ‘udhrite) qu’a amplifiée par la suite le cycle de Majnûn Laylâ. Abû Nuwâs, né vers 757 de mère iranienne et mort à Bagdad en 815, représente une modernité poétique arabe, où l’expression des plaisirs s’éloigne de la morale bédouine. Les poèmes de Hallâj, né en Iran en 857, décapité à Bagdad en 922, ont été rassemblés en un dîwân mystique. Abû l-‘Alâ’ al-Ma‘arri (979‑1058), quant à lui, compose une poésie morale d’un profond pessimisme. Se forme ainsi un répertoire poétique d’une grande richesse qui, se diffusant dans un monde musulman élargi à d’autres langues, a fait des poésies arabe, persane et turque un ensemble culturel doté de traditions proches par leurs genres, thèmes et modes d’inscription sociaux. La poésie arabe classique entre pour sa part en déclin dès avant le xiiie siècle. Ces poésies savantes ne doivent pas occulter la présence de poésies populaires, généralement conservées par la tradition orale, que ce soit en arabe dialectal, en langues berbères, en turc et jusqu’en bosnien. Ainsi Yunus Emre (xiiie siècle), poète mystique populaire, contemporain du poète mystique persan établi à Konya, Jalâl al-Dîn Rûmî, est-il l’une des sources de la poésie turque. Il a recours à une métrique syllabique, contrairement à la poésie ottomane du Divan, qui ne s’est affirmée qu’avec Fuzûlî, au xvie siècle, sur le modèle quantitatif arabo-persan. Un autre espace de déploiement et de transfert de la poésie arabe est, dans l’Occident méditerranéen, al-Andalus. Les modèles classiques y connaissent des inflexions thématiques, dans la poésie amoureuse (Ibn Zaydûn) ou la description de la nature (Ibn Khafâja). Surtout, c’est là que s’épanouit une forme nouvelle, différente de la qaçîda et des genres qui en sont dérivés par dissociation thématique. Il s’agit d’une poésie strophique, avec rimes et refrain : le muwachchah, qui serait apparu au ixe siècle. Composé en arabe classique, sa forme a été transposée en hébreu puis en arabe dialectal, vers 1100. Il est alors appelé zajal (Ibn Quzmân). Cette forme a donné lieu à d’indécidables débats au sujet de ses rapports probables avec la poésie de langues romanes. D’un côté, elle serait dérivée d’une poésie en langue romane hispanique dont elle offre les plus anciens vestiges dans les strophes finales de certains poèmes (kharjât). De l’autre, elle serait un modèle du premier vrai épanouissement de la poésie en langues romanes, au xiie siècle : la poésie des troubadours. Le moment romantique, par sa volonté de rupture avec le classicisme, permet, en Europe occidentale, une reconsidération de la géographie culturelle du monde méditerranéen, perceptible aussi bien dans le développement des philologies consacrées aux littératures médiévales, orientales et populaires, que dans des œuvres poétiques, comme celles de Goethe ou d’Hugo. La poésie des troubadours est alors rééditée et redécouverte comme lieu de naissance des langues et lyriques romanes (F.-J.-M. Raynouard). Des traductions sont faites de la poésie arabe non plus en latin et à des fins exégétiques, mais dans des langues
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modernes, en anglais (W. Jones), en français (A. I. Silvestre de Sacy) ou en allemand (J. G. L. Kosegarten). Le souci de transposition littéraire accompagne désormais les travaux didactiques et philologiques. C. Fauriel, qui a occupé à la Sorbonne, à partir de 1830, la première chaire de littératures étrangères, consacre son enseignement aussi bien aux poésies romanes, des troubadours à Dante, qu’aux chants populaires grecs et serbes. Il avait auparavant traduit, en 1824, les Chants populaires de la Grèce moderne, dont le retentissement européen a contribué à renforcer le mouvement philhellène. D’une manière générale, l’idée de littérature populaire (Herder), si elle crée parfois des distorsions historiques, en particulier dans l’étude de la poésie médiévale, contribue à donner quelque prestige, pour l’étude et l’appropriation créative, à des traditions poétiques jusque-là négligées. Elle permet aussi à ces traditions de jouer un rôle dans la construction culturelle de nations émergentes. Le romancero viejo espagnol, qui a été à l’origine, pendant la période classique, de la construction d’une matière fictionnelle mauresque, est ainsi relu comme un ensemble anonyme de fragments narratifs épiques. Surtout, c’est la poésie orale de la péninsule Balkanique, jusqu’ici négligée dans la géographie culturelle méditerranéenne, qui attire l’attention. Lui correspond, au cours du xixe siècle, une initiative culturelle de la part des représentants des renaissances nationales chez les Slaves du Sud, les Grecs et les Albanais, mais aussi, ailleurs, en provençal ou en catalan. Exemplaire est la figure de Vuk Karadžić (1787‑1864), qui, tout à la fois, participe au mouvement national serbe, rédige une grammaire de sa langue et collecte des chants populaires qui, comme les traductions de Fauriel, ont rencontré un intérêt en Europe occidentale. Goethe a consacré plusieurs articles à leur traduction allemande. Vont ainsi de pair, dans la prise en compte de ces poésies dites « populaires », une reconsidération de l’histoire culturelle, l’émergence d’entités nationales et le développement d’une étude de la poésie philologique et, progressivement, ethnographique, dans le cadre en formation d’une anthropologie de la culture. Ainsi l’une des avancées décisives pour l’étude de la poésie orale et de la poésie épique, y compris homérique, a-t‑elle été accomplie à la suite des enquêtes menées par Milton Parry, accompagné par Béla Bartók, en Yougoslavie, dans les années 1933‑1935. Au xixe, puis au xxe siècle, des littératures nationales se sont constituées dans les différents États issus de la dislocation de l’Empire ottoman, de la colonisation puis de la décolonisation française, anglaise, italienne et espagnole, et de la création d’Israël. Le modèle de formation des poésies est alors marqué par un fort mimétisme au regard de la poésie qui s’écrit à Paris, mais aussi dans d’autres capitales culturelles anglo-saxonnes, allemandes et russes. La modernité poétique est caractérisée par une remise en cause des formes traditionnelles, jusqu’à aboutir à une relative indétermination générique. Par-delà le mimétisme
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se définissent des stratégies d’appropriation et d’hybridation discursives, opérant par négociations culturelles aux implications parfois politiques avec les traditions poétiques locales, elles-mêmes transformées dans le nouveau cadre moderne. Il en est ainsi de la poésie arabe, qui, peu à peu, s’éloigne de l’exemplification stricte des modèles métriques classiques, sans toutefois toujours les abandonner. Dans ce contexte, les europhonies, principalement la francophonie dans le monde arabe méditerranéen, ont donné lieu à des œuvres poétiques marquées tout à la fois par la modernité occidentale et par un ancrage culturel spécifique : tels, au Liban, G. Schehadé et S. Stétié ; en Égypte, E. Jabès et G. Henein ; en Algérie, M. Dib et J. Sénac ; au Maroc, M. Khaïr-Eddine et A. Laâbi ; ou en Tunisie, A. Meddeb… Plus largement, il serait possible de distinguer, sans que cette répartition soit exclusive, différentes postures au sein de la modernité, en privilégiant pour cela des œuvres citées et traduites d’un espace linguistique à l’autre. Certaines offrent de vastes synthèses culturelles : celles des Grecs C. Cavafy et G. Séféris ; des Français G. Apollinaire, P. Valéry, Saint-John Perse, Y. Bonnefoy et Ph. Jaccottet ; de l’Espagnol F. García Lorca ; des Italiens G. Ungaretti et E. Montale ; du Syro-libanais Adonis. D’autres se caractérisent par une attitude de plus grande rupture dans leur rapport au genre et à leur langue : les Français R. Char ou F. Ponge, le Grec O. Elytis, l’Italien A. Zanzotto, l’Algérien Kateb Yacine, le Libanais O. El Hage. D’autres voix sont plus soucieuses de la quotidienneté, sans que cela exclue, le plus souvent, une conscience politique : le Turc O. Veli, la Bulgare B. Dimitrova, l’Espagnol J. Gil de Biedma, l’Italien P. P. Pasolini, l’Israélien Y. Amichaï. Un statut privilégié doit être reconnu à des poètes communistes ou qui ont joué un rôle important de porte-paroles collectifs : le Français L. Aragon, le Turc N. Hikmet, le Grec Y. Ritsos et, plus récemment, le Palestinien M. Darwich. Tel Aragon dans Le Fou d’Elsa, leur conscience politique et historique, sans être réductible à un message militant, les a conduits à rassembler une mémoire poétique et culturelle à l’échelle de l’espace méditerranéen. Les évolutions actuelles de la poésie dans l’espace méditerranéen peuvent être analysées en considérant une double dynamique. D’une part, en chaque espace linguistique, peut être perçue une tendance soit à la résistance soit à la dissolution des propriétés génériques associées à la poésie : depuis le maintien des formes métriques et du mode énonciatif lyrique, jusqu’à la recherche du prosaïsme, du discours ordinaire, de l’hybridation des médiums, voire la revendication d’une post-poésie. D’autre part, la Méditerranée, à travers l’organisation de festivals et de rencontres poétiques, l’édition d’anthologies, apparaît comme un espace effectif de circulation des poètes et des poèmes. On peut se demander si ce phénomène donne lieu à un enrichissement des différences, par la rencontre des temporalités culturelles, ou bien, encore une fois, s’il entraîne une
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dissolution du discours poétique dans la traduction, dont un symptôme est la généralisation de ce que J. Roubaud appelle le vers international libre. Cette circulation des poésies, que favorisent des acteurs politiques et culturels, gagnerait à s’accompagner du développement d’une philologie et d’une anthropologie qui prennent pour champ d’étude les poésies de l’espace méditerranéen dans son extension transrégionale et sa profondeur historique. Stéphane Baquey ➤➤ Al-Andalus,
anthropologie, Bible, colonisation, décolonisation, diaspora, empire, frontière, Homère, juifs, modernité, musique, postcolonialisme
mots-clés
Anthropologie de la culture, discours, frontière, perspective transrégionale, poésie, transferts Références
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Even-Zohar, Itamar, Polysystem Studies, Duke University Press (Poetics Today, 11, 1), Durham, 1990. Guerrero, Gustavo, Poétique et poésie lyrique. Essai sur la formation d’un genre [1998], trad. de l’espagnol A.-J. Stephan et l’auteur, Le Seuil, « Poétique », Paris, 2000. Lord, Albert B., The Singer of Tales, Harvard University Press, Cambridge, 1960. Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, puf, « Quadrige », Paris, 2007 (1re éd. 1999). Preminger, Alex et Brogan, Terry V. F., The New Princeton Encyclopedia of Poetry and Poetics, Princeton University Press, Princeton, 1993. Said, Edward, Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. de l’anglais Ch. Woillez, Actes Sud, Arles, 2008. Toelle, Heidi et Zakharia, Katia, À la découverte de la littérature arabe. Du vie siècle à nos jours, Flammarion, « Champ », Paris, 2005 (1re éd. 2003).
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Définir les voyages en Méditerranée comme un élément structurant de la culture propre à cet espace et modelé par lui, c’est renvoyer à une pluralité de questionnements. Si elle recouvre à la fois des zones maritimes et terrestres, la Méditerranée est avant tout une mer qui a depuis longtemps été sillonnée et domestiquée par les habitants des terres qui la bordent. On peut cependant se demander comment le voyage s’y distingue, dans ses contraintes comme dans ses libertés, de ce qu’il n’est pas ou de ce qui l’englobe : la course, le cabotage, l’exil, les croisades, les expéditions militaires. Le déplacement physique se double ainsi d’écrits littéraires et scientifiques, de descriptions et de guides qui, en créant une conscience du voyage, en font plus qu’une simple activité utile ou contrainte. Prenant des formes variées du Moyen Âge au xxe siècle, ces textes créent un autre espace, qui relève de l’imaginaire, de la curiosité savante ou du divertissement cultivé. Création mythique, la Méditerranée des voyageurs possède en outre des frontières mouvantes avec l’Orient. De Venise à la Grèce et à l’Empire ottoman, du Levant à l’Égypte et jusqu’au Maghreb, Maroc compris, et même jusqu’à l’Espagne, elle mérite qu’on se demande si elle fait partie de l’Orient des Européens, de l’Occident des Orientaux, ou si elle peut être appréhendée de manière autonome.
Les aléas du voyage Vouée aux migrations de peuples et à la circulation des idées (Angeli Bertinelli et Donati, 2006), la Méditerranée a suscité depuis la plus haute Antiquité le voyage d’individus dont Ulysse a fourni l’archétype. Sur les traces d’Hérodote au milieu du ve siècle av. J.‑C., l’Égypte a, à elle seule, attiré de nombreux voyageurs et cette tradition s’est maintenue tout au long du Moyen Âge, notamment avec les pèlerins qui, venant ou allant en Terre sainte, parcouraient la Basse-Égypte et le Sinaï. La Méditerranée reliait des ports d’où l’on s’embarquait dans de multiples directions. On y effectua depuis la Grèce ou Rome des voyages vers les colonies
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établies sur ses rives. Prolongée par ses « annexes », la mer Adriatique, la mer Égée ou les détroits, Mare Nostrum offrait ses îles à la curiosité des voyageurs en route vers des destinations lointaines : Corfou, Chypre, la Sicile, la Sardaigne, les « îles de l’Archipel » et bien d’autres. Le voyage en Méditerranée est pourtant longtemps apparu comme une épreuve redoutable. Cette mer connue restait largement crainte au Moyen Âge. Jean Delumeau (1978) a fait l’inventaire des peurs qu’elle suscitait et Alain Corbin (2004) a montré comment il a fallu attendre le milieu du xviiie siècle pour que ses rivages, comme ceux d’autres mers, apparaissent moins hostiles aux yeux des Européens. Au cours du Moyen Âge, les pèlerinages vers la Terre sainte donnèrent de l’espace méditerranéen une image à travers laquelle la Chrétienté s’est réfléchie. Variant selon que l’on venait de l’ouest par l’Espagne, Marseille, Gênes, Venise, Ancône ou Brindisi, ou du nord et de l’est par Pula, Raguse ou la mer Noire, les itinéraires menant à la Palestine, et ponctués d’étapes comme celle de la fête de l’Ascension à Venise, constituèrent la matrice de l’écriture de récits appelés à connaître d’importantes transformations à partir du xvie siècle. Les risques inhérents aux voyages d’époque moderne ont prolongé ceux des siècles précédents : pirates barbaresques, tempêtes provoquant des naufrages à l’instar de celui d’Ulysse aux abords du cap Malée dans le Sud du Péloponnèse, mal de mer dont nous parle de Brosses en 1739 entre Menton et Vintimille alors qu’il va en Italie. Ils ont contribué à renforcer des stéréotypes et prolongé des psychoses. La période moderne est restée marquée par la crainte des « tyrans de la mer, pirates, corsaires et flibustiers » (Requemora et Linon-Chipon, 2002), la Méditerranée suscitant alors un lucratif marché des « captifs » (Kaiser, 2008 ; Moureau, 2008). Ceux-ci étaient des musulmans conduits dans les ports de Gênes, Livourne, Messine, Trieste et surtout Malte avec le faible espoir d’être rachetés par quelque souverain musulman, ou des chrétiens faits prisonniers par les pirates barbaresques et ensuite revendus. Parti pour le Levant en 1638, le lieutenant de cavalerie Coppin fut pris par les corsaires majorquains à son retour vers Marseille et abandonné sur les côtes de Corse avant de repartir en 1640 pour Tunis et en 1642 pour la Syrie. Par-delà les aléas liés aux corsaires, les dangers naturels peuvent s’être combinés avec d’autres facteurs, provoquant l’échec d’expéditions comme celle de Charles Quint contre Alger en 1541. Effacée de la mémoire collective, cette dernière manifesta un désir de maîtriser la Méditerranée qui se heurta, à la différence de celle de 1535 à Tunis, autant à la tempête qu’à la démesure du projet et à la résistance des Algérois (Nordman, 2011). Un peu dans le même ordre d’idées, n’oublions pas l’échec militaire, face aux Anglais, de l’expédition d’Égypte dirigée par Napoléon Bonaparte en 1798.
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Les guerres ont pu obliger à des détournements par voie de terre. Soucieux d’éviter les effets du blocus continental, Napoléon imagina de créer des canaux à travers l’Italie pour faire transiter troupes et marchandises de la France vers la mer Adriatique et les Balkans sans passer par la Méditerranée. À l’inverse, la mer a longtemps facilité les déplacements en permettant de pallier les difficultés des liaisons terrestres : tels le chemin d’Antibes à Gênes et celui de Gênes à La Spezia, difficiles par voie de terre au moins jusqu’en 1810 pour le premier. Ces possibilités d’usage « économique » de la mer ont fait de la Méditerranée, on le sait, l’espace fondamental cher à Fernand Braudel des échanges entre États européens, dominant la scène internationale jusqu’à ce que s’opère au xviie siècle un transfert vers la mer du Nord.
Les impératifs de la politique et le jeu des représentations réciproques
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Les voyages en Méditerranée se placent sous le signe du croisement et de la réciprocité : Turcs ou Arabes vers l’Europe chrétienne (Dakhlia et Vincent, 2011 ; Valensi, 2012), Européens vers le Levant (Maalouf, 1983) ou le Maghreb, ce dernier étant à l’époque moderne le domaine des régences d’Alger, Tunis et Tripoli (Brahimi, 1976). Certes la Sicile avait été entre le xe et le xiie siècle visitée par de grands voyageurs ou géographes arabes venus du Kurdistan comme Ibn Hawqal, ou de l’Espagne comme al-Idrissi et Ibn Jubayr (Ruta, 2009). Sauf exception, ainsi que l’atteste la présence de 30 000 Turcs en 1543 à Toulon, les musulmans ne traversent cependant la Méditerranée vers le nord-ouest que de manière sporadique avant le xixe siècle. À côté des envoyés ottomans qui, depuis le xvie siècle, débarquent à Marseille et se rendent à la cour de France, comme Süleyman Agha en 1669, ou des ambassadeurs des régences barbaresques, on relève cinq catégories principales de voyageurs (Poumarède, 2006). Ce sont les domestiques ou secrétaires ramenés par le personnel des ambassades et consulats, quelques marchands grecs, juifs, arméniens, plus rarement turcs, égyptiens, tunisiens et algériens, ou bien encore des soldats comme les Tartares et les Turcs du régiment de Saxe-Volontaires entre 1743 et 1750. Parfois des musulmans viennent faire valoir leurs droits, tels ces Turcs de Crète arrivant à Marseille, en 1728, pour obtenir justice d’un acheteur qui ne leur a pas payé une cargaison d’huile. Enfin, le groupe de captifs saisis dans les navires barbaresques ou achetés sur les marchés d’esclaves pour être engagés comme rameurs est le plus nombreux, mais du fait de la contrainte forte qu’ils subissent, peut-on à leur propos parler de voyages ?
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Du côté de l’Europe chrétienne, le regard sur l’autre subit durablement l’impact de la perception d’une menace turque après la prise de Constantinople en 1453 et de la volonté française de construire à partir de François Ier un rapport d’alliance privilégié avec le sultan. Catholiques et protestants se disputent des zones d’influence ainsi que le montre La Syrie sainte de Joseph Besson (1660), et la composante religieuse irrigue les projets de nouvelle croisade comme celui contre l’Empire ottoman que Jean Coppin remet en 1665 à Louvois et au pape. La représentation des peuples de la Méditerranée dans les relations de voyage traduit ces enjeux à la fois politiques et religieux. Malgré un certain attrait pour les Turcs, les femmes voilées, la liberté des chrétiens d’Alep ou la sûreté des rues du Caire, la bigarrure ethnique et la coexistence religieuse dans les villes et les ports de la Méditerranée apparaissent répulsives aux yeux de la trentaine de pèlerins dont Jean-Paul Bonnin (2001) a étudié les textes rédigés entre 1480 et 1700. Ainsi les Maures ou Sarrasins et les juifs sont-ils jugés à l’aune de critères avant tout confessionnels. Les missions diplomatiques induisent un regard souvent plus empathique, dont témoignent les relations à Constantinople et dans le Levant de Jean Chesneau (1547‑1555), Savary de Brèves (1584 à 1605) ou encore Henry de Beauvau (1604‑1605). Il en va de même dans celles de Louis Deshayes de Courmenin (1621), de Du Loir parti de Marseille en 1639 avec l’ambassadeur du roi de France avant de revenir 17 mois plus tard avec celui de Venise, du père Robert de Dreux, aumônier d’ambassadeur (1665‑1669), du chevalier d’Arvieux, qui de 1653 à 1686 ajouta à ses activités commerçantes et consulaires celle de négociateur à Tunis, Istanbul et Alger. Après avoir contribué à la fin des années 1770 à réorganiser les échelles du Levant et de Barbarie et préparé en voyageant à travers le bassin méditerranéen une expédition française en Égypte que concrétisera Bonaparte, le baron François de Tott publia en 1784 des mémoires sur les Turcs et les Tartares. Fort de ses longs séjours de Constantinople à la Crimée et à l’Égypte entre 1755 et 1779, il y décrit le despotisme ottoman au quotidien. Les commerçants, gens de lettres, médecins et autres voyageurs rendent eux aussi compte à partir du xvie siècle des mœurs et coutumes des peuples en même temps qu’ils enquêtent sur la nature rencontrée. Le récit de Jean Palerne, contemporain de Montaigne qui voyagea pour son plaisir en Grèce, Turquie, Syrie, Palestine et Égypte, abonde en remarques sur les comportements humains et sur les pratiques religieuses des musulmans, traduisant son ouverture d’esprit. Nicolas de Nicolay (1551) ou Jacques de Villamont (1588‑1590) sont mus par l’esprit d’aventure et se livrent dans leurs voyages à une forme de vérification qui embrasse la géographie physique et humaine, l’ethnographie, la politique, l’économie, l’histoire, la religion et la navigation, expérimentée depuis la diversité des embarcations jusqu’aux vents, aux ports et aux arsenaux. Un immense succès est remporté au
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xviie siècle par les relations des six voyages vers l’Orient du négociant en pierres précieuses Jean-Baptiste Tavernier, accomplis de 1630 à 1668, par les notations pittoresques de Thévenot qui se rendit entre 1655 et 1659 de la Turquie à Tunis et fut utilisé comme guide par tous ses successeurs, enfin par celles du fils d’orfèvre Paul Lucas, parues à la suite de ses quatre voyages effectués de 1688 à 1717 au Levant, en Grèce, en Asie Mineure et en Égypte. La Méditerranée aura été sillonnée et racontée par chacun d’entre eux, fût-ce sur la route de la Perse et des Indes. Sans retirer à l’Anglais Thomas Shaw le prestige qui fit de ses voyages en Barbarie et au Levant vers 1732 une autre référence incontournable pour le xviiie siècle, Denise Brahimi (1976) s’est penchée sur trois voyageurs français dans les régences d’Afrique du Nord, Peyssonnel (1724‑1725), Desfontaines (1783‑1785) et l’abbé Poiret (1785‑1786). Partageant les idées préconçues de l’époque sur l’immobilisme politique de ces États formellement soumis à l’autorité du sultan, ces derniers ne perçurent pas que la régence d’Alger glissait alors d’un pouvoir absolu mais anarchique exercé par le représentant du sultan vers un système oligarchique plus stable dans la capitale comme dans les provinces – évolution à laquelle furent en revanche sensibles les rapports de consuls comme Lemaire ou Vallière.
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Le voyage comme source d’accroissement des connaissances En même temps que s’y manifestait une crainte de l’inconnu, la Méditerranée fut apprivoisée par ceux qui la pratiquaient. Les cartographes entreprirent d’effectuer le relevé des côtes qui la bordaient. Dès la fin du xiiie siècle se développa avec la carte pisane une science cartographique qui devait culminer avec les travaux de Chabert à partir des années 1753‑1759, puis déboucher en 1830 sur un substantiel Neptune de la Méditerranée. Cette vaste compilation réunissait les cartes de côtes réalisées depuis l’époque où Colbert avait envoyé une série d’ingénieurs le long des rivages de la Méditerranée, totalisant 13 missions entre 1679 et 1688. Les hydrographes se seront dépensés sans compter durant des siècles pour parfaire la connaissance des côtes et établir des cartes utiles aux navigateurs et, partant, aux voyageurs. Il en va ainsi du Portulan de la mer Méditerranée, ou Le vray guide des pilotes costiers, publié par l’hydrographe et cartographe Henri Michelot en 1709 avec le souci de montrer « la véritable manière de naviguer le long des côtes d’Espagne, Catalogne, Provence, Italie […] avec une ample description de tous les ports, havres […] ». Entre autres missions d’hydrographes, on pourrait citer celles de l’officier de marine Ernest Mouchez, qui dressa la
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carte de l’Afrique du Nord sur la base des relevés des côtes réalisés au cours de six voyages entre 1867 et 1876. La volonté de connaissance de l’espace physique, de ses limites et de ses périls naturels a eu partie liée avec le déploiement de l’activité politique et diplomatique. Dès le milieu du xvie siècle, Pierre Belon du Mans (1547), protégé du cardinal de Tournon, ambassadeur auprès du Grand Turc, se rendit au Levant et en Égypte pour étudier les simples, orientant sa curiosité vers la flore, la faune et les minéraux. La Méditerranée fut au début du xviie siècle un laboratoire de savoirs naturalistes, historiques et ethnologiques pour une série de Britanniques : autour de 1610, William Lithgow se rendit des Shetland à la Crète en passant par la Suisse et la Bohème, et il marcha de la Palestine jusqu’à Fès avant d’être arrêté comme espion à Malaga, tandis que le poète (et futur colon en Amérique du Nord) George Sandys se rendait à Constantinople. Plus tard, Pitton de Tournefort rapporta 8 000 plantes de son voyage en Orient (1700‑1702) et Dolomieu affina dans les îles Éoliennes en 1781 sa connaissance du volcanisme. Voyages et missions savantes se multiplièrent avant comme après la campagne de Bonaparte en Égypte (Bourguet et al., 1999). De la mission officielle de deux médecins naturalistes, l’entomologiste Guillaume-Antoine Olivier et le botaniste spécialiste de coquillages Jean-Guillaume Bruguière, envoyés par le gouvernement français en 1792 dans l’Empire ottoman, en Égypte et en Perse, résulte une relation éclectique et pluridisciplinaire publiée à partir de 1801 par Olivier. Celle-ci marque les limites et les difficultés d’une entreprise vouée à la connaissance : aléas des vents, animosité des habitants de Santorin, attaque des Kurdes, foudres du pouvoir impérial pour avoir dressé le portrait impitoyable de certains pachas, maladie de Bruguière qui mourut sur le chemin du retour, entraînant de la part de son compagnon une appropriation des travaux du défunt et un conflit avec sa famille. Les voyages en Méditerranée ont aussi joué un rôle moteur dans la naissance et le développement de l’archéologie. Les antiquaires ont montré le chemin, de Spon et Wheler en 1675‑1676 à Paul Lucas et de Pierre-Augustin Guys, sensible à la Grèce moderne dans son Voyage littéraire de 1771, à l’abbé Barthélemy, auteur d’une fiction didactique qui eut un grand succès, le Voyage du jeune Anarchasis en Grèce (1788). Après que l’architecte D. Le Roy eut publié en 1758 des dessins d’Athènes (Ruines des plus beaux monuments de la Grèce) auxquels J. Stuart reprocha en 1762 leur imprécision (Antiquities of Athens), les sites de l’Antiquité suscitèrent du début des années 1780 aux années 1820 des descriptions parfois austères comme celle de Le Chevalier sur la Troade (1798), mais souvent somptueusement illustrées. Ces « voyages pittoresques » s’appliquèrent successivement à la Grande Grèce, c’est-à-dire à l’Italie méridionale (Saint-Non, 1781‑1786), au Sud de la France (Jean Benjamin de La Borde, 1781‑1796), à la Sicile (Hoüel, 1782‑1787), à la Grèce (Choiseul-Gouffier, 1782‑1824), à la Syrie, à la
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Phénicie ou Liban, à la Palestine, à l’Égypte (La Porte du Theil et Cassas, 1799), sans oublier l’Istrie et la Dalmatie (Robert Adam, 1764 ; Lavallée et Cassas, 1802), ni l’Espagne (Alexandre de Laborde, 1806‑1820). Le goût des ruines, annoncé par Guys, s’exprima plus largement chez Volney dans son Voyage en Égypte et en Syrie de 1787. Les Anglais ne furent pas en reste dans le mouvement de redécouverte de la Grèce classique, comme en témoignent les dessins levés par Nicholas Revett et James Stuart (1751‑1753) ou ceux d’Edward Dodwell qui y voyagea en compagnie de Simone Pomardi (1805‑1806). L’Égypte fut décrite dès les années 1720‑1750 (C. Sicard, B. de Maillet, R. Pococke, F.-L. Norden), même si ce fut l’expédition dirigée par Bonaparte en 1798 qui donna un coup de pouce décisif aux relevés détaillés des monuments pharaoniques, débouchant sur la Description de l’Égypte de 1809‑1822. Quoi qu’il en soit, la Méditerranée fut le cadre privilégié d’un ensemble de découvertes qui firent de l’archéologie une science. On ne saurait oublier que des femmes, en particulier britanniques, ont occupé longtemps après la pèlerine et mystique anglaise Margery Kempe (vers 1373- après 1438) une place de choix dans l’« apprivoisement » de l’Orient méditerranéen par les Européens au xviiie et surtout au xixe siècle. Ces expériences féminines déjouent l’imaginaire tenace de soumission aux hommes, qu’illustre en 1706 le roman de Gatien Courtilz de Sandras, Mémoires de Madame la marquise de Fresne. Inspiré d’un fait divers qui fit grand bruit et dont Dumas s’empara dans Sylvandire, il raconte que pour éliminer sa femme et s’approprier sa dot, un mari lui propose un voyage à Gênes dans l’espoir de trouver un vaisseau barbaresque qui fasse voile vers Constantinople, l’idée étant de la faire embarquer après l’avoir vendue comme esclave. Tout à l’inverse, Lady Montagu, épouse de l’ambassadeur anglais à Constantinople, inaugure en 1716 une saison de transferts médicaux avec l’Europe en acceptant de faire inoculer son fils contre la variole puis, de retour à Londres, en demandant l’inoculation pour sa fille. D’autres femmes la suivirent et affirmèrent en Orient leur autonomie. Après avoir traversé la France, elles s’embarquèrent pour les îles grecques, la Turquie, la Crimée, l’Égypte ou l’Inde. Ainsi en alla-t‑il de Lady Craven en 1785‑1786, d’Emma Roberts en 1828‑1829, de Julia Pardoe en 1836, d’Isabella Romer en 1845, ou encore de Florence Nightingale en 1849‑1850 puis en 1854‑1857, lors de la guerre de Crimée qui en fit une pionnière du « tourisme médical » moderne.
Du voyage érudit à la fabrique des mythes littéraires Succédant à une prolifique littérature de pèlerinage à la fin du Moyen Âge, l’écriture du voyage en Méditerranée a connu un vif développement à partir de l’époque moderne, dont témoignent les récits en langue française. De la place importante
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qu’occupa l’Afrique barbaresque, donc le Maghreb, dans la littérature française des xvie et xviie siècles, la presse périodique se fit l’écho (Turbet-Delof, 1973). À côté des marins, des pèlerins et des diplomates, l’espace méditerranéen fut parcouru par des marchands partis comme Tavernier ou Lucas à la recherche non seulement de pierres précieuses dont ils faisaient commerce, mais aussi de paysages, d’antiquités et de coutumes qu’ils racontèrent à leurs lecteurs. Présente dans les relations de voyage devenues des instruments de connaissance encyclopédique, la Méditerranée resta marginale dans les itinéraires d’apprentissage du Grand Tour mis en place à partir du xvie siècle pour les jeunes Anglais et pour les autres membres des élites européennes, sinon à travers la destination italienne, et encore celle-ci ne dépassait-elle pas, en général, la région de Naples au sud de la péninsule. Elle joua un rôle plus déterminant à l’âge romantique lorsque prit son essor un nouvel objet littéraire, le récit de voyage fondé sur la mise en scène du moi voyageur. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, paru en 1811, marque à cet égard une rupture dans l’écriture, qu’ont soulignée les spécialistes de littérature, Philippe Antoine, Jean-Claude Berchet, Alain Guyot et Roland Le Huenen. Byron achève alors son voyage en Orient qui, de juin 1809 à juillet 1811, l’a mené de l’Angleterre à Constantinople en passant par Lisbonne, Séville, Gibraltar, Malte, l’Épire, la Grèce et l’Asie Mineure. En 1823, il regagne depuis Gênes Céphalonie et la Morée avant de mourir en 1824 à Missolonghi. Or, ces voyages de Byron et le long poème qu’il tira du premier, Childe Harold’s Pilgrimage, publié entre 1812 et 1818, devinrent une référence incontournable pour toute une génération. Les voyages en Orient des grands écrivains français suivirent. Outre celui de Chateaubriand, ceux de Lamartine (1835), Nerval (1851) et Gautier (1853) ont fourni à Sarga Moussa l’occasion de réfléchir sur le rôle de l’interprète levantin, le drogman, dans la construction des récits et d’analyser les changements d’attitude des Européens, désormais amenés à percevoir les Orientaux non plus comme des « images » mais comme des « sujets » avec lesquels ils entraient en communication (La Relation orientale, 1995). De Gautier à Flaubert ou Maxime Du Camp, la rive sud de la Méditerranée joua elle aussi un rôle éminent grâce aux récits de voyage en Algérie, à Tunis et plus encore en Égypte. Daniel Lançon a étudié les évolutions de ces derniers depuis les descriptions de Savary, Volney et Vivant Denon à la fin du xviiie siècle jusqu’aux guides, recueils de photographies et relations de la fin du xixe siècle, posant la « référentialité » comme un critère déterminant du récit. Entre ces deux dates auront pris place les « tensions de l’écriture du séjour romantique » (Lançon, 2007). Procédant en sens inverse, le jeune cheikh égyptien Rifâ‘a at-Tahtâwi tira de son séjour en France, de 1826 à 1831, les éléments d’une modernisation compatible avec l’Islam, dont rend compte son ouvrage L’Or de Paris, paru en 1834 (Louca, 1970). Ce sont également l’Europe et l’Exposition
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universelle de Paris que visitent avec un grand souci de précision les personnages du romancier al-Muwaylihi, Égyptien lui aussi, dans Ce que conta Isâ Ibn Hishâm (1907). Mais la Méditerranée est-elle pour autant demeurée un filtre, un simple lieu de passage vers des ailleurs ?
Du voyage en Orient au désir de la Méditerranée
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Au xixe siècle, la rage de voyages des élites européennes pourrait avoir accordé à la Méditerranée un statut nouveau, justifiant à propos des Anglais le titre de l’ouvrage de John Pemble, Mediterranean Passion. Cet appel du Sud a correspondu à un état d’esprit de l’époque victorienne, et il a permis à la Méditerranée de devenir une destination en soi, échappant à sa seule fonction d’espace intermédiaire entre l’Europe et la Turquie ou la Perse, le Levant, l’Égypte ou le Maghreb. À la faveur des expéditions scientifiques qui se succédèrent en Égypte (1798‑1801), en Morée (1829‑1831) et en Algérie (1839‑1842), un monde pensé comme « méditerranéen » se dessina avec ses paysages et ses manières de vivre. Peut- être est-ce à ce moment-là que les croisières modernes ont commencé à prendre forme. Un couple français, M. et Mme Mercier-Thoinnet, introduisit dans un chapitre de ses souvenirs de voyage en Italie parus en 1838 le récit d’un « Voyage sur l’Adriatique » à bord d’un modeste « brick de 150 tonneaux » qui en préfigure la pratique. Dans Innocents Abroad (1869), Mark Twain relate son périple de six mois en 1867 comme passager du Quaker City, le navire qui en se rendant vers l’Égypte et la Grèce effectua la première grande croisière organisée à partir des États-Unis. Des bateaux à vapeur menèrent d’importants groupes de pèlerins à Jérusalem dans les dernières décennies du xixe siècle à l’instigation d’institutions religieuses ou de l’agence Cook. De leur côté, les îles de la Méditerranée se prêtent à des descriptions pittoresques qui rompent avec la vocation encyclopédique et « statistique » qu’avaient, par exemple, eue au siècle précédent celles de Bellin, de Pierre Barral, de l’abbé Gaudin ou de Volney sur la Corse. Du Voyage que Grasset Saint-Sauveur définit en 1800 comme « historique, littéraire et pittoresque » dans les anciennes îles et possessions vénitiennes du Levant à La Méditerranée, ses îles et ses bords de Louis Énault en 1863, en passant par les publications d’Audot ou de Giraudeau au milieu des années 1830, on voit se dessiner un engouement pour les îles méditerranéennes. Grandes ou petites, mythiques comme celle de Calypso au large de Malte ou bien réelles, elles sont progressivement intégrées, dans le sillage des expéditions de Bonaparte, au sein des parcours des voyageurs. Un attrait thérapeutique avait, dès le xviiie siècle, incité les Anglais à transformer la Côte d’Azur et celle de Sorrente en lieux de villégiature propres à guérir
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entre autres maladies la mélancolie. Le médecin James Henry Bennet vanta à partir de 1859 les climats d’hiver et de printemps de la riviera de Gênes et de Menton, et il étudia ceux de la Corse et de la Sardaigne. Les Anglais furent suivis par les Russes et de nombreux autres Européens qui, dans la seconde moitié du xixe siècle, vinrent entre Cannes, Hyères et Nice vivre, selon les mots de Marc Boyer, « l’hiver dans le Midi », avant que la reconnaissance des bienfaits du soleil sur les corps ne se mît à partir de la fin des années 1920 à attirer l’été le flot des touristes sur les plages de la Méditerranée. Le xxe siècle a renforcé la volonté de trouver sur les rives de la Méditerranée tout à la fois l’harmonie grecque et la majesté latine, les valeurs d’une existence primitive incarnée par les pêcheurs ou bergers et le « sens profond des proportions et de la beauté » qui, pour l’Anglais Lawrence Durrell (1912‑1990), praticien de longs séjours à Corfou, Athènes, Alexandrie, Rhodes et Chypre, caractérise l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Midi de la France. Ce sont ces valeurs que les gens de lettres et touristes venus d’Amérique et d’Europe du Nord ont fini par rechercher en se rendant dans le Sud. Dès lors, ils semblent n’avoir accepté la dimension de sensualité sauvage des rivages de l’Europe méridionale ou de l’Afrique du Nord que lorsque celle-ci s’accordait avec le mythe d’une ère préindustrielle, mêlant à la vie simple les souvenirs de l’art et des traditions. Que reste-t‑il de ces divers héritages dans la pratique contemporaine des voyages en Méditerranée ? Les croisières proposées aux xxe et xxie siècles mêlent l’attrait du soleil et de la vacance sur mer à celui des cultures antiques fréquentées lors des escales : le touriste se délecte de l’univers des croisières et du mythe de la Grèce, de la Turquie, de l’Égypte, de la Tunisie… Pour autant certains risques n’ont pas disparu. À rebours des migrations de la désespérance depuis l’Afrique ou l’Orient méditerranéen vers les Balkans et le reste de l’Europe, c’est ce qu’avait déjà révélé l’action terroriste qui provoqua le détournement de l’Achille Lauro en Méditerranée orientale en 1985, et c’est ce que nous rappelle l’impact sur le tourisme des tensions politiques dans les pays qui ont connu les « révolutions arabes » à partir de 2011 (Tunisie, Égypte, Libye, Syrie…). Gilles Bertrand ➤➤ Archéologie,
Braudel (Fernand), captif, cartographie, croisades, drogman, échelles du Levant, expédition d’Égypte, frontière, juifs, mer, migration, navigation, paysage, pèlerinage, Sarrasins, stéréotypes, tourisme, Ulysse
mots-clés
Corsaire, diplomatie, pèlerinage, port, relation, tempête, voyage
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Références
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