Extrait "Bruegel et l'hiver"

Page 1

24

Ce livre propose une analyse approfondie et des lectures inédites des tableaux d’hiver de Pierre Bruegel l’Ancien, entre autres le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux (1565) et Le Dénombrement de Bethléem (1566), conservés aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Fruit de nouvelles recherches croisées et d’actuels échanges méthodologiques et scientifiques, il examine en détail ces chefs-d’œuvre de la Renaissance flamande, enrichit notre compréhension du rapport que le peintre entretient avec son époque, et nous expose dans quelle mesure ces tableaux d’hiver reflètent la réalité historique. Après avoir retracé la manière dont ces peintures ont été perçues et interprétées au fil du temps, les essais offrent de nouveaux points de vue sur des sujets variés : comment Bruegel dépeint-il le sort de la population locale, durement éprouvée pendant les mois d’hiver ? Et Le Dénombrement de Bethléem contient-il vraiment des éléments historiques de contestation du pouvoir central, comme on l’a longtemps admis ? Les récentes recherches ont également abouti à une nouvelle interprétation du Dénombrement de Bethléem et permettent d’éclaircir le rôle que joua Bruegel en tant que peintre de l’élite urbaine. Richement illustré, Bruegel et l’hiver entend réjouir à la fois l’œil et l’esprit.

Tine Luk Meganck, chercheuse, et Sabine van Sprang, conservatrice d’art ancien, œuvrent toutes deux au sein des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

336

Trimmed: (336H × 548W) Untrimmed: (336H × 548W) mm

Sous la direction de Tine Luk Meganck et de Sabine van Sprang

Bruegel et l’hiver

Bruegel et l’hiver

262

tine luk meganck sabine van sprang

262

Bruegel ruegel BRUEGEL et l’hiver Wintertaferelen tine luk meganck sabine van sprang

isbn 978-2-330-11370-4 Dépôt légal : octobre 2018 Prix : 59 TTC France www.actes-sud.fr

9 782330 113704

mercatorfonds

WL Bruegel FR Cover Actes Sud.indd All Pages

31/08/2018 11:33



Bruegel et l’hiver



Bruegel et l’hiver Sous la direction de Tine Luk Meganck et Sabine van Sprang


Bruegel et l’hiver Éditeurs Fonds Mercator, Bruxelles (directeur : Bernard Steyaert) Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles (directeur général : Michel Draguet) Sous la direction de Tine Luk Meganck Sabine van Sprang

© 2018 Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / Fonds Mercator, Bruxelles ; et les auteurs www.mercatorfonds.be www.fine-arts-museum.be

Auteurs Erik Aerts Claire Billen Wim Blockmans Hilde Cuvelier Chloé Deligne Jelle De Rock Ethan Matt Kavaler Michael Limberger Tine Luk Meganck Anne-Laure Van Bruaene Sabine van Sprang

Iconographie Sara Pallemaerts, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique Traduction Anne-Laure Vignaux

Droits exclusifs en français pour les territoires de langue française à l’exception du Benelux © 2018 Éditions Actes Sud, Arles : isbn 978-2-330-11370-4 www.actes-sud.fr Dépôt légal 1re édition octobre 2018 Tous droits réservés. Aucune partie du présent ouvrage ne peut être reproduite, stockée dans une base de données et/ou publiée, sous aucune forme, ni par aucun moyen – électronique, mécanique, photocopie, enregistrement ou toute autre manière – sans l’autorisation écrite préalable

Suivi éditorial Fabrice Biasino, Mot à mot (avec la collaboration d’Anne Deckers) Coordination rédactionnelle Anagram, Gand Coordination Laurent Germeau, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique Ann Mestdag, Fonds Mercator Conception graphique Paul van Calster

de l’éditeur. Reproduction de l’œuvre de Max Beckmann © 2018 sabam Belgium

Publié avec le soutien du gouvernement flamand et Belspo

Photogravure, impression et reliure die Keure, Bruges Imprimé sur Condat Matt Périgord 150 g Composé en Mangan Nova (Dieter Hofrichter, Hoftype) et Satero Sans (Werner Schneider, Linotype)


Avant-propos Michel Draguet  8 Préface Marc Boone  10 Quelques considérations sur les recherches au sujet de Pierre Bruegel l’Ancien Manfred Sellink  12

I  Bruegel face à l’histoire

1

Voyage d’hiver avec Pierre Bruegel l’Ancien. Introduction au dialogue Sabine van Sprang & Tine Luk Meganck  16

2  L’image contrastée de Bruegel et de ses hivers. Les scènes hivernales de Bruegel dans l’historiographie Hilde Cuvelier  24

II  Les tableaux d’hiver aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

3  Le paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux ou le temps suspendu Sabine van Sprang  54 4  Le Dénombrement de Bethléem. L’hiver d’un âge d’or Tine Luk Meganck  82

III  Ville et société au temps de Bruegel

5  Les hivers de Bruegel. Reflets du quotidien et de l’histoire du climat ? Claire Billen & Chloé Deligne  130 6  L’élite urbaine et la campagne brabançonne au xvie siècle Jelle De Rock & Michael Limberger  150 7  Bonne auberge, mauvaise auberge ? Les débits de boisson au xvie siècle Anne-Laure Van Bruaene  168 8  L’impôt et le dénombrement dans le Brabant de Bruegel Erik Aerts  188 9

En attendant des jours meilleurs. La liberté et la prospérité en danger Wim Blockmans  202

10 Postface. Les scènes hivernales de Bruegel, son œuvre et l’art des Pays-Bas Ethan Matt Kavaler  224 Bibliographie 231 Index 245


6


7


Avant-propos

En 2019, cela fera 450 ans que Pierre Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569) mourait à Bruxelles. À l’occasion de ce jubilé, le Kunsthistorisches Museum de Vienne organise une prestigieuse exposition pour laquelle les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique prêtent deux œuvres exceptionnelles, le dessin Prudencia (1559) et le tableau Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux (1565). Par souci de conservation, les panneaux monumentaux en leur possession et L’Adoration des mages, une peinture sur toile de lin (tuchlein), ne feront pas le voyage de Vienne. Toutefois, les mrbab profitent de cette « année Bruegel » pour publier une étude sur les scènes hivernales du maître flamand, qui complète en quelque sorte sous forme de livre l’exposition de son institution partenaire. Avec un dessin autographe, trois panneaux incontestés et deux toiles sujettes à discussion entre spécialistes, les Musées royaux possèdent la deuxième plus grande collection au monde des œuvres du peintre. Contrairement à l’exceptionnelle collection des Bruegel du Kunsthistorisches Museum dont le noyau remonte aux Habsbourg, l’ensemble bruxellois est dû à une politique d’acquisition particulièrement judicieuse. Les œuvres n’ont en effet été achetées ou reçues en legs que durant les xixe et xxe siècles. Bruegel ayant peint la majorité de ses tableaux à Bruxelles, c’est en quelque sorte à chaque fois un heureux retour aux sources. On a peine à croire que La Chute des anges rebelles (1562), le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux (1565) et Le Dénombrement de Bethléem (1566) ont été imaginées par la même personne. Le caractère exceptionnel des collections des Musées royaux tient davantage à la diversité des sujets, exprimés de façon magistrale, qu’à la multiplicité des œuvres : La Chute des anges rebelles évoque le monde de Jérôme Bosch autant que celui des précieux cabinets d’art, tandis que, dans les scènes hivernales, nous découvrons tour à tour un village brabançon sous la neige et un récit biblique. Quant à La Chute d’Icare, grand favori du public dont l’attribution ne fait pas l’unanimité mais qui remonte selon toute vraisemblance à une invention de Bruegel, elle offre le rare exemple d’un mythe antique réinterprété par le maître. Plus d’un amateur de littérature connaît cette œuvre grâce au poème Musée des Beaux-Arts (1938), de l’Anglo-­ américain W.H. Auden. Ce dernier y laisse glisser son regard de La Chute d’Icare au Dénombrement, qu’il a également pu voir à Bruxelles. À Auden on pourra préférer la vision habitée que l’Autrichien Robert Walzer donna du chef-d’œuvre en 1905. Avec Bruegel et l’hiver, les mrbab publient pour la deuxième fois les résultats d’une recherche historique et culturelle approfondie consacrée aux œuvres du maître appartenant à leurs collections et réalisée dans le cadre du Pôle d’attraction interuniversitaire City and Society in the Low Countries, 1100-1600 du Service public de la Programmation de la politique scientifique fédérale. En 2014, le musée avait ainsi fait paraître le cahier Pieter Bruegel the Elder, Fall of the Rebel Angels. Art, Knowledge and Politics on the Eve of the Dutch Revolt, dans lequel Tine Luk Meganck, sur la base d’une enquête visuelle et minutieuse, resituait La Chute des anges rebelles dans son contexte, c’est-àdire le monde de la collection et du nouveau savoir, aux environs de 1560. Le présent ouvrage a été réalisé dans le prolongement de ce cahier et suivant la même méthode,

8


mais en faisant appel à l’expertise des historiens du réseau concernant les questions historiques que soulèvent les scènes hivernales bruxelloises de Bruegel, parmi lesquelles le climat, l’interaction entre ville et campagne et le prélèvement de l’impôt. Quelque onze auteurs, historiens et historiens de l’art, placés sous la direction de Tine Luk Meganck et de Sabine van Sprang, éclairent de leur lanterne ces chefs-d’œuvre de Bruegel conservés aux mrbab. Leurs contributions permettent de revoir et de compléter de manière remarquable les interprétations courantes des historiens de l’art. La tâche d’un musée est de conserver les œuvres d’art, de les rendre accessibles et de les étudier. Cette dernière mission comprend à la fois la question de l’attribution des œuvres, leur examen matériel et technique et leur interprétation historico-culturelle. Tant les connaisseurs que le grand public sont de plus en plus avides d’explications. En particulier pour ce qui concerne les maîtres anciens. À notre époque de stimulation visuelle constante, l’art immobile de Bruegel nous offre un moment de repos bienvenu, un regard sur le monde dans lequel nous pouvons encore nous reconnaître aujourd’hui. Fût-il différent du nôtre à bien des égards. Culture visuelle prémoderne, foi, usages, systèmes économiques, culture matérielle, événements politiques et vécu climatique déterminent ensemble l’art de Bruegel. Une ample compréhension de ces éléments permet de saisir pleinement ses scènes hivernales. Le dialogue noué entre historiens de l’art et historiens au sein du réseau du PAI nous a offert une chance unique d’aborder ce faisceau de thèmes, et la moisson est riche. L’ouvrage clôture également de façon festive un partenariat de dix ans, entre les Musées royaux et les universités belges sous les auspices de Belspo. Il illustre les possibilités, les synergies et les succès résultant de la collaboration entre mondes muséal et académique et se veut un plaidoyer pour de nouvelles initiatives dans le futur. Je voudrais remercier tous les auteurs, en particulier Sabine van Sprang et Tine Luk Meganck, qui ont initié le dialogue entre historiens et historiens de l’art et ont mené à bien le projet en tant que rédactrices scientifiques. Je suis particulièrement reconnaissant envers mon collègue, le professeur Marc Boone, promoteur du PAI City and Society in the Low Countries, 1100-1600, qu’il a porté avec un enthousiasme permanent. Différents collaborateurs des mrbab ont aidé le projet par leurs connaissances ou ont fourni un soutien logistique : je tiens à remercier Véronique Bücken, Stefaan Hautekeete, Nathalie Verbruggen, Anne-Marie De Moor, Samir Al-Haddad et en particulier Laurent Germeau, responsable des publications aux mrbab, à qui Bruegel et l’hiver a permis de terminer en beauté avant son départ pour Abou Dhabi. Dylan Sallaerts a contribué à la recherche des illustrations. Sara Pallemaerts a également effectué de nombreuses recherches iconographiques et s’est chargée des premières éditions de textes. Paul van Calster, du bureau Anagram, a assuré la rédaction finale de manière aussi impitoyable qu’indispensable. Enfin, nous remercions Bernard Steyaert et son équipe du Fonds Mercator pour la confiance accordée à ce projet.

Michel Draguet Directeur général des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

9


Préface

En 1987, le Service public de Programmation de la Politique scientifique fédérale (au­jourd’hui : Belspo) a créé les Pôles d’Attraction interuniversitaires (PAI), qui, au moment d’entrer dans leur troisième phase (en 1992), ont été élargis aux sciences humaines. Le but était de fonder des groupes de recherche interuniversitaires, et surtout intercommunautaires, et de les pourvoir d’un financement quinquennal – important au regard des standards belges – afin de permettre la formation d’une masse critique de chercheurs dans des domaines où les institutions belges étaient déjà fortes à l’époque. Dès l’entrée dans le programme des sciences humaines et sociales, l’histoire urbaine médiévale a fait partie de ces grands axes de recherche. La direction en a été confiée au professeur Walter Prevenier (UGent), un choix peu surprenant dès lors que l’histoire urbaine médiévale reste, depuis l’époque d’Henri Pirenne (1862-1935), l’un des fleurons de la recherche à l’université de Gand. Le projet, lancé à l’époque avec un seul partenaire (l’UCL, par l’intermédiaire du professeur Jean-Pierre Sosson), a été évalué à plusieurs reprises et à chaque fois prolongé. Au cours de la phase 4, Walter Prevenier été admis à l’éméritat et sa fonction a été reprise par le soussigné, son successeur à Gand. Depuis 1987, sept phases se sont déroulées et le réseau s’est élargi. La communauté de chercheurs comprenait lors de la dernière phase six universités belges (UGent, UAntwerpen, ULB, VUB, KULeuven, UNamur), deux partenaires étrangers, en l’occurrence néerlandais (Universiteit Leiden et Universiteit Utrecht), et deux institutions scientifiques fédérales belges, la Bibliothèque royale et les Musées royaux des BeauxArts de Belgique. Parallèlement, la fourchette chronologique du projet de recherche s’est élargie : au début de la cinquième phase, en 2002, l’époque prémoderne s’est ajoutée au Moyen Âge et, plus tard, la période s’étendant jusqu’à 1800-1850 environ a également été intégrée. On a bien entendu aussi continué à mettre l’accent sur l’histoire urbaine. Depuis la phase 5, les résultats de recherche sont présentés dans une série encore en cours, intitulée Studies in European Urban History, 1100-1800, qui paraît aux éditions Brepols (Turnhout) et compte jusqu’ici quarante-trois numéros. En 2018, une synthèse intitulée City and Society in the Low Countries, 1100-1600, rédigée par Bruno Blondé, Marc Boone et Anne-Laure Van Bruaene, paraît chez Cambridge ­University Press. Le programme PAI s’est en outre manifesté à de nombreuses occasions comme le visage de la recherche historique urbaine en Belgique et par extension en Europe : le congrès bisannuel de la European Association for Urban History s’est déroulé en 2010 à Gand et il aura lieu en 2020 à Anvers. C’est donc avec tristesse que nous avons appris la décision du gouvernement belge de mettre fin à l’aventure des PAI en 2017, lors de la clôture de la phase 7. Les futurs historiens de la pratique scientifique jugeront de la sagesse et de l’efficacité de cette décision. Il est en tout cas déjà apparu qu’en ce qui concerne les sciences humaines et sociales, l’affectation des moyens ainsi « libérés » à des projets dirigés par les institutions de recherche régionales FWO et FRS-FNRS avait une nouvelle fois entraîné un retour à un subventionnement quasi « sous-structurel » et, par conséquent, à ce que l’on peut considérer comme un net recul par rapport aux programmes des PAI.

10


Les accords de coopération créés dans le cadre des PAI restent cependant en vigueur et les membres de l’ancien réseau se retrouvent encore régulièrement, ce qui est une bonne chose ; mais en raison de l’absence de financement spécifique, cette activité est fragile et presque entièrement tributaire d’initiatives aléatoires et personnelles. Le présent ouvrage, conçu en pleine activité des PAI, n’a heureusement pas encore été victime de ces circonstances, mais il s’est en quelque sorte changé, face à l’annonce de leur fin prochaine, en Winterreise. Une chose est sûre : avec cette publication centrée sur la figure du peintre Pierre Bruegel l’Ancien, le réseau auquel les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique appartiennent depuis 2007 n’en est pas à son coup d’essai. La publication consacrée par Tine Meganck à La Chute des anges rebelles, parue en 2014 (Silvana Editoriale Milano), a été un brillant précurseur et, avec Bruegel, c’est à nouveau un peintre aux racines urbaines évidentes qui était mis à l’honneur. Le duché de Brabant et les deux métropoles d’Anvers et de Bruxelles – lieux où Bruegel a été formé et a travaillé – incarnaient du vivant de l’artiste (vers 1525-1569) d’incontournables pôles de croissance urbains, les héritiers de la société urbaine médiévale telle qu’elle s’était développée aux Pays-Bas. Anvers était un centre économique de premier ordre, tandis que Bruxelles s’imposait comme la ville de résidence des princes de Habsbourg, héritiers des territoires bourguignons. Bruegel a vécu en des temps troublés caractérisés – l’analogie avec notre propre époque est plus que frappante – par des processus fondamentaux d’accroissement d’échelle et de ce que nous nommons « globalisation » : effets de la colonisation, de l’intégration politique (les Pays-Bas faisaient partie d’une constellation dynastique franco-allemande) et des tensions religieuses entre catholicisme et protestantisme. Il faut également mentionner le « Petit Âge glaciaire », qui permet d’ajouter aux points de comparaison l’argument écologique du changement climatique. Les textes qui suivent abordent en détail ces différents points : ils traitent de fiscalité, de climat, de sociabilité urbaine, de liberté et, cela va de soi, d’histoire de l’art en lien avec l’œuvre de Bruegel et la fixation à première vue inhabituelle sur ses « scènes hivernales ». Quiconque caresse des ambitions dans ce sens a dans les mains un exemple très réussi de ce que l’interdisciplinarité et les croisements intellectuels peuvent produire s’ils sont utilisés à bon escient. Le livre coïncide avec la fin provisoire d’un dialogue qui, nous l’espérons, survivra en dépit de toutes les décisions politiques à court terme – autre point suggérant une analogie avec la période de Bruegel. En tant que coordinateur de l’ex-programme PAI, je suis fier d’avoir pu y contribuer, même si je ne suis intervenu que de manière modeste, au niveau de l’organisation essentiellement.

Marc Boone Doyen de la faculté de philosophie et lettres de l’UGent

11


Quelques considérations sur les recherches relatives à Pierre Bruegel l’Ancien

La littérature consacrée à Pierre Bruegel l’Ancien est impressionnante, par son abondance comme par son ampleur. À l’approche de « l’année Bruegel », le rythme des publications, qu’elles soient destinées aux spécialistes ou conçues pour le grand public, s’accélère. Quand nous considérons l’importante quantité d’ouvrages de la dernière décennie, une série de tendances nous sautent aux yeux. En premier lieu, les œuvres du maître font souvent l’objet d’études individuelles en fonction de leur type – dessins, estampes et tableaux – et de la spécialisation du chercheur. L’analyse des techniques et des matériaux utilisés par le maître se révèle particulièrement prometteuse, même si, en ce qui concerne Bruegel, elle a débuté relativement tard. De plus en plus interdisciplinaire, ce champ de la recherche, lorsqu’il intègre le point de vue de l’histoire de l’art, nous rapproche du processus créateur et de la pratique du maître. Il est au centre de l’exposition monographique sur Bruegel l’Ancien au Kunsthistorisches Museum à Vienne, durant l’automne 2018. La bibliographie sur Bruegel a longtemps été dominée par une interprétation iconographique et de contenu, généralement axée sur un tableau spécifique ou un ensemble thématique – souvent sans tenir compte du contexte global de son œuvre et de ce que nous savons de son environnement immédiat. Curieusement, lorsque les historiens de l’art tentent de situer Bruegel dans le contexte historique plus vaste de son époque, c’est la plupart du temps à coups de généralisations et d’approximations qui ne témoignent pas toujours d’une connaissance approfondie de la situation ni des dernières conceptions en vigueur chez les historiens. À l’inverse, lorsque les historiens du culturel s’emparent des œuvres de l’artiste, ils les ramènent trop fréquemment à de « simples » illustrations de leur propos, et négligent les traditions picturales et le contexte artistique propres à ces créations. En outre, au cours des dernières décennies, la fortuna critica d’ordre scientifique de l’œuvre de Bruegel s’est distinguée par une grande hétérogénéité : les études sur l’artiste et son œuvre ont donné lieu aux interprétations les plus divergentes – sort que l’artiste partage avec l’autre grand maître du xvie siècle, Jérôme Bosch. Il s’agit habituellement de considérations hautement individuelles, qui en disent plus sur le chercheur lui-même qu’elles ne contribuent à la connaissance de l’artiste et de son œuvre. Avec une pointe d’exagération, nous pourrions dire que la recherche sur Pierre Bruegel l’Ancien – si intéressantes que puissent être certaines études individuelles – a été menée jusqu’à présent de façon segmentée, ce qui a généré une image de l’artiste, de son œuvre et de la signification intrinsèque de celle-ci qui se révèle passionnante et kaléidoscopique, mais extrêmement fragmentée. Dans cette optique, la parution fin 2014 d’une étude détaillée sur le chef-d’œuvre de Bruegel La Chute des anges rebelles, due à Tine Luk Meganck et effectuée dans le cadre des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, était déjà réjouissante en soi, car elle réunissait les questions de recherche historiques et artistiques en une approche intégrée du contexte. Le présent ouvrage, qui en est la suite logique, franchit une étape supplémentaire : des historiens de l’art et des historiens, forts de leurs diverses expertises, mais unis par une connaissance approfondie de la culture (visuelle) et de l’histoire du troisième quart du xvie siècle à Anvers et à Bruxelles, éclairent, chacun en fonction de sa perspective et de sa discipline, les deux tableaux d’hiver du musée de Bruxelles.

12


Ce travail d’équipe – trop peu pratiqué dans l’histoire de l’art traditionnelle – s’est révélé payant, comme en témoignent les conceptions aussi nombreuses qu’innovantes exposées dans les textes de qualité qui suivent et élargissent et améliorent notre compréhension des deux peintures abordées. De surcroît, cette approche kaléidoscopique mais intégrée nous rapproche de Bruegel et de son art, et nous encourage, non seulement à poser sur ses tableaux d’hiver un nouveau regard, mais aussi à (ré)étudier le reste de son œuvre. Forts de leurs collections et de leur histoire, les mrbab se doivent de développer une expertise scientifique sur Pierre Bruegel l’Ancien, de la partager et de stimuler des recherches ultérieures. Avec cet ouvrage qui paraît à l’aube de l’année jubilaire 2019, cette promesse est tenue. Les auteurs, coordinateurs et autres intéressés sont dignes d’éloges. Et la reconnaissance de Bruegel leur est acquise.

Manfred Sellink Directeur Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen

13



3  Le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux ou le temps suspendu

s a b i n e va n s p r a n g

The day is bright and this is their escape from hardship ­ J. Burnside, « Pieter Brueghel: Winter Landscape with Skaters and Bird Trap, 1565 », in Black Cat Bone, 2011

2  Pierre Bruegel l’Ancien

Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, 1565, détail de l’ill. 1. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

◀◀ 1  Pierre Bruegel l’Ancien

Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, 1565, huile sur bois, 37 × 55,5 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 8724

Baigné d’une atmosphère douce et lumineuse, feutrée par la neige, un village brabançon traversé d’une rivière gelée sert de décor aux plaisirs du patinage auxquels s’adonnent ses habitants ; certains jouent au colf (l’ancêtre du hockey sur glace), d’autres à une espèce de curling. Au premier plan à droite, derrière une barrière de ronces, des oiseaux s’agitent autour d’une vieille porte aux planches vermoulues, suspendue d’un côté à l’aide d’un manche. Il s’agit d’un piège, comme l’indique la corde reliant le poteau à une ouverture maladroite pratiquée dans l’une des maisonnettes situées en bordure du tableau et qui n’attend qu’à être tirée par le paysan que nous supposons tapi dans l’ombre. Le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, peint en 1565, frappe d’emblée par la simplicité de sa composition, à laquelle contribue l’unité de son coloris, en camaïeu ocre-ivoire, brun et blanc1, nuancé ici et là de quelques touches de rose-rouge, de jaune (pour les façades des maisons) et de bleu (les stalactites glacées le long des toits, ill. 2). Cette impression est renforcée par le cadre intimiste, à l’opposé des paysages à caractère universel auxquels nous avaient habitués Joachim Patenier et ses suiveurs (ill. 3). La maîtrise de l’exécution picturale en est d’autant plus saisissante : jouant avec les effets combinés de légers empâtements et de glacis translucides, Pierre Bruegel l’Ancien a su faire dialoguer l’opacité de la neige et l’atmosphère brumeuse du givre, les tons froids de la glace et la couleur sombre d’une végétation savamment disposée. La manière d’interpréter le Paysage d’hiver fait aujourd’hui encore débat. Le tableau ne contient aucune scène narrative explicite, qu’elle soit religieuse ou mythologique. Il n’appartient pas davantage à une série ou à un cycle calendaire. Il s’agit d’un paysage autonome, exprimant à merveille le gel et le froid, et animé de figures tirées du quotidien. Certains auteurs n’y voient dès lors qu’une sorte d’évocation poétique de la campagne brabançonne sous la neige2. D’autres, au contraire, lui ont prêté une signification symbolique portant sur les dangers de l’existence humaine3. La conviction des premiers a sans aucun doute été nourrie par la fortune artistique hors

norme du tableau. Il s’agit en effet de l’œuvre de Bruegel la plus copiée : cent trente et une versions ont été recensées à ce jour, dont un certain nombre exécutées dans l’atelier de son fils aîné, Pierre le Jeune4 (1564-1636). Le tableau favorisa ainsi l’essor d’un nouveau sous-genre en peinture – le paysage hivernal – qui connaîtra un succès croissant au xviie siècle tant aux Pays-Bas du Sud que du Nord. Désormais, l’hiver rimera avec village enneigé, étendue gelée et patineurs. Bien davantage que Le Dénombrement de Bethléem, le Paysage d’hiver de Bruxelles a contribué à forger dans notre imaginaire collectif l’image type de cette saison aux Pays-Bas à l’époque moderne. À l’inverse, la dimension allégorique attribuée à la peinture résulte d’une méthode d’interprétation qui présuppose que toute forme signifie, possède un contenu conceptuel explicite5. Dans les pages qui suivent, nous aimerions soumettre les arguments des uns et des autres à un nouvel examen. À cette fin, nous commencerons par situer le Paysage d’hiver dans la production de Bruegel pour ensuite revisiter les interprétations auxquelles l’œuvre a donné lieu. Enfin, nous nous efforcerons d’analyser le tableau à l’aune de la tradition iconographique dont il s’inspire,

3  Joachim

Patinir Paysage avec la prédication de saint Jean-Baptiste, non daté, huile sur bois, 36,5 × 45 cm. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 6178

57


Sabine van Sprang

afin de proposer une lecture plus nuancée de son contenu, permettant de saisir davantage sa singularité. En dernière instance, cette lecture nous aidera à mieux appréhender le Paysage d’hiver dans la réalité historique de son temps, ce qui constitue l’un des objectifs de ce livre.

Un paysage comme un dessin Le Paysage d’hiver (1565) appartient aux œuvres de maturité et de dimensions moyennes de Bruegel6 (37 x 55,5 cm). À l’époque, le maître avait déjà peint ses grands tableaux dits « encyclopédiques », Les Proverbes (1559, Berlin, Gemäldegalerie), Le Combat de Carnaval et Carême (1559, Vienne, Kunsthistorisches Museum) et Les Jeux d’enfants (1560, Vienne, Kunsthistorisches Museum), ainsi que ses peintures « infernales », Margot l’enragée (Dulle Griet, 1561, Anvers, Museum Mayer van den Bergh) et La Chute des anges rebelles (1562, Bruxelles, mrbab7). Deux ans plus tôt, il s’était essayé, sur un panneau de grandeur semblable à celui du Paysage d’hiver, à sa première scène hivernale peinte : L’Adoration des mages sous la neige (1563, Winterthour, Collection Oskar Reinhart, ill. 4), qui présente la scène biblique sous une abondante chute de neige8. Mais c’est bien en cette année 1565 que Bruegel embrasse véritablement le thème des saisons et du temps 58

météorologique : c’est alors qu’il réalise son cycle magistral des Mois à la demande du marchand et collectionneur anversois Nicolaes Jongelinck et qu’il exécute le délicat Printemps, premier dessin préparatoire pour la série gravée des Saisons, éditée finalement en 1570 par Hieronymus Cock9 (ill. 6.8). L’année 1565 voit encore paraître chez le même Cock la paire d’estampes Saint Jacques et le magicien Hermogène d’après Bruegel, dans laquelle les phénomènes extrêmes du climat sont la manifestation du diable, comme il apparaîtra plus loin10 (ill. 17). Nous ignorons si Bruegel a peint le Paysage d’hiver de Bruxelles sur commande ou s’il a souhaité jouer sur les attentes d’une clientèle avide de nouveauté, qu’il connaissait bien11. La provenance du tableau n’a malheureusement pu être retracée avec certitude qu’à partir de l’année 1925, quand le Dr Franz Delporte le « découvrit » et l’acheta à la galerie Louis Manteau à Bruxelles, avant de le léguer aux Musées royaux des Beaux-Arts en 197312. Toutefois, les grandes similitudes entre l’original et les copies issues de l’atelier de Pierre Brueghel le Jeune, analysées par Christina Currie et Dominique Allart, tendent à montrer que celui-ci avait eu un accès direct au tableau de son père13. Sa plus ancienne copie connue datant de 1601 (Vienne, Kunsthistorisches Museum14, ill. 5), il est vraisemblable

4  Pierre Bruegel l’Ancien

L’Adoration des mages sous la neige, 1563, huile sur bois, 35 × 55 cm. Winterthour, collection Oskar Reinhart « Am Römerholz »


3  Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux

5  Pierre Brueghel le Jeune,

d’après Pierre Bruegel l’Ancien Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, 1601, huile sur bois, 39 × 57 cm. Kunsthistorisches Museum, Vienne, Gemäldegalerie, gg 625

6  Hendrick Avercamp

Paysage d’hiver avec patineurs, vers 1608, huile sur bois, 77,3 × 131,9 cm. Amsterdam, Rijksmuseum, sk-a-1718

59


24

Ce livre propose une analyse approfondie et des lectures inédites des tableaux d’hiver de Pierre Bruegel l’Ancien, entre autres le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux (1565) et Le Dénombrement de Bethléem (1566), conservés aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Fruit de nouvelles recherches croisées et d’actuels échanges méthodologiques et scientifiques, il examine en détail ces chefs-d’œuvre de la Renaissance flamande, enrichit notre compréhension du rapport que le peintre entretient avec son époque, et nous expose dans quelle mesure ces tableaux d’hiver reflètent la réalité historique. Après avoir retracé la manière dont ces peintures ont été perçues et interprétées au fil du temps, les essais offrent de nouveaux points de vue sur des sujets variés : comment Bruegel dépeint-il le sort de la population locale, durement éprouvée pendant les mois d’hiver ? Et Le Dénombrement de Bethléem contient-il vraiment des éléments historiques de contestation du pouvoir central, comme on l’a longtemps admis ? Les récentes recherches ont également abouti à une nouvelle interprétation du Dénombrement de Bethléem et permettent d’éclaircir le rôle que joua Bruegel en tant que peintre de l’élite urbaine. Richement illustré, Bruegel et l’hiver entend réjouir à la fois l’œil et l’esprit.

Tine Luk Meganck, chercheuse, et Sabine van Sprang, conservatrice d’art ancien, œuvrent toutes deux au sein des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

336

Trimmed: (336H × 548W) Untrimmed: (336H × 548W) mm

Sous la direction de Tine Luk Meganck et de Sabine van Sprang

Bruegel et l’hiver

Bruegel et l’hiver

262

tine luk meganck sabine van sprang

262

Bruegel ruegel BRUEGEL et l’hiver Wintertaferelen tine luk meganck sabine van sprang

isbn 978-2-330-11370-4 Dépôt légal : octobre 2018 Prix : 59 TTC France www.actes-sud.fr

9 782330 113704

mercatorfonds

WL Bruegel FR Cover Actes Sud.indd All Pages

31/08/2018 11:33


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.