bill t. jones
je suis une histoire Dans Je suis une histoire, Bill T. Jones, l’un des chorégraphes et danseurs américains majeurs de notre temps, confie son expérience de la liberté, de la compassion, de l’âme, de l’amour et de la sérénité. Il ébauche ainsi les contours d’une personnalité complexe et franche à travers ce qui le constitue au plus intime : son enfance, sa famille, l’histoire de l’Amérique et, enfin, la danse. Sous la forme d’un abécédaire, ce livre soulève des interrogations essentielles.
je suis une histoire
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Sainte-Marie.
Bill T. Jones
je suis une histoire abécédaire spirituel
ACTES SUD DÉP. LÉG. : janvier 2014 12 e TTC France www.actes-sud.fr
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ACTES SUD
ISBN 978-2-330-02714-8
“le souffle de l’esprit”
ACTES SUD
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Note du traducteur
Afin de ne pas rompre l’ordre de la pensée de l’auteur et de restituer un peu de la saveur de l’original, nous avons conservé l’ordre alphabétique anglais dans la présentation de l’abécédaire. Ainsi, chaque entrée est suivie de sa traduction en français (ex. : Friendship / Amitié). Nous tenons à remercier Bjorn Amelan pour ses suggestions et éclaircissements, ainsi que Céline VandenBossche pour sa précieuse relecture.
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A Abandon / Abandon L’autre soir à Rome, nous avons remporté un tel succès, et j’étais si tendu, qu’après les rappels et les salves d’applaudissements, toute la tension accumulée s’est soudain relâchée en moi, et j’ai commencé à danser comme un dingue en tapant des pieds sur la scène, criant et rugissant à me briser la voix. Mais c’était bon, car je m’abandonnais. C’était incroyable, quoique aussi très inquiétant, vu de l’intérieur. Je crois que la salle a apprécié, même si elle a aussi sans doute été intimidée, parce que je dansais comme un dératé. S’abandonner peut parfois coûter cher, s’abandonner vraiment, j’entends.
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Affection / Affection En vieillissant, l’affection devient un enjeu croissant. L’affection, c’est le souci sincère et intègre de l’autre. D’un autre côté, avec le temps, et à cause de l’ambition, on devient plus pragmatique. De plus, on est toujours légèrement en retrait par rapport à ses véritables sentiments, l’affection n’étant que l’un d’entre eux. Mais le sens profond de l’affection, pour moi, vient de celle que je porte à mon compagnon1. C’est là que tout se joue ! Car l’affection est différente du désir. Le désir est un démon qui, en réalité, cherche à prendre le contrôle du navire. L’affection est un ange mutin. Africa / Afrique L’Afrique est une souffrance pour moi. D’abord, parce que je ne la connais pas. Je suis un “AfroAméricain” ! Quand je rencontre des Africains d’aujourd’hui, j’ai honte de ma propre ignorance. J’ai honte, parce que j’ai pris pour argent comptant trop de foutaises au sujet de l’Afrique. Par conséquent, l’Afrique me pose question. Sahr Ngaujah, qui tenait le premier rôle dans Fela ! 2,
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était en partie originaire de Sierra Leone par son père. Sa mère était une missionnaire améri caine ! Sahr raconte qu’il dit toujours la chose suivante aux Afro-Américains : “Quand vous irez en Afrique, dites-vous bien que tout ce que vous appréciez chez les Noirs, ou que vous savez d’eux en bien et en mal, vous devrez le multiplier par cent. Alors seulement vous comprendrez ce qu’est l’Afrique !” Étant séropositif, je ne suis jamais allé en Afrique. En ce moment, je dirige un lieu à New York qui s’appelle New York Live Arts3. Notre directrice artistique est très attachée à collaborer avec l’Afrique. C’est pourquoi nous accueillons de nombreux artistes africains. J’ai ainsi pu constater que leurs préoccupations ne sont pas les mêmes que celles des Afro-Américains. Autrefois, je croyais que l’Amérique était le centre de l’Univers, que tout le monde partageait nos soucis. Je sais aujourd’hui que c’est faux. L’Afrique est pour moi un point d’interrogation. Ageing / Vieillesse L’idéal serait de vieillir dignement, car le corps a toujours été aux commandes. Surtout celui du
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danseur. Ce dernier connaît trop bien les attraits de la séduction, du pouvoir et de la maîtrise. Si bien que lorsque les premiers signes de vieillissement se manifestent, et qu’il est entouré de corps toujours plus jeunes, l’angoisse entre en scène avec son lot de questions : “Qui suis-je ?” ; “Qu’est-ce que je vaux ?” et ainsi de suite. La peur de vieillir rend très distant et très manipulateur à l’égard des choses et des gens. Personnellement, j’aimerais vieillir en sage, en homme avisé. Sauf que ce n’est pas si facile… J’ai l’habitude de dire que je ne suis pas chrétien. Toutefois, je crois dans cette bénédiction que les catholiques appellent la Grâce. J’ai foi en celle qui vient – ou devrait venir – avec l’âge. Que disait de Gaulle déjà, “La vieillesse est un naufrage” ? Cependant, le lent naufrage de la vieillesse n’est tragique que si on s’acharne à lutter contre. Comment l’accepter ? La vanité du danseur fait qu’il lui est difficile d’accepter son propre vieillissement. Apartheid / Apartheid Je porte une cicatrice, une cicatrice invisible, due au fait que je suis un Noir des États-Unis. Je suis
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né en 1952. C’est l’époque du Brown versus the Board of Education4 qui interdit la ségrégation entre Blancs et Noirs sur les bancs de l’école. Si ma mémoire est bonne, la mesure concernant les écoles est arrivée en 1954. J’ai donc débuté dans la vie à la toute fin de l’apartheid qui avait sévi jusque-là en Amérique, même si cela ne s’est jamais vraiment arrêté. Aujourd’hui, si j’en juge à ce qui se passe dans ma propre famille, l’apartheid s’est réfugié entre les classes sociales et dans l’accès à l’éducation. L’usage des drogues, l’influence des médias, n’ont fait qu’aggraver la situation. En tant que Noirs, mes neveux et petits-neveux ont moins facilement accès aux études que les gens de ma génération ; ils s’élèvent plus rarement à un meilleur niveau de vie. Les statistiques montrent que celui qui naît pauvre aujourd’hui a toutes les chances de le rester jusqu’à sa mort. Dans l’Amérique de mon enfance, celui qui naissait pauvre avait la possibilité de devenir président ! L’apartheid est partout : en Afrique, au Tibet… Voyez-vous, je fais partie de ces Américains égocentriques qui ont du mal à se faire une idée de l’apartheid. Il est plus facile de se réjouir avec ceux qui ont réussi à s’en tirer et qui sont venus chercher une vie meilleure aux États-Unis. Mais cela
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ne me renseigne pas davantage sur la nature de leurs souffrances, même si par mon éducation, mon niveau de vie et ma réussite professionnelle, je représente une certaine victoire sur l’apartheid. Par quelque bout qu’on le prenne, l’apartheid engendre toujours la culpabilité, c’est-à-dire le sentiment de ne pas vraiment comprendre.
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B Bible / La Bible Walk with me Lord; walk with me Walk with me Lord; walk with me While I’m on this tedious journey Walk with me Lord; walk with me 5
La Bible me ramène à ma mère ; et ma mère à sa foi. Body / Corps Je n’ai pas trop à me plaindre de mon corps, pas du tout en fait, même si mes rides trahissent mon âge. Côté musculature, je tiens encore parfaitement le coup. Les articulations, les genoux, les chevilles, le dos sont mon talon d’Achille, si j’ose dire. Bien sûr, je ne me déplace plus aussi vite qu’autrefois. Par exemple, je ne peux plus sauter,
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et porter un autre danseur est hors de question. Mais mon corps reste présentable, même si, audedans, je suis un homme de soixante et un ans avec les problèmes de son âge. Cela me donne à réfléchir, parce que je ne peux pas m’attendre à une amélioration. Inévitablement, mon état se dégradera. D’ici là, je ne me refuse rien que mon corps me permette encore. L’homme qui partage ma vie aime mon corps, et j’aime le sien. C’est donc la fête ! Par chance, je ne ressens aucune douleur, et je n’en demande pas plus à mon corps. L’esprit se perd en conjectures, et le corps est l’une d’entre elles. Broadway / Broadway Le diable propose… En l’occurrence, il m’a offert la possibilité d’envisager une retraite en pente douce, d’arrêter le barouf de la danse contemporaine, quand celle-ci se fatiguera de moi. Avec la représentation de Fela ! à Broadway, c’est une porte qui s’est ouverte, et cela a été un réveil pour moi. J’ai découvert qu’une grande partie du public n’attend rien d’autre de la scène que d’y être divertie. Or, il se trouve que ces gens-là apprécient mon
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travail. Pourquoi ? Je n’en sais trop rien. Mais c’est un fait qu’ils aiment ce que je fais. C’est pourquoi je ne suis pas tout à fait à l’aise dans ma relation avec Broadway. L’on m’y offre une chance et me dit que cela ne coûte rien d’essayer. Mais je ne suis pas de cet avis. L’entreprise est dispendieuse en termes de temps et suppose un revirement pragmatique de la scénographie. C’est à l’opposé de tout ce que j’ai fait jusque-là en danse contemporaine. Quoi qu’il en soit, je travaille à une nouvelle comédie musicale intitulée Super Fly. J’aime les gens qui collaborent avec moi sur ce projet. Les producteurs ont un sens artistique très poussé, mais ils sont aussi très réalistes. Ils ne cessent de répéter que l’on ne prépare pas une production pour le Festival d’automne ou la Brooklyn Academy of Music. Au contraire, le but est d’offrir un spectacle que les gens viendront voir des années durant. Ce n’est pas gagné d’avance, et ils ne me le cachent pas. Ils sont sensibles à mon talent, mais ils attendent aussi de moi que j’adopte les réflexes d’un metteur en scène de comédie musicale qui travaille pour Broadway. Je viens d’une autre tradition, et j’ai parfois l’impression de retourner à l’école.
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Buddy / Pote Le mot était à la mode dans les années 1950 aux États-Unis. On l’entendait partout, à la télévision, etc. Il y avait même des “films de potes” où on voyait Dean Martin, Jerry Lewis. Ensuite, j’ai eu mes propres copains de lycée et d’athlétisme, les copains d’avant la découverte de la sexualité. Puis je suis passé du copain à l’ami, et de l’ami à Arnie Zane6. Sur un terrain de sport, je n’aurais jamais pu devenir copain avec quelqu’un comme Arnie Zane. C’était un être à part. Il était à la fois mon partenaire sexuel et l’homme dont j’étais amoureux, mais était-il mon “pote” ? Non, il était mon meilleur ami ! La notion de “pote” suppose moins d’implication. En plus, c’est un terme connoté hétéro, comme quand on dit : “Alors, mon pote, ça va ?” Personnellement, j’ai eu plus de copines que de copains. Quant aux amis, j’en ai eu peu, et, de cette époque, je n’en ai gardé qu’un seul. Il est aujourd’hui marié et vit à Berkeley. Nous faisions de l’athlétisme ensemble. Nous étions inséparables. Cependant, je ne me suis jamais senti assez “mec” pour appeler quiconque “mon pote”. Dans les années 1970 et 1980, on a commencé à entendre l’expression “copain sexuel”.
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Elle désignait une personne avec laquelle on couche de temps en temps sans faire de projets d’avenir. Je n’ai jamais eu de “copain sexuel”. Ce que je voulais, c’était une véritable amitié. Je voulais qu’on m’aime pour moi-même. Telle que je l’imaginais, cette amitié n’impliquait pas nécessairement de relations sexuelles. Je cherchais un ami, c’est tout ; le grand amour, comme l’avaient connu Eschyle ou Pétrarque.
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je suis une histoire Dans Je suis une histoire, Bill T. Jones, l’un des chorégraphes et danseurs américains majeurs de notre temps, confie son expérience de la liberté, de la compassion, de l’âme, de l’amour et de la sérénité. Il ébauche ainsi les contours d’une personnalité complexe et franche à travers ce qui le constitue au plus intime : son enfance, sa famille, l’histoire de l’Amérique et, enfin, la danse. Sous la forme d’un abécédaire, ce livre soulève des interrogations essentielles.
je suis une histoire
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Sainte-Marie.
Bill T. Jones
je suis une histoire abécédaire spirituel
ACTES SUD DÉP. LÉG. : janvier 2014 12 e TTC France www.actes-sud.fr
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ISBN 978-2-330-02714-8
“le souffle de l’esprit”
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