Yannis Kokkos scènes
39 Euros TTC ISBN 978-2-330-13656-7
9 782330 136567
KOKKOS-CVBAT-2020.indd 1
ACTES SUD
Né à Athènes en 1944, Yannis Kokkos s’installe en France en 1963. Scénographe et créateur de costumes, il collabore avec de nombreux metteurs en scène dont Jacques Lassalle, et partage l’aventure artistique d’Antoine Vitez de 1969 à 1990. En 1987, il signe sa première mise en scène, La Princesse blanche de Rainer Maria Rilke. Depuis, il réalise ses propres spectacles comme metteur en scène-scénographe. Son parcours artistique, d’envergure internationale, est reconnu par de nombreux prix et distinctions. À l’occasion de l’exposition Scènes de Yannis Kokkos au Centre national du costume de scène et de la scénographie, l’artiste se souvient dans ce livre de moments de vie, d’expériences, de rencontres qui l’ont marqué. Plus de deux cents documents, dont la plupart inédits, permettent une immersion dans un travail ininterrompu de plus de cinquante ans, dont Catherine Treilhou-Balaudé propose ici un inventaire complet.
Yannis Kokkos scènes
Yannis Kokkos scènes
ACTES SUD
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Les années Chaillot
“La Forêt” dans Faust de Goethe, mise en scène Antoine Vitez, théâtre national de Chaillot, 1981.
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On aurait pu croire qu’Antoine était plus heureux d’être dans une salle de répétition que sur scène. Il aimait ces moments où tout était possible, où le travail avec les acteurs restait ouvert à l’imprévu, à l’improvisation, à un devenir en partie inconnu. Les répétitions sur scène allaient vers l’irrémédiable concrétisation d’une forme finie. Presque chaque fois avant de commencer à travailler sur un nouveau spectacle, il me disait : “Et si on reproduisait la salle de répétition du Conservatoire ?” Un lieu où il a mis en œuvre avec bonheur ce qui pourrait être qualifié de “méthode”. Ainsi, pour Partage de midi, au Français, L’Échange, La Mouette et même Le Soulier de satin, nous partions de son désir de retrouver cette salle puis, comme toujours, nous empruntions d’autres voies permettant des visions plus complexes, plus inattendues… La première chose qu’Antoine m’avait dite au moment où il prenait la direction de Chaillot à Paris était que ce théâtre se trouvait dans des souterrains et, comme dans le roman de Jules Verne, il serait formidable que les spectateurs découvrent l’inattendu : la présence de la nature. C’est de là que partit l’idée de faire exister une forêt dans les entrailles de l’ancien TNP. Le théâtre était à l’époque un espace vide, une scène transformable par des gradins mobiles. Telle était la doxa de l’architecture scénographique des années 1970. J’ai imaginé une immense forêt dense avec plus d’une cinquantaine d’arbres qui côté cour avaient leur feuillage d’automne, côté jardin leurs feuilles de printemps, le tout planté sur un plateau incliné jusqu’à une avant-scène qui délimitait brutalement, sans accès possible, une scène vide “en fer à cheval” entourée par les spectateurs. C’est là que l’action de Faust, Tombeau pour cinq cent mille soldats et Britannicus se déroulait avec quelques
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aménagements particuliers. La forêt était toujours présente comme un lieu mystérieux de passages, de sortilèges, de terreurs… Cette séparation d’un espace de jeu et d’un espace imaginaire est une option qui me tente toujours. Tombeau pour cinq cent mille soldats de Guyotat est l’un de mes plus grands souvenirs de Chaillot. Le texte halluciné, rimbaldien, pétri de fange et de sang d’un Artaud qui aurait imaginé Apocalypse Now fut un choc. Il y a eu des refus – spectateurs qui protestent et quittent la salle, une partie de la presse scandalisée – mais aussi quelques solides soutiens reconnaissant en cette adaptation du roman de Guyotat la puissance d’un manifeste poétique. Je crois que la volonté d’Antoine était d’évoquer, aiguillonné par sa propre expérience de la guerre d’Algérie, part sombre de l’histoire française récente, les dérives d’une communauté fermée (comme cet escadron livré à lui-même) et qui devient plus vaste, nationale, cosmique… Les répétitions étaient particulièrement intenses et inventives dans la cruauté : images inoubliables de Daniel Soulier appliquant violemment sur son visage un poulpe cru tout en hurlant l’horreur, Gilbert Vilhon comme abruti assis sur une chaise une canette de bière vide à la main, Jean-Baptiste Malartre, Pierre Vial et Aurélien Recoing en treillis brandissant leurs mitraillettes, Alain Ollivier hurlant, des pissotières alignées devant la scène-forêt, la table recouvrant un sous-sol où se commet l’innommable, la jeep abandonnée dans les taillis, les soldats qui se douchent nus au milieu des arbres, d’autres qui frappent, crachent, éructent… une apocalypse. Juste après fut représenté Britannicus sur un long chemin étroit devant une forêt rendue invisible. Sur cette vision se clôt la saison 1 d’Antoine à Chaillot, dite saison “de la grotte”.
Tombeau pour cinq cent mille soldats d’après Pierre Guyotat, mise en scène Antoine Vitez, théâtre national de Chaillot, 1981.
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Chaillot, saison 2
en haut Hamlet de Shakespeare, mise en scène Antoine Vitez, théâtre national de Chaillot, 1983. Hamlet (Richard Fontana) et le Spectre (Alain Ollivier).
en bas Falsch de René Kalisky, mise en scène Antoine Vitez, théâtre national de Chaillot, 1983.
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Hamlet et l’idée d’une perspective d’un blanc immaculé se référaient certes à Gordon Craig mais elles partaient surtout du désir d’Antoine de faire en sorte que la pièce se déroule dans un espace de la “raison” et d’extraire l’œuvre d’une obscurité romantique. Dans une perspective de parois blanches posées sur de larges paliers blancs, quelques éléments comme des rideaux rouges transformaient parfois le lieu. Durant la scène du “théâtre dans le théâtre” qu’Hamlet fait jouer devant le roi usurpateur et sa propre mère, un rideau rouge en fond transformait l’espace en un théâtre symbolique. La cour assistait à la représentation “piège”, dos au public, devenant ainsi partie des spectateurs. Et l’apparition du spectre ? Éternelle question… Afin qu’il puisse apparaître comme par magie, j’ai imaginé une sorte de “trottoir” à l’avant-scène, rendant invisible un escalier venant des dessous de la scène sur toute la largeur de l’ouverture du cadre. La limite entre la fin du plateau incliné (la scène) et le “trottoir” légèrement surélevé était invisible, permettant au spectre d’apparaître comme s’il émergeait du néant. Les costumes sombres, graphiques, rappelaient la Renaissance et le retour de la “raison”, accentuant la netteté du dessin de la mise en scène. Hamlet inaugurait la seconde saison de Chaillot dans une salle renouvelée. Dans un espace qui était conçu comme une salle transformable, nous avons installé – je dirais même posé – un théâtre frontal. En somme, un théâtre “à l’italienne”. Avec l’aide de Nicolas Sire qui m’assistait à l’époque, nous retrouvions l’“antre” du TNP. Nous avons modifié la profondeur du plateau, veillé à ce que l’inclinaison des gradins assure une visibilité égale pour tous les sièges. Enfin, et surtout, entourés d’une équipe d’acousticiens parce qu’en fait c’était l’acoustique défaillante de la salle qui avait amené ces transformations, nous
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nous sommes arrimés à ce problème jusqu’à, sur leurs conseils, ériger de part et d’autre des gradins des parois vitrées censées favoriser l’acoustique. De confortables sièges de velours rouge accueillaient le public. J’avais dessiné les portes d’accès dans un style années 1930 de fantaisie en référence à l’esthétique “Front populaire” de Chaillot. Quant au cadre de la scène, pour des raisons d’acoustique, et pour trouver le plus juste rapport possible entre décors, architectures diverses et corps des acteurs, et aussi pour permettre une plus grande concentration, nous l’avions conçu grand, profond, en perspective, tout blanc. Il est resté jusqu’à la fin de l’ère d’Antoine et était toujours intégré comme élément de décor des différents spectacles. Ce théâtre à l’italienne était à contre-courant des idées de l’époque sur le théâtre populaire, ce qui amusait Antoine qui, lui, souhaitait surtout offrir au public des conditions favorables à l’écoute de textes exigeants et à des représentations au long cours. Falsch de René Kalisky, créé cette saison-là, s’inscrivait dans le blanc. Deux immenses parois blanches se rejoignaient, posées sur un seul point, la pointe de l’angle qui les réunissait. L’ensemble, en léger déséquilibre, penchait vers la cour. Ce fut un exploit de tendre la toile blanche d’une seule pièce sur des châssis gigantesques car il me semblait impératif qu’il n’y ait pas de coutures. En effet, l’abstraction de l’ensemble aurait été détruite par la révélation de la fabrication de l’assemblage. Un parquet de bois clair en pente couvrait la totalité du plateau. Une colonne décalée et une boule couverte de miroirs à facettes suggéraient le lieu : un night-club new-yorkais, sorte de monde des morts, auquel accédaient les acteurs de Falsch en se glissant sous les parois. Le “trottoir” d’Hamlet était réutilisé comme support à des appareils sophistiqués d’un DJ diffusant la musique “électrique” de Georges Aperghis.
en haut Lucrèce Borgia de Victor Hugo, mise en scène Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, 1985. Lucrèce (Nada Strancar) et Don Alphonse d’Este (Jean-Pierre Joris) en bas Hernani de Victor Hugo, mise en scène Antoine Vitez, Théâtre national de Chaillot, 1985. Antoine Vitez (Don Ruy Gomez de Silva).
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Dessin pour Entretien avec M. Saïd Hammadi, ouvrier algérien de Tahar Ben Jelloun, mise en scène Antoine Vitez, Grand Foyer du Théâtre national de Chaillot, 1982.
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À Chaillot, de nouveaux espaces de jeu naissaient constamment. Dans les couloirs, dans les escaliers, dans les halls. J’ai dessiné la tente blanche en forme de coquille enroulée qui abritait le conteur Nacer Khemir et ses mille et une nuits personnelles. Une boîte blanche posée sur le palier d’un des escaliers devenait un “théâtre” où Jean-Marie Winling, endossant l’imperméable de M. Hamadi, travailleur émigré, faisait venir à la surface l’inconscient réprimé de toute une population. Face à lui, à l’extérieur de la boîte, un homme assis, muet. Salah Teskouk. Médecin ? Journaliste ? Médiateur ? Un texte puissant de Tahar Ben Jelloun paru dans le journal Le Monde, “Entretien avec Monsieur Saïd Hamadi, ouvrier algérien”. Chaillot était une ruche. En permanence se succédaient les formes les plus diverses de théâtre : marionnettes, formes brèves, spectacles pour enfants et même opéras. Ainsi ont été présentés La Voix humaine et Le Combat de Tancrède et de Clorinde dans le grand hall. Une école de formation d’acteurs faisait partie des activités les plus importantes de Chaillot. Antoine, les acteurs, les metteurs en scène, moi-même, nous animions les ateliers. Avec les élèves, je reconstituais des sortes de “tableaux vivants” à partir des peintures de Piero Della Francesca, Poussin, Bacon, Pollock, Manet ou Géricault, qui, peu à peu, se mettaient en mouvement. S’il s’agissait d’œuvres figuratives, une narration se développait ; pour les peintures abstraites, il s’agissait de représenter les tensions en les transposant en acte théâtral. Avec le cinéma, il s’agissait de partir d’une séquence de film et d’improviser un développement. De la nuit d’Hernani, le sol parsemé d’étoiles d’où surgissait la main gigantesque enserrant Charles Quint, de Lucrèce Borgia, et ses architectures fantastiques à la manière de Desiderio peintes au sol, de La Mouette où la perspective d’arbres découpés créait l’illusion que la façade de la maison s’approchait, écrasante, du Héron d’Axionov traversé par une femme oiseau qui
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faisait entrer le désordre dans un quotidien soviétique à cette façade enfin, celle d’Électre néoclassique percée de trois portes – intérieur/extérieur – donnant sur un port du Pirée, inspirée d’une peinture de Tsarouchis, avec comme seul témoin du quotidien un lit de fer, une coiffeuse, une table couverte d’une nappe de plastique bleu. Les lumières des bateaux quittant le port, le jour déclinant sur les toits rendaient ce lieu étranger à la tragédie. Le décor d’Électre, Antoine m’avait demandé de l’inventer à partir de mes propres souvenirs. Une manière pour lui de rendre présente la Grèce contemporaine, une équivalence visuelle de l’intrusion des vers de Rítsos dans le texte de Sophocle, dans notre Électre du Théâtre des Amandiers. Tous ces spectacles témoignent d’une boulimie de théâtre, une boulimie que j’ai partagée avec Antoine, et qui fut pour lui une course prémonitoire contre le temps. À moi, ces spectacles m’ont permis d’exprimer ma vision du théâtre dans une osmose parfaite avec les rêves d’Antoine. J’ai trouvé ce que je cherchais alors sans le savoir peut-être : une manière de faire du théâtre qui refuse tout système et tout dogme, qui garde en mémoire les acquis du passé mais sait les remettre en question, qui reste ouverte à l’imprévu et aux idées nouvelles, qui n’abandonne jamais ce qui semble essentiel mais qui sait négocier l’incontournable.
Dessin pour Électre de Sophocle, mise en scène Antoine Vitez, théâtre national de Chaillot, 1986.
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Avignon, été 1987
Projet d’affiche pour le festival d’Avignon 1987 où fut présenté Le Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène Antoine Vitez.
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Nous sommes assis côte à côte sur un escalier en contrebas à l’arrière de la scène. Nous regardons, dans l’obscurité, le spectacle qui continue de se dérouler devant nous. À côté de moi, Antoine, toujours maquillé, porte le costume de Don Pélage… C’est la dernière représentation du Soulier de satin dans la cour d’honneur du palais des Papes d’Avignon. Nous regardons les acteurs se mouvoir à contre-jour, de dos ou de trois quarts. Face à nous, attentif ou assoupi, enveloppé dans des couvertures, le public. Les premiers rayons du soleil effacent progressivement l’impact des projecteurs sur le plateau, enveloppant dans la même lumière dorée acteurs et spectateurs. Cette extraordinaire aventure de théâtre commencée quelques mois auparavant dans les souterrains de Chaillot fut menée avec une inébranlable conviction par tous les participants, et en premier lieu les acteurs. Cette masse de texte, ce bloc de poésie incandescente, ce voyage épique à travers les sentiments et les continents, ce délire verbal et philosophique ont rendu le temps des répétitions si court que certaines scènes n’ont été répétées qu’une fois avant d’être présentées devant le public. Mais grâce à cette confiance collective, au pouvoir du théâtre et à l’amoureuse connaissance qu’Antoine avait de la poésie de Claudel, le spectacle a laissé à tous ceux qui y ont assisté le souvenir d’un inimitable rêve éveillé de près de dix heures. La scène de séparation de Didier Sandre (Don Rodrigue) et de Ludmila Mikaël (Prouhèze), celle où Ludmila affronte Aurélien Recoing en Ange après avoir subi la tempête amoureuse de Robin Renucci en Don Camillo, celle où Dominique Valadié grimpée sur l’une des figures de proue incarnait la lune, habillée de la même robe blanche à “crevés” que portait Jany Gastaldi dans
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Hernani, restent gravées dans ma mémoire. Une foule d’autres éléments de costumes étaient empruntés à nos précédents spectacles, mélangés à des costumes dessinés spécialement pour composer un bric-à-brac chatoyant tant par volonté esthétique que par économie. En abordant ce monument de théâtre, torrentiel tant par sa dimension que par son contenu, nous nous étions dit avec Antoine que pour représenter ce “théâtre-monde” il n’était possible de le faire qu’en utilisant la simplicité archétypale d’un plateau de bois. Car nul excès illustratif ne pouvait être suffisant pour raconter l’inénarrable. Une petite scène de quelques mètres carrés devenait LE Théâtre, seul capable dans sa nudité essentielle de représenter le monde. J’avais posé cette scène de planches serrées sur une immense surface bleue représentant la mer qui recouvrait la totalité du plateau d’Avignon. Au fond, à l’horizon, étaient plantés en désordre de grands accessoires. Palmiers, palais, monstres marins attendaient dans la pénombre leur tour d’entrer dans l’action. Des galions miniatures, leurs voiles gonflées par le vent, projetaient des boulets pyrotechniques lors d’une bataille navale, une Africaine extravagante surgissait d’un tonneau, Doña Sept-Épées parcourait téméraire les océans, près d’un monstre marin émergeant des flots, et Don Rodrigue, vieilli, dans une tirade déchirante, disait adieu à son amour pendant que les martinets entamaient leur ronde sonore dans les premières lueurs de l’aube. Les deux figures de proue, une femme et un homme en arme, formaient un rideau imaginaire qui maintenant se fermait après le salut où les acteurs ivres de fatigue et de bonheur s’inclinaient devant un public debout qui les ovationnait.
Dessin pour Le Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène Antoine Vitez, festival d’Avignon 1987.
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De Chaillot à la Comédie-Française La première pièce qu’Antoine mit en scène après sa nomination à la tête de la Comédie-Française fut Le Mariage de Figaro. Il n’était pas très heureux de commencer sa première saison comme administrateur avec une œuvre qu’il n’aimait pas. Il m’avait souvent dit combien cette pièce l’ennuyait en raison de sa “perfection”. En effet, il trouvait la “mécanique” trop parfaitement agencée, figée, ne laissant aucune place à une “interprétation”. Par ailleurs, il avait confié quelques années auparavant la mise en scène de ce must classique à Jean-Pierre Vincent par solidarité, au moment où ce dernier fut évincé de la direction de la Comédie-Française. Ce fut l’un des grands succès de Chaillot avec André Marcon en Figaro et les décors ébouriffants de Chambas. Antoine se décida à monter le Mariage sous la pression du ministère qui souhaitait que Beaumarchais ouvre cette nouvelle ère à la Comédie-Française et parce que Klaus Michael Grüber mettait en scène à l’Odéon Danton de Büchner. Or Danton était la pièce qu’Antoine souhaitait présenter comme première œuvre de son mandat. Il fut profondément déçu de ne pas pouvoir la faire. J’étais aussi déçu. J’avais déjà commencé à y travailler et j’imaginais déjà l’acuité qu’Antoine aurait donnée à la représentation. Il avait imaginé la présence d’acteurs au milieu du public, l’invectivant des balcons. Déjà l’abandon d’Œdipe à Colone qu’Antoine projetait de mettre en scène et de jouer à Chaillot avant sa nomination au Français avait chamboulé mes attentes. La maquette d’Œdipe était réalisée et, me semble-t-il rendait bien la vision d’un lieu incertain à la lisière d’Athènes près d’une colline, d’un buisson de lauriers, demeure sacrée des Euménides. Un poteau électrique tel qu’on peut en voir dans la campagne grecque et des rails de chemin de fer qui s’enfonçaient dans la terre… Aucun écho de ce décor quand j’ai réalisé Œdipe à Colone au théâtre antique de Syracuse et à Épidaure bien des années plus tard en juin et août 2018.
Seule m’est revenue intacte l’envie de retrouver cette œuvre près de trente ans après. Je me suis mis au Mariage sans grand entrain… je ne garde aucun souvenir du décor. Seules me restent l’image de Richard Fontana en Figaro électrique et celle de Claude Mathieu perdant sa chaussure comme une préfiguration d’une Doña Prouhèze campagnarde. Je crois que je peux dire que c’est Galileo Galilei de Brecht qu’Antoine a considéré comme son spectacle inaugural à la Comédie-Française. Cette œuvre lui était importante pour plusieurs raisons mais surtout parce qu’elle traitait de la place de l’intellectuel sous un pouvoir autoritaire. Quelle pouvait être la position d’intellectuels développant une pensée aventureuse et libre face au pouvoir communiste tel qu’il était, encore en place, en Russie et en Allemagne de l’Est ? Mais aussi, sans l’avoir vraiment exprimé, quelle était celle de l’intellectuel en France face au parti communiste, certes moins sectaire qu’à l’Est, et il pensait à Aragon et… à lui-même. Comment rendre scénographiquement la permanence de cette interrogation ? Faire en sorte que deux époques, celle du XVIe siècle de Galilée et les années 1950 durant lesquelles Brecht s’accommodait des rigidités du parti en Allemagne de l’Est, coexistent sur le plateau dans un face-à-face brutal. Côté jardin, une longue façade Renaissance en bois sculpté en forte perspective. En face, côté cour, une façade grise, également en perspective, percée de fenêtres aveugles, comme certains de ces immeubles administratifs de l’autre côté du mur de Berlin. Imperceptiblement, tout au long de la représentation, un léger déplacement de l’action se produisait de jardin à cour, du monde de la Renaissance à celui du totalitarisme. L’effet était accentué par la progressive évolution des costumes qui, de vêtements d’époque, se transformaient en ternes costumes trois pièces, gabardines et tailleurs.
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Il me semble que cette évolution du temps à l’intérieur du même espace, dans une chronologie linéaire, fonctionnait. J’ai pu constater que les spectateurs acceptaient comme naturelle cette lente évolution “spatiotemporelle” presque sans s’en rendre compte, captés qu’ils étaient par l’intensité du spectacle dominé par l’interprétation nuancée de Roland Bertin en Galilée.
Dessins pour La vie de Galilée de Brecht, mise en scène Antoine Vitez, Comédie-Française, Paris, 1990.
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Au Capitole de Toulouse, quand j’ai réalisé Cavalleria rusticana et Pagliacci, proposés dans la même soirée, j’ai appliqué pour la seconde fois le principe du passage du temps dans le même espace en choisissant de situer l’action des deux opéras sur la même place d’un village de Sicile mais à deux époques différentes. Sur cette place, un jeune homme, Turiddu dans l’opéra de Mascagni, et Nedda, la comédienne dans celui de Leoncavallo, victimes de la passion, sont immolés. La place du village devient le lieu de la tragédie. D’un côté de la place, un haut mur en oblique, une église ; en face, un mur bas, également en perspective, bordant une terrasse plantée de palmiers. En amorce du cadre jardin, un coin de mur qui peut indiquer l’estaminet de Mamma Lucia, la mère de Turiddu. Des marches en perspective grimpent vers le fond. Les personnages en noir se dessinent nettement sur les surfaces blanches ainsi que leurs ombres. Conflits, fêtes, paroxysme du désespoir habitent ce lieu rural du début du XXe siècle, évoqué d’une manière presque abstraite. Quand après l’entracte arrive sur cette même place la troupe foraine de Canio sur sa vieille moto qui traîne les malles remplies de costumes et d’accessoires (souvenir de La strada), nous sommes près de cinquante ans après l’assassinat de Turiddu. Ce village possède maintenant l’électricité, les palmiers sur la terrasse ont grandi, une immense réclame représentant une belle fille en short à cheval sur une vespa couvre le mur latéral de l’église. Les temps ont changé mais la permissivité n’est qu’apparente.
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Tandis que le jour décline, grâce à la lumière de Patrice Trottier, un petit théâtre finit d’être installé devant les villageois qui affluent. Théâtre dans le théâtre : les spectateurs de la salle – les vrais – regardent d’autres spectateurs – le chœur – suivre une représentation donnée par les chanteurs qui eux-mêmes regardent ce théâtre dans le théâtre se dérouler, grotesque et poignant. Canio chante son amour, ses soupçons, sa jalousie devant sa table de maquillage. Un peu plus tard, fiction ou réalité, le corps de Nedda roule du théâtre improvisé sur l’avant-scène, poignardé. Comme Don José, Canio devant le cadavre de son aimée sait qu’il a tout perdu.
Pagliacci de Ruggero Leoncavallo, Théâtre du Capitole, Toulouse, 2014. Nedda (Tamar Iveri). Canio (Badri Maisuradze).
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Bref retour à Athènes en temps de crise Anne et moi sommes frappés par le silence de la ville, sa respiration étouffée. Des graffitis désespérés ou revendicatifs balafrent les façades ou les murs de parkings vides. Une sorte de sidération s’est emparée de la cité. Dans les beaux quartiers, des meubles encombrent les trottoirs, à la disposition de preneurs éventuels. Partout dans les rues, des sans-abri, des réfugiés croisent le regard des passants parfois compatissant, le plus souvent hostile. Un homme cheveux rasés, à genoux, tête baissée tient un carton griffonné : “Βοηθειστε με είμαι ελληνας άστεγος” (Aidez-moi je ne suis pas un étranger je suis un sans-abri GREC.) Ces quelques mots expriment mieux qu’un discours notre désastre économique, social et humain. En poursuivant notre chemin de la rue de l’Université vers la place Omónia, on s’arrête devant le passage d’“Orphée”. Une lyre marque l’entrée des galeries qui furent jadis commerçantes. Aujourd’hui, il n’y a que des magasins à louer et quelques librairies qui persistent à survivre. Mais autrefois combien de jeunes gens comme moi ont emprunté l’escalier tournant au bout d’une des galeries qui conduisait vers le sous-sol à peine éclairé où se trouvait cette caverne magique qu’était le “Théâtre d’Art” de Karolos Koun ? Espace en rond ou parfois en forme d’arc avec ses sièges en toile sombre, projecteurs apparents, il était l’écrin de spectacles inoubliables. Des décors épurés dessinés par les grands peintres de l’époque qui étaient aussi scénographes et éblouissaient par leur inventivité toujours accordée aux textes et aux mises en scène si justes, si profondes de Koun. Tsarouchis, Moralis, Vassiliou, Vakalo ont ouvert la voie à une scénographie moderne. C’est au “Théâtre d’Art” que j’ai assisté aux représentations d’une œuvre de Brecht, Le Cercle de craie caucasien, de Soudain l’été dernier de Tennessee
Williams et surtout de Doux oiseau de jeunesse où Melina Merkouri apparaissait pour la dernière fois sur scène en Grèce, mais aussi Ionesco, Beckett et Anouilh. Le théâtre contemporain grec était présent avec des pièces comme La Cour des miracles de Kambanéllis, une poignante peinture d’un quartier populaire avec ses aspirations et ses désespoirs. Bien après Aggela de Sevastikoglou, il donnait voix aux exclus de la Grèce renaissante… Il faut dire que durant des décennies les hommes et les femmes du peuple n’ont été présents que dans les revues musicales et dans quelques comédies et mélodrames cinématographiques. Un triangle magique se déploie à partir de ce lieu. D’abord le cinéma “Asty”, à quelques mètres du “Théâtre d’Art” situé juste en face de l’Académie, où le “Ciné-club”, animé par deux sœurs passionnées à l’allure de maîtresses d’école sévèrement chics, m’a permis de découvrir le grand cinéma : Citizen Kane de Wells, La Nuit des forains et Le Septième Sceau de Bergman, Alexandre Nevski et Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, La Dolce Vita, pour moi l’un des plus beaux films jamais réalisés et qui donnait déjà à voir les désarrois et les inquiétudes à venir, Antonioni avec L’Éclipse qui m’a profondément marqué avec cette fin énigmatique où la caméra parcourt une ville vide de toute présence humaine comme après un paisible anéantissement… et tant d’autres merveilles du cinéma de Kurosawa à Hitchcock… Chaque dimanche matin, hiver comme automne ou printemps, je prenais le bus avec la même excitation en attendant de m’immerger dans des mondes où la cruauté sociale du Voleur de bicyclette et de La terra trema de Visconti alternait avec l’onirisme noir et blanc des films policiers, comme Le Faucon maltais ou Asphalt Jungle… Les jours où je n’avais pas école, je me précipitais à l’autre point du triangle magique : la librairie française Kauffman située juste à l’angle qui dissimulait
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le cinéma Asty. Il se trouvait que ce jour du retour était celui de sa fermeture définitive accélérée par la crise économique qui frappa la Grèce beaucoup plus durement que tout autre pays en Europe. Une crise qui a permis à ceux qui ont imposé des sanctions terribles aux “coupables” de mettre la main discrètement sur les biens matériels et immatériels de leurs victimes consentantes.
Anne Je regardais ces rayons autrefois remplis de livres serrés, devenus vides. Je suis monté par l’escalier étroit à l’étage où j’avais passé des après-midi entiers à feuilleter des livres sur le théâtre et des revues pleines d’images et de comptes rendus de spectacles du monde entier, du TNP au Berliner Ensemble, de Stratford-upon-Avon aux premiers spectacles de Strehler et de Planchon. Je m’en mettais plein les yeux avec les décors d’Annenkov, Wakévitch, Neher, Schlemmer, Craig, Appia, René Allio et Bakst… C’est là que dans les revues du TNP j’ai vu une photo d’Anne en Dame en Vert dans Peer Gynt à côté de Daniel Ivernel dans le spectacle monté par Reybaz au TNP. Dans une autre revue de théâtre, de belles photos d’elle face à Germaine Kerjean dans Le Repoussoir d’Alberti. Je ne la connaissais pas encore puisque c’est près de vingt ans après que je la vis pour la première fois en ouvrant la porte d’un appartement parisien. Je l’avais déjà vue (sans le savoir), en sari, entrant dans un autocar sur fond de tour Eiffel dans Zazie dans le métro de Louis Malle. Ainsi, vingt ans plus tard, je l’ai reconnue. Comme si ces quelques images dans les revues que j’avais gardées étaient prémonitoires de notre rencontre. Fin décembre 1973… Je rends visite à Mine qui est souffrante. Mine Vergez, depuis que nous nous sommes rencontrés au Théâtre de la Ville pour La guerre
de Troie n’aura pas lieu, a réalisé avec son atelier de la rue d’Argenteuil tous les costumes des spectacles de Chaillot et bien d’autres. Mine est depuis restée une amie. Je lui porte un bouquet de fleurs et m’apprête à chercher un vase. Soudain, on sonne à la porte. Je vais ouvrir, tenant distraitement le bouquet… Devant moi, Anne se tient avec sa coiffure de feu, ses yeux verts, son visage parfait enchâssé dans un col de fourrure blanche, tenant par la main un petit garçon vif et lumineux au regard interrogateur. Je reste comme frappé par la foudre… et découvre ainsi le sens littéral de l’expression. Cette nuit, qui me semble toujours comme rêvée, a fait entrer dans ma vie d’autres univers, d’autres histoires, un autre continent : l’Afrique. Anne est une amie d’enfance de Mine. Elle arrivait de Cologne, où elle travaillait à la Deutsche Welle, pour voir Mine en ce moment difficile qu’elle traversait. Toutes les deux passionnées de théâtre, elles se sont éloignées l’une de l’autre au moment où Anne, comédienne pleine de projets, abandonna tout pour participer directement aux mouvements d’indépendance. Elle partit en Guinée au moment où le pays se séparait de la France, alors embourbée dans la guerre d’Algérie. Ce début d’Indépendance, elle l’a pleinement vécu sans contact avec la communauté française mais immergée dans le pays, comme journaliste de la Radio nationale… jusqu’au moment où le régime de Sekou Touré devint une dictature. Elle a vécu intimement la transformation d’un rêve de libération en totalitarisme cruel. Procès, tortures, assassinats d’État : “L’aveu sous les tropiques”, titre d’une de ses émissions plus tard à France Culture. Elle réussit à quitter le pays au moment où l’étau se resserrait aveuglément. Elle vint en Allemagne puis revint en France définitivement quelques mois après que j’eus ouvert la porte d’un appartement rue d’Argenteuil, un bouquet de fleurs à la main.
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Deux chats se rencontrent près du parc Monceau. L’un est gris, l’autre noir. L’un demande à l’autre : “Comment vas-tu ? Que fais-tu ?” Réponse du chat noir : “Je vais, je viens comme d’habitude, d’un toit à l’autre, je fais des rencontres… Et toi ?” “Moi, dit le chat gris, je fais le chat chez Mallarmé.”
en haut Dessins pour Boris Godounov. au milieu Maquette pour le décor de Pagliacci. en bas Costumes pour Le Rossignol.
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en haut à gauche Dessins pour Le Vaiseau Fantôme. en haut à droite et au milieu à gauche Dessins pour Boris Godounov. au milieu à droite et en bas à droite Dessin et costume pour Lucia di Lammermoor. en bas à gauche Costume pour Pagliacci
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À la disparition d’Antoine, j’ai ressenti profondément qu’un cycle important s’achevait. Je ne pouvais continuer à partager mes projets de scénographie avec d’autres metteurs en scène malgré l’intérêt que je portais à leur travail et le bénéfice de nouvelles expériences. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai reçu plusieurs propositions. Je les ai toutes refusées, simplement parce que je ne pouvais faire autrement. Mes refus furent appréciés diversement. Un directeur de théâtre privé m’a même pris à partie, mettant mon refus sur le compte de la “suffisance bien connue” des gens du théâtre public face à ceux du théâtre privé. Que dire ? Le théâtre est ce que les femmes et les hommes de théâtre en font. Ce “faire” du théâtre est composé de réflexions, de sentiments, de sensations tous contradictoires. Des certitudes si fugitives que toute exégèse ou affirmation définitive est vite périmée. J’ai du mal à définir mon travail par les mots. Il me semble toujours omettre ce qui m’importe le plus. Je suis venu à la mise en scène par la scénographie comme d’autres par le jeu, l’écriture, l’université. Mes scénographies comme mes mises en scène partent du dessin. C’est le dessin qui est à l’origine de mes spectacles. C’est par le dessin que je cherche les tensions, les volumes, la lumière, les attitudes et les solutions imposées par les partis pris. C’est par le dessin que l’inconscient révèle des correspondances insoupçonnées et fait apparaître le spectacle futur. Comme la scénographie, la mise en scène est pour moi une dramaturgie appliquée à l’espace et au jeu, basée sur l’élucidation du sens, la clarté de la narration. Une narration qui prend en compte la part obscure, indéchiffrable de l’œuvre, l’imprévu qui surgit pendant les répétitions, les “repentirs” comme en peinture. Je m’impose d’aborder chaque nouveau spectacle avec un savoir “oublié”, une sorte d’empathie critique par rapport aux œuvres, les considérant toujours comme contemporaines. Pour paraphraser Héraclite, le théâtre
Yannis Kokkos scènes
39 Euros TTC ISBN 978-2-330-13656-7
9 782330 136567
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ACTES SUD
Né à Athènes en 1944, Yannis Kokkos s’installe en France en 1963. Scénographe et créateur de costumes, il collabore avec de nombreux metteurs en scène dont Jacques Lassalle, et partage l’aventure artistique d’Antoine Vitez de 1969 à 1990. En 1987, il signe sa première mise en scène, La Princesse blanche de Rainer Maria Rilke. Depuis, il réalise ses propres spectacles comme metteur en scène-scénographe. Son parcours artistique, d’envergure internationale, est reconnu par de nombreux prix et distinctions. À l’occasion de l’exposition Scènes de Yannis Kokkos au Centre national du costume de scène et de la scénographie, l’artiste se souvient dans ce livre de moments de vie, d’expériences, de rencontres qui l’ont marqué. Plus de deux cents documents, dont la plupart inédits, permettent une immersion dans un travail ininterrompu de plus de cinquante ans, dont Catherine Treilhou-Balaudé propose ici un inventaire complet.
Yannis Kokkos scènes
Yannis Kokkos scènes
ACTES SUD
01/10/2020 12:51