Introduction de Sylvie Sagnes | Littérature régionaliste et ethnologie

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Folklore et fiction, ou l’ailleurs de l’anthropologie et de la littérature

Sylvie Sagnes Chargée de recherches CNRS IIAC, UMR 8177 – Équipe LAHIC (EHESS, CNRS, MCC)

Au commencement était une entreprise épistémologique de longue haleine, à savoir l’étude des « sources » de l’ethnologie de la France, le mot étant entendu à la fois comme « archives » et comme « origines de la discipline »1. D’une acception l’autre, l’on aura compris qu’il s’agit d’appréhender et d’expliciter les circonstances, les conditions et les enjeux de la naissance de l’ethnologie. Pareille intention suppose d’assortir les préalables que sont le repérage et l’inventaire des fonds (personnels et institutionnels) d’un effort de documentation et de contextualisation. Les approches transversales, fondées sur telle ou telle caractéristique commune (l’exercice d’un même métier, un engagement militant partagé, une spécialisation analogue, etc.) y contribuent amplement, dans la mesure où elles permettent d’appréhender chaque fonds, non plus seulement comme un continent en soi, mais sous l’angle des cousinages qu’il peut présenter avec d’autres. La littérature apparaît d’évidence comme l’un de ces carrefours où se rejoignent nombre de trajectoires d’ethnographes. Outre ce que l’on sait, de manière générale, des liens étroits entre littérature et anthropologie, liens dont on ne cesse de circonscrire les antécédents, de disséquer les expressions, d’interroger les raisons, de cerner les limites et de guetter les manières de 1

Le point de départ du présent volume est un Arrêt sur Archives dédoublé, à savoir des journées d’études organisées en deux temps par l’Ethnopôle GARAE (Groupe audois de recherche et d’animation ethnographique), en collaboration avec le Museon Arlaten, dans le cadre de son programme Archivethno (Carcassonne, septembre 2010 et Arles, décembre 2011). Les précédents Arrêts furent quant à eux consacrés aux prêtres et aux instituteurs ethnographes.


réactualisation2, ce que l’on en devine, rapporté plus spécifiquement au domaine français, s’imposait d’autant plus à notre attention que l’on songeait aux développements de la littérature régionaliste. Certes, les textes concernés peinent à s’extraire des limbes de la paralittérature où les confinent les critères de la légitimité littéraire, aux côtés du roman sentimental, du roman érotique, du polar, du roman de science-fiction, du roman historique, etc. Mais les chercheurs réunis autour de ce projet, ethnologues pour l’essentiel, parce que familiers des marges et donc loin de partager les réticences de leurs collègues littéraires, étaient à même de les dépasser et de s’accommoder du déclassement de leur objet. Les y disposaient plus encore les textes concernés. Attachés à défendre les cultures régionales contre la standardisation culturelle, ces romans, nouvelles, poésies et autobiographies apparaissent truffés de notations de type ethnographique, précieuses à plus d’un titre, non seulement pour leur précision, mais aussi en raison de leur insertion dans une narration. Leur arrimage à des situations, des événements, leur intrication dans les destinées des personnages mis en scène ne nous les rendent-ils pas en effet plus intelligibles ? D’autre part, les œuvres – entendons ici le terme comme la somme des productions d’une vie – légitimaient cet intérêt dans la mesure où il n’est pas rare qu’y voisinent compositions littéraires et écrits scientifiques. D’ailleurs, dans les pages qui suivent, l’on croisera nombre d’auteurs (Frédéric Mistral, Bernard Sarrieu, René Nelli, Henri Vincenot) illustrant ce dédoublement. Aussi cette littérature dite « régionaliste » ne semble-t-elle pas usurper le statut de « sources » que d’autres chercheurs avant nous lui ont accordé, et non des moindres, tel Van Gennep. Au long des petits commentaires qui ponctuent le volume de bibliographie du Manuel de folklore français contemporain, « l’ermite de Bourg-la-Reine » avoue en effet y avoir puisé un peu de la matière de son folklore. À propos de l’œuvre d’Henri Pourrat, il parle de

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Van Delft 1993 ; Fabre & Privat 2011 ; Bensa & Pouillon 2012. Voir également les nombreux numéros spéciaux de revue consacrés à la question, ici énumérés dans l’ordre chronologique de leur parution : L’Homme, « Littérature et anthropologie » 111-112, 1989 ; Communications, « L’écriture des sciences de l’homme », 58, 1994 ; L’Homme, « Vérités de la fiction », 175-176, 2005 ; Anthropologie et sociétés, « Ethnographie – fictions ? », vol 28, n° 3, 2004 ; Eurasie, « Ethnologie et littérature », n° 14-15, 2006 ; Recherches & Travaux, « Littérature et anthropologie », n° 82, 2013 ; Ethnologie française, « Ethnologie(s) du littéraire », XLIV, 4, 2014.

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« développements littéraires sur des données exactes ». « […] Henri Pourrat, d’Ambert, a bien décrit le FL. [sic] de sa région dans de nombreux romans régionalistes qui ont une vraie valeur documentaire » (Van Gennep 1999 : 124). Lucien Gachon se voit également décerner un bon point pour son roman Maria, alors que son savant volume, L’Auvergne et le Velay, paru chez Gallimard, est violemment critiqué. S’agissant de Mistral dont il dit pourtant qu’il est « l’autorité la moins bonne de toutes » (Van Gennep 2001 : 378), il convient qu’il « y a des documents directement observés et bien localisés, dans : Mireille, Calendal, Nerto, et surtout dans Mes Origines : mémoires et récits » (Van Gennep 1999 : 205). Plus convaincue encore du caractère documentaire de cette littérature, Anne-Marie Thiesse définissait en 1983 la littérature régionaliste comme l’une des possibles « préhistoire[s] de l’ethnologie de la France » (Thiesse 1983 : 36). L’historienne appelait alors de ses vœux « une étude du passage de l’un [le régionalisme littéraire] à l’autre [l’ethnologie] » :

« Du régionalisme reste […] une énorme masse de documentation. […] Leurs écrits, leurs archives, mériteraient d’être plus et mieux exploités. À condition, bien sûr, qu’ils soient examinés de manière scientifique, en prenant en considération les méthodes et la destination de ces collectes (ne serait-ce que pour cela, il conviendrait justement de prendre leurs auteurs mêmes comme objet d’étude) » (Van Gennep 1999 : 43).

Le parti pris de ce volume se conforme en bonne part à cette attente formulée trois décennies plus tôt. En la modulant cependant. Si ont été privilégiées les approches par les auteurs et leurs œuvres, d’autres mises en perspective ont aussi été tentées : une collection éditoriale (« Ceux de… » chez Horizons de France), une société régionaliste (l’Escolo deras Pireneos) et sa revue (Era bouts dera mountanho), un sous-genre littéraire (le fantastique). Cela étant, quel que soit le bout par lequel les uns et les autres ont choisi d’aborder la question, la lecture strictement documentaire de cette littérature s’est tout de suite trouvée contrariée, sinon empêchée, pour se voir dépassée dans la majorité des cas. Ébranlée dans son

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évidence, la démarche butait sur un objet plus complexe qu’il n’y paraît et qui, avec les spécificités qui sont les siennes, en est venu à troubler nos certitudes sur ce qui lie et délie littérature et anthropologie. Ce texte introductif n’a de fait d’autres prétentions que d’ordonner et d’articuler, avec le bénéfice du recul, les éléments d’une réflexion sortie de son cadre problématique pour nous déborder et nous entraîner sur des sentes aussi inattendues qu’inconnues.

Glissement de terrain

Qu’entend-on au juste par littérature régionaliste ? La question s’est posée à plus d’un auteur de cet ouvrage : son objet, œuvre ou écrivain, correspond-il bien à la définition du genre ? L’on prend la mesure de l’hésitation qui saisit le chercheur au seuil de pareil terrain à considérer le foisonnement terminologique associé à cette littérature : « roman rustique », « littérature populaire », « roman de la terre », « de » ou « du terroir », « écrivain paysan », « écrivain prolétarien »… Aussi chargées de nuances les unes que les autres, toutes ces formules, loin de nous aider à différencier notre objet, le dilatent en même temps qu’elles l’étirent dans le temps. S’il ne nous appartient pas ici de faire la part entre toutes ces variations, l’on peut néanmoins admettre qu’elles s’organisent comme autant d’écarts par rapport au « vrai sentiment régionaliste » (Claval 1987 : 67) qui, lui, « repose sur le sens des lieux, de leur mystère et sur l’intuition des correspondances qui peuvent se nouer entre les êtres et les choses » (ibid.), autrement dit sur « l’idée que la nature du pays confère aux paysans de ces villages une spécificité profonde » (ibid. : 61). C’est ainsi, par cette manière bien à lui d’imputer la complexion des personnages à leur environnement et à sa singularité, que le régionalisme se distingue, selon le géographe Paul Claval, des autres mouvements littéraires (romantisme, réalisme, naturalisme, etc.), quant à eux attachés à faire du cadre et de ses variations ou la cause des états d’âme, ou le moyen d’une exploration du social, ou le générateur d’un archétype humain (l’homme de la terre, le mineur, etc.). Contrepoint de la célébration du génie des hommes en leurs lieux, la déploration

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de l’uniformisation des cultures régionales rapproche cette littérature du mouvement politique du même nom, non moins que la déploration de l’hégémonie parisienne et de la centralisation, dont les effets se font sentir jusque dans la vie culturelle et intellectuelle. N’étant de consécration qui vaille que parisienne, les écrivains provinciaux, qui désespèrent de l’obtenir un jour, r(êvent eux aussi de décentralisation (Thiesse1991). L’Escolo deras Pireneos dont Arnauld Chandivert nous retrace la genèse et les heures de gloire illustre en tout point ce régionalisme en quelque façon « intégral ». L’expression littéraire, censée véhiculer les « affections du cœur », y est entendue comme action et mise au service de la propagande. La science du local, quant à elle vouée à faire la démonstration du particularisme irréductible du territoire gascon dont émane la société, ne saurait donc être mieux servie que par les belles lettres. Ainsi, dans les livraisons successives de la revue, études et créations se mêlent-elles jusqu’à l’indistinction, les fictions finissant par tirer leur vérité des leçons de la science et, réciproquement, la science se nourrissant des certitudes importées de la fiction. Ce repère étant fixé et admis, la certitude d’avoir affaire ou pas à un écrivain ou une œuvre « régionalistes » n’est toutefois pas assurée. Nous complique encore la tâche la question de la légitimité littéraire, effleurée précédemment. Dans le cas des régionalistes, celle-ci n’est pas simplement réductible au verdict de la critique mais fondamentalement constitutive du genre, de son émergence et de son affirmation, ce qu’a bien montré Anne-Marie Thiesse (ibid.). Née à l’heure du « réveil des provinces », dans les années 1890, la littérature régionaliste est le fait d’une jeunesse provinciale qui publie manifestes et revues, suivant en cela l’exemple de l’avantgarde parisienne. D’aucuns tentent, en vain, l’aventure parisienne. Comme Mistral quelques décennies plus tôt, ils battent en retraite et retournent dans leur province où, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ils tentent un retournement : « Stigmatisés comme provinciaux naïfs, ils se pensent peu à peu comme représentants précisément de ce monde dont ils sont issus » (ibid. : 48). Chantres des racines et des identités régionales, ils amorcent un mouvement qui durant l’entre-deux-guerres connaît les faveurs du marché, aussi bien du côté des éditeurs que de

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celui des lecteurs. Mais succès de librairie et onction littéraire n’allant pas toujours de pair, le soupçon de sous-littérature pèse et va croissant, et plus encore dès lors que le régionalisme sous toutes ses formes passe de mode, ce à quoi ses compromissions avec le régime de Vichy contribuent indiscutablement. Rien n’est donc moins évident que d’assumer l’étiquette d’écrivain régionaliste et aussi bien le refus de la porter n’est-il pas rare. Comme Jean Giono ou Bernard Clavel après lui, Charles-Ferdinand Ramuz la repousse vigoureusement, comme en rend compte Daniel Maggetti. La réaction est sans doute d’autant plus énergique que l’écrivain se voit pris dans un régionalisme romand à double détente, porteur d’une affirmation identitaire susceptible d’en remontrer tout à la fois à la Suisse germanophone et, comme en d’autres pays francophones, au colonialisme culturel de la France. Arguant de la capacité de son écriture à universaliser le particulier, pouvoir qu’il fonde sur une orientation méta-poétique et l’invention d’une « languegeste », il se montre suffisamment persuasif pour se soustraire durablement au risque de déclassement qui menace les romanciers régionalistes. Ainsi, la littérature régionaliste forme-t-elle une nébuleuse dont les contours, en fin de compte très relatifs, relèvent fondamentalement des points de vue possiblement divergents de l’auteur, de l’éditeur, de la critique et du lecteur. Dès lors, le problème, pour ne pas dire l’embarras, reste entier pour le chercheur. À quelle autorité se fier pour être certain de ce qui en relève ? À celle des écrivains eux-mêmes ou à celle de la critique ? La prudence ne commande-telle pas de s’affranchir tout autant des auto-proclamations que de l’opinion, afin de fonder cette (re)qualification sur ses propres analyses ? Mais précisément, cette indétermination, autrement dit la nature « transgenre » de notre objet littéraire hésitant entre « sous » et « grande » littératures, ne met-elle pas en évidence, à travers les limbes dans lesquelles il se déploie, le lieu d’une autre alliance de l’anthropologie et de la littérature ? Cet ailleurs n’est-il pas à investir, pour repenser à nouveaux frais, dans leur épaisseur et leurs limites, les rapports qui lient littérature et anthropologie ?

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Schismes

À reprendre là où nous l’avons laissée la lecture de Van Gennep, rien n’est a priori si évident que pareilles noces célébrées sous le signe du folklore. L’article qu’il consacre en 1926 à « George Sand folkloriste » concentre la plupart des reproches qu’il se sent en droit d’adresser aux romanciers de la veine régionaliste. Selon lui, le fait que

« [la Dame de Nohant] croyait de sa vocation de " poétiser " les hommes et leurs gestes […] diminue la confiance qu’on peut avoir de nos jours dans ses descriptions. George Sand ne s’est pas donné pour but de décrire des mœurs locales pour elles-mêmes et pour la science ; elle n’a vu dans ces mœurs qu’un canevas où broder des généralisations " humaines ", et aussi " humanitaires ". Elle voulait atteindre le grand public, non seulement français, mais international, contribuer au progrès des sentiments, des jugements et des institutions. Le folklore ne pouvait être pour elle dans ces conditions qu’un adjuvant, non un but » (Van Gennep 2001 : 283).

Et Van Gennep d’enfoncer le clou :

« […] littérairement, je ne vois pas comment on peut parler de chef-d’œuvre […] Je laisse de côté la valeur comparative : elle est nulle ; dans les Légendes rustiques et ailleurs, Georges Sand a commis des erreurs énormes au point de vue comparatif » (ibid. : 284).

Au-delà de cette diatribe, Van Gennep n’en finit pas de pester contre « la mode semidocumentaire et semi-littéraire dont Walter Scott est le principal représentant et qui a fait des ravages en France » (ibid. : 262) et, loin de réserver ses piques aux écrivains du XIXe siècle, il les destine aussi à ses contemporains qu’il invite instamment à « mieux faire le départ entre la littérature et la science folklorique » (ibid. : 162), « entre ce qui est vraiment populaire et ce qui est invention de lettré » (ibid. : 238). Cette question de la séparation des genres est précisément au

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cœur de la correspondance qu’il entretient pendant deux ans, à partir de 1911, avec le jeune Henri Pourrat qui entreprend alors en Auvergne la collecte des matériaux de son futur Trésor des contes. En quête de méthodes et de solutions propres à résoudre les diverses difficultés qu’il rencontre, notamment dans la transcription (déformation des mots, arvernismes, versions incomplètes ou incohérentes), Pourrat s’adresse à Van Gennep qui toujours réitère ses conseils, préconisant la notation intégrale de toute la matière recueillie et interdisant de la soumettre à quelque correction que ce soit, sous un prétexte ou un autre, et surtout pas en considération de critères stylistiques. Ces conseils profitent incontestablement à Pourrat, qui, néanmoins, a d’autres ambitions que de « seulement faire du folklore » et de « tirer quelques aperçus sur les façons de sentir et de penser auvergnates3 ». Son souci est aussi de « remettre en sève4 » le folklore, c’est-à-dire de garder vivante la tradition orale. Leurs divergences ne tardent donc pas à se faire jour et à éclabousser les pages du Mercure de France :

« Mais pourquoi diantre en veut-il à ceux qu’il [Henri Pourrat] nomme des "ethnographes excités" ? Et lui-même, ne l’est-il pas, ethnographe (ou folkloriste, c’est la même chose) ? Et n’est-il pas "excité" ? S’il ne l’était pas, pourquoi écrirait-il ? Il se tairait, et jouerait à la manille ou à la belote. Il est excité d’amour pour ses compatriotes, pour son pays, grâce à quoi il nous donne, non un exposé suivi (foin des ethnographes !) mais une succession de tableaux, d’esquisses, de pointes sèches, de placages à la brosse, de barbouillages même voulus tels » (Van Gennep 2001 : 298).

Si, comme on l’a vu, la littérature peut être utile au folklore, au sens où Van Gennep l’entend, c'est-à-dire en tant que discipline, la coïncidence de leurs visées demeure néanmoins exceptionnelle à en juger par l’anathème que le folkloriste jette sur les écrivains. Sans doute fautil faire la part entre le style outrancier de Van Gennep et le fond de sa critique. En effet, n’a-t-on pas affaire à une incompatibilité structurelle, comme en ont fait récemment l’hypothèse Daniel Fabre et Jean Jamin ? 3 4

Correspondance de Pourrat avec Van Gennep, dans Van Gennep 1942 : 349. Cité par Bricout 1992 : 42.

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« Si l’on applique précisément ce mot "romanesque" aux créations de la littérature régionale, un paradoxe saute aux yeux : de quelle nature seraient ces limites que la logique même du régionalisme en vient à tracer, assigner et jalousement préserver ? Peut-on encore parler de limites ? N’y aurait-il pas là une subversion du pittoresque – ce qui pique et fixe la curiosité (marqueur d’identité et de singularité) – par le romanesque – ce qui l’emballe et le fait éclater (vecteur de personnalité et d’incongruité) ? » (Fabre & Jamin 2012 : 597)

En emboitant le pas au chroniqueur du Mercure de France, il est aisé de multiplier les arguments à charge et d’allonger la liste des facteurs de « subversion » qu’il esquisse. Au sentimentalisme de Sand et au revivalisme de Pourrat, l’on pourrait ainsi ajouter l’assujettissement de la matière folklorique aux choix esthétiques et aux exigences de l’imaginaire d’un Frédéric Mistral. Fondamentalement occupé à élaborer sa mythologie personnelle, comme le fait remarquer Philippe Gardy, le poète de Maillane s’avère finalement peu soucieux d’exactitude. Luc Alberny l’est moins encore à considérer la manière dont son écriture, que décrypte pour nous Christiane Amiel, métabolise le folklore jusqu’à le rendre presqu’invisible. Pour sa part inquiet de la surréalité du monde, il déborde de fantaisie pour accorder les croyances locales aux grands thèmes de la littérature fantastique et d’anticipation. Henri Vincenot, lu par Claudie Voisenat, opère une autre forme d’assimilation, non moins perturbante, à la faveur de laquelle l’auteur luimême ne sait plus débrouiller « vrai et vraisemblable ».

Si donc la science ethnographique a de bonnes raisons de se méfier et de se démarquer de la littérature régionaliste, celle-ci le lui rend bien. Comme le rappelle Arnauld Chandivert dans sa contribution, cette défiance réciproque se cristallise et se radicalise à partir des années 1920, ce qu’illustrent les difficultés que rencontre l’hybridation tentée dans la collection « Ceux de… » des Horizons de France. D’un volume à l’autre, les variations que Jean-Pierre Piniès met en exergue sous la plume des auteurs sollicités sont autant de tentatives d’esquives du folklore qui tendent à

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apparenter les ouvrages concernés soit à des guides touristiques, soit à des études d’histoire et de géographie, soit à un exercice de style. Mais cette dérobade qui ne dit pas son nom n’est jamais que le contrepoint d’une critique plus explicite qui pose les folkloristes en complices des touristes et des groupes folkloriques, tous aussi nuisibles à ces mondes en voie de disparition que la collection s’emploie quant à elle à célébrer. Les distances prises avec le régionalisme et son ambition de ressusciter les cultures régionales précipitent le divorce. À quelques décennies de la parution des « Ceux de… », c’est ce que suggèrent les réactions de René Nelli et de Max Rouquette, rapportées ici par Philippe Gardy, en réponse aux questions d’Yves Rouquette portant sur les rapports entre folklore et littérature d’oc. Le silence du premier et les propos allusifs et décalés du second contrastent étonnamment avec ce que l’on est en droit d’attendre de ces deux écrivains dont la fascination pour le folklore, aussi bien pour ses expressions que pour sa langue, fondent l’œuvre littéraire, de manière sensiblement différente certes, mais tout aussi essentielle. Cette non-reconnaissance de dette envers la culture populaire suppose le franchissement d’une étape supplémentaire. Ce n’est plus le traitement scientifique et donc aseptisant de la matière folklorique que l’on conteste, c’est cette substance même, dont on s’est pourtant copieusement nourri, que l’on renie. Se combinant à la soif de reconnaissance littéraire pour son propre compte, la cause à défendre, à savoir la dignité d’une langue dominée, requiert dès lors une rupture toujours plus franche. Symptomatiques de ces évolutions parallèles que sont la spécialisation des savoirs et la sacralisation de l’expérience de création, ces manières successives de distinction auraient sans doute pu emprunter d’autres voies que celle qui, après le folkloriste, exclut du champ littéraire l’écrivain régionaliste et avec lui la référence au folklore. A posteriori, il est aisé pour nous, au clair (ou à peu près) avec ce qui rapproche et distingue la littérature de l’anthropologie, d’imaginer une argumentation qui mettrait en avant les spécificités plus structurelles, plus universelles aussi, de la première, à savoir, outre la subjectivité, la créativité, l’esthétique de l’écrivain, sa différence en ce qui touche la production de la connaissance. Tandis qu’elle « vient

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nourrir la réflexion morale et esthétique – serait-elle positive ou négative, subversive ou conformiste – sur les êtres, leurs liens et leurs manières d’habiter et de se représenter le monde » (Fabre & Jamin 2012 : 582), la littérature « reste de l’ordre de l’immanence, de l’immersion, en somme : de l’identification […] non pas de la distanciation et de la neutralité axiologique comme c’est en revanche le cas pour toute entreprise qui se veut anthropologique » (ibid. : 584). Conjuguant les deux conceptions du fantastique, hoffmannienne (imagination personnelle) et scottienne (croyances populaires), qu’identifie Claudie Voisenat dans sa contribution, les romans d’Alberny sont sans doute, parmi toutes les œuvres évoquées dans ce volume, celles qui poussent à l’extrême ce repli intérieur et cette partialité du regard. Quoi qu’il en soit de la validité du constat et de son applicabilité aux productions régionalistes, reste que le débat se situe ailleurs, condamnant le folklore, trop négativement connoté pour s’écrire autrement qu’à l’encre sympathique, à demeurer confiné entre les lignes.

Secrètes symbioses

Aussi bien donc, à défaut d’être toujours proclamée et assumée, la matière ethnographique court dans les œuvres, et l’ethnologue attentif n’est pas long à la repérer. Quoique « sous-jacente », « inconscientisée » (Christiane Amiel), elle s’avère suffisamment présente pour donner de l’écrivain l’idée d’un ethnographe « sans le savoir », producteur d’« une sorte d’ethnographie à l’état brut » (id.), « ethnographe malgré lui » (Jean-Pierre Piniès à propos de Jean Lebrau). La ligne de partage perd encore en évidence à considérer, par exemple, combien l’attention au plus petit détail, à la parole volatile, à l’anecdote sans importance qui anime Lebrau et fonde le caractère impressionniste de ses chroniques, peut s’apparenter à la curiosité tous azimuts de l’ethnographe. D’autres similitudes s’imposent, déduites de l’inscription, dans le roman, des questions que se pose l’anthropologie, telles celles relatives à la parenté. À l’instar de Timothy Jenkins dans Los tres gojats de Bòrdavielha de Simin Palay (Jenkins 2006), Françoise Zonabend

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les trouve déployées dans À chacun sa volupté de Raoul Gain. L’ethnologue, du reste, ne s’y trompe pas. Laissant là la posture de surplomb qui est habituellement celle du savant pour un positionnement d’égal à égal, Françoise Zonabend a ainsi entrepris de faire dialoguer sa propre ethnographie avec le roman, pour, en somme, penser avec Gain (Zonabend 2003), suivant un parti pris qui vaut bien évidemment pour d’autres littératures (Jamin 2011), sinon d’autres disciplines (Barrère, Martuccelli 2009).

Qu’ils parlent ou pas à l’ethnologue, tous ces rapprochements, que l’on doit aussi regarder comme autant de tentatives de « dérégionalisation » pour atteindre à la littérature universelle, supposent, en creux, une disqualification à titre de romans anthropologiques des œuvres inspirées du « vrai sentiment régionaliste ». À moins de renverser la perspective, ce que suggèrent Daniel Fabre et Jean Jamin :

« Contre une idée reçue qui voit en lui un "retour" – retour au territoire, au terroir, au rythme des saisons, aux valeurs sociales et familiales primordiales, aux traditions – le régionalisme, son expression littéraire, ne serait-il pas en fin de compte, l’extravagance même ? Qui serait d’abord celle qu’on croit déceler, vue d’une position surplombante ou d’un centre moral, idéologique, politique, voire religieux, dans des lieux sociaux périphériques considérés comme déshérités, au pire comme arriérés, en proie à des superstitions, des croyances, des idiomes et des conduites irrationnelles que ne réguleraient qu’un ordre coutumier et saisonnier d’un autre temps, ou – et ceci de tout temps – que des caractères et comportements liés à une "race" ou à une condition jugée immuable (paysans, ouvriers, artisans, immigrés) » (Fabre & Jamin 2012 : 598).

Ainsi envisagée, sous l’angle du dépaysement radical, l’écriture régionaliste présente, comme décuplée, la faculté, commune à la littérature et à l’anthropologie, de révéler et de donner à comprendre l’Autre. À l’instar de la science-fiction qui se plaît à amplifier « les effets de monde » (Bréan 2012), la littérature régionaliste joue à mettre en scène mille et une figures de l’altérité,

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interrogeant en retour ce qui fait notre humanité. Aussi, le métissage des genres, tel que le pratique Alberny et quoiqu’a priori des plus incongrus, prend-il tout son sens sous ce rapport. Veines fantastique et régionaliste se combinent ici comme pour mieux accroître leur capacité respective à produire de l’étrangeté. Ce faisant, les possibilités d’hybridation ne sauraient être simplement imputables à la fantaisie ou à la sensibilité accidentelles de quelques auteurs épars, ainsi que s’emploie à le démontrer Claudie Voisenat. Depuis les romantiques qu’il fascine et qui en ont renouvelé la perception, l’on prête en effet au folklore une dimension fantastique. Somme de savoirs qu’engendrent les mondes précipités dans l’abîme de l’oubli par l’histoire en marche, il tient de l’outre-tombe tout autant que du territoire. Ne s’y trompant pas, la littérature du XIXe siècle y a puisé une source d’inspiration et le moyen d’une régénérescence (Fabre & Privat 2011). En un sens, la réciproque est également vraie. N’est-ce pas ainsi, par l’écriture, que Jean Lebrau endosse et joue le rôle traditionnel d’armier, autrement dit de messager des âmes et de préposé au soulagement de leurs souffrances ? Ramenant la littérature à un « fait folklorique », pour le dire à la façon de Van Gennep, pareille digestion par la tradition du « fait littéraire » déporte le régionalisme littéraire dans une autre dimension. Vincenot y rejoint Lebrau, fort quant à lui de son initiation aux secrets de son monde, initiation que prolonge, en somme, l’écriture. Par elle en effet, l’écrivain se fait médium, se laissant habiter de ses personnages qui, par son entremise, tentent de restaurer un peu de leur pays hors du temps, rattrapé et emporté par la modernité. Pour sa part moins préoccupé de restauration que d’instauration, Frédéric Mistral donne également vie au folklore dans et par la lettre. Sa longue fréquentation de l’œuvre et de ses exégèses permet à Philippe Gardy de débusquer, derrière les différents masques dont il se pare, le Mistral qui se pense en dernier initié et dépositaire des savoirs de la tradition provençale, mais aussi et surtout celui qui se pose en « premier » d’un folklore qu’il réinvente. Un Mistral tout à la fois fossoyeur et démiurge, par la grâce de l’écriture. Ainsi, aux antipodes de leur incompatibilité affichée de part et d’autre, lettres

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et folklore font-ils corps, se parasitant l’un l’autre pour se perpétuer, sinon pour reprendre pied, ou plus fondamentalement pour renaître.

Partis la fleur au fusil à la conquête d’une source de l’ethnologie de la France, sur la piste de la littérature régionaliste, sans obstacles apparents, nous cheminons tout au long de cet ouvrage sur un terrain par « nature » mal défini, et toujours en passe de se dérober sous nos pieds. Ajoutant à notre perplexité, les lignes de démarcation et les points d’intersection, qui positionnent l’une par rapport à l’autre littérature et anthropologie, glissent, se déplacent, comme ébranlés par la notion de folklore. De la perspective documentaire initiale, ainsi passons-nous à une mise en objet qui interroge la manière dont celle-ci agit, travaille et recompose cette proximité. En nous accompagnant dans nos tribulations en littérature régionaliste, le lecteur aura tout le loisir d’apprécier l’effet de ce ferment et de goûter la saveur douce-amère que prend alors cette relation complexe. Alors que l’irréductibilité proclamée et réciproque de l’une à l’autre la donne pour impossible, la puissance fictionnelle du folklore autant que les potentialités initiatiques, rituelles, mystiques de l’écriture, l’impose comme une évidence.

Bibliographie

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