Extrait "Léonard de Vinci anatomiste"

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Léonard de Vinci Anatomiste

Martin Clayton et Ron Philo LEONARD_DE_VINCI_ANATOMISTE_COUV_BAT-19_10.indd 1

ACTES SUD ISBN : 978-2-330-10642-3

Dép. lég. : février 2019 39 € TTC France www.actes-sud.fr

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ACTES SUD

Léonard de Vinci fut le premier à représenter le corps humain sous ses aspects structurel et physiologique, depuis les mystères de la conception jusqu’à ceux de la mort, en passant par l’interaction des organes, la décomposition des mouvements, les manifestations expressives des émotions et des sens. Et il n’ignora pas non plus les physiologies animales, notamment celle du cheval qu’il a profondément étudiée. À sa mort en France, en 1519, toute l’Europe occidentale le célébra, mais uniquement pour son œuvre artistique. Il fallut attendre les XIXe et XXe siècles pour que les milliers de pages de ses carnets suscitent curiosité et reconnaissance, ainsi que les dizaines de planches anatomiques. Fruits d’une remarquable dextérité manuelle, ces dernières allient l’intelligence profonde de la structure du corps à un exceptionnel talent de dessinateur et à un style littéraire limpide : pour toutes ces raisons, elles comptent parmi les plus pénétrantes jamais réalisées. Les 87 feuilles représentées dans cet ouvrage proviennent de la Royal Library (Windsor Castle) qui détient 215 des 228 planches aujourd’hui conservées. Minutieusement décrites et reproduites, elles sont ici confrontées aux connaissances anatomiques et physiologiques de notre temps. Martin Clayton dirige le département des peintures et dessins de la Royal Library (Windsor Castle). Ron Philo est professeur associé à l’University of Texas Health Science Center (San Antonio).

Martin Clayton et Ron Philo

Léonard de Vinci Anatomiste ACTES SUD

30/10/2018 17:28



Martin Clayton et Ron Philo

Léonard de Vinci Anatomiste

ACTES SUD


Remerciements Je suis grandement redevable à mon collaborateur, Ron Philo, docteur ès lettres, maître de conférences au département des sciences de la santé à l’université du Texas, à San Antonio, de m’avoir guidé dans les méandres du corps humain et permis de réaliser combien il est rare de pouvoir dire un dernier mot sur les dessins d’anatomie de Léonard de Vinci. Ron Philo a été assisté pour des points de détail par Charleen Moore, docteure ès lettres, et Omid Rahimi, docteur ès lettres (tous deux également de l’uthscsa), ainsi que par L. Maximilian Buja, docteur en médecine, de l’université du Texas à Houston (uthsch). J’ai aussi beaucoup appris, lors de conversations antérieures sur certaines études du cœur par Léonard, auprès de Francis C. Wells, du service de chirurgie cardio-thoracique du Papworth Hospital (Royaume-Uni) ; Joanne H. Cooper, conservatrice des collections d’anatomie aviaire au Natural History Museum de Tring (Royaume-Uni), m’a aidé à aborder les feuilles no 75-76. Sarah Pearson, Carina Phillips, Martyn Cooke et Sam Alberti du Hunterian Museum du Royal College of Surgeons (Londres), ainsi que Jenny Whitebread et ses collègues de la société Adam Rouilly, nous ont apporté un soutien précieux pour nos projets d’exposition. J’ai bien sûr été constamment secondé par mes collègues à Windsor, en particulier par Lauren Porter. Enfin, ce livre n’aurait pu voir le jour sans les inlassables apports de ceux qui m’ont précédé dans ce domaine, notamment Jean-Paul Richter, Giovanni Piumati, Charles O’Malley, John Saunders, Kenneth Keele et Carlo Pedretti, dont les ouvrages sont ici mentionnés sous la rubrique « Guide bibliographique ». Martin Clayton Windsor, Septembre 2011 L’éditeur français remercie vivement Patrick Huerre, membre de l’Académie des sciences, chercheur au Laboratoire d’hydrodynamique de l’École polytechnique (LadHyx), pour sa révision des éléments de physique (feuilles no 65a et 71), ainsi que Nicole Charpy, orl-phoniatre, pour sa lecture avisée des textes concernant le crâne et la phonation.

Édition originale en langue anglaise : Leonardo da Vinci Anatomist Royal Collection Trust, 2012

Sauf indication contraire ci-dessous, toutes les œuvres reproduites appartiennent aux collections royales de S.M. la reine Élisabeth II.

Texte original et reproduction des documents de la Royal Collection : Royal Collection Trust © HM Queen Elizabeth II 2018 www.royalcollection.org.uk

Que soient remerciés pour les autorisations accordées : Wellcome Library, Londres : fig. 2, 3 et 4 Galleria dell’Accademia, Venise / The ­Bridgeman Art Library : fig. 6 Photo rmn, Michel Urtado : fig. 7 The Trustees of the British Museum : fig. 11 Wellcome Laboratory of Neurobiology : fig. 17 The Hunterian Museum at the Royal College of S ­ urgeons : fig. 18 Ron Philo : fig. 19 Klassik Stiftung Weimar : fig. 20

Conception graphique : John Hubbard Conception éditoriale : Johanna Stephenson Traduit de l’anglais par Christine Piot

Édition française © Actes Sud, 2018 1re édition en langue française : Léonard de Vinci anatomiste ISBN 978-2-330-10642-3 www.actes-sud.fr

En couverture : Crâne sectionné, 1489 (no 13b, détail) En quatrième de couverture : Fœtus dans l’utérus, vers 1511(no 71, détail) Frontispice : Nu masculin vu de dos, vers 1504-1506 (no 22) Page 6 : Crâne sectionné, 1489 (no 12b, détail) Page 30 : Anatomie superficielle de l’épaule et du cou, vers 1510-1511 (no 53a, détail)


Sommaire

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Introduction Les études d’anatomie Avis au lecteur Premières études d’anatomie et de proportion Regain d’intérêt pour l’anatomie : la Bataille d’Anghiari Le centenaire : Manuscrit d’anatomie B Neurologie et phonation Le squelette et les muscles : Manuscrit d’anatomie A L’appareil génital Travaux à la villa Melzi : chiens, oiseaux, bovins Le cœur

31 32 74 82 144 152 200 208 218

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Guide bibliographique

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Table de concordance

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Index


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Fig. 1. Attribué à Francesco Melzi Portrait de Léonard de Vinci, vers 1515 Sanguine, 27,5 × 19 cm RL, 12726

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Introduction

À

sa mort en France en 1519, à l’âge de 67 ans, Léonard de Vinci (fig. 1) était célèbre dans toute l’Europe occidentale, uniquement en tant qu’artiste. En dehors de son entourage immédiat, ses recherches scientifiques étaient complètement méconnues et incomprises. Il faut attendre les xixe et xxe siècles pour que les milliers de pages de ses carnets suscitent un intérêt véritable. Sa réputation d’« homme de la Renaissance » par excellence reposait sur une activité de peintre, adonné accessoirement aux sciences. Or, Léonard ne se serait pas reconnu dans ce portrait de lui-même. Il accordait à ses travaux scientifiques au moins autant d’importance qu’à son activité artistique, et ce dès les années 1480. Il semble même qu’il n’ait entrepris aucune peinture nouvelle au cours de la dernière décennie de sa vie et que, de 1508 à 1513 en particulier, il se soit surtout occupé de sciences, se contentant de retoucher de temps à autre des tableaux déjà commencés. Et, parmi ses nombreuses recherches – en optique, géologie, botanique, hydrodynamique –, l’anatomie humaine est le domaine auquel il s’est consacré avec le plus d’assiduité et où il a fait les découvertes de plus vaste portée. Au cours de ces quelques années de travail soutenu, il disséqua une trentaine de cadavres. Ses études d’anatomie, fruits d’une remarquable dextérité manuelle, alliée à une intelligence profonde de la structure du corps, à un exceptionnel talent de dessinateur et à un style littéraire limpide, comptent parmi les plus pointues jamais réalisées. Il projetait de publier ses travaux et il aurait alors pesé sur l’évolution de l’anatomie en Europe. Mais il mourut en 1519, et ses dessins, enfouis parmi ses papiers personnels, allaient rester pour ainsi dire ignorés du monde pendant quatre siècles.


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Accouplement d’hémicorps masculin et féminin vers 1490-1492 Plume et encre 27,6 × 20,4 cm RL, 19097v ; QA, III, 3v ; O’M&S, 204 ; K&P, 35r

Le dessin principal de cette feuille traduit les premières notions de Léonard au sujet de la conception, issues des écrits de ses prédécesseurs, aux avis divergents sur la nature du processus : union matérielle, union spirituelle ou les deux conjugués. Platon, notamment, avance dans le Timée l’idée que la « graine » est une entité spirituelle, située dans le cerveau et la moelle épinière et dotée d’une volonté propre qui incite l’homme et la femme à procréer. Léonard note à ce propos : « Avicenne est d’avis que l’âme donne naissance à l’âme et le corps au corps […]. » (Windsor mss. R, 1482 ; CLV, I, p. 194), et ailleurs : « Hippocrate dit que l’origine de notre semence est dans notre cerveau et dans les poumons et testicules de nos ancêtres, où se fait le brassage final ; et tous les autres membres transmettent leur substance à cette semence au moyen de la sudation, car il n’existe pas de canaux apparents pour parvenir jusqu’à elle. » (Forster III, 75r ; CLV, I, p. 200.) Dans la description de Léonard trois composantes paraissent concourir à la conception. Chez l’homme, des canaux à l’intérieur du pénis proviennent aussi bien du plexus lombo-sacré, à la base de la colonne vertébrale (pour transmettre un élément « animé » comme l’âme), que du cœur (élément « spirituel ») et des testicules (élément « matériel »). Léonard adopte ainsi la subdivision du corps en trois zones de Mondino de’ Luzzi : vitalité (tête), spiritualité (thorax) et matérialité (abdomen). Les canaux qui partent du cœur et des testicules se rejoignent dans l’urètre et pénètrent par un conduit dans le pénis, tandis que le canal issu de la moelle épinière reste isolé. Une simple dissection lui aurait montré que le pénis ne comportait qu’une seule voie. Il se peut même qu’il ait attribué une seconde fonction chez l’homme à ce canal fictif entre le cœur et les testicules : parmi ses notes figure en effet un mémorandum sur la nécessité d’examiner « en quoi les testicules sont source de hardiesse » (trad. C. P.). De même que les émotions étaient censées provenir du cœur, un conduit était supposé véhiculer cette hardiesse, depuis sa source dans les testicules jusqu’au cœur. Chez la femme, la configuration est moins claire. La colonne vertébrale bifurque et une branche de la moelle épinière passe directement dans l’utérus. Les ovaires et le cœur ne sont pas dessinés. On peut donc raisonnablement se demander si, à ce stade de sa carrière, Léonard accordait à la femme une part égale à celle de l’homme dans la conception. Il introduit cependant aussi, dans le corps féminin, un canal reliant l’utérus à la poitrine pour permettre aux menstrues, interrompues pendant la grossesse, de se convertir en lait. Le dessin principal et les études annexes sur la gauche révèlent aussi combien, à cette époque, Léonard avait une connaissance limitée du système digestif. L’étude plus petite distingue le gros intestin de l’intestin grêle, mais les circonvolutions en sont raccourcies et, au milieu des intestins, apparaît un second organe comparable à l’estomac (peut-être un cæcum dilaté), relié au nombril. Léonard a noté son intention de rechercher « comment l’enfant se nourrit par le nombril ».

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Boîte crânienne 1489 Plume et encre 18,8 × 13,9 cm RL, 19059r ; MS B, 42r ; O’M&S, 5 ; K&P, 40r

En haut de la page, Léonard a écrit : « Le second jour d’avril 1489 », et ajouté : « Le Livre intitulé “De la figure humaine” » (CLV, I, p. 167). Cette feuille amorce donc la rédaction de ce qui sera désigné comme le Manuscrit d’anatomie B, dorénavant appelé Manuscrit B, carnet composé de quarante-quatre folios consacrés à des études anatomiques, effectuées au cours de deux périodes : autour de 1489 et de 1508 (sur les derniers dessins, voir les feuilles no 25-46). Peut-être est-ce l’acquisition d’un crâne humain, ou de plusieurs, qui a conduit Léonard à commencer ce carnet ? Si, comme nous l’avons vu, il avait déjà disséqué une jambe humaine, le peintre considérait certainement la tête comme la clef de nombreuses questions plus subjectives, plus phénoménologiques, concernant notamment les sens et les émotions. Ici, pourtant, dessins et notes restent sur le plan matériel, ils définissent les trajets des veines temporale superficielle et maxillaire. Il est difficile de déterminer le nombre de crânes dont a disposé Léonard – les différentes dentures, relevées sur les dessins, n’impliquent pas nécessairement l’existence de plusieurs têtes car il ne se contentait pas d’une restitution fidèle de ce qu’il avait sous les yeux. Ces études de crânes sont néanmoins très finement observées et exécutées. L’usage de hachures parallèles à la pointe de métal, très serrées, pour traduire les effets de lumière sur des surfaces unies, avait porté, dans ses dessins de l’époque, la qualité du rendu à un niveau de raffinement inouï. Ici, il parvient à suggérer le modelé complexe du crâne à l’aide de la seule technique de la plume et de l’encre, qui n’autorise aucun repentir. Les dessins et le texte annexe décrivent le trajet de la veine maxillaire, marquée m dans l’étude du haut, qui passe sous l’arcade zygomatique (pommette) et pénètre dans l’orbite de l’œil par l’arrière, pour s’engager dans le sillon et le canal infra-orbitaires avant de ressortir par le foramen [trou] infra-orbitaire, marqué n dans l’étude du haut. De là elle se ramifie pour donner naissance à la veine angulaire et à d’autres veines autour de l’orbite. La veine temporale superficielle, quant à elle, chemine parallèlement à la veine maxillaire, sous l’arcade zygomatique, pour se ramifier ensuite au niveau de la tempe. La jonction de ces deux veines pour former la veine rétro-mandibulaire, juste en dessous du niveau de la mâchoire, n’est pas indiquée.

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Cheval de profil vers la gauche, avec indications de mesures

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vers 1490 Pointe de métal, plume et encre sur papier préparé bleu-gris moitié supérieure en mauvais état de conservation 32,4 × 23,7 cm RL, 12319 ; P. I., 89

Parallèlement à ses études sur les proportions du corps humain, Léonard de Vinci s’est assidûment penché, autour de 1490, sur les proportions du cheval, motivé par la commande d’un gigantesque monument équestre en l’honneur de Francesco Sforza, précédent duc de Milan. Il examina, pour cela, différentes races de chevaux. Ici, la note au-dessus du dessin principal précise « gianecto grosso di messer galeazo », indiquant que son modèle, un grand genet, appartenait à Galeazzo da Sanseverino, capitaine général de l’armée milanaise. Les études équines de Léonard diffèrent fondamentalement de celles qu’il consacre à la même époque aux proportions humaines. En effet, contrairement à l’être humain, le cheval n’occupe aucune place centrale dans l’ordre de l’univers et, par conséquent, ses différentes parties ne sont pas censées présenter des rapports régis par une harmonie divine. Pour appréhender sa morphologie, aucune spéculation abstraite n’est nécessaire : il suffit de mesurer l’animal. Chez Léonard, la densité des notations dépasse largement ses préoccupations pratiques immédiates, elle préfigure la méthode qu’il appliquera pour ses études du corps humain mais, en l’occurrence, sans le souci d’établir des correspondances et des proportions harmonieuses. Mesurer un cheval vivant devait être une tâche de longue haleine, et il est probable que l’artiste a annoté ses dessins sur la base de chiffres communiqués à (ou par) un assistant. Les plus grandes dimensions ont sans doute été mesurées avec un mètre ruban ; l’épaisseur des jambes, avec un compas à calibrer, instrument dont Léonard a d ­ essiné quatre exemplaires dans un carnet utilisé à la fin des années 1480 (Paris, MS B, fol. 52v, 57v et 58v). Il a pris pour unité la testa du cheval (du bout du nez à la base des oreilles), divisée en seizièmes, lesquels sont eux-mêmes subdivisés en fractions (moitiés, tiers et quarts de seizième, comme c’est le cas ici), ou bien en une nouvelle unité, le seizième de seizième, soit 1/256 de la tête – moins de 2 mm. Ce système s’apparente à celui que définit Leon Battista Alberti dans son traité De statua (vers 1443-1452), où il renonce à établir des rapports harmoniques dans le corps humain pour subdiviser le pied en 10 unceolæ et 100 minutæ, d’environ 3 mm. Cette feuille a été pliée en deux avant que Léonard n’ait commencé à travailler dessus et, dans la partie supérieure, d’autres études à la pointe de métal se sont effacées lorsque la préparation bleue a souffert de l’humidité au cours des ans.

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44b

Appareils génitaux de l’homme et de la femme vers 1508 Plume et encre sur pierre noire 19,1 × 13,8 cm RL, 19095v ; QA, III, 1v ; O’M&S, 201 ; K&P, 54v

Léonard tente ici d’analyser les ressemblances entre les appareils génitaux de l’homme et de la femme. La femme a ses deux vaisseaux spermatiques en forme de testicules et son sperme est d’abord du sang comme celui de l’homme mais, quand l’un et l’autre [celui de la femme et celui de l’homme] atteignent les testicules, ils acquièrent une vertu génératrice, mais pas l’un sans l’autre, et ni l’un ni l’autre ne reste dans les testicules. Mais l’un [va] dans la matrice et l’autre, celui de l’homme, dans deux ventricules [vésicules séminales] qui sont fixés à l’arrière de la vessie. (Trad. C. P.)

Il est donc manifeste que, pour Léonard, l’homme et la femme participent à la conception à égalité (voir no 2) : il nomme les ovaires « testicules » et affirme que ceux-ci produisent aussi du sperme à partir du sang et qu’ils l’envoient dans l’utérus. Il ne cherche cependant pas à affirmer ces homologies avec trop de rigueur. Même si, dans ces dessins, les vésicules séminales sont de même forme et dans la même position que les ovaires, il est clair que le sperme provient des testicules pour n’être qu’emmagasiné dans les vésicules. L’artiste a aussi découvert que l’urètre est l’unique conduit dans le pénis, rejoint par les canaux éjaculateurs. La vue externe de l’utérus en haut au centre de la page révèle toutefois qu’il n’avait encore qu’une connaissance limitée de cette région du corps. Trois structures annexes s’y rattachent de part et d’autre. Il se peut qu’il s’agisse (de haut en bas) : d’un ligament utérin, vu selon des configurations différentes dans plusieurs dessins de cette période (voir no 47a) ; du mythique vaisseau censé conduire, pendant la grossesse, le sang des menstrues jusqu’aux seins pour qu’il se convertisse en lait (voir no 2) ; enfin de l’ovaire, avec à son extrémité supérieure la veine ovarienne qui, depuis son extrémité inférieure, libérerait dans l’utérus le « sperme féminin » (dont il est question dans le passage cité plus haut). Le dessin en bas de la feuille à droite tente de restituer en volume ces supposées structures. La plus clairement reconnaissable est la vessie, à l’avant du corps, avec les uretères en provenance des reins et probablement l’artère vésicale supérieure, issue de l’artère iliaque interne (voir no 68). Derrière la vessie se trouve l’utérus, avec l’ovaire gauche uni à un vaisseau sanguin dont on peut suivre le trajet remontant jusque dans la région des reins – la veine ovarienne gauche rejoint effectivement la veine rénale gauche. Les « vaisseaux du sang menstruel » s’enroulent vers le haut, de part et d’autre de l’utérus, pour aboutir à l’avant des reins. Un vaisseau sanguin paraît descendre vers l’avant de la vessie, d’où un autre remonte par-derrière vers le nombril. Le côlon s’incurve derrière l’utérus, pour se terminer par une petite tache d’encre sombre au niveau de l’anus.

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47a/b

Appareil cardio-vasculaire et principaux organes de la femme vers 1509-1510 Pierre noire, sanguine, encre et lavis jaune, piqûre serrée pour le report 47,6 × 33,2 cm RL, 12281r-v ; QA, I, 12r ; O’M&S, 202 ; K&P, 122r-v

Avec ce magnifique dessin, les recherches de Léonard sur les viscères, que compte le Manuscrit B (no 25-46), atteignent un sommet. Il réunit de nombreux éléments repris de diverses études de ce carnet, même si certaines parties du tube digestif ou du système nerveux n’y figurent pas. La page a été réalisée en plusieurs étapes. L’artiste a d’abord esquissé à la sanguine puis à la pierre noire les contours du torse, en partant des aisselles et du diaphragme ; ensuite la feuille a été pliée en deux et ces lignes ont été piquées à travers les deux épaisseurs de papier pour obtenir une silhouette parfaitement symétrique, à l’intérieur de laquelle placer les différents éléments internes. La trachée et les bronches sont reprises du dessin de gauche de la feuille no 33b. À l’avant de la bifurcation de la trachée passent les extrémités supérieures des vaisseaux majeurs, comme sur le dessin no 29a : l’arc aortique est celui d’un bovin, avec les deux artères brachio-céphaliques droite et gauche et les veines brachio-céphaliques, également symétriques. Le retour veineux, depuis le poumon droit, se dirige vers la veine cave supérieure et non vers l’oreillette gauche du cœur, et l’arc de la veine azygos rejoint, correctement, la veine cave supérieure. Le cœur se résume aux ventricules, sans les oreillettes. La bifurcation aortique, située plus bas, et la disposition de la veine cave sont bien décrites au niveau du nombril, mais les vaisseaux suivants se prolongent exagérément sur les côtés, dans la région des fessiers et de la cuisse, comme sur la feuille no 27. On discerne les veines lombaires ascendantes de part et d’autre de la veine cave inférieure et de l’aorte thoracique, comme sur les dessins no 27 et 28. Le foie, la rate (dessinée deux fois) et les reins sont approximativement bien placés, comme sur la feuille no 29b, mais cette partie de la page a été tellement retravaillée qu’il est difficile de suivre le trajet des vaisseaux sanguins. La veine ombilicale passe en diagonale pour se diriger vers le foie et deux paires de vaisseaux s’incurvent vers le bas à partir du nombril : ce sont les artères ombilicales et leurs compagnons veineux imaginaires, comme dans les représentations no 31b et 39b. À première vue, ces vaisseaux paraissent reliés aux uretères et aux vaisseaux ovariens, mais un examen plus attentif révèle qu’ils le sont aux vaisseaux iliaques communs. Les uretères, qui vont des reins à la vessie, sont figurés par un trait circulaire au-dessus du vagin, sans aucun urètre apparent, tandis que le méat urinaire, papilliforme comme sur le dessin no 44a, est vaguement relié à un vagin vu en coupe. Les veine et artère ovariennes droites partent du ligament suspenseur de l’ovaire pour rejoindre la veine cave et l’aorte. La veine ovarienne gauche se termine, correctement, au niveau de la veine rénale gauche ; mais l’artère ovarienne gauche est représentée partant de l’artère rénale gauche alors qu’elle devrait aussi sortir de l’aorte. L’utérus, parfaitement sphérique, et plutôt grand, est « godronné » à l’intérieur pour se composer des sept chambres traditionnelles et ses ligaments grandement exagérés se

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52b

Muscles de l’épaule vers 1510-1511 Plume et encre, lavis, sur traces de pierre noire 29,2 × 19,8 cm RL, 19003v ; MS A, 4v ; O’M&S, 48 ; K&P, 137v

Les dessins de cette page portent tous sur les muscles de l’épaule droite. En haut au milieu et en bas à droite, Léonard a divisé le grand pectoral en quatre faisceaux et l’on aperçoit en dessous le petit pectoral ; au niveau du cou apparaissent les muscles sterno-cléido-mastoïdien, omo-hyoïdien, angulaire de l’omoplate et trapèze (voir schéma no 57b). Le muscle trapèze a embarrassé Léonard : il se compose de fibres supérieures descendantes, de fibres intermédiaires horizontales et de fibres inférieures ascendantes, qu’il a quelquefois représentées comme autant de muscles distincts. Le dessin de l’angle supérieur gauche ressemble beaucoup à celui de la feuille no 53b (voir schéma), mais, ici, le deltoïde est à sa place. Ce dernier muscle est lui aussi composé de trois faisceaux de fibres distincts que Léonard a représentés diversement – il est ici quasiment fendu en deux, avec des chefs indépendants sur l’acromion et sur l’épine scapulaire. À gauche, au centre, est représentée la structure profonde de l’épaule et de l’omoplate, vue de face, sans les côtes (sommairement esquissées à droite avec une encre plus claire). L’importance du large éventail du muscle subscapulaire dans la « coiffe des rotateurs » de l’épaule est élégamment montrée. Le chef long du biceps apparaît dans son intégralité ; le chef court et le muscle coraco-brachial sont indiqués par deux des « attaches » accrochées sur l’apophyse (processus) coracoïde – les deux autres appartiennent au muscle petit pectoral. Léonard a décrit avec exactitude le chef long du triceps qui s’insère sur le bord de l’omoplate (scapula). Une note rappelle le rôle des muscles grand rond et grand dorsal dans la rotation de l’humérus, mais leurs attaches antérieures devraient être adjacentes aux attaches postérieures et non l’insertion proximale voisine de l’insertion distale. Le dessin situé en dessous introduit les côtes à l’avant de l’omoplate et une nouvelle strate de muscles. Un nerf – médian ou cubital – longe le muscle coraco-brachial pour se prolonger jusque dans le cou ; le ligament coraco-claviculaire est décrit avec clarté. La plupart de ces structures se retrouvent dans le dessin situé en bas à droite. Dans l’angle supérieur droit figure peut-être le plus complexe des « diagrammes en cordelettes » de Léonard. Il condense l’ensemble des structures de l’épaule en trois dimensions dans un seul dessin. Tous les muscles principaux, antérieurs et postérieurs, sont réduits à des fils ou des cordelettes suivant leurs lignes de force. La clavicule et les côtes sont amincies pour rendre l’image plus « transparente », mais, comme le reconnaît Léonard dans la note insérée sous le bras, la quantité d’informations contenues dans un pareil diagramme nuit à son intelligibilité, et il se propose de réaliser un dessin plus grand, tout en conservant la même épaisseur des côtes et des muscles en cordelettes.

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Muscles du visage et du bras, nerfs et veines de la main

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vers 1510-1511 Plume et encre, lavis, sur pierre noire 28,8 × 20,0 cm RL, 19012v ; MS A, 13v ; O’M&S, 56 ; K&P, 142v

Léonard a réuni sur cette feuille un nombre remarquable d’informations concernant trois sujets principaux : la main, les muscles de l’épaule et du bras, reprenant essentiellement les dessins de la feuille no 59a, et les muscles du visage, traités nulle part ailleurs dans le Manuscrit A. Les deux études de main prolongent la série inaugurée sur la feuille no 63b. Le dessin de gauche décrit la pénétration des nerfs médian et cubital dans la main, et la répartition précise des nerfs responsables de la sensibilité cutanée. Sont indiqués aussi les capsules fibreuses, le ligament carpien transverse, le nerf médian et les longs muscles fléchisseurs des doigts qui passent dans le canal carpien. Dans le dessin de droite, l’artère cubitale (ulnaire) s’introduit dans la paume pour former l’arcade palmaire superficielle, avec les artères digitales palmaires communes et les artères digitales palmaires propres, qui sont distinctes. Le ligament métacarpien transverse superficiel traverse la paume – son homologue profond est décrit dans le dessin de l’angle inférieur droit de la feuille no 63b. Les études des muscles faciaux sont extrêmement précises (voir schéma ci-dessous). Le dessin de gauche représente les muscles superficiels, difficiles à disséquer car ils partent parfois de la couche la plus profonde de la peau et/ou s’y insèrent. Léonard a voulu définir la fonction de chacun de ces muscles dans les notes écrites autour et se propose de déterminer si les nerfs responsables des mouvements du visage proviennent ou non directement du cerveau – il a saisi la différence entre les nerfs rachidiens et les nerfs crâniens. Dans le second dessin, plusieurs muscles faciaux superficiels ont été supprimés pour dégager les structures plus profondes. muscle temporal

m. frontal m. corrugateur du sourcil

m. releveur naso-labial

m. pyramidal du nez

m. élévateur de la lèvre supérieure

os zygomatique

m. petit zygomatique

canal parotidien

m. grand zygomatique

m. élévateur de l’angle de la bouche

m. masséter

m. buccinateur m. masséter (faisceau profond)

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L E S Q U E L E T T E E T S E S M U S C L E S : M A N U S C R I T D ’A N A T O M I E A



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Fœtus et muscles du bassin vers 1511 Plume et encre sur sanguine et pierre noire 30,4 × 21,3 cm RL, 19101r ; QA, III, 7r ; O’M&S, 213 ; K&P, 197v

Léonard était fasciné par la façon dont un fœtus se logeait dans l’utérus d’une femme. Il remarque ici que « la longueur d’un enfant à la naissance est généralement d’un brac­ cio [env. 60 cm] mais que « l’expérience montre, dans la mort, qu’il [l’utérus] fait chez une femme un quart de braccio dans sa plus grande longueur » (trad. C. P.). À plusieurs reprises il a dessiné le fœtus recroquevillé sur lui-même comme pour occuper le moins de place possible et, dans la longue note de la marge de gauche, il tente de comparer la taille de l’utérus humain avec celle d’un utérus de vache ou de jument, par rapport au corps de la mère. Il relève que, dans cette position d’enroulement, le fœtus a un talon qui appuie sur le périnée et il suggère qu’en conséquence : Pendant une grande partie de la vie du fœtus, sa miction se fait par le nombril et ceci naît du fait que le talon de son pied droit se place entre l’anus et le membre viril et bloque complètement l’urine. La nature y remédie par un canal [l’ouraque, vestige fibreux de l’allantoïde] au fond de la vessie par lequel l’urine passe de la vessie au nombril et du nombril au col de l’utérus. (Trad. C. P.)

Les deux dessins à la plume en haut de la feuille traitent de l’action supposée des muscles qui s’attachent sur le bassin. Les muscles obliques de l’abdomen, internes et externes, sont de larges nappes superposées, fixées sur les côtes au-dessus, qui s’insèrent d’une part sur la crête iliaque et de l’autre sur les aponévroses, lesquelles se rejoignent à la ligne blanche, ligne médiane de l’abdomen. Leurs fibres musculaires se dirigent en diagonale, celles des muscles obliques externes à peu près perpendiculairement à celles des muscles obliques internes. C’est apparemment cette configuration que Léonard a voulu représenter, sans les muscles droits de l’abdomen. En revanche, il décrit ces muscles comme une succession de longues structures étroites, fixées au pubis en bas et à quatre points d’insertion non identifiables en haut, et qui se chevauchent sur la ligne médiane, ce qui n’est pas le cas – il avait esquissé la même disposition plus de vingt ans plus tôt, sur la feuille no 4. En dessous du pubis, il montre les muscles adducteurs de la cuisse et indique, dans les notes annexes, que les tractions en sens opposé des muscles abdominaux et adducteurs stabilisent le pubis ; en réalité, c’est l’inverse : c’est le pubis qui sert de point d’ancrage aux mouvements des muscles.

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L ’A P P A R E I L G É N I T A L







Léonard de Vinci Anatomiste

Martin Clayton et Ron Philo LEONARD_DE_VINCI_ANATOMISTE_COUV_BAT-19_10.indd 1

ACTES SUD ISBN : 978-2-330-10642-3

Dép. lég. : février 2019 39 € TTC France www.actes-sud.fr

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ACTES SUD

Léonard de Vinci fut le premier à représenter le corps humain sous ses aspects structurel et physiologique, depuis les mystères de la conception jusqu’à ceux de la mort, en passant par l’interaction des organes, la décomposition des mouvements, les manifestations expressives des émotions et des sens. Et il n’ignora pas non plus les physiologies animales, notamment celle du cheval qu’il a profondément étudiée. À sa mort en France, en 1519, toute l’Europe occidentale le célébra, mais uniquement pour son œuvre artistique. Il fallut attendre les XIXe et XXe siècles pour que les milliers de pages de ses carnets suscitent curiosité et reconnaissance, ainsi que les dizaines de planches anatomiques. Fruits d’une remarquable dextérité manuelle, ces dernières allient l’intelligence profonde de la structure du corps à un exceptionnel talent de dessinateur et à un style littéraire limpide : pour toutes ces raisons, elles comptent parmi les plus pénétrantes jamais réalisées. Les 87 feuilles représentées dans cet ouvrage proviennent de la Royal Library (Windsor Castle) qui détient 215 des 228 planches aujourd’hui conservées. Minutieusement décrites et reproduites, elles sont ici confrontées aux connaissances anatomiques et physiologiques de notre temps. Martin Clayton dirige le département des peintures et dessins de la Royal Library (Windsor Castle). Ron Philo est professeur associé à l’University of Texas Health Science Center (San Antonio).

Martin Clayton et Ron Philo

Léonard de Vinci Anatomiste ACTES SUD

30/10/2018 17:28


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