Extrait "Chamanes et divinités de l'Équateur précolombien"

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Chamanes et divinités de l’Équateur précolombien

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de l’Équateur précolombien

ACTES SUD

www.actes-sud.fr 42 € TTC France Dépôt légal : février 2016 isbn : 978-2-330-03802-1

Chamanes & divinités

ACTES SUD

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Chamanes divinités de l’Équateur précolombien Les sociétés du nord de la côte entre 1000 av. J.-C. et 500 apr. J.-C.

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Stéphane Martin Président Jérôme Bastianelli Directeur général délégué Blandine Sorbe Directeur général délégué adjoint Yves Le Fur Directeur du département du patrimoine et des collections Frédéric Keck Directeur du département de la recherche et de l’enseignement Dominique Arrighi Directeur comptable Christophine Érignac Directeur du mécénat Céline Féraudy Directeur de l’administration et des ressources humaines Hélène Fulgence Directeur du développement culturel Catherine Ménézo-Méreur Directeur en charge du contrôle de gestion Nathalie Mercier Directeur de la communication Anne Picq Directeur des publics François Stahl Directeur des moyens techniques et de la sécurité

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Chamanes divinités de l’Équateur précolombien Les sociétés du nord de la côte entre 1000 av. J.-C. et 500 apr. J.-C.

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Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition Chamanes et divinités de l’Équateur précolombien présentée en mezzanine Est du musée du quai Branly du 16 février au 15 mai 2016

Commissariat Santiago Ontaneda Luciano, archéologue et anthropologue Conseiller scientifique Francisco Valdez, archéologue-chercheur à l’Institut de recherche pour le développement, umr 208 Paloc (ird-mnhn) Scénographie Marc Vallet Conception graphique Yan Stive Conception lumière Alain Chevalier Réalisation Agencement : barem Signalétique : duograph Éclairage - Multimédia : ett Soclage : Version Bronze

Production – Direction du développement culturel – musée du quai Branly Directrice du développement culturel : Hélène Fulgence Catalogue : Responsable du service des éditions : Céline Martin-Raget Coordination éditoriale : Christine Maine Exposition : Responsable du service des expositions : Agathe Moroval Chargée de production de l’exposition : Camille Godeberge Régisseur de l’exposition : Marie-Julie Chastang Production audiovisuelle : Marc Henry, Guillaume Fontaine

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Cette exposition est présentée en partenariat avec le ministère de la Culture et du Patrimoine de l’Équateur Guillaume Long Ministre Ana Rodríguez Ministre déléguée Joaquín Moscoso Sous-secrétaire de la Mémoire sociale Karen Solórzano Directeur national des musées et des sites archéologiques Larissa Marangoni Directeur culturel, Guayaquil

Remerciements M. Guillaume Long, ministre de la Culture et du Patrimoine de l’Équateur S. E. M. François Gauthier, ambassadeur de France en Équateur M. Patricio Larriva A., relations internationales et coopération culturelle Mme Rosario Dillon, coordination administrative et financière Mme Lucía Chiriboga Vega, directrice de l’Institut national du patrimoine culturel de l’Équateur Que soient également remerciées les équipes techniques du sous-secrétariat de la Mémoire sociale du ministère de la Culture et du Patrimoine de l’Équateur : Mme Estelina Quinatoa et Mme Gabriela Tutillo, réserves des collections archéologiques de Quito Mme Carolina Jervis, M. Andrés Armijos, M. Mario Sánchez et M. Daniel Mezones, réserves des collections archéologiques de Guayaquil M. Pablo Teca, M. Oswaldo Morejón et M. Marco Rosero (inpc), atelier de restauration de Quito M. Cristóbal Piloso, atelier de restauration de Guayaquil Toutes les œuvres de l’exposition sont reproduites dans le catalogue. Elles proviennent du Museo Antropológico y de Arte Contemporáneo à Guayaquil, du Museo de Bahía, du Museo Nacional à Quito et du Museo de Esmeraldas, et font partie des collections du ministère de la Culture et du Patrimoine de l’Équateur. Mise en accessibilité réalisée grâce au mécénat de The Conny-Maeva Charitable Foundation

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Préface Stéphane Martin Chamanes et divinités de l’Équateur précolombien Les sociétés de la côté centre-nord entre 1000 av. J.- C. et 500 apr. J.-C. Santiago Ontaneda Luciano, archéologue, anthropologue

Préambule Le savoir sacré L’exercice du savoir sacré Épilogue

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Idéologie et interactions régionales dans le processus de développement historique et culturel des sociétés précolombiennes de l’Équateur Santiago Ontaneda Luciano

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L’Amazonie occidentale et la matérialisation de l’idéologie andine Francisco Valdez, archéologue-chercheur à l’Institut de recherche pour le développement, umr 208 Paloc (ird-mnhn)

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Annexes Autres œuvres exposées Bibliographie

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Personnage en posture de méditation, portant de multiples ornements et un poncho rituel Culture Bahía 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Céramique 33 × 17 × 21 cm Inv. GA-5-2200-82

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Préface C’est entre 1000 av. J.-C et 500 apr. J.-C, au centre-nord de l’actuel Équateur, dans la succession des cultures Chorrera, Bahía, Jama Coaque et La Tolita, que le chamanisme équatorien précolombien trouve ses racines et l’un de ses plus beaux développements. La terre, Pachamama, est alors considérée comme une mère, pourvoyant aux besoins de l’être humain et devant être traitée avec respect et honneur. L’être humain se doit d’être son protecteur et est guidé en cela par le chamane, choisi depuis l’enfance pour être le gardien attentif des rites ancestraux et des cycles de la terre et du ciel. À la fois passeur de traditions, prêtre, guérisseur, astronome, chasseur et jusqu’à sa transformation en déité temporelle, le chamane est investi du pouvoir des animaux sacrés et personnifie les forces de l’autre monde. Se faisant médiateur social entre le peuple et les êtres mystiques, il crée les liens entre les trois niveaux de l’espace cosmique que sont le monde céleste, le monde terrestre et l’inframonde. Il est également celui qui édicte et conduit les rituels qui suivent l’homme tout au long de sa vie, de la naissance à la puberté, de l’investiture des guerriers à l’initiation des prêtres. L’exposition “Chamanes et divinités de l’Équateur précolombien” présente à travers quelque deux cent soixantecinq œuvres l’apogée de cette pratique qui combine mysticisme, interprétation des phénomènes cosmiques et climatiques, mythologie et rites sociaux. Les parures pectorales, colliers, bracelets en or côtoient des représentations d’animaux et de créatures mythiques, combinaisons de différentes espèces et de leurs principes ; homme-jaguar de culture Jama Coaque, caïman mythique à quatre yeux ou personnage mi-serpent, mi-aigle harpie de la culture La Tolita. Des objets de rituels, sacrificiels, musicaux ou de libation, accompagnent ce voyage et rendent compte des modalités d’accès du chamane au monde des esprits et des animaux sacrés. J’adresse mes remerciements au commissaire de cette exposition, M. Santiago Ontaneda-Luciano, archéologue et anthropologue, qui a su construire une exposition d’une grande richesse permettant d’illustrer toute l’étendue de la pratique du chamanisme précolombien. En s’appuyant sur des pièces archéologiques d’une qualité esthétique tout à fait remarquable, c’est aussi une sélection des chefs-d’œuvre de la céramique précolombienne qu’il propose à voir. Je tiens également à remercier tout particulièrement le ministre de la Culture et du Patrimoine d’Équateur, M. Guillaume Long, pour son indéfectible soutien, ainsi que Mme Lucía Chiriboga Vega, directrice de l’Institut national du Patrimoine culturel d’Équateur pour son implication dans la mise en œuvre de cette exposition. Mes remerciements vont également à M. Gonzalo Abad, président de la Commission sciences sociales et humaines à l’Unesco, ainsi qu’à l’ambassadeur de France en Équateur, M. François Gauthier, l’ambassadrice d’Équateur en France, Mme María de la Paz Donoso, et leurs équipes pour leur aide déterminante dans la concrétisation de ce projet. Je remercie enfin le Museo Nacional à Quito, le Museo Esmeraldas ainsi que le Museo Antropológico y de Arte Contemporáneo à Guayaquil et le Museo de Bahía qui ont gracieusement consenti au prêt de leurs œuvres, dont certaines seront présentées pour la première fois en France. Je souhaite enfin au public de cette exposition une plongée passionnante dans le chamanisme de l’Équateur précolombien, pratique et philosophie qui continue d’influencer les peuples contemporains de l’Équateur et ne cesse d’inspirer ceux de l’Occident. Stéphane Martin Président du musée du quai Branly 9

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Danseur avec un costume d’écailles et un visage de vampire Culture Jama Coaque 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Céramique 16 × 9 × 5 cm Inv. GA-9-25-76

Personnage avec une coiffe-masque et un sceptre dans chaque main Culture Jama Coaque 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Céramique 37 × 22 × 20 cm Inv. GA-1-2179-82

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RITES D’INITIATION DES PRÊTRES ET PRÊTRESSES Les femmes destinées à exercer en tant que prêtresses de certains cultes ou cérémonies étaient tatouées lors des rites d’initiation, dans le but de leur apposer une marque rituelle, possiblement liée aux divinités ou aux lignages au sein desquels ces femmes jouaient un rôle essentiel lors des célébrations. Il convient de mentionner une remarquable figure de femme qui porte à l’épaule un tatouage représentant la divinité caïman, reconnaissable à la longue gueule pourvue de dents, à son corps allongé et à ses pattes courtes. Cette déité pourrait être le symbole de ce qui nourrit l’univers, la Terre Mère et, par conséquent, le fondement de la fertilité, à laquelle cette prêtresse vouait un culte60. Le tatouage était et est une pratique dont les motivations sont esthétiques et sociales, dans la mesure où les ornementations tatouées sur le corps sont des symboles dont la signification est profonde. À cette époque, le tatouage, avec ses caractéristiques indélébiles, avait beaucoup d’importance dans la vie de divers peuples, en particulier de la côte équatorienne. La littérature anthropologique signale plusieurs significations du tatouage : il indiquait l’appartenance ethnique à un peuple déterminé, représentait la position hiérarchique ou de rang (surtout liée à la catégorie des prêtres), conférait des honneurs pour un événement spécial (particulièrement liés à la guerre), initiait le tatoué à un nouveau cycle de vie (rites d’initiation). On peut également reconnaître les prêtresses à leur posture hiératique et à leur position cérémonielle : dressée, frontale, le regard vers l’avant, les bras vers le bas avec les mains en position rituelle (courbées et arquées vers le sol dans le cas de La Tolita61, et les paumes ouvertes dans le cas de Jama Coaque). Dans la culture Jama Coaque, ces figures portent une coiffe spéciale formée par un turban dans lequel sont enroulées des bandes de tissu dont les extrémités pendent sur les côtés. On sait que la coiffe avait une fonction symbolique et de communication, car elle mettait en évidence la position sociale de l’individu, en plus de l’identification du groupe auquel il appartenait. Ainsi, la valeur magique du tatouage et les symbolismes qui l’entourent étaient toujours associés à des actes cérémoniels, au cours desquels le tatoué, homme ou femme, devait endurer la douleur, surtout dans le cas de scarifications. Cette douleur était comprise comme un supplice servant de purification et de protection contre les maladies. Pour exécuter cette pratique, des experts se consacraient exclusivement à l’art du tatouage, et exerçaient leur métier avec brio. Ne pas se faire tatouer était un déshonneur, et comportait le risque de se placer en dehors de la société.

Prêtresse parée pour une cérémonie Culture Jama Coaque 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Céramique 36 × 18 × 9 cm Inv. GA-1-1786-81

Prêtresse parée pour une cérémonie Culture Jama Coaque 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Céramique 35 × 20 × 10 cm Inv. GA-1-1790-81

Personnage arborant des peintures faciales et corporelles Culture Bahía 500 av. J.-C.-500 apr. J.-C. Céramique 24 × 13 × 12 cm Inv. GA-2-1353-80

Personnage arborant des peintures faciales et corporelles Culture Bahía 500 av. J.-C.-500 apr. J.-C. Céramique 23 × 8 × 5 cm Inv. 589-47-66

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Le commerce de l’obsidienne

Miroir d’obsidienne Culture Jama Coaque 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Obsidienne 6 × 7 × 2 cm Inv. GA-443-200-76

L’obsidienne a été l’un des principaux produits d’échanges commerciaux de l’Équateur précolombien. On la trouvait dans des affleurements primaires d’origine volcanique situés dans la sierra nord de l’Équateur, près de l’actuelle ville de Quito, à Quiscatola, Yanaurco Chico ou encore Mullumica, ce dernier site étant le plus remarquable avec un affleurement de 8 kilomètres de long et de 50 à 100 mètres de profondeur. Vers 10000 av. J.-C. déjà, les hommes de la société Inga utilisaient l’obsidienne pour réaliser toutes sortes d’objets manufacturés comme des pointes de lance ou des projectiles pour la chasse, des couteaux bifaces pour couper différents matériaux, des racloirs pour nettoyer les peaux, des brosses à lisser et affiner les os, le bois ou encore les peaux, des râpes pour aplanir, des aiguilles à coudre, des aiguiseurs, des burins pour graver par de simples incisions. Caractérisée par sa dureté (5 sur l’échelle de Mohs), l’obsidienne de la sierra nord de l’Équateur a très tôt fait l’objet d’un commerce, dont on a la plus ancienne manifestation connue avec un ensemble de dix-sept pièces de cette roche provenant de Quiscatola et Yanaurco Chico1 et mis au jour à Chobshi, une grotte de la sierra sud occupée par des chasseurs-cueilleurs. Plus tard, vers 1800 av. J.-C., les habitants de Cotocollao, situé sur le site de l’actuel Quito,138sont devenus les spécialistes

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de l’exploitation et de l’exportation d’obsidienne vers la côte, où l’on a découvert des objets fabriqués dans cette roche volcanique vitreuse sur des sites comme San Isidro (province de Manabí) et Real Alto (province de Guayas), au sein de contextes correspondant à la période la plus tardive de la culture Valdivia2. Environ mille ans avant notre ère, à l’époque de la culture Chorrera, l’obsidienne s’était généralisée dans les régions côtières. Puis, vers 350 av. J.-C., le commerce en a été interrompu brutalement à la suite d’une éruption volcanique qui a touché les habitants de Cotocollao. Des dizaines ou des centaines d’années plus tard, un nouveau groupe humain est arrivé dans la région de Quito en quête de gisements d’obsidienne. Les caractéristiques stylistiques de leur art céramique suggèrent que ce groupe humain était lié aux cultures de La Tolita et/ou de Jama Coaque. Leur présence à Quito s’inscrit sur une période d’à peine trois siècles (entre 200 av. J.-C. et 100 apr. J.-C.), durant lesquels ils contrôlèrent le commerce d’obsidienne et l’étendirent. Ils se greffèrent en effet au réseau d’échanges commerciaux avec l’Amazonie qu’entretenait la société Cosanga. Une tombe découverte sur le versant oriental du volcan Pichincha, qui domine la ville de Quito, atteste cette relation, on y a en effet trouvé des bols tripodes typiques de la côte, associés à un pot cosanga et un miroir d’obsidienne.

On sait qu’à La Tolita, à Jama Coaque et à Bahía, l’obsidienne avait un caractère rituel. On en faisait des “miroirs” en polissant la surface jusqu’à la rendre réfléchissante. Toutefois, plus que de véritables miroirs au sens contemporain, il s’agit d’objets à la valeur spirituelle que les chamanes utilisaient pour soigner les malades, en chassant douleurs et mauvais esprits, comme nous l’ont confirmé des données ethnographiques. La société manteña, plus proche de nous, est connue elle aussi pour avoir fabriqué ces miroirs d’obsidienne. Et cela, grâce au rapport qui relate la fameuse rencontre avec le navire espagnol, en 1526. Le radeau transportait en effet, entre autres, des miroirs d’obsidienne à cadre d’argent. La pièce présentée p. 81, à droite, possède un manche en céramique. Nous l’avons déjà évoqué, tous les articles faisant l’objet de ces échanges commerciaux avaient une forte valeur symbolique. Les miroirs d’obsidienne ne firent pas exception, dans la mesure où ils permettaient d’entrer en contact avec l’autre monde, de pénétrer d’autres dimensions, passées ou futures.

Notes 1- Salazar, 1988. 2- Marcos, 2006.

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Une tradition maritime ancestrale

Cette pièce représente une barque funéraire, probablement censée naviguer sur un fleuve. Celui-ci est considéré, au sein de la cosmologie ancestrale, comme le canal par lequel les ancêtres viennent à nous, et nous allons à eux. L’eau ancestrale s’écoule et symbolise le cordon ombilical qui connecte l’âme des humains avec le fleuve1. Il y a plus de quatre mille ans, les hommes de la société Valdivia étaient déjà capables de naviguer en haute mer, jusque dans des zones difficiles d’accès comme l’île de La Plata, et cela à bord de canots creusés dans un tronc unique. Plus tard, à l’époque de la culture Chorrera (1000 av. J.-C.), l’accroissement des échanges par voie maritime avec des régions lointaines est allé de pair avec un développement de la navigation à proprement parler sur de grandes embarcations. Cela a été possible grâce à des techniques avancées incluant voiles et timons multiples, appelés guaras. C’est toutefois autour du ier siècle de notre ère que la navigation a atteint son apogée, avec la culture Manteña (500-1532 apr. J.-C.). Les embarcations, en forme de radeau, étaient constituées d’une plateforme, ellemême composée d’un nombre variable de grands troncs attachés entre eux (entre cinq et huit, en général). À la poupe, les troncs étaient coupés à ras, mais à la proue ils étaient de longueurs différentes, le plus long généralement au centre. Sur cette plateforme, une estrade recevait la marchandise, la tenant à l’abri de l’eau. Dans

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Barque mortuaire avec un défunt Culture Jama Coaque 350 av. J.-C.-400 apr. J.-C. Céramique 5 × 14 × 6 cm Inv. 1-50-84

certains cas, une cabine ou un simple toit de branchages protégeait hommes et chargement de la pluie et du soleil. Un système complexe de propulsion et de gouvernail venait compléter ces embarcations, qui incluait voiles, rames et dérive. Les voiles, en toile de coton robuste, tendues entre deux poteaux verticaux en bois fixés sur les troncs de la plateforme, prenaient bien le vent. Les dérives, des plaques de bois dur, étaient glissées entre les troncs du radeau pour le diriger en utilisant la force des courants marins. Leur nombre et l’emplacement choisi dépendaient de la vitesse et de la direction que l’on souhaitait donner à l’embarcation. On avait ensuite sans doute recours aux rames lorsque l’on devait changer rapidement de cap, si les courants ne convenaient pas ou si la force du vent était insuffisante. Aussi la proximité avec l’océan et la connaissance des propriétés du bois de balsa ont-elles permis que se développe une technique de navigation commerciale sans précédent sur le continent américain. Les matières premières employées pour construire ces radeaux sont : a) le bois de balsa, qui pousse en abondance dans les forêts humides de la côte équatorienne. Ces arbres au bois léger, droits et pourvus de peu de branches, étaient ainsi transportés aisément de l’intérieur des terres jusqu’à la mer ; b) la liane, pour attacher les troncs entre eux ; c) le bambou (guadua), originaire des forêts humides, qui servait

à construire les estrades ou les cabines où la marchandise était entreposée pour le transport ; d) le cachibou (Heliconia bihai sp.), une plante tropicale aux feuilles très grandes, qui sert encore de nos jours à couvrir certaines habitations paysannes, au même titre que la feuille de palmier ; e) enfin, le coton, qu’on tissait pour réaliser les voiles qui faisaient avancer les embarcations. En 1526, les premiers navigateurs espagnols qui accostèrent sur le littoral équatorien à des fins d’exploration tombèrent sur une embarcation manteña filant vers le nord, sans doute vers la Mésoamérique, et dont la stabilité et la maniabilité les étonnèrent. Il y avait à bord vingt personnes, hommes, femmes et enfants. Ce qui implique que l’espace intérieur y était suffisant pour accueillir un tel nombre de passagers durant plusieurs semaines, en plus de la marchandise à entreposer à l’abri des intempéries. Le radeau, d’une capacité de 30 tonneaux, soit environ 25 tonnes, transportait un important chargement, composé entre autres de miroirs d’obsidienne à cadre d’argent, de tissus richement brodés, de bijoux en or et en argent, de récipients en céramique noire et de quelques émeraudes, mais surtout d’une grande quantité de spondyles2. Notes 1- Vásquez, 2005 ms. 2- Samano, 1990 [1527-1528].

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vertical, John Murra a défini un modèle économique de production et de redistribution des biens qu’il qualifie d’“archipel vertical andin”, un système qui a sans aucun doute caractérisé en grande partie la société amérindienne5.

L’idéologie andine Au sens large, ce concept renvoie à l’ensemble des idées par lesquelles les individus expliquent la réalité du monde perceptible et celles du monde que l’on devine et de celui qu’on ne peut voir. L’idéologie régule les relations entre tous les êtres vivants, mais aussi entre ces derniers et les entités inanimées de leur environnement proche ou lointain. L’idéologie constitue un ensemble de croyances qui permettent d’expliquer l’origine et le sens de la vie et de la mort. Elle entre ainsi dans le champ des valeurs qui donnent un sens à l’existence. La pensée andine s’est formée tout au long de l’histoire aborigène et elle se matérialisera de manière institutionnelle durant l’empire inca, avec l’État Tawatinsuyo6. Le monde andin tel que l’ont découvert les Espagnols vers 1532 avait la forme d’un vaste empire qui contrôlait, appuyé sur une idéologie symbolique, les trois régions naturelles du continent afin de tirer profit de leurs ressources et d’assurer sa subsistance. Les Incas ont su exploiter les différences et les contrastes propres à la géographie naturelle qui les entourait pour créer un État souverain, basé sur l’application de principes de base d’une idéologie millénaire : l’interaction entre les contraires, la complémentarité et la réciprocité. Une dialectique qui a servi de fondement à la grandeur de l’empire et à la solidité de son idéologie ancestrale. Dans une présentation analytique de l’archéologie andine, Jeffrey Quilter7 explique comment ces concepts sont sans cesse déclinés. Ils seront fondamentaux pour comprendre les découvertes que nous étudierons plus loin. Nous présentons ici une synthèse du texte de Quilter, dont la clarté du propos nous encourage à le prendre pour guide. La cosmologie andine conçoit l’univers comme un flux d’énergie en perpétuel mouvement et au sein duquel se joue un dualisme asymétrique, propre à tout ce qui existe. La réalité est faite de forces et d’états de l’être, qui sont distincts, mais interdépendants et complémentaires. Chaque force vient compléter et permettre l’existence de sa contrepartie. Ainsi, dans ce système, la notion de “paire” est l’unité essentielle, remplaçant le “un”. En même temps, l’un des éléments de la paire est toujours un peu plus grand et plus fort que l’autre élément (rapport d’asymétrie) : le masculin est considéré comme plus grand et plus fort que le féminin, le soleil est plus fort et plus brillant que la lune… Ce rapport dialectique est à l’origine

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du mouvement, inhérent à la nature et à la réalité. La disparité entre les objets et les forces se base sur le même axe, quelle que soit la dimension au sein d’une même réalité. Ainsi, le couple dissemblable peut-il se subdiviser ou se multiplier, à un niveau micro ou macro. Quilter souligne que le dualisme qui fonde la pensée andine prend ses racines dans le concept d’ayni, mouvement de réciprocité simultanée qui circule dans l’univers et qui est aussi un système d’échange, d’objets ou de services. L’ayni est le principe de réciprocité qui régit les échanges sociaux. Quilter explique également que ce processus est constitué par ce que l’on appelle en quichua le yanantinmasintin. Le premier terme signifiant la relation de complémentarité qui unit les opposés, et le second, une manifestation expérimentale de cette relation. La pensée andine considère notamment que les forces de vie (camay) se répartissent dans la réalité sans que soit établie de distinction claire entre monde animé et monde inanimé. Le niveau du flux d’énergie peut aller de sami, lumière rayonnante, à hucha, dense et lourde. Ainsi les forces opposées sont-elles incluses dans un cycle de rapport continu qui englobe tout, comme le temps ou l’histoire, qui ne sont pas linéaires, mais cycliques et circulaires. L’organisation de l’espace est intimement liée à cette idée d’équilibre entre deux forces opposées liées par un axe central et à une symétrie qui inclut les trois niveaux de l’univers andin : le Hanaq pacha, monde supérieur dans lequel résident les astres et les ancêtres ; le Kay pacha, monde du milieu, où vivent les hommes ; et le Ukhu pacha, inframonde dans lequel le monde des vivants est inversé. Quilter souligne également que chacun de ces trois espaces se voit associer un animal symbolique : le condor correspond au supramonde, le puma à la terre et la couleuvre au monde d’en bas. Dans les régions des basses terres, la triade des animaux tutélaires varie quelque peu : on trouve alors l’aigle harpie, le jaguar et le serpent. Ces concepts profondément religieux expriment les idées relatives à la relation dialectique existant entre les êtres vivants et les forces cosmiques. La maladie et les désordres sociaux ou politiques surviennent lorsque l’équilibre ordonné du flux continu de rapports mutuels est rompu. Cette idéologie va s’exprimer dans chaque acte social de la communauté andine. Souvent, elle se traduit par des rituels et des cérémonies que le groupe pratique pour remettre dans la balance les forces complémentaires, par l’intermédiaire des ancêtres et/ou des êtres supérieurs. La tâche de maintenir l’équilibre et l’harmonie entre les différents états de la réalité incombe à un spécialiste, qui fait office d’intermédiaire entre le visible et l’invisible : le yachak. Même si, avec le temps, de nombreux éléments ont évolué à l’intérieur de ce système de croyances et de rituels, un certain nombre de pratiques et de principes ont perduré et assuré la continuité de ce que l’on peut qualifier d’idéologie andine8.

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Chamanes et divinités de l’Équateur précolombien

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Chamanes & divinités

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