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ACTES SUD
Dép. lég. : mars 2017 36 e TTC France www.actes-sud.fr
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ENFANCE ET CINÉMA
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E N FA NCE ET CINÉMA d’ A n t o i n e à Z a z i e
ACTES SUD LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE
ISBN : 978-2-330-07543-9
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ACTES SUD LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE
Qui sont les enfants du cinéma ? Cinquante auteurs – écrivains jeunesse, cinéastes, critiques… – répondent en faisant le portrait de personnages de films qui ont compté pour eux. L’ouvrage est un abécédaire illustré des prénoms, de A à Z, d’Alice, Antoine, Azur et Asmar à Sophie, Victor et Zazie en passant par Chihiro, Elliott, Harry, Petit Gibus et les autres, soit près de cent trente garçons et filles de toutes les époques et de tous les pays, réels et imaginaires, filmés et dessinés par les plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma. En préambule à ce jeu de l’alphabet, la parole est donnée à trois enfants-spectateurs devenus des adultes-cinéastes : Christophe Honoré (Les Malheurs de Sophie), Michel Ocelot (Kirikou) et Nicolas Philibert (Être et avoir) qui, tour à tour, se souviennent de leurs premières émotions de cinéma et racontent comment diriger un enfant, comment lui donner vie dès son esquisse sur le papier, comment filmer “pour de vrai” des enfants dans une classe. Un livre pour aller à la rencontre de nouveaux amis, faire découvrir le cinéma aux plus jeunes et se souvenir de ses émotions de spectateur et d’enfant.
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N ÉMA I D C A I NE NT T T O EE O S O T I C N E T IN N UD N N E L À A E A A E TC A MS C Z A E ÉE F Z N I E I A C M I N F A N N E E É N Z C É Z Z E E O N É I T I N I T N A CA M A N M E C I À F A N AA Z N NE N A A S DTZ U D’ M Z EN S UC S ML CF TO A A A E T U E E T N Z M Z C CE É M AU I C N N IN S C I F N I I T T É N E EÉ A IC I E N N NZ UN E N E A Z I S E L E S N NM F NC E E ÉA N É S E Z E U A TS I A N I E F S MZ N NE CL E C A S ME E EL I C F I N M D ES FA C S NI E NT AL U T E S CAN É E F L A O NA ZT E N F A
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Parole de cinéastes
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Montrer un film à un enfant, c’est le confier à un adulte qu’on ne connaît pas Christophe Honoré
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Le métier d’un enfant est d’emmagasiner en quelques années des millénaires de civilisation Entretien avec Michel Ocelot
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Attention, ralentir… Entretien avec Nicolas Philibert
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Les enfants du cinéma de A à Z
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Avec les textes de Hervé Aubron, Bernard Benoliel, Bérénice Bonhomme, Stéphane Bouquet, Guillaume Brac, Emmanuel Burdeau, Costa-Gavras, Elena Dagrada, Hélène Deschamps, Vincent Deville, Caroline Eliacheff, Malika Ferdjoukh, Pascale Ferran, Jean-Christophe Ferrari, Charlotte Garson, Hélène Gaudy, Hippolyte Girardot, Valentine Goby, Michel Gondry, Eugène Green, Guillaume Guéraud, Chloé Guerber-Cahuzac, Florent Guézengar, Arnaud Hée, Christophe Honoré, Élodie Imbeau, Hervé Joubert-Laurencin, Murielle Joudet, Jean-Marc Lalanne, Ghislaine Lassiaz, Pauline Le Diset, Nicolas Livecchi, Mathieu Macheret, Emmanuel Mouret, Mariana Otero, Nicolas Philibert, Yvan Pommaux, Sébastien Ronceray, Axelle Ropert, Anna Sigalevitch, Abderrahmane Sissako, Nobuhiro Suwa, Tania Tavares Diaz, Ingrid Thobois, Serge Toubiana, Gabriela Trujillo, Marcos Uzal, Bartłomiej Woźnica, ainsi que les contributions de Adèle, Manon et Mélodie. 256
Autour de l’exposition “Mômes & Cie” à La Cinémathèque française Gabrielle Sébire et Patrick Bouchain
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Les auteurs
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Index des films
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Ils s’appellent Apu, François, Bila, Jacquot, Gertie, Ponette, le Kid ou Andrea. Ils sont les enfants du cinéma. Antoine (Doinel) mis à part, ils ne vieilliront jamais, et rares sont leurs interprètes à être devenus comédiens professionnels. Même si Drew Barrymore démontrera dans Scream que son art de hurler s’était encore affiné depuis E.T… Ce peuple d’enfants, La Cinémathèque française l’a réuni le temps d’une grande exposition (“Mômes & Cie”) et pour cet ouvrage. À l’exception de Chaplin avec Jackie Coogan en “Kid” enfant universel, quand le cinéma a-t-il enfin considéré les enfants comme des personnages à part entière ? Capables de porter des émotions et des fictions aussi riches que celles des adultes ? Et quand s’est-il aperçu que cet enfant qu’il avait longtemps considéré comme un accessoire guère passionnant était devenu sa principale cible, celle que le commerce du spectacle se devait de conquérir ? Alors que les grands cinéastes italiens de l’immédiat après-guerre (Rossellini et De Sica, pour l’essentiel) avaient décidé de montrer le désastre européen à travers des yeux d’enfants, des Californiens nommés Lucas ou Spielberg, au tournant des années 1970 et 1980, mixeront leurs rêves d’étoiles et de planètes inconnues à la plus efficace des dramaturgies, celle de Walt Disney, et placeront les enfants au centre de leurs contes et de leur stratégie commerciale. Exemplairement, E.T. reste le grand film-manifeste de ce tournant artistique et commercial : aussi roué que sincère, Steven Spielberg rappelle que le besoin de croyance est constitutif du récit cinématographique et que, de ce point de vue, l’enfant voit et ressent ce que les adultes ne sont même plus capables de concevoir. Il est le spectateur idéal, vulnérable mais exigeant quant à la qualité de sa croyance, ouvert à des émotions toutes nouvelles que le spectacle lui permet de commencer à déchiffrer et prêt à s’enthousiasmer pour des histoires que les adultes jugeraient à dormir debout. Mais cette très contemporaine position centrale de l’enfant, à la fois personnage, spectateur et consommateur privilégié, s’accompagne naturellement d’une dose de formatage et de cynisme. Dans ce paysage, notre exposition et ce livre s’inscrivent comme une joyeuse contre-proposition, certes minoritaire, mais résolue. Et aussi comme le manifeste de notre devoir de transmission et d’éclairage. Car La Cinémathèque française, comme tous les musées modernes, assume sa responsabilité d’initier de nouvelles générations de visiteurs. À ses jeunes spectateurs, elle propose la diversité spatiale et temporelle du cinéma tout en cherchant les outils pédagogiques adaptés à cette découverte. Projections, rencontres et ateliers se répondent pour transmettre des clés de compréhension de ce qui reste le plus grand art du spectacle, le plus populaire et le plus sophistiqué, relevant de l’enfance de l’art, justement. Il s’agit bel et bien d’assurer notre futur commun puisque nous nous adressons aux cinéphiles de demain. C’est d’abord pour eux, nos jeunes spectateurs, que cette exposition et ce livre ont été conçus. Comme un guide, en forme d’abécédaire des personnages, de l’histoire des enfants au cinéma, c’est-à-dire l’histoire de nos émotions partagées à l’infini, partout et tout le temps. Costa-Gavras Président de La Cinémathèque française
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Frédéric Bonnaud Directeur général de La Cinémathèque française
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Parole de cinéastes Ce livre est consacré aux enfants de cinéma, un abécédaire illustré de prénoms, de A à Z : d’Alice à Antoine, d’Azur et Asmar à Sophie, Victor et Zazie sans oublier Kirikou, Harry, Jojo, Petit Gibus et les autres… En préambule à ce grand jeu de l’alphabet, la parole est donnée à trois enfants-spectateurs devenus des adultes cinéastes qui se souviennent… : Christophe Honoré, Michel Ocelot, Nicolas Philibert évoquent tour à tour leurs premières émotions au spectacle d’images animées et, une fois devenus grands, leurs moyens et ressources pour une approche sensible des mondes de l’enfance : Christophe Honoré décrit avec précision le tournage des Malheurs de Sophie, la préparation particulière avec de jeunes comédiens, l’inventivité et la disponibilité nécessaires, ce moment où il a vu une petite fille se sentir actrice et le devenir. Michel Ocelot révèle comment un personnage “de papier” appelé Kirikou est né de sa passion pour les images animées, le bricolage enfantin et le dessin, par quelle alchimie de jeunes acteurs donnent leur voix à tout un petit peuple de silhouettes colorées. Nicolas Philibert se souvient de l’avènement d’enfants dans son parcours de documentariste, du Pays des sourds à Être et avoir, de l’importance d’être à l’écoute de leurs rythmes et d’en déduire la place et les mouvements de la caméra. Chacun à sa manière a fait l’expérience d’inventer une approche particulière pour capter et restituer une colère, une confusion, un geste ou un rire, toute une énergie et une grâce qui n’appartiennent sous cette forme qu’à un seul âge de la vie. En retour, redevenus les premiers spectateurs de leurs images, qu’ils filment ou dessinent Sophie, Azur, Asmar ou Jojo, que ce soit une fiction ou “pour de vrai”, ces cinéastes renouent alors avec une émotion autobiographique comme s’ils rêvaient l’enfant qu’ils ont été.
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Montrer un film à un enfant, c’est le confier à un adulte qu’on ne connaît pas . Christophe Honoré
Ce texte a été écrit par Christophe Honoré à partir d’un entretien avec Gabrielle Sébire et Bernard Benoliel réalisé en septembre 2016. 8 9
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Les premiers films invisibles
Les films d’enfance
J’appartiens à une génération, celle née au début des années 1970, qui n’était pas très sollicitée par des films pour enfants. Et dans le milieu social de mes parents, la sortie au cinéma restait exceptionnelle. Je me souviens vaguement qu’on m’a montré quelques Disney, disons plutôt qu’on m’a raconté plus tard que je les avais vus. La Guerre des boutons, j’en ai en revanche une mémoire vive. Parce que ça ne m’avait pas passionné. Mais devant l’insistance de mes parents, j’ai prétendu que ça m’avait beaucoup plu. Ils me semblaient faux, ces enfants avec argot et lance-pierres, ils ne me racontaient pas grand-chose. En fait, j’avais l’impression que cela faisait plus plaisir à mes parents qu’à moi d’aller voir ce film : peut-être s’y voyaient-ils eux-mêmes enfants. Peut-être que la nostalgie qu’ils ressentaient devait à leurs yeux être évidemment partagée par moi. Les parents oublient souvent que les enfants n’espèrent pas tant “se voir” au cinéma que “se perdre”. Spectateur enfant, j’étais toujours assez déçu si le film était “avec enfants”. J’espérais dans le cinéma pour accéder à quelque chose qui n’était pas complètement pour moi. Les films qu’on m’interdisait devinrent bien plus précieux que les films qu’on m’autorisait. Les extraits aperçus à la télévision, les débuts de films arrachés avant le moment où je devais monter me coucher, les films évoqués dans les conversations des adultes, toutes ces bribes composèrent ma première collection cinéphile personnelle. Excitant ma curiosité, ma frustration, ils furent à l’origine de mon obsession pour le cinéma. Il y avait par exemple dans cette collection La Dérobade, Le Vieux Fusil, Tess, le téléfilm Holocauste… Des films que je ne voyais pas mais que je m’inventais à partir d’une image, d’une musique, d’un commentaire… Je crois qu’enfant, en tout cas si on est un enfant fasciné par cette affaire qu’est le cinéma, votre première cinéphilie est souvent imaginaire. C’est une mémoire chimérique mais qui, il me semble, influence énormément, construit peut-être plus un cinéaste que la mémoire vive des films qu’il a collectionnés ensuite à l’adolescence.
Les films essentiels pour des enfants spectateurs, hier comme aujourd’hui, peuvent être des films où il n’y a pas d’enfants. West Side Story ou Chantons sous la pluie ne proposent pas de personnages d’enfant mais sont en revanche des films pleins d’enfance, de grands films d’enfance. L’enfance d’un film ne se joue pas forcément sur la présence d’un personnage enfant. Il y a des films avec enfants qui sont des films définitivement “adultes” et de grands films d’enfance sans enfants. Hollywood a créé, avec la comédie musicale et le western, deux genres où l’enfance a pu être souveraine dans les films. Dans le cinéma français, je ne vois pas d’équivalent à ces films d’enfance américains. Les films d’enfance français ont toujours été isolés, uniques. Ils dégagent un parfum un peu capiteux, une solitude narquoise. Ils ne sont pas nés d’un genre mais de la personnalité de leur réalisateur. Les deux grands films français d’enfance sans enfants qui me viennent à l’esprit sont évidemment La Belle et la Bête et Peau d’Âne. Peut-être aussi peut-on ajouter Le Monde du silence.
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L’enfant qui se souvient de notre enfance En ce qui me concerne, l’attachement profond que j’ai pu avoir envers des enfants de cinéma est venu plus tard, une fois que je ne me sentais plus enfant. Hunter, l’enfant de Paris, Texas, a été un enfant qui m’a séduit lorsque j’étais collégien. Je me souviens qu’il était comme une idole, l’enfant rêvé. À la fois l’enfant que j’aurais voulu être et l’enfant que je voulais avoir. Hunter est un enfant abandonné qui va vivre plusieurs adoptions. Il est comme la Sophie de la comtesse de Ségur, son destin est de connaître des parents successifs. Des parents irréels, qui n’existent que par la grâce d’un film super-huit, puis des parents parfaits, des parents de publicité qui sont son oncle et sa tante, et enfin ses vrais parents qui sont comme revenus chacun des morts. J’étais vraiment très amoureux de ce Hunter, j’avais envie d’être dans la voiture avec son père qui ne parlait pas, je rêvais d’avoir cette
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mère-là, Nastassja Kinski, elle me semblait tellement plus belle et tragique que ma propre mère… Je peux dire maintenant que Hunter était déjà un personnage qui regardait mon enfance. Il a compté pour moi peu de temps avant que je ne vive la mort de mon père, l’éloignement d’avec ma
“Pour pouvoir accepter qu’un personnage à l’écran regarde votre enfance, il faut soi-même l’avoir un tout petit peu quittée. C’est un des paradoxes des films sur l’enfance, ils concernent souvent plus ceux qui l’ont perdue que ceux qui la vivent.” mère. Il regardait mon enfance parce qu’il était en avance sur elle. Or, pour pouvoir accepter qu’un personnage à l’écran regarde votre enfance, il faut soi-même l’avoir un tout petit peu quittée. C’est un des paradoxes des films sur l’enfance, ils concernent souvent plus ceux qui l’ont perdue que ceux qui la vivent. Les liens entre l’enfant et le cinéaste Je m’aperçois que les cinéastes qui me sont les plus précieux, ceux pour lesquels j’ai une admiration qui vire à la tendresse, ont tous tenté à un moment d’adresser un de leurs films aussi aux enfants : Renoir, Demy, Truffaut, Pasolini, Burton, Anderson… Et même Bresson et Duras avec Au hasard Balthazar et Les Enfants. Ce qui est intéressant quand on s’adresse à des enfants, c’est qu’on s’adresse à tous les enfants. Il y a une démarche égalitaire. On n’a pas à se dire : tiens,
cela va concerner plutôt les enfants de tels milieux, ceux qui ont déjà vu tels films, lu tels livres ou je ne sais quoi. S’adresser à des enfants, c’est parler à tous et, surtout, c’est ne pas douter qu’on peut être compris par tous. Comme cinéaste, on retrouve alors la joie initiale du cinéma populaire. Aujourd’hui il me semble que le cinéma d’auteur ne doit pas déserter le territoire du film pour enfants. C’est une question esthétique et politique majeure. Il y a presque une mission, disons morale, pour les cinéastes, de peupler les films avec des enfants qui échappent aux conventions, avec des enfants tremblants, inattendus, mystérieux. Trop de films sont à l’affiche où l’enfant est absolument déchiffrable et donc accessoire, où il n’est presque plus un enfant mais un produit manufacturé. Le cinéma peut être une parfaite fabrique de faux enfants. Et aussi il est important de proposer des films destinés aux enfants qui défendent une idée personnelle du cinéma, des films dont l’écriture, la mise en scène s’inscrivent dans un rapport fort à la cinéphilie. Il existe un malentendu identique en littérature jeunesse : beaucoup de gens s’imaginent qu’une œuvre, film ou livre, qui
“S’adresser à des enfants, c’est parler à tous et, surtout, c’est ne pas douter qu’on peut être compris par tous.” s’adresse aux enfants est de l’ordre de l’Immaculée Conception. On oublie vite l’écrivain pour enfants, ou ici le cinéaste. On oublie vite qu’il y a un adulte derrière ces œuvres, qui à un moment a décidé de consacrer son travail, son temps à parler à des enfants d’un événement, d’un ensemble d’émotions absolument personnels. Emmener son enfant au cinéma, c’est le confier à un adulte qu’on ne connaît pas. De la même manière qu’offrir un livre à un enfant, c’est faire 10 11
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entrer chez soi un inconnu qui parlera avec votre enfant sans vous. C’est une grande force de la littérature et du cinéma : soudain, l’enfant est confronté à un adulte qui n’est pas de son entourage et qui s’est fixé comme mandat de lui donner goût et confiance dans la vie. On l’a tous
“L’art, et particulièrement le cinéma, est le lieu privilégié de la rencontre entre l’enfant et l’adulte étranger. […] On ne vit pas les mêmes moments, enfant, quand on passe une heure et demie avec François Truffaut ou une heure et demie avec Fritz Lang.” ressenti quand, enfant, on s’est passionné pour le cinéma. D’autres adultes semblaient s’intéresser à nous et nous racontaient des histoires qui n’avaient vraiment rien à voir avec celles que pouvaient nous raconter nos parents. Spielberg me racontait E.T., et pour le coup ça n’avait assurément rien à voir avec ce que pouvait me raconter mon père prothésiste dentaire dans un petit village en Bretagne. N’oublions pas que nous avons tous croisé un jour dans notre enfance un livre, un film, un acteur, un peintre qui nous a permis de nous affranchir de notre milieu, de rêver à autre chose, d’envisager la vie autrement. L’art, et particulièrement le cinéma, est le lieu privilégié de la rencontre entre l’enfant et l’adulte étranger. L’adulte qui peut nous effrayer, nous séduire, nous amuser. On ne vit pas les mêmes moments, enfant, quand on passe une heure et demie avec François Truffaut ou une heure et demie avec Fritz Lang.
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L’enfant qu’on filme Ce n’est pas rien de choisir un enfant que vous allez filmer. Dans le cinéma traînent toujours ces légendes autour de la perle rare. Les temps de casting interminables pour dénicher l’enfant exact, celui qui serait capable d’incarner le personnage rêvé. Ce ne sont pas des légendes dans le sens où, effectivement, un casting d’enfants prend énormément de temps, d’énergie, avec des moments d’euphorie alternant avec des moments d’abattement. Non, ce sont des légendes parce que ce sont des récits de fumée, des trompe-l’œil. Parce qu’il me semble que cet effort, cette épreuve pour trouver l’enfant idéal racontent autre chose que la difficulté de trouver un enfant “compétent”. Cela raconte la peine et l’impuissance d’un cinéaste à parvenir à s’incarner dans son film via le corps d’un enfant. Comme s’il y avait une obscénité indépassable à se projeter soi dans l’enfance d’un autre. Il me semble impossible d’espérer et d’oser demander à un enfant d’être l’enfant qu’on a été. Enfin, ce n’est pas impossible, mais ce serait très vite malvenu, dégoûtant. Même si Les Quatre Cents Coups est évidemment autobiographique, en regardant ce film vous avez l’impression de voir plus l’enfance de Jean-Pierre
“La force des films où les enfants sont les acteurs principaux, c’est qu’il s’y présente, dans un style inédit, une vie simple, une vie qui s’écoule.” Léaud que celle de Truffaut. Quand vous filmez un enfant, le regard documentaire sur cet enfant prend toujours le pas sur l’invention d’un personnage. Si vous ne cherchez pas à en faire une
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Gérard . Pourquoi M. Arpel n’a pas toujours été un champignon On ne peut pas dire que les personnages des films de Jacques Tati soient très bavards, ah, ça non ! Mais là, ce petit Gérard semble presque aussi muet que son oncle, le farfelu M. Hulot. Pourtant, le silence de ce garçon et sa discrète présence ne doivent pas faire oublier que le film est fait de ses souvenirs d’enfance. N’est-ce pas dans le titre, Mon oncle, que l’on entend sa voix ? Dans la maison ultramoderne de ses parents, il a systématiquement l’air en décalage, comme inadapté. Lorsqu’il doit manger et que sa mère l’installe sur un tabouret qui rappelle la machine à manger des Temps modernes de Charlie Chaplin, Gérard, sans rien dire, s’esquive en se laissant glisser de son siège. Il laisse traîner son ballon ou l’envoie chez la voisine, casse une branche en faisant de l’escalade, n’a nulle part où jouer… Jamais on ne le laisse parler, jamais on n’écoute sa réponse aux questions un peu artificielles qu’on lui pose. Ainsi, la conversation avec la voisine tourne au monologue : “Alors ? On a mis une belle cravate ? On est un grand garçon ? […] Et moi, je fais de belles cocottes en papier !” Même à la fin, quand enfin on entend la voix de Gérard qui, guidé par le son de l’aspirateur, appelle “Maman, maman !”, celle-ci résonne dans le “living-room” vide de la maison : sa mère a disparu, comme aspirée par l’appareil qui déambule tout
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Mon oncle de Jacques Tati, 1958, avec Alain Bécourt
seul, comme si elle était devenue de trop dans cette maison impossible à vivre. Déjà que la cuisine se faisait toute seule… À ce moment-là du film, les bruits ménagers ont définitivement pris le pas sur la parole humaine, les échanges n’ont plus de sens : “tout communique” mais personne ne se comprend. Quand Gérard sort de l’école et qu’il rejoint ses copains et son oncle qu’il affectionne tant, c’est aussi sa propre voix qu’il retrouve. On l’entend se chamailler, rire et siffler… Et s’ils se parlent si peu avec son oncle, c’est qu’ils se comprennent à demi-mot, par sourires et gestes complices. Le départ final de Hulot est l’occasion pour M. Arpel de se rapprocher de son fils : Gérard, resté seul avec son père, glisse alors sa main dans la sienne comme il le faisait avec son oncle. Ce père, soudain attendri, prononce avec douceur les derniers mots du film : “Oh, Gérard, allons-y”, avant de prendre la route… à contresens ! On découvre alors un nouveau visage de M. Arpel qui n’a pas toujours été un homme sérieux, “un champignon *”, comme aurait dit le Petit Prince de Saint-Exupéry : on imagine, en pensant à Gérard, le petit garçon espiègle qu’il a pu être lui aussi, et le poisson-fontaine qui crachote dans le jardin du père rappelle alors la baleine bricolée dans le livre d’école du fils… Élodie Imbeau
* “Je connais une planète où il y a un Monsieur cramoisi. Il n’a jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé une étoile. Il n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute la journée il répète comme toi : « Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux ! » et ça le fait gonfler d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon !” (A. de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1943.)
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Alain Bécourt, Jean-Pierre Zola, Jacques Tati et Adrienne Servantie, dans Mon oncle, 1958.
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Zazie . Tout démarre par un train qui entre en gare. C’est un Diesel-électrique qui fait le bruit et la fumée d’un train à vapeur. Ça commence bien. Zazie et sa maman en descendent. Elles sont venues pour une durée d’exactement deux jours et demi. Elles repartent après-demain matin. Sitôt le pied sur le quai, sa maman la largue à son oncle Gabriel car elle est venue à Paris uniquement pour voir son amoureux. Zazie, elle, n’est intéressée que par le métro. Zazie est insolente, espiègle, anarchiste, et surtout libre. Elle déjoue les tours des adultes. Ceux-ci ne sont pas raisonnables et disent en général n’importe quoi. En fait, c’est Zazie la seule adulte dans cette histoire farfelue. Toutes les grandes personnes sont de grands enfants. Et Zazie le sait bien. Il ne faut pas lui en faire voir. Rien ne lui résiste, sauf le métro, implacablement fermé pour cause de grève. Maudite grève. Zazie a les dents du bonheur, une frange coupée à la tronçonneuse et un pull rouge qui illumine l’écran dans tous les plans. Quand elle a une idée, elle lève les yeux. C’est sa manière à elle de regarder l’ampoule qui s’allume au-dessus de sa tête. Si les adultes racontent n’importe quoi, Zazie, elle, raconte tout ce qui lui passe par la tête. Cette tête est bien remplie. Zazie met des coups de pied aux fesses et part en vitesse, en accéléré, comme Charlot mais en couleur. Et quand elle court, sa caboche est secouée dans tous les sens, et il s’échappe de sa bouche une succession ébouriffée de mots grossiers de toutes les couleurs : “sale con, mon cul, je t’emmerde…” sont monnaie courante dans
Zazie dans le métro de Louis Malle, 1960, d’après le roman de Raymond Queneau, avec Catherine Demongeot
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ses phrases toutes tordues. Le tout entrecoupé de rires moqueurs. Ces mots gros, c’est le romancier Raymond Queneau qui les lui a entassés dans la tête. Parfois, ces mots sortent si vite que leur son devient très aigu. Elle a tellement de choses à dire que ça ne peut pas tenir dans le temps d’un film. Et ce système d’accéléré, c’est le réalisateur du film, Louis Malle, qui l’a fait en ralentissant le défilement du film dans sa caméra. Eh oui, dans le cinéma, pour accélérer l’action, on ralentit la vitesse de la caméra. Quant aux voix des personnages, y compris Zazie, elles ont été enregistrées après le tournage. C’est-à-dire qu’on ne met pas de micro quand on filme et, quand c’est terminé, les acteurs vont dans un studio et disent leurs dialogues dans un micro. Cela donne un côté irréel, rêvé, au film. Et si toute cette histoire n’était qu’un songe, comme une spirale dans la tête de Zazie ? Non, non, non. C’est bien de la réalité qu’il s’agit : les embouteillages, la tour Eiffel, l’oncle Gabriel, les affiches publicitaires… Mais quand la nuit tombe, entourée des lumières de la place Pigalle, Zazie s’endort sur le capot d’une voiture. Toute Zazie qu’elle soit, elle est une petite fille, et les petites filles ça doit dormir. Elle roupillera, imperturbable, jusqu’à la fin de l’histoire, si chaotique qu’elle soit. Et finalement, quand Gabriel la raccompagne à la gare, filant dans le métro parisien, Zazie dort encore. Décidément, le métro, elle devra le rêver. Michel Gondry
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Zazie. Catherine Demongeot, dans Zazie dans le mĂŠtro, 1960.
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Patrick Bouchain, croquis préparatoires pour l’exposition “Mômes & Cie”. L’exposition a été conçue comme un jeu de passages d’une salle à l’autre, où les variations de formes, de couleurs et de textures ont pour but de remettre continuellement en question le comportement du visiteur et de le préparer à recevoir l’émotion cinématographique.
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ACTES SUD
Dép. lég. : mars 2017 36 e TTC France www.actes-sud.fr
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ENFANCE ET CINÉMA
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E N FA NCE ET CINÉMA d’ A n t o i n e à Z a z i e
ACTES SUD LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE
ISBN : 978-2-330-07543-9
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ACTES SUD LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE
Qui sont les enfants du cinéma ? Cinquante auteurs – écrivains jeunesse, cinéastes, critiques… – répondent en faisant le portrait de personnages de films qui ont compté pour eux. L’ouvrage est un abécédaire illustré des prénoms, de A à Z, d’Alice, Antoine, Azur et Asmar à Sophie, Victor et Zazie en passant par Chihiro, Elliott, Harry, Petit Gibus et les autres, soit près de cent trente garçons et filles de toutes les époques et de tous les pays, réels et imaginaires, filmés et dessinés par les plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma. En préambule à ce jeu de l’alphabet, la parole est donnée à trois enfants-spectateurs devenus des adultes-cinéastes : Christophe Honoré (Les Malheurs de Sophie), Michel Ocelot (Kirikou) et Nicolas Philibert (Être et avoir) qui, tour à tour, se souviennent de leurs premières émotions de cinéma et racontent comment diriger un enfant, comment lui donner vie dès son esquisse sur le papier, comment filmer “pour de vrai” des enfants dans une classe. Un livre pour aller à la rencontre de nouveaux amis, faire découvrir le cinéma aux plus jeunes et se souvenir de ses émotions de spectateur et d’enfant.
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