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ACTES SUD
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Giuseppe Penone, archéologie
Dépôt légal : juin 2014 23 € TTC France
Frédéric Paul
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ACTES SUD
Giuseppe Penone, archéologie
Frédéric Paul ISBN 978-2-330-03012-4
ACTES SUD
Giuseppe Penone est né en 1947 aux confins de la Ligurie et du Piémont. Plus jeune représentant de l’arte povera, c’est avec une œuvre dont le titre rend hommage à sa double ascendance géographique qu’il entre en scène en 1968. Cette œuvre inaugurale, Alpi Marittime, est une série d’interventions dans la nature avant d’être une série de photographies. D’emblée, elle interroge : où commence l’œuvre ? où s’arrête l’archive ? Car seul un photographe viendra constater sur pièces ces premiers pas en art et témoigner de la nouveauté de cette conception de la sculpture qui se passe de l’objet et qui se passe même de la production de formes. Inévitablement, les œuvres les plus connues d’un artiste en occultent d’autres. Ce livre, qui tend à remonter à la conception de chacune, éclaire des expérimentations artistiques souvent inédites, sur lesquelles des informations ont été recueillies grâce à une grande complicité avec le sculpteur. Il croise des travaux parfois distants de plus de quarante ans pour montrer comment, tout en se ramifiant, la démarche de Penone est restée fidèle à ses premières intuitions.
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Car le culot de Penone aura été de débuter sa carrière d’artiste chez lui, avec une série tout en commencements : une série qui promet… de lentes et progressives transformations. L’intervention artistique ne pouvait en effet s’accomplir pleinement sous les yeux du photographe. Alpi marittime, 1968, œuvre inaugurale, est une série d’actions avant d’être une série de photographies. Or ces actions se poursuivent en principe aujourd’hui encore, quarante-cinq ans plus tard. Les photographes sont toujours trop pressés. Première série d’œuvres réalisée, première série d’œuvres publiée. Tout a donc commencé pour Penone avec des décisions simples auxquelles il se tient encore : tresser trois arbustes, rapprocher deux arbres, serrer un tronc d’arbre entre ses doigts, l’étreindre franchement, l’entourer de fil de fer, l’entraver dans une cage, creuser le lit d’un ruisseau pour y installer un bassin – cette résolution un peu différente ne serait que tautologique si l’on ignore que le bassin est fait aux proportions de son concepteur et qu’il porte l’empreinte de son visage, de ses mains, et la marque de ses pieds : La mia altezza, la lunghezza delle mie braccia, il mio spessore in un ruscello [Ma hauteur, la longueur de mes bras, mon épaisseur dans un ruisseau]. D’autres actions lui seront encore inspirées peu après par le bois de Garessio : pousser une pierre contre un arbre, en intercaler plusieurs dans un bouquet de hêtres partis de la même souche, greffer un liteau parallélépipédique sur un arbre bien vivant, lier une pierre et un arbre aux deux bouts d’une corde, attacher une lanière de cuir et une ficelle de jute au-dessus d’un chemin creux et déposer une branche sur le berceau ainsi formé… Chaque fois, ces interventions sont d’une presque décourageante simplicité jusqu’au moment où leur public improbable ou seulement différé réalise leurs conséquences invisibles. Les pierres gêneront la croissance des arbres contre lesquels elles ont été placées, mais ceux-ci s’en accommoderont. La corde, la ficelle et la lanière de cuir se tendront et se détendront sous l’effet du soleil et de la pluie : au point de soulever la pierre reliée à l’arbre ou faisant simplement tanguer la branche sur son berceau de fibres animales et végétales. Ces phénomènes physiques sont connus et prouvés depuis longtemps. Le sculpteur n’a rien inventé. Par ces mises en scène élémentaires, il a seulement souligné leur capacité à stimuler 12
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l’imagination. “L’œuvre d’art, observe-t-il, j’aime dire qu’elle est fondée sur la stupeur. La stupeur est un mot qui, dans un sens très fort, indique l’émerveillement. Et il y a un autre mot qui dérive de la même étymologie, c’est l’adjectif « stupide ». Est stupide celui qui est perpétuellement étonné. Je pense que, pour faire une bonne œuvre d’art, il faut être un peu stupide. Si l’on n’a pas cette capacité d’être étonné et émerveillé par les choses et le monde, on ne peut pas créer une œuvre. Quand vous êtes devant une œuvre, si vous en cherchez toutes les motivations profondes, vous pouvez être émerveillé, mais vous pouvez aussi déclarer que c’est stupide9.” Imperceptible et peu vraisemblable, en effet, le reverdissement du bois mort lorsque l’artiste enfonce un parallélépipède de ce bois sec dans un arbre en feuilles – quand il prend la forme géométrique auquel l’homme le soumet pour l’utiliser comme bois d’œuvre, l’arbre est mort et desséché depuis longtemps, en effet. Montaigne : “Puisque c’est le privilège de l’esprit de se ravoir de la vieillesse, je luy conseille, autant que je puis, de le faire ; qu’il verdisse, qu’il fleurisse cependant, s’il peut, comme le gui sur un arbre mort10.” À vingt et un ans, Penone a tout son temps, mais il n’attend pas que le bois soit mort pour en faire son bois d’œuvre : il nous inculque cette stupidité entreprenante qui confère aux meilleures idées et aux meilleures œuvres d’art un contour jamais complètement refermé sur lui-même. Il circule dans le bois de Garessio, il s’en remplit les poumons et les yeux, puis il se projette dans un futur indéterminé. Sur les hauteurs de Munich, moins de deux ans plus tard, il fait le chemin inverse, il s’imagine au même endroit trente ans plus tôt. “Stupide”, celui qui pense une chose aussi stupide ! Et plus “stupide” encore (car plus médiocrement), celui qui se laisse abuser. Les arbres ne sont pas ces monuments paralytiques dans la contemplation desquels nous tombons en arrêt à temps perdu. Sans se mouvoir, ils bougent. Ancrés où ils sont, ils peuvent encore pousser, remuer sous le vent, ployer sous la neige et se tendre ou se tordre vers la lumière. Quand, en 1968, un jeune inconnu serre le tronc d’un jeune arbre entre ses doigts pour figer le temps végétal en un point précis, il sait combien son action est locale et il en prévoit certaines 13
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Alpi marittime. Ho intrecciato tre alberi, 1968
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Alpi marittime. L’albero ricorderà il contatto, 1968
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Rovesciare i propri occhi – progetto, 1970
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Il mio vedere futuro, 1971
Rovesciare i propri occhi, 1970
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celle qui la précède à Milan chez Toselli, où de petits miroirs sont utilisés pour la première fois, n’est même plus nécessaire pour couper au sens propre à travers bois et ouvrir d’autres voies. Ce que le document perd en fidélité, il le gagne en suggestivité. Complice improvisé de Penone, décidément, Montaigne l’encourage : “Mes pensées dorment si je les assieds. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent29.” Sa chère “librairie”, la bibliothèque qu’il a aménagée au troisième étage de sa tour, soutient même, par sa forme, la comparaison avec les miroirs de circulation : “La figure en est ronde et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siège, et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés à cinq degrés tout à l’environ.”
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VI. Déployer sa peau
De 1968 à 1973, Penone est absorbé par un projet exigeant toute sa rigueur, toute son attention et dont on se demande comment il lui a laissé le temps et la disponibilité d’esprit de produire d’autres œuvres décisives, comme celles que je viens de citer. Svolgere la propria pelle [Développer sa propre peau] suscite au cours de cette période au moins une vingtaine d’approches différentes. Penone produit beaucoup. Et la réflexion qu’il engage à cette époque a encore des conséquences sur son travail actuel. L’homme est ambitieux, mais il a la modestie de se tenir à la même ambition depuis sa jeunesse. “C’est difficile pour un artiste d’imposer des choses différentes de celles pour lesquelles il a été remarqué et célébré30.” Quand les idées sont assez fécondes, pourquoi en changer ? Physiquement aussi, d’ailleurs, l’artiste n’a guère changé. Les cheveux sont gris, mais toujours aussi abondants et la coiffure est restée la même. Svolgere la propria pelle relève en fait de la même intuition qu’Alpi marittime et l’installation Indicazione di uno spazio. En considérant plus de quarante ans de son travail, il est clair que toutes les œuvres de Penone sont connectées. Après avoir ausculté les arbres de Garessio, puis les murs de la galerie, il prend cette fois le corps humain pour objet d’observation, et il s’y applique de façon systématique. Pincer les arbres ne suffit pas. Pour s’assurer qu’on ne rêve pas, qu’on est bien présent au monde, on doit parfois se pincer soi-même. Et ainsi, pour ne laisser aucune place au doute, le sculpteur effectuera-t-il en 1970 le relevé de toute la surface de son propre corps en six cent 39
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Ci-contre et page de droite : Germinazione, 2005
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pensée la possibilité de s’enrichir par des moyens différents de ceux de la parole. Penone, artiste qui écrit, et qui parle volontiers de son travail, ne fait que l’accompagner ce faisant. Il ne l’enveloppe pas : ni comme un cadeau ni comme un être inanimé. La parole, même inspirée dans son cas, est secondaire. Sa connexion avec la vue n’est pas simple, alors qu’elle prime dans la vie ordinaire sur la communication entre la parole et les autres sens. C’est assurément pour cette raison aussi que – sans cultiver le mystère artificieusement – Penone revêt très tôt des lentilles de contact aveuglantes. L’obscurité qui l’entoure alors – et qui entoure également toujours la parole, malgré tous nos efforts d’élucidation – est solidement roborative68. Elle doit l’être aussi pour celui qui découvre une œuvre d’art pour la première fois. Ainsi des Germinazione. Quelle stupeur en tombant dessus ! Et quelle excitation de découvrir d’autres travaux reposant sur le même principe cinq ans plus tard !
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XIV. Détour par la grotte chauvet
Un potier tourne des vases en argile rouge sous les instructions de Penone. “Les parois s’élèvent sous la pression exercée à l’intérieur et à l’extérieur69.” Une fois les vases cuits, le sculpteur les fourre entièrement avec de l’argile blanche, puis il y enfonce les mains jusqu’aux avant-bras. Ensuite le vase est brisé et enfin l’intérieur est cuit à son tour. La cause de ces trous pratiqués dans le vase plein ne serait alors plus visible que sur des radiographies. Ce sont donc des œuvres qui montrent autant qu’elles le cachent le résultat d’une action offensive, pour ne pas dire plutôt… virile ! Le principe est le même que pour les Germinazione, mais leur baroquisme est rentré. Est-ce la céramique ? la perforation ? la gestualité, surtout ? On pense à Lucio Fontana. Un Fontana “povero”, sans émail luisant ni couleurs chatoyantes. Surtout, on repense immanquablement au potier de Lucerne et à son vase d’origine incertaine, puis fragmentairement bien sûr mais très obstinément nous reviennent en mémoire les Cocci. Avec ceux-ci, le contenu de la main devient contenant, par l’affleurement du tesson existant, qui, bien que très partiellement – ce qui est ici paradoxal –, suggère l’enveloppement de la matière compressée. Avec les Vasi, en 2010, Penone rétrograde encore davantage dans l’histoire des hommes, il retrouve le pot primitif en le creusant dans un pot courant. Il rejoue à sa manière la scène des “mains négatives”. Il ne projette pas un colorant sur ses mains appliquées contre une paroi rocheuse, comme à la grotte Chauvet, qu’il a pu visiter en 2011 – alors qu’il
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Giuseppe Penone est né en 1947 aux confins de la Ligurie et du Piémont. Plus jeune représentant de l’arte povera, c’est avec une œuvre dont le titre rend hommage à sa double ascendance géographique qu’il entre en scène en 1968. Cette œuvre inaugurale, Alpi Marittime, est une série d’interventions dans la nature avant d’être une série de photographies. D’emblée, elle interroge : où commence l’œuvre ? où s’arrête l’archive ? Car seul un photographe viendra constater sur pièces ces premiers pas en art et témoigner de la nouveauté de cette conception de la sculpture qui se passe de l’objet et qui se passe même de la production de formes. Inévitablement, les œuvres les plus connues d’un artiste en occultent d’autres. Ce livre, qui tend à remonter à la conception de chacune, éclaire des expérimentations artistiques souvent inédites, sur lesquelles des informations ont été recueillies grâce à une grande complicité avec le sculpteur. Il croise des travaux parfois distants de plus de quarante ans pour montrer comment, tout en se ramifiant, la démarche de Penone est restée fidèle à ses premières intuitions.
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