"Éclats d'Irak suivi de Migrations" de Kadhim Jihad Hassan

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KADHIM JIHAD HASSAN

Éclats d’Irak

suivi de

Migrations

poèmes traduits de l’arabe par André Miquel et l’auteur

ÉCLATS D’IRAK SUIVI DE

MIGRATIONS

LA PETITE BIBLIOTHÈQUE DE SINDBAD

DU MÊME AUTEUR

CHANTS DE LA FOLIE DE L’ÊTRE ET AUTRES POÈMES , choix de poèmes (signé Kadhim Jihad), traduit de l’arabe par l’auteur en collaboration avec Serge Sautreau, postface de Jacques Lacarrière, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2001.

LE LIVRE DES PRODIGES, ANTHOLOGIE DES KARÂMÂT DES SAINTS DE L’ISLAM, traduction suivie d’une étude, Arles, Sindbad/Actes Sud, 2003.

LE ROMAN ARABE (1834-2004) : BILAN CRITIQUE , Arles, Sindbad/Actes Sud, 2006.

LA PART DE L’ÉTRANGER – LA TRADUCTION DE LA POÉSIE DANS LA CULTURE

ARABE , Arles, Sindbad/Actes Sud, 2007.

LE LABYRINTHE ET LE GÉOMÈTRE – ESSAIS SUR LA LITTÉRATURE ARABE CLASSIQUE ET MODERNE, SUIVI DE SEPT FIGURES PROCHES , Paris, Aden, 2008.

MAHMOUD DARWICH – L’EXIL APPRIVOISÉ , Paris, coll. “Les Cent et Un livres de la Chaire de l’ima”, 2020.

Sindbad est dirigé par Farouk Mardam-Bey

Anthologie poétique établie par André Miquel et l’auteur pour l’édition française

Titres originaux : Al-mâ’u kulluhu wâfidun ilayya, éditions Al-mu’assassa al-‘arabiyya li-l-dirâsssât wa-l-nashr, Beyrouth, 1999, et Mi‘mâr al-barâ’a, éditions Al-Jamal, Beyrouth, 2006 © Kadhim Jihad Hassan, 2024

© ACTES SUD, 2025 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-20076-3

KADHIM JIHAD HASSAN

Éclats d’Irak suivi de

Migrations

poèmes traduits de l’arabe par André Miquel et l’auteur

PRÉFACE

Chaque poète a son enfer et son paradis, l’un ou l’autre, ou l’un après l’autre, dans cet ordre-là ou en sens inverse, ou enfin l’un dévorant l’autre, pour le meilleur ou pour le pire, et réserve faite d’un renversement de la situation.

Pour Kadhim Jihad Hassan, ce couple antagoniste et complémentaire a pour nom Irak et exil, et chacun sous deux visages. L’Irak c’est la campagne des temps heureux, enfance et jeunesse, la terre généreuse sous la bénédiction du grand fleuve, la terre sans doute, mais plus encore le terroir, une âme collective qui se vit dans les champs, les chasses, les fêtes de mariage et la fidélité aux morts comme un gage de survie. Mais l’Irak, c’est aussi ce même terroir envahi par l’appétit du monstre urbain, les journées harassantes du travail au champ, les convulsions de la vie politique, toutes choses traduites, quand on est jeune et que l’on a envie de vivre, en une inextinguible soif d’exil.

Voilà donc posé le second terme du couple, que le temps déroule en sens inverse du précédent. Tout ici commence mal, la sérénité de la campagne irakienne a fait place à l’errance, sous

les neiges de l’Allemagne, les hasards de la route italienne ou espagnole, et pire encore : à la solitude, cette ombre marchant au plein cœur des rues commerçantes de Rome ou des fêtes chrétiennes de Séville, et pour finir focalisée sur une pauvre chambre d’exilé, la lueur d’une chandelle et le souvenir de l’ami mort, d’une vie passée, comme nous le dit le poète, de l’épopée à la mélopée.

Et de nouveau tout bascule, peu à peu, non pas comme jadis, quand la barrière tombait d’un coup sur l’Irak des temps heureux : maintenant, c’est une longue marche, presque une invitation, l’exil devenant de jour en jour une initiation à la découverte. Et de quoi ? D’un trésor d’abord imaginé, entrevu, et découvert enfin sur les bords de la Seine, cette nourrice riche d’une sève nouvelle prise aux mots, poésie en tête, et au souvenir de morts garants d’une éternelle fidélité.

Mais la Seine est aussi un carrefour : non content de composer dans sa propre langue, de la traduire ou de commenter telle étape de sa littérature, Kadhim J. Hassan se fait traducteur aussi, et entre autres, de Rimbaud, Dante, Baudelaire, Goytisolo, Derrida, Rilke. Au total, un transmetteur, mieux : un passeur, et n’ayons garde d’oublier en ce rôle le professeur des universités.

Il est temps maintenant, fût-ce à travers une traduction par principe et comme toutes imparfaite, de laisser la parole au poète, de l’écouter lorsqu’elle se polarise sur un moment, un objet, un détail du paysage évoqué, ou quand, à l’inverse, elle se laisse emporter, tout en le contrôlant, par le verbe de l’orateur. Poète, dirais-je, depuis toujours et pour toujours.

Le cycle poétique Réinvention de la campagne, extrait de Mi‘mâr albarâ’a (Temple de l’innocence), est traduit par André Miquel.

Les poèmes intitulés Éclats d’Irak, extraits du recueil Al-mâ’u kulluhu wâfidun ilayya (L’eau tout entière affluait vers moi), sont traduits par André Miquel.

L’ensemble Migrations, extrait de Mi‘mâr al-barâ’a (Temple de l’innocence), est en version française de l’auteur.

I

RÉINVENTION DE LA CAMPAGNE

Dans le soir empourpré du village un soleil lentement embrasé s’est agrippé à la frange du ciel pour refuser de disparaître.

Des vivats au loin annoncent les noces.

Dans la demeure maternelle, tout un épanchement de cris…

De ses doigts trempés de henné, la mariée dit adieu aux années de refuge, elle sanglote à cette vérité.

La flûte du berger n’en finit pas de se lamenter sans que nous sachions quelle détresse fait souffrir le guide du troupeau.

Un agneau bêle, un papillon voltige dans l’air complice, des lanternes dansent diffusant d’un bout à l’autre de la campagne leurs lueurs orangées.

Un tronc de palmier, tout émacié, et voilà le pont où passent sans peser les enfants et les vieux, rien qu’à toucher la mince écorce de l’arbre le pied reconnaît sa route en toute certitude.

Mon père exhale la fumée de sa cigarette et suit ses volutes, il les tient pour une écriture céleste qui condenserait, en certaine langue, des énigmes laissées là pour des secrets de l’être.

La femme étale des habits chamarrés, les dispose en arc-en-ciel, le paysan moissonne de quoi suffire à sa journée et sur le reste des champs roussis se déversent des hordes de criquets.

À l’oreille du poète

résonne le lointain écho d’un passé que son âme retrouve vivant sur des traces de crimes.

L’horizon maintenant jaunit, l’orage s’annonce, la prairie se partage en deux camps : les bêtes seules regagnent leur enclos, laissant les bergers s’intéresser à une étrange pierre qu’ils pensent descendue du ciel.

Les âmes des petits morts

n’en finissent pas de pousser leurs cris, leurs hurlements, gémissements, inépuisables, leur âme même.

Si toi tu perds la tienne, ils te diront :

“Cherche-la dans la mince pellicule qui s’intercale entre l’eau et le fond des fleuves, c’est là que l’âme esseulée libère sa plainte étouffée, éternelle.”

Des turbans noirs enveloppent le halo de la lune en son plein, la fillette du voisin, morte depuis des années, apparaît à la fenêtre et puis se dérobe.

“Ah ! Ce n’est pas sans raison que les âmes des morts viennent nous visiter !”

Ainsi parle la vieille tante, et de se livrer aussitôt à toutes sortes de conjectures.

Des chasseurs emplissent les chemins pierreux de cadavres de sangliers, des buffles piétinent les plants de rosiers, le poète en herbe embrasse un palmier, à l’écart, avec ces mots : “Imaginons ! Si c’était une fille, si elle était mienne ?” une meute de jeunes chiens bat en retraite à toute allure, les hurlements des loups déroulent sur le village une tristesse hors du commun.

L’atmosphère s’enveloppe de confusion, des vrombissements de moteurs approchent, faisant penser à une invasion mécanique, depuis que la ville a gagné sur les hauteurs de la campagne avec ses objets manufacturés, ses extravagances, et les anciens, eux,

envoient des lettres de mise en garde, évoquent une stérilité dévastatrice qui ne ferait pas de détail entre les vaches et les femmes…

Pendant un long moment

les jeunes gens ont observé les yeux du mort, d’où émanait une tristesse plus intense que tout, il y avait, dans l’angle gauche des paupières, un je ne sais quoi qui disait clairement que lutter avec la mort avait ravagé une existence entière.

“On ne dirait pas qu’il s’est satisfait de sa mort…” commente l’un des vieux qui étaient là, en résumant toute la situation.

Le rouge de la rose, le bleu du ciel, la ténacité passagère des rêves, la brume des fleuves ; l’argile brûlante au fond des canaux desséchés, quel avenir se montre dans tout ça, se demande l’enfant qui joue au philosophe.

Des superstitions traversent l’espace du village et poussent les femmes à se claquemurer trois jours de suite, il ne fallait pas moins qu’un taureau soit égorgé pour arracher le village à cette soudaine torpeur.

ÉCLATS D’IRAK

suivi de MIGRATIONS

La renommée de Kadhim Jihad Hassan comme traducteur et essayiste a longtemps occulté son œuvre poétique. Cette anthologie rassemble ses poèmes les plus récents, déjà partiellement traduits en italien et en espagnol. Elle se répartit en trois sections, chacune consacrée à un épisode de sa vie et ayant sa propre tonalité : Réinvention de la campagne, où le poète réinvente en trente tableaux l’espace humain et naturel de son enfance ; Éclats d’Irak, où il restitue, au gré des vagues de violence qui ravageaient son pays natal, son errance en Europe à la recherche à la fois d’une terre d’accueil et de soi-même ; enfin Migrations, méditations le plus souvent sous la forme du poème en prose, ou du récit poétique, sur son exil durement subi puis apprivoisé. Les deux premières sections ont été traduites par le grand arabisant André Miquel juste avant sa disparition, et la troisième par l’auteur lui-même, qui y a ajouté des fragments écrits directement en français.

Kadhim Jihad Hassan est né en 1955 dans le Sud de l’Irak et réside en France depuis 1976. Poète, essayiste, et traducteur, il est aussi professeur des universités à l’Inalco à Paris. Ses traductions en arabe de Dante, Rimbaud, Rilke, Deleuze, Derrida et d’autres lui ont valu plusieurs distinctions internationales. Dans le cadre du projet Kalima initié par la Bibliothèque nationale d’Abou Dhabi, il a conçu et dirige la publication en cent volumes de l’Anthologie encyclopédique des poésies de langue française en traduction arabe. Il a dirigé, entre autres, trois numéros de la revue littéraire française Europe : Mahmoud Darwich, 2017, Les Mille et Une Nuits, 2020, et Al-Andalus, 2023.

éditeurs associés

www.actes-sud.fr

Dép. lég. : janvier 2025 / 23 € TTC France

ISBN 978-2-330-20076-3

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