Extrait "Ceux de la poésie vécue"

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our ceux qu’exaspère l’ordre meurtrier du monde, la poésie est affaire d’engagement existentiel. Elle garde trace des expériences vécues et des risques pris. Elle dit le réel, mais en le révélant plus vaste, et d’une prodigieuse intensité. Elle conjugue visible et invisible, sursauts intimes et songes partagés. Elle s’impose comme le chant profond des vivants qui ne renoncent pas aux effractions, aux abîmes, aux combats, ni aux enchantements inouïs de la vraie vie. Ernest Pignon-Ernest multiplie les interventions par les rues et sur les murs des villes en compagnie de poètes irréductibles, capteurs de signes, porteurs de paroles, de révoltes, d’utopies. De Rimbaud à Antonin Artaud, de Nerval à Robert Desnos, de Verlaine à Pier Paolo Pasolini, de Federico García Lorca à René Char, sans oublier Baudelaire, Apollinaire, Cendrars, Maïakovski, Éluard, Aragon, Michaux, Hikmet, Neruda, Genet, Mahmoud Darwich, il n’a cessé de fixer avec eux des rendez-vous complices. Au plus près, par le verbe et l’action, de ces grands singuliers, André Velter est aussi de cette aventure qui met la poésie à l’épreuve du monde et des hommes, sans omettre d’affirmer qu’envers et contre tout il est possible de tenir parole, de ne pas baisser la garde, de ne pas être indigne de soi, de ses rébellions, ni de ses désirs.

ISBN : 978-2-330-05053-5 ACTES SUD Dép. lég. : mars 2017 35 e TTC France www.actes-sud.fr

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CEUX de la poésie vécue Ernest Pignon-Ernest André Velter

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Page 32 : Paris, boulevard Saint-Michel, 1978. Ci-dessus, en haut : Paris, fontaine Saint-Michel, 1978. Ci-contre : Paris, dans le 15e arrondissement, 1978. Double page suivante : Paris, rue Vercingétorix, 1978.

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rand foudroyé de la société, vecteur du cri désarticulé et de la prophétie en forme d’implacable blasphème, Antonin Artaud aura été, hors de toute visée littéraire, l’initiateur insatisfait, forcené, sauvage, d’une parole que l’on peut nommer “poétique”, à condition de la situer hors du champ traditionnellement admis de la poésie. “Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit”, annonce-t-il dans L’Ombilic des limbes. Et l’enjeu, en quelque sorte irrémédiable, va radicalement orienter son écriture et sa vie, l’une et l’autre cherchant à se lier, à se relier, à se fondre, quitte à fomenter un affrontement sans rémission possible, une guerre sans trêve ni repos. Car un tel corps à corps mène au sacrifice, s’en prend au mystère de l’incarnation, s’invente une passion où il faut “en finir avec le jugement de Dieu”. Artaud est un crucifié du Verbe. Un crucifié récalcitrant, qui n’explore qu’un enfer présent. Un crucifié qui objecte à la malédiction d’un ici quadrillé et d’un maintenant sordide. S’il naît à Marseille un 4 septembre 1896, s’il meurt à Ivry-surSeine un 4 mars 1948, sa brève trajectoire excède ces bornes temporelles. Il est d’un autre temps, d’une autre destinée, et tous les jalons qui le désignent poète, comédien, metteur en scène, dessinateur, directeur de la Centrale du Bureau de recherches surréalistes, fondateur du théâtre Alfred-Jarry, conférencier, voyageur au pays des Tarahumaras, ne sont que les repères d’un individu livré au théâtre du monde, tandis que son double, celui qui veut hanter autre chose et ne brûler que de questions, est en quête d’un secret depuis toujours occulté, d’un passage effarant qui, selon les effroyables normes grégaires, ne peut conduire qu’à la folie.

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En 1937, alors qu’il vient de publier sans nom d’auteur Les Nouvelles Révélations de l’être, Artaud est appréhendé et interné d’office à l’asile psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen avant un transfert à Rodez. En tout, dix ans de mise à l’écart et d’électrochocs, dix ans à écrire des lettres qui sont comme autant de bouteilles jetées au néant ou à l’éternité. “Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, avait-il confié à Jacques Rivière dès ses premiers écrits, un livre qui soit comme une porte ouverte et qui les mène là où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité.” Sans doute pressentait-il que ce projet, infiniment plus existentiel qu’éditorial, s’affirmerait cataclysmique et qu’il en serait la proie écorchée vive, le Mômo livré à tous les tourments de la conscience et de l’âme, à tous les ravages de la peau et des os. Sujet d’on ne sait quel envoûtement fatal, Antonin Artaud s’est ainsi transformé et transcendé, par la souffrance, la cruauté et la transe, en offrande de lui-même. Offrande, physiquement et métaphysiquement, insensée. Offrande au-delà du sens, de la sensation et du sexe. Offrande pareille à la seule “poésie” légitime à ses yeux, et qu’il identifiait comme “une force dissociatrice et anarchique, qui par l’analogie, les associations, les images, ne vit que d’un bouleversement des rapports connus”. Et Artaud n’a vécu, dans sa chair, ses nerfs, son souffle et ses glossolalies, que d’un bouleversement des rapports connus.

Pages 80 et 81 : Hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine, 1997. Ci-contre et pages suivantes : Hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine, 1997.

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Aragon. [Louis]

Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard.

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usillé par une escouade de sbires franquistes à l’aube du 19 août 1936, près de la Source aux Larmes, au nord-est de Grenade, García Lorca meurt à l’âge de trente-huit ans, deux mois et quatorze jours ; un décompte qui n’a rien d’anecdotique pour une vie menée comme s’il y avait urgence à prendre le destin de vitesse. Mais cet assassinat abject, qui préfigure et annonce les temps de l’ignominie fasciste en Espagne et en Europe, entoure désormais d’une lueur funèbre, avant toute autre considération biographique, un cheminement plutôt enjoué, voué à la fête, à l’insouciance, plus qu’au drame ou à l’horreur. Même si la brève équipée terrestre de Federico García Lorca ne fut pas qu’une course étincelante, elle apparaît d’abord parée d’une lumière, d’un éclat, d’un rayonnement sans égal. Pour l’évoquer, et pour tenter d’approcher un phénomène quasi mitoyen du miracle, tous ceux qui l’ont connu et aimé parlent d’une séduction qui ne cherchait nul pouvoir ni louange tant elle confinait à la grâce. Dès sa naissance, à Fuente Vaqueros, dans une famille aisée, cultivée, libérale, Federico est à part, fragile, émotif, énigmatique. Il a une enfance villageoise qu’il fait tenir en quatre mots : “bergers, campagne, ciel, solitude”. S’il reste à l’écart, il observe les uns et les autres, épingle leurs faits et gestes, les imite et les rassemble dans son petit théâtre de marionnettes. Écolier puis étudiant facultatif, il passe son bac, fait du droit sans y croire, ne se passionne que pour le piano et les mélodies qu’il en tire. À vingt ans, il vagabonde par toute l’Andalousie, gardant traces écrites de ce qu’il appelle ses “excursions artistiques”, qui deviendront bientôt Impressions et paysages, son premier livre publié. Ses parents lui ayant interdit d’aller poursuivre des études de composition musicale dans le Paris en guerre de 1917, il s’oriente

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l est le mouvement même, l’invention permanente, la liberté en rêve, en parole, en acte, en amour. Il est la fantaisie, la gaieté, l’hallucination stupéfiante, l’improvisation en expansion constante. Il est la parole somnambule, la parole funambule, la parole saltimbanque, la parole hypnotique, la parole stellaire de l’imaginaire. Il est celui qui a placé une étoile de mer au fronton de sa ville, puis une sirène sur les rives de la Seine. Car Desnos, c’est Paris. Tout à la fois le cœur, le ventre, l’âme et l’esprit de Paris. Né le 4 juillet 1900 boulevard Richard-Lenoir, il est fils d’un mandataire aux Halles spécialisé dans la volaille et le gibier. Mais toute son enfance est liée au quartier Saint-Merri où les vitrines, les échoppes, les appentis, les chantiers lui sont autant de merveilles : ici une corderie, un fabricant de bonbons, des marchands de cierges, plus loin une boutique d’éplucheuses de queues de cerise, une crèmerie, sans compter “les petits ateliers de mécanique où la limaille jaillissait parmi les étincelles bleues”… Écolier rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie puis rue des Archives, collégien rue Turgot, le jeune Robert se contente d’un brevet élémentaire et, son père lui ayant coupé les vivres, il se fait embaucher dans une droguerie comme commis et traducteur de prospectus pharmaceutiques. Simultanément, il lit en désordre Baudelaire, Hugo, les romans populaires, les chroniques consacrées à la bande à Bonnot, et vagabonde dans ce périmètre d’élection des quatre premiers arrondissements qu’il ne cessera d’évoquer dans sa litanie des “il y avait”, litanie qui dit tout de ses engouements, de ses passions et de son caractère. Il y avait les images des grands et des petits magasins, chromos distribués aux portes en même temps que des ballons, et qui figuraient

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Darwich. [Mahmoud]

[…] Qui De nous a dit : J’oublierai et absoudrai le cœur De plus d’une faute, tant que durera Ce voyage ?

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irwa est un village de Galilée, à neuf kilomètres de Saint-Jean-d’Acre, qui n’existe plus. Mahmoud Darwich y est né le 13 mars 1942 et y est resté jusqu’à cette nuit d’été 1948 où, sans rien comprendre à ce qui se passait, il a dû fuir sous les balles, courant à travers une forêt jusqu’au Liban. L’enfance venait violemment de prendre fin, il n’y avait plus aucune place pour l’innocence, l’insouciance ou la gaieté dans la longue file des bannis qui attendaient de recevoir leur ration alimentaire. “C’est là, dit Darwich, que j’ai entendu les mots qui allaient ouvrir devant moi des fenêtres sur un univers nouveau : patrie, guerre, les nouvelles, les réfugiés, l’armée, les frontières…” Un vocabulaire à intégrer sans rémission, à questionner si nécessaire, à transmuer si possible, car la situation n’était pas seulement douloureuse, traumatisante, révoltante, elle allait bientôt côtoyer l’absurde. Les parents de Darwich ayant décidé de retourner coûte que coûte chez eux après une année de ce qui s’apparentait à une déportation, ils rentrent clandestinement et ne distinguent plus rien de leur maison, de leur village : tout a été rasé. Ils rejoignent Dayr al-Asad où la population les protège, les faisant passer lors des perquisitions de la police israélienne pour des membres de tribus bédouines nomadisant plus au nord. “J’étais un réfugié au Liban et je me retrouvais un réfugié dans ma propre patrie, écrira Darwich… moi qui ai vécu ces deux modes d’exil, je témoigne que l’exil dans sa propre patrie est le plus étranger des deux.” Écolier, le jeune Mahmoud se révèle étonnamment doué ; s’inspirant des épopées populaires que des chanteurs itinérants psalmodient à l’improviste la nuit avant de s’éclipser, il compose en écho des ballades entretissées de faits glorieux, de purs-sangs au galop et de belles héroïnes.

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ISBN : 978-2-330-05053-5 ACTES SUD Dép. lég. : mars 2017 35 e TTC France www.actes-sud.fr

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