Extrait "La voix de pistoletto"

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MICHELANGELO PISTOLETTO est né à Biella en 1933. Figure-clé de l’art contemporain, il a réalisé dans le monde entier des expositions personnelles dans des galeries et des musées, et ses œuvres sont présentes dans les collections des plus grands musées d’art moderne et contemporain. Il a créé à Biella Cittadellarte-Fondazione Pistoletto et l’Université des Idées, qui ont pour objectif d’inspirer et produire un changement responsable dans la société à travers des idées et des projets créatifs.

ACTES SUD DÉP. LÉG. : OCT. 2014 25 e TTC France www.actes-sud.fr

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ACTES SUD

ALAIN ELKANN

LA VOIX DE PISTOLETTO

entretiens avec

ISBN 978-2-330-03652-2

Photographies de couverture : Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, Biella.

MICHELANGELO PISTOLETTO ALAIN ELKANN ALAIN ELKANN

est né à New York en 1950. Écrivain et journaliste, il a publié de nombreux romans et collabore avec La Stampa, Nuovi Argomenti, Panta. Il enseigne la littérature italienne du xxe siècle à l’université d’Oxford, à Columbia University et University of Pennsylvania. ALAIN ELKANN

MICHELANGELO PISTOLETTO

LA VOIX DE PISTOLETTO

LA VOIX

DE PISTOLETTO

entretiens

traduits de l’italien par Matthieu Bameule

ACTES SUD

MICHELANGELO PISTOLETTO, l’une des références de l’art contemporain, se raconte pour la première fois dans ce livre. Sollicité par le regard et la voix d’Alain Elkann, il évoque son histoire la plus intime : son enfance, sa vie de famille, les êtres qui lui sont chers, tout en montrant comme les lieux de sa vie sont indissolublement liés à ceux de son travail d’artiste. C’est l’histoire d’un succès croissant, ponctué par la rencontre avec des galeristes, des critiques, des collectionneurs et des commissaires d’exposition de grande réputation, mais surtout par la comparaison et l’interrogation continue des maîtres reconnus : Francis Bacon, Jean Fautrier, Lucio Fontana, Alberto Burri, Robert Rauschenberg, Alberto Giacometti, Balthus. Des premiers autoportraits, entre abstraction et matière, aux Quadri specchianti, vrai noyau fondateur de la poétique de Pistoletto, des Oggetti in meno, précurseurs de l’Arte Povera, aux actions du groupe le Zoo, premières manifestations de la Creative Collaboration, jusqu’au Terzo Paradiso et à Cittadellarte, qui fonde un système de connaissances ouvert pour réaliser l’idée d’une humanité responsable, voici un fil rouge unique plaçant l’art comme source d’“énergie mentale et visuelle”, c’est-à-dire comme esprit, et ensemble comme forme de dialogue et de participation : un instrument fondamental pour voir le monde et agir en lui, dans une dialectique continue entre logique individuelle et sociale.


Michelangelo Pistoletto Alain Elkann

La Voix de Pistoletto entretiens

traduits de l’italien par Matthieu Bameule

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Les entretiens de ce livre ont été réa­­lisés entre juillet et septem­ bre 2012 au domicile de Maria Pioppi et Michelangelo Pistoletto à Biella et à Sansicario.

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Il existe des aspects très forts en la personne de Pistoletto, des points-clés que génèrent son travail, son art, sa pensée, ses motivations. Le premier qui me frappe est l’aspect religieux. J’ai remarqué que ta vie et ton travail sont traversés par une référence continue au religieux, référence personnelle, référence à l’art et référence à la naissance de ton propre travail. Tu es un homme religieux ? Michelangelo Pistoletto : Pas dans les termes posés par les religions à ce jour. Je dirais plutôt que mon intérêt se porte sur la racine spirituelle, sur l’idée de l’esprit qui devient ensuite spiritualité et celle-ci constitue clairement pour les religions un axe fondamental. A. E. : Crois-tu en Dieu ? M. P. : Non. Une fois on m’a posé cette question officiellement et j’ai répondu : “Je ne crois pas, mais je pense.” Je mettrais plutôt le mot “penser” à la place du mot “croire”. “Croire” c’est mettre un point final, “penser” c’est créer des points mobiles. A. E. : Donc tu n’es pas religieux, mais quelle influence a la religion dans ta vie et dans ton travail ? Alain Elkann :

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M. P. : La religion a une influence fondamentale dans toutes les sphères de la vie sociale et touche chaque personne. C’est l’élément qui en quelque sorte a été primordial dans mon éducation. Ainsi j’ai vécu la religion comme une absorption, quelque chose qui a été introduit dans mon esprit. A. E. : Tes parents étaient religieux ? M. P. : Ma mère était religieuse, je ne pourrais pas définir ce qu’était réellement le sens de sa religiosité, mais elle se confiait à la religion. Avec mes parents on allait à la messe tous les diman­ ­ches. A. E. : Alors elle avait la foi. M. P. : Oui, mais elle se confiait à la religion jusqu’à tomber dans la superstition. Elle me donnait quelques leçons de superstition. Elle ne me parlait pas de catéchisme, mais elle parlait plutôt du chat noir. Pourtant, le dimanche à Turin nous faisions parfois une longue promenade jusqu’à une église dont un autel était dédié à la Vierge noire d’Oropa. Ma mère, étant de Biella, ne pouvait qu’être fidèle à la Vierge noire d’Oropa, patronne du sanctuaire situé sur les montagnes de Biella, l’un des plus grands et des plus importants d’Italie. Elle n’aurait peutêtre pas su que dire à une Madone générique, alors qu’elle se sentait protégée par la Madone d’Oropa. A. E. : Tu as des frères et sœurs ? M. P. : Non, je suis fils unique. A. E. : Et, enfant, tu vivais dans un environnement superstitieux ?

M. P. Ă  t autoport

M. P. av Turin, ju

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M. P. à trois mois, dans les bras de sa mère, Livia Fila. Dans le fond, un autoportrait de son père Ettore Olivero-Pistoletto. Biella, 1933.

M. P. avec ses parents. Turin, juin 1937.

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M. P. le jour de sa première communion. Turin, 31 mars 1940.

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M. P. : Ce n’était pas un environnement super­ stitieux. Je dis que ma mère l’était, mais nous le sommes peut-être tous un peu secrètement. Mes parents m’ont appris à réciter les prières, ce furent mes premiers exercices de mémoire. Ensuite, ils m’ont envoyé au catéchisme. A. E. : Ils t’ont également envoyé à l’école catholique ? M. P. : Oui, à l’âge de douze ans, quand la guerre s’est achevée, au collège. Les Frères des Écoles chrétiennes. A. E. : Et là, tu as fait toutes tes études ? M. P. : Non, j’ai fait une année et elle fut la pire de ma vie. A. E. : Pourquoi ? M. P. : Parce que j’ai constaté qu’il existait une préférence pour certains élèves par rapport à d’autres, qu’ils étaient peut-être plus mignons et que je ne l’étais peut-être pas assez. Une préférence qui allait jusqu’à permettre la moquerie, voire le mépris. Après les quelques premiers jours, je me suis totalement fermé. Si j’allais à l’école sans manquer un jour, mes livres étaient toutefois toujours fermés, ainsi que ma bouche et la plupart du temps mes oreilles. Donc cette année j’ai été recalé avec zéro de moyenne. A. E. : Et tes parents le savaient ? Qu’ont-ils dit ? M. P. : Oui, bien sûr qu’ils le savaient. Ils pensaient que c’était de ma faute. Mais je ne parlais pas tellement de moi, alors. A. E. : Et qu’as-tu fait ensuite ? M. P. : Après, j’ai fait deux années en une, dans une école privée et à l’examen je suis passé en classe supérieure avec 7 sur 10 de moyenne.

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Dans une école laïque. Oui. A. E. : Ton père était laïque ? M. P. : Non, pas vraiment parce qu’il allait à l’église, comme je le disais. Dans ma famille, on suivait le rite typique de la messe dominicale. A. E. : Mais tu ne te rebellais pas contre la religion ? Tu allais à la messe ? M. P. : Non, je ne me rebellais pas. J’allais à la messe comme un petit chien, un chien qui ne sait pas ce qu’il fait sur le moment. J’allais à l’église et je restais immobile, je ne bougeais pas. S’il fallait faire le signe de croix je le faisais, j’étais obéissant. A. E. : Donc tu n’étais pas un enfant rebelle ? M. P. : Non. A. E. : Tu l’es devenu ensuite ? M. P. : Non, je ne pense pas être rebelle, même aujourd’hui. C’est le monde qui me crée des problèmes, mais ce n’est pas moi qui crée des problè­ mes au monde. A. E. : Ton père était démocrate-chrétien ? M. P. : Non, je pense que mon père était libéral, il ne m’a en effet jamais montré une carte de parti. Il n’était certainement pas démocrate-chrétien, de même qu’il n’était ni fasciste, ni communiste. Il avait une mentalité vraiment libérale ; je dirais libéral comme concept de vie plutôt que comme parti politique. A. E. : C’était un bourgeois ? M. P. : On peut dire qu’il l’était, comme pouvait l’avoir été sa famille. Mon grand-père exerçait son activité à Suse, il était entrepreneur dans le A. E. :

M. P. :

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secteur du bois. À la fin du xixe siècle, je dirais qu’on construisait 50 % des bâtiments en bois et 50 % en pierre et en brique, de sorte qu’une grande partie de son bénéfice provenait de la construction. La chose qui a le plus marqué mon père dans son enfance, et en conséquence pour toute sa vie, fut une méningite qui l’a frappé quand il avait huit ans et qui lui fit perdre l’audition à cet âge. C’était un homme d’une extrême intelligence et d’une extrême sensibilité. Je dis “extrême” parce qu’il fut capable, malgré sa surdité, de mener une vie identique à celle d’un entendant, peut-être parce qu’il a eu la chance d’entendre jusqu’à huit ans ; de connaître sa voix, enfant. Une chose intéressante : étant sourd, il a totalement privilégié l’œil. Il me racontait que lorsqu’il était enfant il allait à l’école dans la très petite bourgade d’Arnodera sur la commune de Gravere, près de Suse, où il vivait avec sa famille. L’école disposait d’une seule salle pour les cinq classes, la maîtresse parlait et il n’entendait pas. Il regardait par la fenêtre et observait pendant des heures une petite fresque dans la lunette de la chapelle en face de l’école, qui, je pense, représentait l’Annonciation, d’après ce qu’il m’a dit. C’était une Madone. Il regardait cette image et la copiait, il passait son temps à copier cette icône. A. E. : C’était un bon peintre ? M. P. : Il était très bon au sens du réalisme classique, à la fin du xixe siècle. Son maître idéal était Giacomo Grosso, qui faisait une peinture réaliste sur fond sombre. 12

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A. E. : N’était-il pas influencé par les impressionnistes ? M. P. : Il en a été légèrement influencé quand il a commencé à peindre, comme on disait alors, “à la spatule”. Cependant, toujours avec une extrême rigueur réaliste. Il voulait que j’apprenne de lui cette technique de peinture. Il m’a enseigné le dessin, l’anatomie, le clair-obscur et la couleur, il m’a enseigné jusqu’à certains éléments essentiels de l’architecture. J’ai reçu de lui, à la maison, une éducation académique à l’ancienne. Mais aussi parce qu’à l’âge de quatorze ans j’ai commencé à travailler avec lui dans la restauration de tableaux anciens. Mon père restaurait des tableaux anciens. A. E. : Qu’est-ce que vous restauriez ? M. P. : C’était un moment très intéressant parce que après la guerre on passait de l’économie de l’aristocratie à l’économie industrielle. Les nobles piémontais vendaient leurs bijoux de famille, leurs tableaux, leurs propriétés, leurs palais et leurs châteaux pour pouvoir survivre après l’avènement de la révolution industrielle. Les grands marchands – il y avait alors Accorsi à Turin – achetaient tout et puis, après restauration des œuvres, ils les transféraient dans les maisons des riches industriels. J’ai vécu la transition d’une phase économique et politique à l’autre à travers la restauration des œuvres qui passaient dans l’atelier de mon père. A. E. : Mais toi, quel genre d’enfant étais-tu ? Craintif, bien élevé, imaginatif ? M. P. : Normal.

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Aimé ? Oui, bien sûr, j’étais fils unique. Aimé, clairement. A. E. : Entouré de grands-parents et d’oncles ? M. P. : J’ai connu une seule grand-mère, la mère, âgée, de mon père, qui vivait à Suse, où nous nous sommes réfugiés pendant la guerre, la sœur de mon père s’y était aussi réfugiée, nous vivions dans des appartements voisins. Ma tante avait vécu à Paris et était retournée en Italie, à Turin, avec sa fille ; je me souviens qu’elles parlaient français entre elles. Aujourd’hui, on me demande souvent pourquoi je parle si bien français, c’est parce que cette langue m’était devenue familière. A. E. : Vous aviez peur pendant la guerre ? M. P. : Ce n’était pas la terreur, mais une peur constante, causée par les événements quotidiens, entre les bombes américaines et les rafles allemandes. Les escouades fascistes ou allemandes entraient dans les maisons à la recherche d’hommes et d’armes. Puis, autour de notre maison, il arrivait que des actions partisanes absurdes donnent lieu à de folles représailles des nazis. A. E. : Et tu voyais ces choses ? M. P. : Malheureusement, oui. A. E. : Ton père a été appelé sous les drapeaux ? M. P. : Non, parce que étant sourd, il a été exempté. J’ai également été exempté d’armée comme fils d’un père qualifié d’“inapte au travail”, et donc ni lui ni moi n’avons fait le service militaire. A. E. : Le fait que ton père soit sourd t’a complexé ? A. E. :

M. P. :

M. P. av la guerre Suse, aoĂ»

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M. P. avec ses parents, réfugiés dans la maison de sa grand-mère paternelle pendant la guerre. Suse, août 1944.

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M. P. : Non, pas du tout, pour moi c’était normal. Éventuellement, les gens pouvaient penser que mon père était d’origine étrangère, parce qu’il avait un accent un peu spécial, mais il n’avait pas la voix d’un sourd parce que, comme je l’ai dit, après avoir entendu sa voix, enfant, il s’est toujours souvenu comment il devait parler. Et puis il savait bien suivre le mouvement des lèvres des gens devant lui et il comprenait ce qu’ils lui disaient, c’est ainsi qu’il réussissait à dialoguer normalement. A. E. : Il avait des amis ? Qui étaient-ils ? M. P. : Il avait des amis architectes, antiquaires, médecins, en plus des nombreuses personnes qui fréquentaient son atelier. A. E. : Et ta mère ? M. P. : Ma mère a rencontré mon père à Biella. Elle voulait apprendre à peindre et mon père se trouvait dans cette ville pour un travail qui a duré près de trois ans, c’est ainsi qu’ils se sont connus. A. E. : C’était une femme bourgeoise ? M. P. : Oui, elle appartenait à la classe moyenne de Biella. Le nom de ma mère est Fila, l’un des noms connus de Biella. A. E. : Vous êtes rentrés à Turin après la guerre ? M. P. : Oui. En 1934, lorsque j’avais un an, la famille s’y était établie après Biella, où mon père, travaillant à de grands graffitis pour Ermenegildo Zegna a rencontré ma mère et où je suis né. A. E. : Où ? M. P. : Au début, pendant quelques années via Rubiana, une rue perpendiculaire au corso

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Francia. Puis immédiatement après la guerre, à Lungo Po Cadorna, à l’angle du corso San Maurizio. L’atelier de mon père se trouvait au-dessus de l’appartement, un de ces ateliers de peintre typiques au dernier étage, avec de grandes verrières. A. E. : Donc, enfant, tu avais un peu une vie “de bohémien” ? M. P. : Non, tout à fait normale, très bourgeoise. A. E. : Avec une foi religieuse tranquille ? M. P. : Non, pas tranquille, surtout avec le temps. Déjà à l’école, j’ai eu un premier moment de crise lorsque, au primaire, je devais porter l’uniforme fasciste et apprendre le “Je crois en Dieu” en même temps que le “Je crois en Mussolini”. Peu à peu, j’ai commencé à me poser des questions, je voyais les choses à travers la guerre et l’après-guerre, l’arme secrète des Allemands qui s’est transformée en bombe atomique américaine, le communisme et la guerre froide, surtout l’Holocauste juif. Toutes ces choses mises bout à bout m’ont conduit à une méfiance croissante envers la société dans toutes ses manifestations à la fois éthiques et politiques. A. E. : Qu’est-ce qu’on disait chez toi à propos des lois raciales, de la déclaration de guerre et de tout ce qui se passait à cette époque ? M. P. : Mon père était très effrayé par ce qui se passait, il reconnaissait cependant la chance d’avoir un handicap qui lui permettait de survivre. La survie était la seule chose importante. C’était avant tout un attachement à la vie. La situation était désespérée, nous essayions de 17

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capter Radio-Londres chez ma tante, pour comprendre ce qui se passait dans le monde, mais nous ignorions totalement l’Holocauste. La mort faisait partie de la vie quotidienne. Un événement auquel nous nous attendions à tout instant. Lors du premier gros bombardement allié à Turin, en 1943, une bombe est entrée dans l’atelier de mon père et a fini sa course au sous-sol sans exploser. Nous nous trouvions dans ce sous-sol, projetés contre les murs par le souffle des explosions, mais nous avons survécu. Imagine-toi, nous aurions pu mourir là si l’engin avait fonctionné. Ces bombardements étaient indescriptibles. A. E. : Dans ta famille, on espérait que les Américains gagnent ? M. P. : Certainement. Il y avait une grande contradiction : les Américains nous tuaient en nous bombardant d’en haut, alors que les ennemis chez nous c’étaient les ss de l’Allemagne nazie. Je passais douze heures par jour sur la terrasse, caché, à regarder si les patrouilles des Allemands arrivaient pour ratisser et déporter les non-fascistes, et si je les voyais arriver je courais pour avertir mon père qui s’était construit un refuge où il s’enfermait. Je ne risquais rien car j’avais douze ans. Je suis resté en vie parce que j’étais un gamin, mais à douze ans on est conscient et on comprend très bien ce qui se passe. A. E. : Que pensais-tu des partisans ? M. P. : Les fascistes les appelaient des rebelles, en revanche nous tous les appelions des partisans. Puis des choses absurdes arrivaient, je pense à un

M. P. av Turin, se

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M. P. avec sa mère et son père sur le pont Vittorio Emanuele. Turin, septembre 1941.

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épisode où un partisan est arrivé en cachette, seul, près de notre maison, a vu un Allemand et l’a tué sans penser aux conséquences. C’était un aspect vraiment idiot de la mentalité de cette époque : on ne comprenait pas que les réactions des Allemands étaient sans pitié. À cause de ce partisan, dix personnes ont été pendues et une ferme a été brûlée. Un véritable exemple de stupidité. A. E. : Enfant, comment vivais-tu cela ? M. P. : En 1940, immédiatement après la déclaration de guerre, les premiers bombardements des Français ont eu lieu à Turin. Je me souviens que pour la première fois, une nuit, j’ai eu une peur incontrôlable, mes dents claquaient de terreur. Mes parents regardaient par la fenêtre et voyaient dans le ciel une multitude de belles lumières qui ressemblaient à des feux d’artifice, alors qu’en fait c’étaient des fusées tirées par la batterie antiaérienne pour repérer les avions. L’inconscience de mes parents venait accroître ma peur. En fin de compte, seul l’angle d’une maison fut détruit. Le jour suivant le bombardement, tous s’y rendirent, curieux, il y avait une cohue pour voir ce bout de mur écroulé. On n’avait pas l’idée de ce qui pouvait venir du ciel, les gens pensaient encore que la guerre se faisait sur terre, entre armées adverses. A. E. : Cette chose vécue dans ton enfance t’est restée ensuite toute ta vie ? M. P. : Elle m’est restée comme tant d’autres expériences pénibles, mais ça ne m’a pas laissé de traumatismes. A. E. : Ça a influencé ton travail ? 20

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M. P. : Tout cela, ajouté à l’éducation que je recevais, m’a fait grandir, en mûrissant jour après jour. A. E. : Tes parents étaient des gens tranquilles ? M. P. : Très calmes. A. E. : Ces années, de guerre, t’ont préparé à l’idée de la mort ? M. P. : Non. A. E. : On vivait dans un climat de schizophrénie pendant ces années. M. P. : Il y avait les contradictions les plus atro­­ ces. A. E. : Mais tout cela, une éducation catholique modérée, une expérience de l’école négative, l’obligation de porter l’uniforme fasciste, la guerre, les bombardements, l’évacuation, tout cela t’aura formé le caractère. En bref, voudrais connaître ton caractère. M. P. : Je ne saurais que dire. Je peux te raconter qu’à l’époque du déplacement à Suse, nous avons vécu de l’agriculture, nous avions également des poules, des dindes, des lapins, des moutons. A. E. : Donc tu n’as pas souffert de la faim ? M. P. : Non, nous connaissions des difficultés économiques, mais nous cultivions ce dont nous avions besoin. Si je te montrais les photos, tu verrais que nous étions des paysans. A. E. : Tu avais froid en hiver ? M. P. : Non, nous avions notre propre bois de chauffage. Nous abattions les arbres morts pour nous chauffer. Je me souviens qu’un vieil homme venait scier le bois en petits morceaux, puis nous faisions de grands tas, nous les partagions et les

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MICHELANGELO PISTOLETTO est né à Biella en 1933. Figure-clé de l’art contemporain, il a réalisé dans le monde entier des expositions personnelles dans des galeries et des musées, et ses œuvres sont présentes dans les collections des plus grands musées d’art moderne et contemporain. Il a créé à Biella Cittadellarte-Fondazione Pistoletto et l’Université des Idées, qui ont pour objectif d’inspirer et produire un changement responsable dans la société à travers des idées et des projets créatifs.

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ALAIN ELKANN

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entretiens avec

ISBN 978-2-330-03652-2

Photographies de couverture : Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, Biella.

MICHELANGELO PISTOLETTO ALAIN ELKANN ALAIN ELKANN

est né à New York en 1950. Écrivain et journaliste, il a publié de nombreux romans et collabore avec La Stampa, Nuovi Argomenti, Panta. Il enseigne la littérature italienne du xxe siècle à l’université d’Oxford, à Columbia University et University of Pennsylvania. ALAIN ELKANN

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DE PISTOLETTO

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traduits de l’italien par Matthieu Bameule

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MICHELANGELO PISTOLETTO, l’une des références de l’art contemporain, se raconte pour la première fois dans ce livre. Sollicité par le regard et la voix d’Alain Elkann, il évoque son histoire la plus intime : son enfance, sa vie de famille, les êtres qui lui sont chers, tout en montrant comme les lieux de sa vie sont indissolublement liés à ceux de son travail d’artiste. C’est l’histoire d’un succès croissant, ponctué par la rencontre avec des galeristes, des critiques, des collectionneurs et des commissaires d’exposition de grande réputation, mais surtout par la comparaison et l’interrogation continue des maîtres reconnus : Francis Bacon, Jean Fautrier, Lucio Fontana, Alberto Burri, Robert Rauschenberg, Alberto Giacometti, Balthus. Des premiers autoportraits, entre abstraction et matière, aux Quadri specchianti, vrai noyau fondateur de la poétique de Pistoletto, des Oggetti in meno, précurseurs de l’Arte Povera, aux actions du groupe le Zoo, premières manifestations de la Creative Collaboration, jusqu’au Terzo Paradiso et à Cittadellarte, qui fonde un système de connaissances ouvert pour réaliser l’idée d’une humanité responsable, voici un fil rouge unique plaçant l’art comme source d’“énergie mentale et visuelle”, c’est-à-dire comme esprit, et ensemble comme forme de dialogue et de participation : un instrument fondamental pour voir le monde et agir en lui, dans une dialectique continue entre logique individuelle et sociale.


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