Sol y sombra JAQUETTE BAT SOL Y SOMBRA.indd 1
Miquel Barceló
ACTES SUD BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE MUSÉE NATIONAL PICASSO-PARIS
20/01/2016 16:16
Le Grand Verre de terre (verrière de l’atelier de céramiques, Vilafranca, Majorque), 2015, argile sgraffiée sur verre
ACTES SUD bibliothèque nationale de france musée national picasso-paris
Sommaire
L’encéphalogramme du geste Entretien de Miquel Barceló avec Cécile Pocheau Lesteven Barceló nous rend la vue
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Alberto Manguel
Sol y sombra. Barceló chez Picasso
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Marie-Laure Bernadac
Dans l’atelier
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Entretien de Miquel Barceló avec Émilia Philippot
Liste des œuvres exposées
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L’encéphalogramme du geste Entretien de Miquel Barceló avec Cécile Pocheau Lesteven, commissaire de l’exposition à la Bibliothèque nationale de France
Tu travailles en ce moment avec l’imprimeur en taille-douce René Tazé à la réalisation de gravures pour un livre édité par les Éditions du Solstice, La Solitude sonore du toreo, sur un texte de José Bergamín. Avec toujours cette approche expérimentale qui caractérise tout ton œuvre imprimé. Depuis tes débuts, tu manifestes une curiosité pour les techniques d’impression. Ton parcours est jalonné des images imprimées que tu as réalisées seul d’abord, puis auprès d’imprimeurs très différents, à Paris, à Majorque, également à Barcelone avec les imprimeurs de Miró et de Tàpies, au moyen de techniques les plus variées, des procédés historiques que tu bouscules et avec lesquels, comme l’a écrit Jean-Louis Prat, « tu réinventes de fructueux territoires picturaux ». Ce travail en gravure est l’occasion de mettre en valeur des imprimeurs comme René Tazé 1, Bramsen 2… C’est parce que ces gens existent qu’il est possible de mener toutes ces expérimentations. J’aimerais que ces projets que j’entreprends avec eux servent à aider tous ces corps de métiers, comme aussi les fondeurs. On a besoin d’eux, ils sont précieux : s’ils disparaissent, on est foutu ! Ces gens ont travaillé avec les artistes depuis toujours et ont noué avec eux une vraie relation. Je pense qu’on peut moderniser les techniques et que c’est plutôt l’ignorance qui nous fait croire qu’elles sont dépassées. Rien n’est dépassé, il faut seulement recourir à ces techniques pour des projets qui ont du sens. J’ai l’habitude de travailler avec les imprimeurs. Quand je suis arrivé à Paris, en 1984, j’ai travaillé chez le vieux Bramsen sur les pierres lithographiques. Il y avait Saura, Alechinsky, Asger Jorn, Arroyo, Topor. C’était une époque un peu difficile de ma vie, je n’avais pas d’atelier. J’avais eu un atelier à Paris, à la Bastille,
1. Implanté à Paris dans le 10e arron dissement, l’Atelier René Tazé est spécialisé dans l’impression en tailledouce. Nommé maître d’art en 2006, René Tazé s’est formé dans
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l’atelier de Georges Leblanc. Après avoir été graveur chez les frères Crommelynck, il crée son propre atelier en 1978.
2. L’atelier d’impressions lithographiques d’Auguste Clot, devenu en 1963 l’Atelier Clot, Bramsen & Georges avec l’association du lithographe danois Peter Bramsen et du docteur Guy Georges,
est installé depuis 1968 dans le quartier du Marais, à Paris. En 1988, Christian Bramsen a pris la suite de son père, Peter.
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Autorretrat sagell, 2010-2011, outils électriques, eau-forte, aquatinte au sucre, monotype, rouleau et photogravure, 50 × 50,5 cm (35 × 35 cm)
El Ball de carn, 1992, lithographie biface, 205 × 133 cm
« Copito jeune », Lanzarote 17, août 1999, eau-forte, aquatinte et collage, 75 × 65 cm (53 × 43 cm)
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« Animal mouillé », Lanzarote 8, août 1999, eau-forte et aquatinte, 65 × 75 cm (43 × 53 cm)
Profil, 2014, technique mixte sur oreille d’éléphant naturalisée, 155 × 124 cm
Toro, banderilles, 1990, lithographie, 99,5 × 64,5 cm
Toro mort, 1990, lithographie, 98 × 66 cm
Tres Llulls, 2012-2013, plâtre, 126 × 80 × 75 cm
Barceló nous rend la vue Alberto Manguel écrivain, essayiste et traducteur
Au xixe siècle, John Ruskin définissait la relation que nous devinons entre nos paysages matériels et nos états émotionnels comme une pathetic fallacy, un « mensonge pathétique ». Voir dans le monde qui nous entoure un miroir de ce que nous ressentons, un univers sympathique, sombre comme notre douleur et ensoleillé comme notre félicité, c’était pour Ruskin un procédé artistique qui, si fort qu’il fût, ne pouvait qu’être trompeur. En dépit de sa mise en garde, l’illusion persiste, et il est tentant de reconnaître un tel fantasme consolateur dans les associations provoquées par la physionomie de Majorque, île montagneuse et battue par les vents, et les imaginations de ses artistes et écrivains, des constellations mathématiques du philosophe et alchimiste Ramon Llull au xiiie siècle aux créations de terre de Miquel Barceló aujourd’hui. L’art de Barceló est élémental, au sens où les alchimistes d’autrefois entendaient ce mot, et les matériaux de son œuvre sont les quatre éléments fondamentaux à partir desquels, selon l’alchimiste arabe du viiie siècle Jâbir Ibn Hayyân, tout est créé : terre, eau, feu et air. Ces quatre éléments, selon Jâbir, apportent au monde un système numineux de lettres et de mots (ou de signes et symboles) grâce auquel il nous est possible de représenter toute notre expérience du monde. Les alchimistes appelaient ce système « notre glaise, par laquelle nous renvoyons à la terre son propre reflet ». En conséquence, au xiie siècle, l’alchimiste soufi Ahmad al-Buni enseignait à ses disciples : « Sachez que les secrets de Dieu et les objets de Sa science, les réalités subtiles et les réalités denses, les choses d’en haut et les choses d’en bas appartiennent à deux catégories : il y a des chiffres et il y a des lettres. Les secrets des lettres se trouvent dans les chiffres, et les épiphanies des chiffres se trouvent dans les lettres. » L’art combinatoire de Llull, équivalent d’un ordinateur primitif, était l’incarnation de ces prometteuses élucidations alchimiques, et présenté matériellement sous la forme d’une série de disques marqués de lettres, qui, tournant sur eux-mêmes en sens opposé, venaient s’arrêter sur un assortiment de mots suggérant des concepts associatifs. Dans les livres de Llull, ces disques étaient découpés dans du papier fort et maintenus ensemble par un bout de ficelle, outil rudimentaire permettant de combiner des concepts et d’élucider des contenus.
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Dans l’atelier Entretien de Miquel Barceló avec Émilia Philippot, commissaire de l’exposition au Musée national Picasso-Paris
Picasso est né dans la peinture, celle de son père. Il a grandi dans l’odeur de la peinture, l’ambiance de la cuisine d’atelier. On a coutume de dire qu’il a su dessiner avant de savoir parler. Cette vocation de peintre a-t-elle été aussi évidente pour toi ? Comment es-tu entré dans la peinture ? Ma mère faisait de la peinture quand je suis né : de la peinture à l’huile, sur chevalet. Elle faisait beaucoup de paysages, à Majorque, dans la tradition du paysage postimpressionniste. J’ai commencé à dessiner très jeune. Ma mère m’a donné sa peinture, ses couleurs et ses tubes, et son chevalet. Je n’ai jamais dû choisir entre la peinture et le reste : c’est venu d’une manière assez naturelle. Quand j’étais à l’école des Beaux-Arts de Barcelone – j’avais 16 ou 17 ans –, j’ai travaillé avec des matières en putréfaction. Je n’y suis pas resté longtemps mais je devais au moins faire un tableau par année pour pouvoir m’inscrire à nouveau et ne pas faire le service militaire… Tout de suite après, au retour à Majorque, j’ai commencé à peindre et à fabriquer moimême la peinture. D’abord, c’était une peinture qui était vouée à se dégrader, à créer des crevasses. J’aimais bien cette peinture qui faisait des moisissures, comme une espèce de dérision de ce que j’avais appris à l’école des Beaux-Arts. Je provoquais de l’oxydation, je mettais de la poudre de fer. Je faisais tout un peu à l’envers : des fissures, de la peinture qui tombe, de la rouille. Mes tableaux de l’époque sont comme ça, comme des restes. J’aimais bien cette idée de temps. Beaucoup plus tard, en Afrique, j’ai appris encore plus à travailler avec ces matières, ces sortes de patine. D’une manière générale, j’ai l’impression qu’on commence très jeune une chose, sans savoir pourquoi, et puis qu’on continue ensuite toute sa vie. Enfin, c’est drôle que ma mère m’ait donné sa peinture. J’ai toujours trouvé qu’il y avait un parallélisme avec Picasso, bien sûr, mais ma mère n’a plus jamais peint de sa vie 1. 1. Roland Penrose raconte comment José Ruiz y Blasco, le père de Picasso, renonça à la peinture devant le talent accompli du jeune prodige
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à qui il avait confié l’achèvement des pigeons de l’une de ses compositions : « À son retour, les pigeons étaient terminés, et leurs pattes
étaient si vivantes que don José, dans un accès d’émotion, donna brusquement à Pablo sa palette, ses brosses et ses couleurs, en disant qu’à présent le
talent de son fils était mûr, qu’en fait il était déjà plus grand que le sien et que, pour sa part, il ne peindrait jamais plus. » (Roland Penrose, Picasso,
His Life and Work, Londres, V. Gollancz, 1958 ; trad. française, Picasso, Paris, Flammarion, 1982, p. 33).
Table aux têtes, 1994, technique mixte sur toile, 235 × 285 cm Double page précédente : Atelier avec six taureaux, 1994, technique mixte sur toile, 235 × 375 cm Double page suivante : L’Atelier aux sculptures, 1993, technique mixte sur toile, 235 × 375 cm
Atelier de sculptures, Paris, 2015
De haut en bas et de gauche à droite : Les Set Edats, 2014, céramique fumée, 48 × 35 × 33 cm Gerreta flntxra, 2014, céramique fumée, 50 × 39 × 38,5 cm Doble jo, 2014, céramique fumée, 50,7 × 47 × 22 cm Capamuntada amb revolts, 2015, céramique fumée, 54 × 43 × 36 cm Timbrée, 2014, céramique fumée, 52 × 32 × 30 cm Urna negra, 2015, céramique fumée, 60 × 39 × 39 cm
Tàntric negre, 2014, céramique fumée, 39 × 30 × 28 cm
Capos, atelier de cĂŠramiques, Vilafranca, Majorque, 2015
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