Extrait de "Après Babel, traduire"

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La langue de l’Europe, c’est la traduction, disait Umberto Eco. C’est peut-être même la langue du monde, une alternative forte au nivellement du Global English. Car la traduction est un “commerce” qui a fabriqué les civilisations, celle de la Méditerranée en particulier, et un savoir-faire avec les différences, des plus nécessaires aujourd’hui. Alors Babel, malédiction ou chance ? Quelles politiques de la langue pour en tirer parti ? Peut-on suivre les routes de la traduction, comme les routes de la soie ? Comment traduit-on ce qui se présente comme la parole de Dieu ? Que faire de l’intraduisible corps des langues, celui des rébus et des poèmes ? Qu’est-ce au juste que ce soi-disant génie des langues, propre à chacune ? Et comment cette pratique paradoxale, dire “presque” la même chose, nous apprend-elle à circuler “entre” ? À toutes ces questions, une foule d’œuvres et d’objets, monumentaux ou d’utilité quotidienne, antiques ou contemporains, de la pierre de Rosette aux menus de restaurants, du manuscrit d’Ab al-Rahman al-Soufi aux affiches de la IIIe Internationale, des enluminures des premières bibles à La Création de Rodin, ou du Tiré à quatre épingles de Duchamp à La Métamorphose de Markus Raetz, sont autant de manières de répondre.

, traduire

Sous la direction de Barbara Cassin, avec les contributions de Souleymane Bachir Diagne, Jean-Marie Borzeix, Xioaquan Chu, Patricia Falguières, Yasmina Foehr-Janssens, Thierry Grillet, Delphine Horvilleur, Jacques Leenhardt, Alain de Libera, Jean-Luc Marion, Marie-José Mondzain, Xavier North, Martin Rueff, Gisèle Sapiro, Roland Schaer, OlivierThomas Venard et Anthony Vidler.

Étienne-Louis Boullée, Fanal tronconique : élévation géométrale, 1781-1793, dessin au lavis, 62 × 40 cm en couverture

ISBN 978-2-330-06915-5

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www.actes-sud.fr www.mucem.org 35 €

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie

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Présentation par Barbara Cassin —

1 Babel, malédiction ou chance ? Le mythe de Babel 17 31 33 39

Babel dans la Bible Marie-José Mondzain — Les Pentecôtes [B.C.] L’architecture parlante de Boullée Anthony Vidler, traduit par Jean-François Allain En fer, en verre et en révolution Tatline et la cosmoglosse

Patricia Falguières

Politiques de la langue, politiques de la traduction 45 51 53

— Logos/barbare

[B.C.]

— Lamelles de Pyrgi et pierre de Rosette

[B.C.]

Les “langues unes” Du sujet qui pense au sujet qui parle

63 65 75 77

Roland Schaer — Lettre d’Amarna et sonde Pioneer [B.C.] Politique de la langue : points chauds Xavier North — Foreigners Everywhere et la résolution 242 [B.C.] Le double langage de la langue Traduction, colonisation, indépendance

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Jean-Marie Borzeix La traduction à l’heure de la mondialisation : état des lieux Gisèle Sapiro — Qu’est-ce qu’une langue maternelle ? [B.C.]

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Les flux et les hommes

Traduisibles/ intraduisibles

Les routes de la traduction 95 101 111

— Un métro poétique

[B.C.]

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Translatio studiorum Alain de Libera L’institution du théâtre Œdipe roi à Vicence, le 3 mars 1585

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L’intraduisible corps des langues

Patricia Falguières Les voyages des Mille et Une Nuits ou quand la traduction fabrique l’œuvre originale Yasmina Foehr-Janssens Marx et le bureau des traducteurs en Chine Xiaoquan Chu Tintin, ou la traduction interne Entretien avec Jean-Luc Marion

“Tupi or not tupi, that is the question” Réflexions sur la dimension interculturelle de la traduction

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Jacques Leenhardt — Le son et la lettre [B.C.] Babéliser les fi lms Thierry Grillet — Signer en langues [B.C.] — Truchements et enfants de langue

[B.C.]

Entre le même et l’autre 221

L’intraduisible, même Martin Rueff —

Traduire la parole de Dieu ? 153 157 169 173 181

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La traduction comme œuvre d’art Barbara Cassin

— Révélation et traduction [B.C.] De l’hébreu ou du culot interprétatif Entretien avec Delphine Horvilleur — La force des équivoques [B.C.] En quelle(s) langue(s) la Bible ? Olivier-Thomas Venard Traduire le Coran Souleymane Bachir Diagne

Les légendes développées sont de Jean-Marie Borzeix, Barbara Cassin, Jean-Numa Ducange et Nicolas Ducimetière.

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Barbara Cassin

Présentation

“La langue de l’Europe, c’est la traduction”, disait Umberto Eco. C’est à coup sûr et depuis toujours la langue de la Méditerranée. C’est dans cet espace plurilingue que se fait le “commerce”, celui des marchandises comme celui des relations entre les hommes. On y parle la koinê grecque, puis le latin de l’Empire romain, l’arabe et les langues de l’Empire ottoman, parfois le français des diplomates ou de la colonisation, et aujourd’hui le global english ; on y invente dans les ports sabirs et lingua franca. Mais surtout, chacun parle sa langue, traduit celle de l’autre, et s’il ne la comprend pas, la fait traduire par un truchement – tarjiman, drogman, interprète. L’Europe s’est constituée à travers un foisonnement de langues qui fabriquent un espace commun, en croisant les arts, les sciences et les techniques, dans un import-export général, dedans et dehors. Sa devise, inventée en latin, in varietate concordia, est “unie dans la diversité”, déclinée dans toutes les langues de l’Union. Elle parie que la pluralité des langues et des visions du monde constitue sa richesse la plus propre, à la fois la plus secrète et la plus efficace. Or, aujourd’hui, dans un monde globalisé, la petite Europe, lourde de ses 28 – 1 États, se ferme et parle globish, en pensant conserver ainsi son identité. Pourtant, il importe plus que jamais de savoir comment nous pouvons exister ensemble, avec nos différences, et comment nous pouvons accueillir ceux qui viennent d’ailleurs, avec leurs différences. C’est pourquoi il m’a paru nécessaire, non seulement de réfléchir sur la traduction, mais de donner à voir cette pratique, son histoire, ses enjeux, ses effets, pour qu’on puisse en prendre toute la mesure. La traduction est un savoir-faire avec les différences, quelle que soit l’échelle où l’on se place, celle des États-nations et des visions du monde, comme celle de la compréhension d’un texte, d’une phrase ou d’un mot. Je crois, pour l’avoir beaucoup pratiquée, qu’elle nous enseigne toutes sortes de manières de tricher et d’inventer, de jouer avec les difficultés pour produire du nouveau. Ce nouveau, qui fait fonds

sur l’histoire et la tradition, mais aussi sur l’histoire de chacun et les singularités, est peut-être ce dont nous avons le plus besoin. La traduction, comme savoir-faire avec les différences, est non seulement un modèle intellectuel qui peut servir de paradigme contemporain pour les sciences humaines, mais, ici et maintenant, un apprentissage intelligent de la citoyenneté. Quant à Marseille, c’est depuis toujours un microcosme babélien : “Une Babel de toutes les nations, écrit Flaubert en 1840, vous entendez parler cent langues inconnues, le slave, le sanscrit, le persan, le scythe, l’égyptien, tous les idiomes, ceux qu’on parle au pays des neiges, ceux qu’on soupire dans les terres du Sud1.” Nous avons tourné pour l’exposition un court-métrage, Marseille en V.O.2, afin de faire entendre comment on y passe aujourd’hui, dans la vie la plus quotidienne, du français à l’arabe, à l’arménien, à l’urdu, au wolof, au comorien, à l’anglais : d’une langue à l’autre, et toutes avec le parler et l’accent marseillais. Le cartel de ce petit film est d’ailleurs rédigé en provençal, dans l’occitan de Frédéric Mistral, lui qui s’est auto-traduit en français – Mireio, texte original en page de gauche, Mireille, traduction en page de droite (1859) – avant de traduire la Genèse (1910) depuis le latin de saint Jérôme. Pas plus qu’il ne s’agit de charité avec les arrivants, mais bien de respect et d’intelligence minimaux, il n’est question, avec ce court métrage ou d’autres gestes analogues au sein de l’exposition, d’être politiquement correct en matière de langues et de langues régionales. Rien n’est plus difficile d’ailleurs. Il faut et il suffit que nous comprenions ensemble qu’une langue est tout autre chose qu’un moyen de communication. Bien sûr, les langues servent à communiquer. Mais s’il ne s’agissait que de cela, une seule langue, la même pour tous, serait bien suffisante et autrement commode. Car, de morre bourdoun, qu’un pople toumbe esclau, se tèn sa lengo, ten la clau, que di cadeno lou delieuro : “Car, face contre terre, qu’un peuple tombe

1. Voyage dans les Pyrénées et en Corse (1840). 2. Accessible à partir d’un flashcode, p. 257. Médéric Gasquet-Cyrus (Laboratoire Parole et Langage, Aix-Marseille Université), initiateur et responsable scientifique de Marseille en V.O., nous indique qu’en croisant les enquêtes de terrain et les autres

données, on arrive à quelque chose comme soixante-dix langues parlées à Marseille aujourd’hui, sans compter celles qui le sont par une poignée de locuteurs isolés et en considérant l’arabe dialectal (algérien, marocain, tunisien, libanais, égyptien, syrien…) comme une seule langue, ainsi que le berbère (kabyle, rifain, chaoui, chleuh).

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Présentation

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esclave, s’il tient sa langue, il tient la clef qui le délivre de ses chaînes3.” Dès qu’on parle langue, on parle politique, peuple, nation, identité. Et chaque position tenue est grosse de dangers. Mistral fait valoir en provençal le lien immédiat entre langue et peuple. Une langue, aurait dit Max Weinreich4, c’est un dialecte avec une flotte et une armée. Manière de faire entendre que ce qui fait qu’une langue est une langue à un moment donné a peu à voir avec la linguistique. Une langue est liée à une culture, à ce que les romantiques allemands appelaient une Weltanschauung, une “vision du monde”, qu’elle contribue à fabriquer. Troubetzkoy compare chaque langue à un filet irisé qui, selon l’espacement de ses mailles et la manière dont on le lance, ramène d’autres poissons5. Il y a des langues, c’est un fait, si bien que le monde commun est à construire au moins autant qu’il est donné. Les deux écueils d’aujourd’hui sont bien repérables : une globalisation nivelante au nom d’un universel aimanté par un intérêt de type économique et financier, d’une part, et, d’autre part, une juxtaposition de communautés étanches repliées dans leur surdité ; des individus citoyens d’un monde qu’ils ne choisissent pas, d’un côté, et, de l’autre, les tenants d’identités figées, prêts à prouver au besoin par la force que seul leur point de vue est vrai et universel. Trop d’un/trop de diversité : voilà Babel. Un vieux mythe, et une question angoissante de notre temps. “Babel” : le mot, à entendre déjà comme un calembour entre deux langues, est susceptible d’une double étymologie. En akkadien, il signifie “la porte de Dieu”, comme Babylone (racine BBL). En hébreu, il renvoie au verbe bilbel, “confondre, embrouiller” (racine BLL, où bruisse l’onomatopée, comme dans “babil”, “barbare” ou “blablabla”) : “confusion”, c’est ainsi qu’on le rend généralement dans la Genèse6. Avec cette ambiguïté, et ce choix, on est déjà au cœur de ce qu’est la traduction. Babel, la diversité des langues, est-ce une malédiction ou une chance ? Réponse : une chance, à condition de traduire. L’idée que la pluralité des langues est le bienfait qui nous évite une “culture universelle homogène7” n’est pas nouvelle. Après Babel, la diversité langagière est constitutive du monde lui-même, de sa richesse, de sa beauté.

Mais elle est sans doute non moins responsable de ce que Hannah Arendt appelle son “équivocité chancelante”, liée à quelque chose comme la condition humaine8. Après Babel, le monde commun reste à construire. Traduire est cette pratique, paradoxale et quotidienne, qui permet de le construire. Mais que veut dire “traduire” ? La traduction est un concept très large. Son sens, historiquement fabriqué, n’a pas toujours recouvert les mêmes pratiques et il n’a cessé d’alimenter la métaphore. On traduit en justice et on traduit des émotions, les mythes traduisent les règles du groupe, la fièvre traduit les réactions de l’organisme et la politique se traduit par un échec. La sémiologie structure les passages entre les ordres, et la traduction opère, aujourd’hui plus que jamais, comme un couteau suisse. Mais nous choisissons ici de prendre le mot au mot, au sens qui émerge comme propre, à savoir celui de passage d’une langue à une autre9. Il est vrai que les langues donnent déjà leur couleur à cette action. “Traduire”, traducere, conduire au-delà, faire passer, est un mot de la latinité qui s’approprie et adapte la culture grecque en fabriquant la langue latine. On ne s’étonnera pas que le grec ancien, qui ne reconnaît comme langue que sa langue et pour qui les autres sont d’abord des “barbares10”, n’ait pas de terme spécifique pour “traduire” : il en fait intervenir plusieurs en meta- pour indiquer le passage, mais le meilleur candidat demeure hermeneuein, le verbe qui signifie “interpréter”, comme un devin par exemple11. C’est aussi le premier sens du terme utilisé en langue arabe (tarjama [TRJM], qui donne “truchement”). En hébreu moderne, traduire, letargem, renvoie autant à “lapider” qu’à “interpeller12”. Parmi tous les verbes qui désignent cette opération en allemand (übersetzen, “poser au-dessus” ; übertragen, “porter au-dessus” ; dolmetschen , “interpréter”), Luther utilise souvent verdeutschen, “mettre en allemand, germaniser”. Quant au chinois, dans La Biographie des grands maîtres jusqu’à la dynastie Song, écrite vers le XIIe siècle, on lit quelque chose comme : “Traduire (fanzi), c’est comme tourner (fan) une soie brodée, le recto et le verso sont tous la fleur, mais la fleur vue de chaque côté est différente de l’autre. Yi, c’est échanger, c’est-à-dire changer ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas, se servir des classiques de notre

3. Mistral, Les Îles d’or, Les sirventès : Aux poètes catalans (je dois cette citation à Michel Alessio). 4. Weinreich est un linguiste spécialiste du yiddish, né en Lettonie (1824), étudiant à Saint-Pétersbourg et à Marbourg, et mort à New York (1969). 5. Nicolas Sergeevic Troubetzkoy, “La tour de Babel et la confusion des langues”, 1924 (in P. Caussat, D. Adamski, M. Crépon, La Langue source de la nation, Mardaga, Paris, 1996, p. 507). 6. Voir Henri Meschonnic, “L’atelier de Babel”, in Les Tours de Babel, essais sur la traduction, TER, Mauvezin, 1985, et Jacques Derrida, “Des tours de Babel” [1985], in Psychè, inventions de l’autre, Galilée, Paris, 1987 ; ici même, l’article de Marie-José Mondzain, “Babel dans la Bible”. 7. Nicolas Sergeevic Troubetzkoy, op. cit. 8. “Pluralité des langues : s’il n’y avait qu’une seule langue, nous serions peut-être plus assurés de l’essence des choses”, écrit-elle en novembre 1950 dans son Journal

de pensée, “cette équivocité chancelante du monde et l’insécurité de l’homme qui l’habite n’existeraient naturellement pas s’il n’était pas possible d’apprendre les langues étrangères”, trad. fr., Seuil, t. I, p. 56-57. 9. C’est la traduction que Roman Jakobson appelle “traduction proprement dite”, par différence avec la traduction “intralinguale” (“reformulation” dans une même langue) et avec la traduction intersémiotique (“transmutation” entre deux langages différents, par exemple langage naturel et langage de l’art). 10. Voir fil rouge “Logos/barbare”, p. 45. 11. Le mot hermeneia est utilisé pour la première fois au sens explicite de “traduction” dans la Lettre d’Aristée (IIe siècle av. J.-C.), pour désigner le passage de l’hébreu au grec opéré par les Septante. Voir fil rouge “Révélation et traduction”, p. 153. 12. Voir ici même, Delphine Horvilleur, “De l’hébreu ou du culot interprétatif”.

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Patricia Falguières

En fer, en verre et en révolution Tatline et la cosmoglosse

Le 14 avril 1918, Lénine lui-même annonce le lancement d’une campagne de propagande monumentale destinée à célébrer le premier anniversaire de la révolution d’Octobre. Le modèle en est tiré de la Cité du Soleil de Campanella : une ville ornée de peintures murales et de statues des inventeurs et des héros dispense aux citoyens, comme par imprégnation, l’éducation requise par le nouveau régime. Il s’agira de constituer, dans les rues de chaque ville, le panthéon du socialisme : le déboulonnage des monuments du tsarisme offre une multitude de socles à réutiliser. Cinquante monuments sont prévus pour la seule ville de Moscou. Directeur de l’IZO, la section artistique du Narkompros (le commissariat à l’instruction publique), Vladimir Tatline est offi ciellement en charge du programme1. Rien ne pouvait être plus paradoxal que la commande de statues et de bustes àTatline et à la génération d’artistes qui travaillaient dans son sillage. Récuser la statue et le socle, c’était, depuis le scandale du Balzac de Rodin, le geste fondateur de la sculpture moderne. La figure humaine s’était décomposée en facettes au prisme du cubisme, Tatline avait porté à son terme logique l’évidement des masses au profi t de la construction de l’espace, des volumes et des surfaces, il l’avait transféré de la peinture à la sculpture : les “contre-reliefs” surgis de sa confrontation avec Picasso (de fragiles structures de papier, de métal et de bois, en tension dans l’angle offert par deux murs) ouvraient un espace inconnu à un art dont on ne savait plus s’il était peinture, sculpture ou architecture.

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Ateliers Longépé, d’après Vladimir Tatline, Maquette du monument à la Troisième Internationale, 1919-1979, bois, métal, 420 × 300 × 80 cm Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle

1. Voir la chronologie établie par Norbert Lynton, Tatlin’s Tower. Monument to Revolution, Yale University Press, New Haven, 2009.

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Yang Yongliang, Heavenly City – Untitled 4, 2008, impression jet d’encre, 128 × 76 cm

Shanghai, courtesy Yang Yongliang

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Yang Yongliang, Heavenly City – Skyscraper, 2008, impression jet d’encre, 150 × 100 cm

Shanghai, courtesy Yang Yongliang

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Politiques de la langue, politiques de la traduction

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Alabastre à fond blanc, guerriers scythes, Athènes, vers 490-480 av. J.-C., terre cuite, 16,3 × 4,8 cm Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines

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Caravanier étranger, 618-907 apr. J.-C. (période Tang), terre cuite, 52 × 16,5 × 12 cm Paris, musée national des Arts asiatiques – Guimet

Logos / barbare L’importance de la traduction dépend de la manière dont on conçoit l’autre, celui qui ne parle pas comme moi. Les Grecs, qui désignaient d’un seul et même terme, logos , le langage, la raison et leur langue, l’appelaient “barbare”. Le mot est forgé sur une onomatopée que l’on trouve dans presque toutes les langues pour désigner cela ou celui qu’on ne comprend pas et dont, du coup, on n’est pas sûr qu’il parle. Barbare, comme blah blah blah, babil, bègue, berbère, comme Babel et Babylone. Blake représente Nabuchodonosor, le roi de Babylone, celui qui voulut au VI e siècle avant notre ère relever la spectaculaire ziggourat au cœur du sanctuaire

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de l’Esagil, hagard, ensauvagé comme un animal, tels les monstres et prodiges de Pierre Boaistuau. Chaque culture, chaque peuple, peut se croire propriétaire de l’universel et des valeurs, au point de se demander si l’étranger – le guerrier scythe à la cuirasse chamarrée ou le caravanier au long nez de la période Tang – est vraiment un homme comme lui, un homme tout court. “C’est du grec”, “c’est de l’hébreu”, “c’est du chinois”, disent les Français quand ils ne comprennent pas ; en arabe, c’est du persan ou de l’hindi ; en Chine, c’est, pour le meilleur, une écriture du ciel… Reste qu’au XVIIIe siècle, sur l’“autre” bord de la Méditerranée, les cartes indiquent : “Barbarie”.

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Alain de Libera

Translatio studiorum

Les idées migrent avec les hommes. L’histoire philosophique de la Méditerranée, où s’origine celle de l’Europe, est une longue suite de migrations, mobilisant à la fois les hommes, les textes et les idées. Le Moyen Âge avait un nom pour désigner ce triple transfert : translatio studiorum, “translation des études”. Dans leur polysémie, les deux termes expriment la richesse et la complexité du processus : translatio, qui signifi e à la fois μεταφορά, “métaphore”, “transport”, “transfert”, “déplacement dans l’espace”, “traduction”, “transposition”, “transplantation”, “transmission”, peut s’appliquer aux mots, aux concepts, aux choses, aux langues, aux institutions, et à tout cela à la fois, en désignant leur déploiement et leur interaction dans l’histoire ; studium nomme aussi bien le goût, l’intérêt qu’on a pour une chose, que l’étude, au sens de la conduite d’acquisition d’un savoir ou d’une technique, la connaissance qui en résulte et le lieu où on l’acquiert et la transmet. La traduction est toujours plus qu’un simple passage d’une langue à l’autre : c’est un processus qui engage tous les aspects linguistiques, épistémiques, historiques et politiques qui font la réalité d’une culture. C’est ce que montre la relation existant entre translatio studiorum et deux autres expressions latines : inventio artium, “invention des arts”, et translatio imperii, “transfert du pouvoir”. La première renvoie à la reconstruction mythique de l’histoire de la culture humaine, la seconde à une mise en argument idéologique d’un transfert de l’imperium de l’Empire byzantin à l’Empire carolingien : le déplacement du “pouvoir”

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Rhasis summa totius medicinae […], traduction en latin par Faraj Ben Salim du texte arabe d’Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi dit Al-Razi, XIIIe siècle, enluminure dans manuscrit Cat./

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits

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Traduire la parole de Dieu ?

page en regard Fig./

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Fig./

Auguste Rodin, La Main de Dieu, vers 1896-1902, marbre, 73,7 × 58,4 × 64,1 cm

Bible de Souvigny, La Genèse, XIIe siècle, enluminure dans manuscrit

New York, The Metropolitan Museum of Art

Moulins, médiathèque communautaire

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La force des équivoques

Et l’arbre de la connaissance du bien et du mal, à quoi ressemble-t-il ? Est-ce un “pommier” comme dans tous les catéchismes en image ? Ou bien un figuier comme chez Blake, avec un fruit éclaté semblable au sexe de la femme et une feuille assez large pour cacher ce qu’il faut cacher, quand ils virent qu’ils étaient nus et que la pudeur ou la honte vint ? À moins que ce ne soit un immense champignon vénéneux, hallucinogène même, à voir les yeux d’Ève et ses côtes dans la fresque hallucinante qui court à Mérigny, dans la chapelle de Plaincourault. Car la pomme après tout, comme l’explique Delphine Horvilleur, est une simple mégarde traductive – parce qu’en latin, malum avec un a court signifie “mal”, et avec un a long “pommier” ! Ève elle-même, est-elle née de la “côte” d’Adam, en femme soumise à l’homme dont elle est une partie, comme dans l’enluminure de la Bible de Souvigny, ou bien a-t-elle été créée “à côté” de lui, telle que dans La Main de Dieu de Rodin ? Le mot hébreu utilisé dans la Genèse, tzela, qu’on traduit par “côte”, est partout ailleurs dans la Bible traduit par “côté” (par exemple, dans Exode 26 : 20, il définit les “côtés” du tabernacle). On croit d’habitude, explique Delphine Horvilleur, que la Bible nous raconte l’histoire d’un masculin premier en la personne d’Adam, dont va se décrocher, à travers une côte, un féminin second, comme un

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élément de support de ce mâle premier. “En réalité, les premiers chapitres de la Genèse ne racontent pas du tout cette histoire. Au chapitre I, l’humanité est créée : « masculin et féminin il les créa ». L’humanité première est créée dans une sorte d’androgynie, en tout cas dans une ambiguïté, masculin et féminin simultanés. Au chapitre II, Adam est plongé dans la torpeur et Dieu crée « à son côté » cet être qui va devenir femme, un sujet à côté d’un sujet, non un objet partiel et parcellaire. Adam ne se définit pas comme homme tant qu’il n’a pas défini cet autre être comme femme. Le récit est quasiment inversé par rapport à la conscience populaire et aux traductions traditionnelles. À un accent près, faire le choix de traduire tsela par « côte » et non « côté » inscrit la femme comme étant l’os de l’histoire biblique. À travers les siècles, ces textes ont été lus par des hommes, entre hommes, parlant des femmes, mais pas avec les femmes. On ne peut pas lire autrement que dans la contextualisation historique et temporelle. La question est de savoir comment nous allons lire ces textes au XXIe siècle. C’est cela et seulement cela qui va déterminer si nos traditions sont misogynes ou pas. Il y a là une responsabilité majeure du leadership religieux, à toutes les époques, celle des interprètes et des traducteurs : quels supports de lecture veut-on donner à nos enfants ?”

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Olivier-Thomas Venard

En quelle(s) langue(s) la Bible ?

En hébreu ? La Bible fait du langage un don divin. Au commencement, dans la Genèse I et II, Dieu crée par sa parole, puis fait participer Adam à l’invention du langage originel, celui de l’harmonie parfaite symbolisée par le couple ish/isha (homme/ femme) : l’hébreu. La légende de la tour de Babel (Genèse, XI) représente au contraire la diversité des langues comme le châtiment de l’orgueil des hommes qui voulurent prendre le pouvoir au ciel. Les prétentions de l’hébreu ont trouvé un écho durable dans le monde latin, avec le slogan de l’hebraica veritas lancé au tournant des IVe et Ve siècles par saint Jérôme, (re)traducteur de la Bible en latin. Elles furent ensuite renforcées par le ralliement de la Réforme au canon hébraïque pour l’Ancien Testament. Ursprache rêvée, protolangue reconstituée “scientifi quement”, cette langue mère nous hante dans la nostalgie qui nous porte… La suprématie de l’hébreu n’est cependant pas universelle. En fait, chaque communauté inspirée par la Bible a tendance à tenir sa langue pour la bonne. Le judaïsme alexandrin produisit la Légende d’Aristée pour légitimer par un miracle sa compilation de traductions grecques, connue sous le nom de “Septante”

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Cat./

Georges de la Tour, Saint Jérôme lisant, XVIIe siècle, huile sur toile, 122 × 93 cm Paris, musée du Louvre, département des Peintures

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Entre le même et l’autre

que par leurs traductions, ou par la citation de leur traduction. Ainsi, “L’Ode à l’aimée” de Sappho. À nous de prendre en compte l’un des chapitres les plus extraordinaires d’une traduction moderne – celle de Poe. Baudelaire écrivait à Sainte-Beuve en 1856 : “Il faut, c’est-à-dire, je désire, qu’Edgar Poe, qui n’est pas grand-chose en Amérique, devienne un grand homme pour la France6.” À en juger par la fortune française de Poe et par la grande chaîne qui le conduit jusqu’à nous (Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud7, Valéry et Artaud), on peut dire que Baudelaire a été exaucé – et mieux encore, car grâce à lui Poe est devenu un grand poète européen, comme l’attestent les traductions de Pessoa. On pourrait aussi mentionner Pascoli, Campana ou Landolfi pour l’Italie. La traduction de Poe scelle le destin de la poésie européenne. Traduire ici encore, ce fut introduire, conduire, produire.

Baudelaire et Poe Baudelaire et Mallarmé, qui l’enseignait8, traduisent de l’anglais ; Baudelaire et Mallarmé traduisent Poe, mais pas seulement Poe9. Baudelaire et Mallarmé ne traduisent pas tout Poe – Baudelaire se concentre sur les proses (à une exception notable, “The Raven”, “Le Corbeau10”), Mallarmé traduit les poèmes, dédicace ses traductions de Poe à la mémoire de Baudelaire et compose pour l’un et pour l’autre des tombeaux jumeaux. Baudelaire, écrit Paul Valéry dans un article important de 1929, “n’aurait été qu’un émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s’il n’avait, par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages de Poe un nouveau monde intellectuel11”. “Baudelaire, Edgard Poe échangent des valeurs, poursuit Valéry, celui-ci livre à celui-là tout un système de pensées neuves et profondes. Il l’éclaire, le féconde, il détermine ses opinions sur une quantité de sujets […]. Tout Baudelaire en est imprégné, inspiré, approfondi. Mais en échange de ces biens, Baudelaire procure à la pensée de Poe une étendue infinie. Il la propose à l’avenir.” Baudelaire lui-même semble avoir éprouvé cet échange de biens. Il l’a d’abord vécu sous la forme du coup de foudre avant de le résumer par la figure du “frère” ou du “double” – “la première fois, écrit-il dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant12”. Si on a raison de souligner que ces motifs du double et de la possession sont présents dans l’œuvre de Poe comme dans celle 6. Charles Baudelaire, Correspondance, I, 1832-1860, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, Paris, 1973, p. 343. 7. Verlaine écrivit deux poèmes intitulés “Nevermore”, Rimbaud lui-même écrivit “Les Corbeaux”, titre qui met au pluriel “Le Corbeau” de Poe. 8. Dans une lettre à Verlaine, Baudelaire dit “avoir appris l’anglais simplement pour mieux lire Poe” (16 novembre 1885). 9. Outre les proses de Poe, l’édition des Œuvres complètes de Baudelaire comprend deux “chansons anglaises” des “Traductions de Hiawatha” imitées de Longfellow, ainsi que “Le Pont des soupirs” de Thomas Hood. Une partie des Paradis artificiels est une adaptation des Confessions d’un mangeur

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d’opium anglais de Thomas De Quincey. Mallarmé traduit des textes de William Bonaparte-Wyse, de Tennyson, de Whistler, de C. W. Elphinstone Hope et adapte quatre Contes indiens – d’après une traduction anglaise du sanskrit et désigne ces contes comme des textes “revus”, “arrangés” et “réécrits”. 10. Il traduit aussi un sonnet, “To my Mother”, et deux pièces inspirées par Poe dans ses nouvelles, “Le Ver vainqueur” et “Le Palais hanté”. 11. Paul Valéry, “Situation de Baudelaire”, Œuvres, I, Variété, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, Paris, 1957, p. 599. 12. C’est Baudelaire qui souligne.

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Odilon Redon, À Edgar A. Poe, Paris, 1882, lithographie, 45 × 35 cm Paris, bibliothèque Forney

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La langue de l’Europe, c’est la traduction, disait Umberto Eco. C’est peut-être même la langue du monde, une alternative forte au nivellement du Global English. Car la traduction est un “commerce” qui a fabriqué les civilisations, celle de la Méditerranée en particulier, et un savoir-faire avec les différences, des plus nécessaires aujourd’hui. Alors Babel, malédiction ou chance ? Quelles politiques de la langue pour en tirer parti ? Peut-on suivre les routes de la traduction, comme les routes de la soie ? Comment traduit-on ce qui se présente comme la parole de Dieu ? Que faire de l’intraduisible corps des langues, celui des rébus et des poèmes ? Qu’est-ce au juste que ce soi-disant génie des langues, propre à chacune ? Et comment cette pratique paradoxale, dire “presque” la même chose, nous apprend-elle à circuler “entre” ? À toutes ces questions, une foule d’œuvres et d’objets, monumentaux ou d’utilité quotidienne, antiques ou contemporains, de la pierre de Rosette aux menus de restaurants, du manuscrit d’Ab al-Rahman al-Soufi aux affiches de la IIIe Internationale, des enluminures des premières bibles à La Création de Rodin, ou du Tiré à quatre épingles de Duchamp à La Métamorphose de Markus Raetz, sont autant de manières de répondre.

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Sous la direction de Barbara Cassin, avec les contributions de Souleymane Bachir Diagne, Jean-Marie Borzeix, Xioaquan Chu, Patricia Falguières, Yasmina Foehr-Janssens, Thierry Grillet, Delphine Horvilleur, Jacques Leenhardt, Alain de Libera, Jean-Luc Marion, Marie-José Mondzain, Xavier North, Martin Rueff, Gisèle Sapiro, Roland Schaer, OlivierThomas Venard et Anthony Vidler.

Étienne-Louis Boullée, Fanal tronconique : élévation géométrale, 1781-1793, dessin au lavis, 62 × 40 cm en couverture

ISBN 978-2-330-06915-5

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www.actes-sud.fr www.mucem.org 35 €

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie

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