L’AUTRE RÊVE AMÉRICAIN un voyage à vélo vers le soi écologique
“VOIX DE LA TERRE”
REPENSER NOTRE RELATION AUX VIVANTS
“Apprendre à être Terre, pour apprendre à être Soi. Voilà l’essentiel de notre cosmophilosophie.” Cette parole de sagesse d’un homme-médecine mapuche dévoile une vision subtile du lien essentiel qui relie profondément l’humain à la communauté des vivants.
“Voix de la Terre” est une collection de récits de savoirêtre et de savoir-vivre qui voyage dans les profondeurs d’une humanité aux mille et un visages, une humanité en relation avec tous les vivants, dans la multitude des mondes, visibles et invisibles, ici au plus près ou là-bas, à l’autre bout du globe. Une Terre où des femmes et des hommes vivent en lien profond avec l’eau, la terre, l’air, le feu, le minéral, le végétal, l’animal, le céleste, les esprits, les ancêtres, en dialogues fertiles avec l’ensemble des vivants, quelle que soit leur essence.
Car ces hommes et ces femmes ne l’ont jamais oublié ou le redécouvrent avec émer veillement : nos vies dépendent d’innombrables entités. Ils nous éclairent sur d’autres manières de vivre, ouvrant ainsi de nouveaux horizons de conscience.
Dans la faillite généralisée de sens où notre monde se coupe de ses racines vivantes, épuisant les ressources premières, en proie à l’avidité de l’egologie au détriment de l’écologie, pillant la Maison Terre, il est urgent de donner la parole à celles et ceux qui (r)éveillent d’autres voies, des voix qui portent les lueurs d’un chemin où l’humanité se reconnecte à la source de sa nature profonde : terre-ê(s)tre.
L’AUTRE RÊVE AMÉRICAIN
Crédits des citations
Page 57 : Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie2 © 1980 by Les Éditions de Minuit.
Pages 92-93 : © Éditions Gallimard.
Page 155 : © Éditions La Découverte, Paris, 2021, 2024.
Page 263 : Michel Serres, Musique © Le Pommier/Humensis, 2011.
Page 291 : © Éditions La Découverte, Paris, 2005, 2007.
Collection dirigée par Sabah Rahmani
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-19983-8
DAMIEN DELORME L’AUTRE RÊVE AMÉRICAIN
Un voyage à vélo vers le soi écologique
Préface de Gérald Hess
Voix de la Terre ACTES SUD
SOMMAIRE
PRÉFACE – P. 10
INTRODUCTION – P. 14
1RE PARTIE – P. 21 PÉRÉGRINER. EN QUÊTE DES NATURES
Chapitre1. Partir 22
Chapitre2. État de voyage 26
Chapitre 3. La nature colonisée: le contre-modèle 30
Chapitre4. La nature conservée: ambivalence du parc national des Everglades 36
Chapitre5. Espèce invasive 46
2E PARTIE – P. 57 DÉCENTRER. ENTENDRE LES VOIX DES MARGES
Chapitre 6. Compagnons des bas-côtés, compagnons de vulnérabilités 58
Chapitre7. Imaginary Road 66
Chapitre8. Vers une philosophie mineure de l’environnement 74
3E PARTIE – P. 87 SE RÉINCARNER. PRENDRE CORPS COMME SOI ÉCOLOGIQUE
Chapitre9. Respirer 88
Chapitre10. À contre-vent 100
Chapitre11. Le corps ambiantal 104
Chapitre12. La resynchronisation 114
4E PARTIE – P. 119 SENTIR-PENSER. RENCONTRES ET INSPIRATIONS PHILOSOPHIQUES
Chapitre13. D’une rive, l’autre: rencontre avec Baird Callicott 120
Chapitre14. L’université de Denton: une oasis au centre du Texas 130
Chapitre15. Pour une écologie décoloniale: entretien avec Ricardo Rozzi 144
5E PARTIE – P. 155 MÉTABOLISER. L’ATTENTION AUX RELATIONS NOURRICIÈRES
Chapitre16. Portraits de véganes 156
Chapitre17. FarmHers et agriculture paysanne 176
Chapitre 18. Métamorphoses et limitations des désirs 192
6E PARTIE – P. 199 HABITER. ATTACHEMENTS À UN TERRAIN DE VIE ET DEVENIRS-AUTOCHTONES
Chapitre19. “Y a-t-il un lieu où tu te sens chez toi?” 200
Chapitre20. Devenirs-autochtones 204
Chapitre21. Géonefs 212
Chapitre22. Les écotopies: pour un habitat terrestre 220
7E PARTIE – P. 231 LUTTER. ENTENDRE LA VOIX DES OPPRIMÉ·ES ET AFFRONTER LES INJUSTICES ENVIRONNEMENTALES
Chapitre23. Les mille visages de l’écologisme des pauvres 232
Chapitre24. Une ferme urbaine pour la justice alimentaire 236
Chapitre25. La Red Road 242
Chapitre26. Figure de l’écoféminisme: rencontre avec Carolyn Merchant 248
Chapitre27. Découvrir une intimité politisée 256
8E PARTIE – P. 263 POÉTISER. CULTIVER LE SOI ÉCOLOGIQUE
Chapitre28. Art is home, La Nouvelle-Orléans 264
Chapitre29. Une chambre pour les vivants, Green River, Utah 268
Chapitre30. Art is home (bis), Los Angeles 278
Chapitre31. Portland l’éclairée, Atlan la cultivée 284
9E PARTIE – P. 291 SE RELIER. AU-DELÀ DU SOI ÉCOLOGIQUE
Chapitre32. Silence et solitude 292
Chapitre33. Tisser ensemble le soin et la lutte 298
Chapitre34. Hommage de survivant 304
Chapitre 35. Coda: de la négligence à la subsistance 308
Notes – p. 316
Remerciements – p. 338
À Benoît, Thomas et athieu.
PRÉFACE
Vous tenez dans vos mains un livre merveilleux. Avec L’Autre Rêve américain. Un voyage à vélo vers le soi écologique, Damien Delorme ne répond pas seulement à notre désir inavouable d’aventure et de dépaysement. Il nous invite également à découvrir un trésor insoupçonné que chacun porte en soi. En cela, le soustitre qu’il donne à son ouvrage est tout à fait éloquent. Car il s’agit, en effet,pour le lecteur d’entreprendre un véritable voyage qui nous amène à parcourir, à vélo, d’est en ouest et du sud au nord l’immense espace étatsunien. Mais ce voyage est également philosophique; il nous éveille au soi écologique.
La merveille du récit tient donc notamment en ce qu’il réussit, au fildes difféentes étapes du périple, à nous livrer une véritable vision – écologique – du monde, tout en la vivant au plus profond de sa chair. La philosophie que Damien Delorme développe progressivement chapitre après chapitre est une pensée résolument incarnée –incarnée à travers son corps de cycliste chevronné, à travers ses entretiens avec diverses personnalités (philosophes, artistes, militants, cultivateurs) et son expérience engagée au sein de collectifs variés ; incarnée à travers les paysages traversés et les lieux habités; incarnée finalementà travers ses rencontres de passage, fortuites, improbables ou inouïes, avec des femmes, des hommes et des non-humains invisibilisés par une société à la fois productiviste et extractiviste, consumériste et patriarcale.
Ainsi, le voyage auquel nous convie le cyclonaute Damien Delorme est double. C’est d’abord un voyage à l’extérieur de soi, qui débute en Floride à Miami pour s’achever en Colombie-Britannique à Vancouver. De janvier à juillet2016, il aura parcouru à vélo le territoire américain, reliant des villes (La Nouvelle-Orléans, Los Angeles, Portland,etc.) et traversant des États (le Texas, le Nevada, la Californie,etc.) à la recherche de lieux, de communautés et de personnes dont l’espace habité et le mode de vie se déploient à la marge du
modèle capitalistique dominant. En cela son récit nous dévoile bien “l’autre rêve américain”. Mais son voyage est aussi celui qu’il effectueà l’intérieur de lui-même. Il le conduit à se décentrer pour éprouver son corps – dans ses multiples modalités du corps sentant (l’effort physique et mental, la sensibilité), du corps vivant (la respiration, la nourriture), du corps médial (habiter un lieu)– au point d’en venir à vivre ce silence profond, caractéristique de toute expérience mystique authentique.
Toutefois, à la réflexion,les deux périples n’en forment qu’un seul. En effet,ils ne sont en réalité que les deux aspects d’un unique cheminement, celui qu’emprunte ce que Damien Delorme appelle, dans le sillage de l’écologie profonde d’Arne Næss ou d’une éthique de la terre revisitée par J.Baird Callicott, le “soi écologique”. Le voyage qu’il relate n’est pas seulement une pérégrination à travers les États-Unis, faite de rencontres insolites, surprenantes et joyeuses; il n’est pas non plus seulement une odyssée intérieure à la découverte d’un moi profond. Ce que l’auteur nous aide à comprendre progressivement tout au long de cette histoire c’est que l’espace intérieur à soi n’est en finde compte rien d’autre que l’espace du monde: l’intériorité et l’extériorité n’ont plus lieu d’être dès lors qu’elles deviennent coextensives l’une à l’autre, fusionnent pour ainsi dire en formant l’espace du soi écologique. Ce message est d’autant plus précieux qu’il nous est transmis dans une langue à la fois poétique et précise, élégante et engagée, raffinéet concrète. On savoure le style d’un propos soucieux de faire sentir au lecteur toute la granularité de son expérience –un style qui ne renonce pas à l’exigence conceptuelle au gré des digressions philosophiques, mais n’écarte pas non plus l’émotion lorsque, par exemple, elle surgit soudainement d’un passé douloureux que l’auteur croyait révolu. Au cours de ce récit passionnant, on apprend que dans les interstices d’une société vouée à produire
et à consommer toujours davantage, d’autres façons de vivre, d’autres manières d’être attentif au monde humain et non-humain, d’en prendre soin sont possibles et rendent heureux. Elles existent dans des lieux, au sein de communautés et s’observent chez des personnes qui toutes attestent qu’il ne saurait y avoir de respect de la nature sans qu’il prenne racine dans une expérience vécue, sensible avec elle. Parmi tous les riches échanges que le lecteur pourra découvrir dans le livre, je suis, pour ma part, particulièrement touché par ceux que Damien Delorme rapporte avec des femmes visionnaires comme la philosophe écoféministe californienne Carolyn Merchant et sa partnership ethics ou l’ex-agente immobilière Renée, reconvertie en éleveuse et agricultrice dans une ferme écoféministe de Floride ou encore La, artiste et yogini de Portland engagée dans un projet de permaculture et une démarche écospirituelle.
On relèvera pour finirque, de l’aveu même du philosophe cyclonaute, la réalisation du soi écologique ne se ramène pas à l’affaie privée d’une transformation de soi ; elle n’implique pas une dépolitisation de la pensée écologique. Au contraire, elle est politique de part en part et constitue une résistance face au pouvoir capitaliste dominant. Mais, ajouterais-je, elle est une voie “par le bas” que les régimes démocratiques devraient promouvoir “par le haut” en facilitant l’institution de poches d’expérimentation en leur sein.
Avec L’Autre Rêve américain, Damien Delorme réussit l’exploit difficilet rare de donner chair à la pensée philosophique et au monde perçu. Il raconte de façon inspirée et avec un indéniable talent une initiative d’émancipation –audacieuse s’il en est– des conséquences aliénantes de notre modernité.
Gérald Hess
Il fallait bien qu’un visage Réponde à tous les noms du monde1 .
Le vélo a traversé toute mon existence. J’ai été formé à l’école de cyclisme et j’ai pratiqué intensément la compétition entre sept et dix-sept ans. Puis, au moment où je commençais la philosophie, j’ai découvert le voyage à vélo. Avec mon ami de toujours, Benoît, nous étions partis de Chambéry pour rallier la Slovénie en traversant les Alpes françaises, le Valais, les Dolomites, déjà avec une trompette dans les bagages. Depuis notre adolescence, nous étions nourris de récits de voyages. Partir ensemble comme cyclonautes, c’était étendre le terrain de jeu de nos aventures existentielles. Pour nous l’aventure n’était pas la recherche d’un héroïsme conquérant, mais la jouissance de vivre avec intensité ce qui doit advenir*. C’était l’acceptation des contingences et l’adaptation spontanée à l’imprévu, la confrontation aux risques et l’exploration de rythmes nouveaux, l’intensificationdes joies et des peines, une expérience de la liberté. Et c’était de la philosophie appliquée. L’écriture ponctuait consciencieusement chaque journée : s’y réfléchissaitl’expérience de la fatigue, du plaisir et de la douleur, de l’inconnu et de la peur, de l’hospitalité reçue ou de l’hostilité close face à nos étranges présences. De cette aventure, je gardais la vive impression d’avoir éprouvé l’action d’un rasoir, qui ôte les pesanteurs pour intensifierl’essentiel. Le devenir-cyclonaute a consisté, dès les premiers périples, à vivre le voyage à vélo comme une expérience existentielle et spirituelle. Lorsque j’ai commencé à étudier puis à enseigner la philosophie, les liens entre voyage à vélo et philosophie se sont manifestés avec évidence. Si la philosophie était une invitation à réfléchir sur nos existences, à
* L’étymologie d’aventure renvoie au latin vulgaire adventura qui signifie ce qui doit arriver”.
transformer l’expérience, à assouplir nos idées, alors le voyage à vélo était une application directe de ces visées transformatives: une découverte de soi et du monde, au rythme lent de la propulsion musculaire, sans la pesanteur du portage que j’avais éprouvée lors de longues marches en montagne, mais dans le vent, poumons ouverts et yeux pétillants, immergé dans les paysages, couchant dehors –allègement existentiel donc, mais aussi confrontation directe à la violence des moteurs rageurs revendiquant l’hégémonie sur les cordons asphaltés. D’autres voyages ont suivi, vers l’est et Prague, en France et autour de la Suisse. Mais ce n’est que relativement tard que les États-Unis ont suscité curiosité et désir.
Adolescent, mes premières amours étaient francoaméricaines. Elles ont nourri en moi le désir d’explorer ce pays dont elles incarnaient des figues riches d’ouverture, de liberté et de modes de vie en avance sur mes préoccupations écologiques. Un soir, après un dîner d’adieu aux saveurs du Nouveau-Mexique, l’une d’elles avoua : “C’est beau chez toi. J’aime tes montagnes, mais le vaste ciel me manque.” Je me souviens fort bien de son accent qui faisait chanter cette promesse d’ouverture de mondes dans l’air froid et sec de ma Savoie natale. Elle résonna en moi longtemps, comme une invitation. Plus tard, vivant à Paris pour quelques années, lorsque je tentais de ménager des lignes de fuite, au cœur de l’incertitude et du stress des concours de l’Éducation nationale, j’imaginais une quête à travers l’Amérique verte, pour allier voyage à vélo et exploration philosophique autour des questions écologiques. Benoît est décédé dans un accident de montagne en 2008. Nous avions vingt-quatre ans. Le voyage à travers les États-Unis que j’ai si souvent rêvé avec lui a été une étape pour accepter de vivre sans lui. L’hommage n’était pas une motivation explicite. Lui, n’avait sans doute plus besoin de moi. Mais sa présence m’a tant habité tout au long de la traversée que je crois
aujourd’hui reconnaître dans le désir de panser cette béance un des moteurs obscurs qui m’ont mis en route.
Tout cela, et sans doute bien d’autres choses encore, contribue à expliquer pourquoi, lorsque les circonstances ont créé un contexte favorable, j’ai enfin pu réunir dans un projet les passions qui intensifientmon existence : le voyage à vélo, la philosophie et l’écologie. L’idée fut de tracer à travers les États-Unis une ligne verte, depuis Miami jusqu’à Vancouver, à la rencontre d’“écotopies” – c’est-à-dire de lieux de résistance à un modèle destructeur et d’invention de nouvelles formes de vie, organisées autour de principes écologiques. Ce n’était qu’une intuition alors, mais je croyais voir qu’une plongée dans les marges écolo-libertaires du capitalisme extractiviste, colonial, raciste et patriarcal, pouvait être un terrain fertile pour nourrir la réflexionphilosophique sur ces questions. L’idée s’est concrétisée. Avec mon collègue et ami Aurélien, nous avons imaginé le projet Untaking Space – The us Project * (“Laisser être l’espace– un projet aux États-Unis”), qui mettrait en avant ce trépied de la philosophie nomade: la quête existentielle, la recherche philosophique sur les questions d’écologie, et le témoignage, via une collaboration avec quelques collègues professeurs dont les élèves suivraient mes rencontres et échangeraient avec moi tout au long de la traversée. Nous avons créé un blog, monté un fiancement participatif, contacté quelques médias, et j’ai pu partir. Entre janvier et août2016, j’ai parcouru 10 000 kilomètres à la rencontre d’activistes, de philosophes de l’environnement et d’habitant·es extraordinaires des marges écologiques
* Dans un anglais non usuel, Untaking Space faisait entendre l’intention de ne pas prendre tout l’espace, de passer légèrement et de déconstruire l’appropriation. Ce pas de côté par rapport à des tendances colonisatrices, extractivistes, impérialistes, pourrait se traduire par “laisser être l’espace”. The us Project désignait la localisation territoriale de l’aventure (les États-Unis), dans une formule ouvrant aussi la potentialité de décliner à l’avenir ce projet sous d’autres cieux et en d’autres territoires.
de la plus grande puissance mondiale. Tout au long du voyage nous avons collaboré pour publier régulièrement sur le blog des textes que j’écrivais au fildes jours. Ces textes sont devenus un carnet de route dans lequel j’ai puisé pour écrire ce livre. Mais la réécriture s’est aussi inspirée des années de recherche et d’enseignement en philosophie et éthique de l’environnement, qui m’ont nourri depuis mon retour des États-Unis jusqu’à présent.
La thèse de philosophie et théologie que j’ai soutenue en 2021 – La Nature et ses marges: la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales – doit beaucoup à ce voyage, aux rencontres que j’ai eu la chance de faire et à l’ancrage expérientiel que cela a suscité en moi. Par exemple, les approches écoféministes et décoloniales, que j’ai découvertes lors de ce voyage et qui sont devenues si importantes dans mes travaux de recherche par la suite, résonnaient très profondément avec mon expérience des bas-côtés le long des routes américaines2, avant d’éclairer plus largement ma façon de vivre et de penser les enjeux écologiques. Mais surtout, pendant cette traversée, l’écologie est devenue plus qu’un sujet de recherche, plus encore qu’un enjeu social, politique et économique si urgent: une expérience vécue, en première personne. Des relations écologiques et des enjeux collectifs qui les traversent ont transformé radicalement ma sensibilité et mes repères normatifs. C’était inattendu et bouleversant. Il m’a fallu quelques années et de nombreuses lectures pour comprendre ce dont j’avais été le témoin : un éveil au soi écologique.
Ce texte voudrait donc relater cette métamorphose qui a défait la philosophie professorale et ouvert la chrysalide du soi moderne –occidental, dualiste, hétéropatriarcal et européocentré. J’abandonnai en chemin les coordonnées modernes, telles qu’on les trouve par exemple dans la philosophie cartésienne. Le dualisme sujet/objet, celui qui tend à séparer l’esprit et la matière, laissa la place à l’expérience (ré)incarnée, celle du corps-conscient qui guide sans cesse des affectsaux concepts, et réciproquement. De
même, la posture qui réduit le rapport au monde à une relation d’extériorité, de subordination ou de conquête, apparaissant comme une prétention hégémonique à la maîtrise, s’est dissoute dans difféentes expériences de participation à la communauté des compagnons des bascôtés, à des collectifs vivants vulnérables mais résistants, à des milieux habités et ravagés, à un cosmos mystérieux. La recherche d’un centre ou d’un fondement solide prétendant constituer tout l’édificede la connaissance rationnelle et posséder, in fin , la nature objectivée explosa dans la reconnaissance des puissances incontrôlables, des agentivités déjouant tout projet et des traces d’intelligence bien au-delà de préjugés philosophico-centrés. Alors le soi écologique, conscient de ses interdépendances comme autant de conditions d’existence et de vulnérabilités, assurément troublé par l’état du monde, commença à se déployer. La tâche philosophique devenait plus légère et plus vertigineuse aussi: celle de déployer les réseaux d’interdépendance écologique et de témoigner de cette complexité à laquelle nous participons, pour susciter des expériences transformatrices. Comme une invitation au voyage vers le soi écologique, dont il revient à chacun·e de laisser être les occasions d’émergence.
C’est ainsi une autre philosophie qui commença à émerger, cette philosophie mineure de l’environnement, sensible aux plus faibles, abordant les enjeux écologiques planétaires par les luttes et les injustices localisées, soucieuses d’écouter les voix basses et de faire résonner des horizons de pacification,loin des affectscoloniaux de domination, de séparation et d’exploitation.
Le texte qui suit est construit comme une cartographie de huit dimensions du soi écologique. Chacune, désignée par un verbe, décrit une action élémentaire pour découvrir et prendre conscience de cette subjectivation écologique : décentrer, se réincarner, sentir-penser, métaboliser, habiter, lutter, poétiser et se relier. Ces dimensions ne sont pas exhaustives et ne prétendent pas formuler des processus universels. Elles sont issues d’un chemin
singulier depuis un point de vue particulier. Mais elles décrivent aussi des formes d’une condition terrestre partagée et, à ce titre, elles sont des lieux de circulations et de frictions, d’échanges et de désaccords potentiels, avec d’autres personnes et d’autres collectifs d’horizons et de cultures difféents. Chaque dimension est illustrée et concrétisée par des rencontres et des enseignements issus du voyage, parce que la description sensible et le partage d’expériences parlent à d’autres puissances de conviction que la seule démonstration argumentée. Sans suivre strictement l’ordre chrono-géographique du périple (voir la carte sur le rabat de la couverture), le récit permet ainsi de situer dans des ambiances, des lieux et temps particuliers cet éveil au soi écologique. L’invitation est aussi que chacun·e puisse observer, dans sa propre existence, comment ces dimensions constitutives du soi écologique sont habitées et investies, ou au contraire négligées et délaissées. Pérégriner a été pour moi une propédeutique, l’errance et la quête, comme conditions préalables de cette découverte. Mais les chemins sont innombrables et les occasions potentiellement aussi accessibles que le simple fait de respirer ou de se nourrir, en conscience.
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Lucarne, Piedras Blancas, Californie.
PÉRÉGRINER
EN QUÊTE DES NATURES
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t’en1 .
CHAPITRE 1 PARTIR
Dans quelques jours, je pars. J’ai démonté mon vélo, empaqueté ma remorque. Les deux cartons sont encore ouverts dans mon salon, gueules béantes qui rient d’excitation, prêtes à engloutir les derniers préparatifs et à se jeter dans l’aventure. Je m’affaie, je liste ce qu’il ne faut pas oublier, je fais des piles, je cours acheter un dernier vêtement, un sac étanche, un matelas gonflable une carte mémoire, un carnet. Je crains d’oublier un truc important. Je dois encore vider, ranger et nettoyer mon appartement pour le louer. Je suis en retard, bien sûr. Comme à mon habitude, je ne suis pas ordonné, mais, comme jamais, j’ai l’impression que les choses s’agencent et se profilentautour de moi pour faciliter la tâche. C’est comme glisser à vive allure emporté par une énergie débordante. Je vis le chaos joyeux de la plongée dans l’effectifaprès avoir tant projeté, imaginé, annoncé ou rêvé.
Partir, c’est consentir à la fuite d’un ici et répondre à l’appel d’un ailleurs. Je pars pour retrouver la vivacité face à la menace, le lien après la perte, la joie face à la gestion inquiète. J’aspire à la précarisation volontaire, à l’intensification,à l’ouverture, à l’authenticité, à la présence. Promesses du voyage.
“C’est courageux”, me dit-on parfois et s’ensuit un flotde questions inquiètes: “Tu vas vraiment tout faire à vélo? Tu seras tout seul? Est-ce que les routes américaines ne sont pas trop dangereuses? Et tu vas dormir dehors ?” Il est vrai que 10 000 kilomètres sont une distance difficilà imaginer et je ne sais pas encore comment mon corps va réagir à l’effot. Je ne sais pas non plus comment je vais être confronté à la violence de la société états-unienne, en particulier en tant que cyclonaute au sein de cette pétroculture si friande de gros moteurs. Et puis, un océan me séparera de mes attaches. La solitude, au cœur de ces espaces si vastes, n’ajouterat-elle pas à la vulnérabilité et aux dangers innombrables ?
Mais si le courage est la puissance d’agir en présence du danger, ce qui me semble courageux c’est de rester
dans des situations stabilisées dans l’inconfort, la tension, la violence et la soumission, pas de partir. Partir, pour moi, c’est une façon de renouer avec la vitalité et cela simplifieles choses. Lorsque l’enthousiasme et le désir surpassent l’inquiétude et la peur, c’est une joie de partir !
Je sens que je suis en train de m’en aller à la façon dont les gens me disent au revoir. Il y a une présence et une intensité extraordinaires, comme si cette dernière rencontre révélait toute la saveur d’une amitié. Les personnes très proches viennent partager un moment. Cela pourrait être une dernière entrevue avant longtemps. Le départ est toujours risque d’une rupture. Et sans doute cette menace –diffuse,légère, implicite –confère-t-elle une solennité aux saluts.
Parfois, dans un élan, les paroles imaginent un saut au-delà de l’absence: “De toute façon, six mois passent tellement vite”, “Reviens vite en septembre”. En visant dans l’avenir un contact, une attache, une relation, elles tentent d’assurer le lien.
C’est un sentiment étrange mais je pars sans séparation. Je pars fort de toutes les relations qui me constituent et qui m’accompagnent sans cesse. Je pars pour goûter l’espace et habiter la liberté. Qu’ai-je à perdre ? Qui vais-je rencontrer? Dans Les Chemins du Halla San, l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier a une formule que je ne cesse de méditer: “J’étais heureux que cette équipée admirable nous ait marqués. C’était comme une encoche sur le couteau d’un assassin. Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi1.”
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ACTES SUD
illustration de couverture : Christel Fontes
Dép. lég. : février 2025
22,50 € TTC France
www.actes-sud.fr
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Vdamien delorme L’AUTRE
RÊVE
AMÉRICAIN
un voyage à vélo vers le soi écologique
ivre le voyage à vélo comme une expérience philosophique, écologique et spirituelle. Explorer les marges du corps, de la pensée, de la conscience et de l’action, pour mieux sonder les alternatives au modèle capitaliste dominant. En parcourant 10 000 kilomètres sur le continent nord-américain, d’est en ouest, de Miami à Vancouver, l’auteur explore une “ligne verte” à la rencontre d’écotopies – des lieux de résistance où citoyens, activistes, agriculteurs, etc., expérimentent de nouvelles formes de pensées et de vie organisées selon des vertus écologiques, en marge d’un système extractiviste et destructeur. Un périple où la quête philosophique n’a de cesse de s’interroger : comment, face à la crise écologique, de nouvelles relations avec la nature se mettent en œuvre ? Que faire individuellement et collectivement ? Le cycliste philosophe nous guide dans un récit de voyage innovant où les approches écolo-libertaires, écoféministes et décoloniales bousculent les lignes pour mieux transformer notre relation sensible au monde et dévoiler un soi écologique.
Damien Delorme est docteur en philosophie. Il enseigne la philosophie et l’éthique de l’environnement à l’université, à Genève et à Lausanne. Ses recherches portent sur le soi écologique et l’écologie politique. Sa pratique de la philosophie de terrain explore le voyage, les écotopies, l’écospiritualité, l’art environnemental et les alternatives paysannes. L’Autre Rêve américain est son premier livre.