![](https://assets.isu.pub/document-structure/230511144456-309e7f1911c90cf9a99c702a42cf0f57/v1/3f05379f1e0e727bc3dc027d37375464.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230511144456-309e7f1911c90cf9a99c702a42cf0f57/v1/3f05379f1e0e727bc3dc027d37375464.jpeg)
“LE TEMPS DU THÉÂTRE”
ACTES SUD – PAPIERS
Direction éditoriale : Claire David
Ouvrage publié en collaboration avec l’Association Jean Vilar. L’Association Jean Vilar est financée au fonctionnement par le ministère de la Culture, direction générale de la Création artistique, et la Ville d’Avignon, la Région Sud, le Département de Vaucluse ; elle est soutenue au projet par la Drac Paca.
Ouverte en 1979 par Paul Puaux, bras droit de Jean Vilar et son successeur à la direction du Festival d’Avignon, la Maison Jean Vilar réunit l’Association Jean Vilar et la BNF – antenne du Département des Arts du Spectacle. Elle conserve, collecte et valorise les archives de Jean Vilar et du Festival d’Avignon. Par ses publications, expositions, rencontres, lectures et ateliers, elle a pour mission de partager et de faire vivre aujourd’hui cette mémoire commune.
Ouvrage publié avec le soutien de la Faculté des lettres de Sorbonne Université (Fonds d’intervention pour la recherche – FIR), du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (CELLF –UMR 8599), de l’École doctorale III “Littératures françaises et comparées”, du Priteps (Programme de recherches interdisciplinaires sur le théâtre et les pratiques scéniques), d’Initiative Théâtre et de l’IUF de Mme Florence Naugrette.
Ouvrage publié avec le soutien du CÉRÉdI (université Rouen Normandie).
Ouvrage publié avec le soutien de la Fondation d’entreprise La Poste. La Fondation d’entreprise La Poste favorise le développement humain et la proximité à travers l’écriture, pour tous, sur tout le territoire, et sous toutes ses formes. Elle s’engage en faveur de ceux qui sont exclus de la pratique, de la maîtrise et du plaisir de l’expression écrite. Elle favorise l’écriture vivante et offre un espace de découverte de la culture épistolaire élargie avec sa revue FloriLettres. Enfin mécène de l’écriture épistolaire, elle soutient l’édition de correspondances et les manifestations qui les mettent en valeur.
https://www.fondationlaposte.org
Photographie de couverture : © Suzanne Fournier-Schlegel
© ACTES SUD, 2023
ISSN 0989-0904
ISBN 978-2-330-18019-5
Également disponible en livre numérique
JEAN VILAR, UNE BIOGRAPHIE ÉPISTOLAIRE
260 LETTRES DE ET À JEAN VILAR
Édition établie, présentée et annotée par
Violaine Vielmas
LE TEMPS DU THÉÂTRE
AVANT-PROPOS
La correspondance de Jean Vilar tisse un important réseau de personnalités et de situations. Elle présente un triple intérêt biographique, historique et littéraire.
Les lettres jalonnent la vie de l’artiste, de ses débuts confidentiels au Théâtre national populaire. Elles dévoilent la formation d’une pensée, son évolution et ses contradictions. Comme l’homme de théâtre, la correspondance a ses âges et ses tournants : elle est rythmée par les saisons, les créations, les maladies, les repos, les lectures et l’apprentissage de la direction. Derrière la figure de Commandeur du théâtre public se dessine une présence plus humaine, grave et légère, inquiète et autoritaire, naïve et amère.
De La Condition humaine, qu’il cherche à mettre en scène, à la comédie humaine décriée dans la dernière lettre à André Malraux, les échanges ancrent le parcours de Vilar dans l’histoire et ses jeux de pouvoirs. Passage d’une République à l’autre, avènement du ministère des Affaires culturelles, événements de Mai 68 : Vilar fut un acteur et un témoin privilégié de la vie culturelle française de la seconde moitié du xxe siècle.
Enfin, des lettres de jeunesse aux lettres de maturité, sa plume variée donne à entendre les modulations d’une voix marquée du sceau de la théâtralité. Qu’on suive l’ordre chronologique des lettres et l’on suivra l’histoire d’une aventure culturelle, qui s’écrit par touches progressives, par à-coups et par reprises. Qu’on ouvre ces pages au hasard et l’on entendra la polyphonie des voix politiques, intellectuelles et artistiques de l’époque : tout un petit théâtre s’y déploie et parle du grand théâtre de la société.
Réunies pour la première fois, inédites pour la plupart d’entre elles, ces lettres exposent les différents visages de Jean Vilar :
Le patron, qui organise à distance un festival naissant, défend son œuvre face aux attaques d’un sénateur, rappelle à l’ordre un comédien ou ses successeurs, et qui se trouve mis en cause par une vedette de sa troupe, Maria Casarès.
L’artiste, qui échange avec les comédiens (Gérard Philipe, Maria Casarès, Geneviève Page, Daniel Sorano), les écrivains (André Gide, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, René Char, Jean Giono, Jean Paulhan, Raymond Queneau, Arthur Adamov, Eugène Ionesco, Michel Vinaver, Louis Aragon, Jean Cocteau, Jean Anouilh), les peintres (Pablo Picasso, Alexander Calder, Joan Miró, Léon Gischia) ou les compositeurs (Maurice Jarre, Duke Ellington, Pierre Boulez).
Le réformateur, qui a pour fidèle correspondant Malraux, qui fut chargé d’un projet de réforme de l’Opéra en France et qui s’opposa à Sartre, dans une célèbre polémique, sur la question du public populaire malgré des rapports initialement cordiaux.
L’ami, puisque les lettres donnent accès à un Vilar plus intime – notamment avec Gérard Philipe et Maria Casarès –, qu’elles révèlent la porosité des sphères professionnelles et affectives, et qu’elles dévoilent les grandes lignes du caractère complexe de Vilar : conviction, opiniâtreté, sens des responsabilités, séduction, vision sereine de l’avenir, exigence envers soi et envers autrui, autoritarisme, estime, tendresse, courage et désillusion.
Le texte des lettres correspond aux manuscrits consultés. L’orthographe et la ponctuation ont été rectifiées à de rares endroits, ou laissées telles quelles lorsque cela faisait sens. La date de chaque lettre a été reproduite telle que l’épistolier l’a notée – nous l’avons parfois complétée, entre crochets. Les adresses personnelles ont été supprimées par souci de lisibilité.
La liste des correspondants n’est pas exhaustive : les lettres intimes, d’une part, et les lettres administratives, d’autre part, ont été écartées
afin de conserver la cohérence d’un parcours artistique et de préserver l’intérêt du lecteur. Jean Vilar l’avait déjà anticipé, lorsqu’il dissocia son courrier en deux corpus : le premier, touchant à la vie d’une institution, fut versé en 1965 aux Archives de France ; le second, reflet de la vie d’un homme, fut conservé chez lui jusqu’à sa mort et donna naissance au fonds Jean Vilar, conservé à Avignon. Les fonds des correspondants ont également été consultés pour retrouver des lettres inédites de l’homme de théâtre.
Dans cette correspondance professionnelle, nous avons privilégié les personnalités des milieux politiques et artistiques : éditeurs, comédiens, hommes politiques, cinéastes, metteurs en scène, chorégraphes, peintres, poètes et écrivains. Parfois, un artiste écrit à Vilar (Pierre Prévert, Alain Resnais ou Jean Dasté, par exemple) ; mais il s’agit d’une simple demande de rendez-vous : nous n’avons pas retenu leur billet.
INTRODUCTION
I. 1943‑1947 : DU THÉÂTRE DE POCHE AU PALAIS DES PAPES
Un soir, tard dans la nuit, assis à la table de la maison familiale de Sète, Jean Vilar ouvrait un cahier intitulé : “Cahier d’anglais de Lucien Vilar, classe de 6e A.” Après avoir découpé les premières pages, il inscrivit le titre, Carnet de la mort 1, suivi de l’exergue : “Toute âme, dit Platon, est privée involontairement de la vérité. (Cité par Marc Aurèle).” Le jeune homme venait de perdre, un mois plus tôt, Lucien, son unique frère, âgé de dix-neuf ans. Sur la page suivante, il nota la date – samedi 28 mai 1939 – et décrivit le silence régnant dans la pièce, la toile cirée, familière aux deux frères, et son propre corps, alourdi par le deuil. Puis commencèrent, insatiables et tenaces, le besoin de comprendre ce que c’est que la mort et la nécessité de justifier son désir de vivre. Lui qui vivait à vingt-sept ans son premier drame écrivit à deux reprises, sur cette même page, un vers de Victor Hugo : “Ma vie entre déjà dans l’ombre de la mort2.” Du 28 mai 1939 au 23 avril 1940, débordement émotionnel et travail de deuil allaient être endigués par une écriture cathartique, soignée et sans rature, entrecoupée de textes recopiés, puisés chez Épictète, Épicure, Lucrèce, Marc Aurèle, Montaigne, Hugo, Pascal et Proust. L’originalité de ce carnet de deuil réside dans son adresse : non pas au frère, ni à Dieu, comme le font journaux, élégies ou oraisons funèbres, mais à lui-même. Se manifestaient déjà chez Vilar la conscience aiguë d’une œuvre à accomplir et la volonté de donner, par celle-ci, un sens à sa vie. Plus jeune, il avait dévoré L’Espoir et La Condition humaine de Malraux : il s’identifiait à ses personnages, animés par un sentiment fort de responsabilité, et se reconnaissait dans
le tiraillement de l’auteur, entre son désir d’aventures et la nécessaire stabilité que requiert l’écriture. Les deux hommes allaient d’ailleurs entamer, en 1945, une correspondance qui débuterait par une tentative d’adaptation scénique de La Condition humaine et ne s’achèverait qu’avec la disparition de l’homme de théâtre. La confrontation à la perte, insensée pour Vilar, de son trop jeune frère, semble éveiller chez lui une préoccupation malrucienne formulée dans L’Espoir : “La tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin.” Ce “destin”, que revendique Vilar au fil du Carnet de la mort, est celui de la création, désormais chargée d’un impératif moral : se rendre digne, par son aboutissement, du disparu.
Que cette vie ait un sens, celui que ton œuvre lui donnera ! Sois implacable dans ta volonté de mener à bien cette œuvre. Si tu as accepté de vivre, une des raisons était et est que tu espères apporter, dans l’autre côté de la vie, ton œuvre d’artisan à celui qui t’attend, une œuvre belle et pour l’édification de laquelle il avait fallu vivre3.
Vilar avait composé en 1938 une Antigone, d’après Les Phéniciennes d’Euripide, qu’il allait soumettre à Jean Giono4 deux ans plus tard. Il travaillait également sur un ballet nommé Bacchus et une farce, Aimer sans savoir qui. L’écriture dramatique, abondante, succédait à de nombreuses années de pratique des écrits de soi : journaux intimes et récits autobiographiques. Ils constituaient le support de ses rêveries mélancoliques et l’aidaient à traverser les crises d’une vie de jeune adulte, fasciné par la révolte de Gide et se heurtant à la misère à Paris. Le récit d’Hilda la morte, par exemple, qu’il avait dactylographié en vue d’une publication, parlait de cette vie-là, et Vilar allait le soumettre à Jean Paulhan en 1943. De nombreux autres textes manuscrits étaient restés dans ses poches et ses tiroirs.
L’écriture lui permettait ainsi d’explorer la tentation du renoncement, sans y céder : “Je suis tout de même une ligne droite5”, déclarait-il dans
une lettre à sa femme, Andrée Schlegel, en 1943. Sous la plume de Vilar, la métaphore explicite toujours l’idée, en tirant l’abstrait vers le concret, le conceptuel vers le sensible. La ligne droite symbolisait ainsi la certitude de sa vocation. Mais les lettres et les journaux, qu’il allait noircir, nuanceraient cet autoportrait unidirectionnel et le rapprocheraient d’une forme plus complexe ; celle, par exemple, que Marguerite Yourcenar attribue à toute vie racontée : “Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut6.” Ce qu’il a “cru être”, bien malin qui pourrait le dire ; ce qu’il a “voulu être”, c’est un homme de lettres ; ce qu’il “fut”, ou du moins ce que l’histoire dit qu’il fut, c’est un homme de théâtre.
À la fin des années 1930, Vilar se rêvait encore écrivain, ainsi que l’attestent les dernières pages du Carnet de la mort, qui s’achève en avril 1940. Pendant cette année de drame personnel, Vilar fut mobilisé puis réformé à la suite d’un ulcère à l’estomac. De retour à Paris, il tentait de se nourrir convenablement et de se chauffer, il lisait et écrivait sans cesse.
Avant la guerre, il avait occupé, de 1935 à 1937, un poste de régisseur amené à jouer de petits rôles au Théâtre de l’Atelier, sous la direction de Charles Dullin. Le jeune Vilar avait découvert l’Atelier, en 1933, en accompagnant un ami à une répétition de Richard III. Il se retrouva immédiatement dans les principes de Charles Dullin : goût de la rigueur, de la discipline morale et de la recherche esthétique, choix d’un répertoire poétique et exigeant, contemporain et classique, et rejet du vedettariat ou du cabotinage. L’intransigeance artistique et le souci pédagogique du maître résonnaient avec l’ambition de l’élève qui garderait dans son bureau, une fois devenu directeur du TNP, son masque mortuaire, et qui signerait certaines lettres officielles : “Jean Vilar, élève de Charles Dullin.” Avant d’être mobilisé, Vilar, élève et régisseur à l’Atelier, pouvait ainsi loger au théâtre et partager une existence de
troupe, faite d’échanges, de répétitions et d’un constant labeur. Mais après avoir quitté son poste pour effectuer son service militaire, il ne retrouva pas sa place privilégiée : Charles Dullin croyait peu en ses qualités d’homme de théâtre. De retour à Paris en 1940, Vilar reprit donc la vie de misère et de bohème qu’il avait connue avant la mobilisation. La volonté farouche de s’entourer d’une troupe ne le quittait pas. Il se rendait souvent à l’école de l’Atelier pour convaincre d’autres élèves de constituer un groupe.
Au même moment, un ingénieur des PTT (Postes, télégraphes et téléphones) et homme de radio, Pierre Schaeffer, fondait l’association Jeune France. Elle avait pour ambition de promouvoir une régénération culturelle fondée sur la mise en avant de la jeunesse, le dialogue entre les arts et la diffusion décentralisée des œuvres théâtrales. Son exigence artistique, qui l’opposait à l’esthétique boulevardière, rencontrait la condamnation idéologique que les cercles pétainistes portaient sur ce type de théâtre réputé immoral ; c’est principalement sur ce critère que l’association obtint l’aide de Vichy pendant deux ans, avant de se dissoudre en 1942, lorsque l’État tenta d’en faire un appareil d’encadrement à son service. Le théâtre constituait le pilier de l’association : il s’agissait de renouer le lien entre l’art et le peuple par la formation d’animateurs, la promotion d’un jeune théâtre artisanal, l’élaboration de centres dramatiques décentralisés et l’organisation de tournées dans les campagnes françaises. La ligne de démarcation scindant la France en deux zones, l’association se composait de deux organisations : Paul Flamand, futur dirigeant du Seuil, administrait la section nord et Pierre Schaeffer, la section sud. Il demanda à André Clavé, metteur en scène, comédien et directeur de la compagnie La Roulotte, de regrouper de jeunes artistes et écrivains que la débâcle avait plongés dans la misère ou le désarroi. André Clavé, se rapprochant d’anciens élèves de Charles Dullin, rencontra Vilar et le présenta à Paul Flamand qui l’engagea en tant qu’auteur. Au sein de l’association, il serait responsable de la partie théâtre, aux côtés de Maurice Blanchot pour la littérature et de Jean Bazaine pour la peinture.
Vilar avait également pour tâche de composer des parodies, des farces et des adaptations en tous genres pour entraîner les futurs animateurs. Cette écriture alimentaire, qui l’éloignait de son ambition initiale, lui pesait : “Je travaille certes à des occupations intéressantes et qui touchent directement à mon métier. Mais ces travaux ne sont pas écritures, recherches de la forme, […] composition dramatique. Dieu veuille que je puisse, par quelque moyen encore inconnu de moi, pouvoir un jour ne faire que ça7.” Après Antigone, parallèlement aux adaptations de commande, le responsable de Jeune France composait avec difficulté une pièce qu’il ne cesserait de corriger jusqu’à sa mort : Dans le plus beau pays du monde. Dans cette pièce, il n’est question ni de guerre, ni d’occupation, mais de couples qui se font et se défont. D’autres titres avaient d’ailleurs été envisagés par Vilar, comme Des personnes inutiles, soulignant s’il le fallait l’absence de contextualisation de son écriture – étonnamment dissonante avec son engagement auprès des publics, sa conscience aiguë des inégalités et son éthique personnelle forte. En tournée avec La Roulotte dans les campagnes françaises d’Anjou, de Bourgogne ou de Bretagne, les comédiens découvraient le jeu en plein air, les tréteaux nus, les représentations dans tous types de salles, sous tous les temps ; ils logeaient où ils pouvaient, chez les habitants ou dans les granges ; ils devaient rassembler un public non habitué et faire leur propre promotion, en annonçant leur arrivée avec parades ou placards d’affiches colorées, suivant une tradition foraine. Vilar, devenu codirecteur de la troupe avec André Clavé, y fit l’expérience de ses premières responsabilités, développa un ton d’autorité et une manière de diriger. Fidèle à son habitude, il ouvrit un journal de bord et y enregistra les dépenses, les recettes et les réactions du public, qu’il écoutait et observait lorsqu’il ne jouait pas. Sorte d’ethnologue du théâtre, observateur méticuleux, il guettait les réactions et notait les moments de rire, d’ennui ou d’adhésion. Déjà, germaient, chez l’apprenti directeur, une attention soutenue aux conditions de réception d’une œuvre et une pensée de la relation à un public divers. S’il défrichait difficilement les pièces qu’il composait, il cultivait déjà, avec
précision, sa mission au service des publics qu’il découvrait, et commençait alors à incarner avec talent ses rôles face à une salle hétéroclite.
Vilar avait composé pour la tournée un lever de rideau, La Farce des jeunes filles à marier 8, qui devait précéder George Dandin de Molière. Mais le départ brusque d’un comédien laissa vacants les rôles du notaire et de M. de Sotenville. André Clavé insista : Jean Vilar devait jouer. Le résultat dépassa les espérances, le public rit et adhéra : le hasard d’une occasion se transforma en un parcours obstiné et passionné. Vilar revint à Paris dans le rôle de Martin Doul, un mendiant aveugle qui recouvrait la vue pour s’apercevoir qu’il avait vécu dans un monde d’illusions. Son jeu maîtrisé, lent et silencieux, dans cette Fontaine aux saints de Synge9, forçait l’admiration de la critique. L’appartenance passagère à Jeune France et le succès dont il jouissait dans ce rôle principal lui ouvrirent les portes du milieu intellectuel parisien. L’état actuel des archives indique qu’une correspondance riche s’était engagée avec Jean Paulhan en 1943. Vilar, dont la vocation d’écrire restait prégnante, confia le récit de jeunesse Hilda la morte à l’appréciation de l’éditeur. La réaction de Paulhan vaudra prescription : “Je ne crois pas que le récit poétique soit votre expression. […] Il me semble que vous devez écrire, dans un autre ordre, des choses admirables10.” Nous nous gardons bien de céder au charme d’une lecture prophétique, mais cette remarque semble avoir accompagné sans cesse un Vilar raturant et récrivant ses journaux jusqu’à trouver la bonne expression, et qui allait abandonner pour vingt ans l’écriture autobiographique et fictionnelle pour l’écriture ancrée, quotidienne et factuelle : celle des lettres, des notes et du journal.
C’est par ailleurs sur scène qu’il allait tout mettre en œuvre pour servir le verbe et l’auteur. Vilar avait conservé de son apprentissage chez Charles Dullin la volonté de permettre une rencontre directe, presque sacrée, entre les grands textes et le public ; rencontre qui passait par un travail lent et rigoureux de composition du rôle. L’acteur, dévoué au texte, se voyait gratifié d’une responsabilité morale à la hauteur de son rôle et de ses devoirs envers son art. La présentation du travail réalisé
sur Dom Juan, que Vilar allait monter l’année suivante, le résumait :
extérieurs aux lois pures et spartiates de la scène qui exige uniquement l’interprétation d’un texte par le truchement du corps et de l’âme de l’acteur11.”
C’est pour mener à bien ce principe que Vilar quitta La Roulotte en mai 1943, et créa la Compagnie des Sept. De codirecteur, il devint chef de troupe. Au début, ils n’étaient que quatre : Louis Arbessier, Hélène Gerber, Maurice Coussonneau à la régie et Jean Vilar, qui rêvait désormais d’avoir son propre théâtre. Il créa sa première mise en scène, La Danse de mort de Strindberg, au Théâtre Vaneau. Après trois représentations, un huissier les interpella : la compagnie devait régler les droits pour jouer mais elle n’en avait pas les moyens. Jean Paulhan, figure centrale de la vie littéraire, lui ouvrit son carnet d’adresses. Fort de ce réseau et soutenu par l’aide financière d’un ami sétois, Vilar mit en scène Orage de Strindberg et Césaire de Jean Schlumberger au Théâtre de Poche. Cet ancien café, devenu un petit théâtre de soixante places, venait d’ouvrir dans l’impasse Robiquet à Paris et fut inauguré par Vilar. Il accueillerait ensuite le Nouveau Théâtre et l’avant-garde
Dubillard, Audiberti, Duras ou Ionesco. La Compagnie des Sept y rencontra un franc succès. C’était le début, tant attendu, de la reconnaissance de ses efforts : “De partout des lettres de félicitations ou des coups de téléphone enthousiastes. Je suis très content de la troupe, très confiant en moi, et très calme. Après tant d’années passées à souffrir, à attendre l’heure où l’on pourra, sûr de soi, réaliser enfin l’œuvre ! Que d’échecs, d’avortements, de non-réussites ! Et maintenant, c’est fait, j’ai réussi l’œuvre : de deux pièces belles mais dangereusement peu dramatiques, j’ai fait deux œuvres belles et dramatiques12”, confiait-il à Andrée.
Quelques mois plus tard, le 20 avril 1944, il créa au Théâtre La Bruyère son premier Dom Juan et s’attribua le rôle-titre. Le livre des comptes de la compagnie témoigne cependant d’un relatif échec, n’enregistrant qu’une quarantaine de représentations et un lourd déficit. La critique regrettait un dom Juan “cavalier seul” – le contrepoint comique n’était pas encore celui de Daniel Sorano13. La guerre, grande absente
“Éliminer les moyens d’expression
de ces correspondances, faisait également peser ses contraintes sur les représentations : couvre-feu, représentations à la lumière du jour, coupures d’électricité et prix exorbitant du matériel des décors. La compagnie survivait grâce au mécénat et aux aides ponctuelles des Beaux-Arts ou de Gallimard. Pour rester “libre” et ne pas céder au théâtre marchand, Vilar multipliait les sources financières. Aidé par le réseau de Jean Paulhan, il instaura le principe de l’abonnement – qu’il reprendrait au TNP – et proposa des conférences prononcées par Jean-Paul Sartre sur le style dramatique, Albert Camus sur la mise en scène vue par les auteurs, et Thierry Maulnier sur le théâtre et la critique. À l’automne, il créa Un voyage dans la nuit, de Sigurd Christiansen, un auteur norvégien contemporain inconnu. Poursuivant l’exploration du théâtre métaphysique, il posait cette fois-ci la question de la justice des hommes en regard de la justice absolue. Il présenta la pièce en proposant, contre les scènes “polluées par le commerce”, le retour du “plaisir douloureux de l’intelligence et du cœur” pour s’inscrire “fièrement à la suite des grandes œuvres qui témoignent de la religion de l’homme14”. De nouveau, le livre des comptes souligna un déficit important. La réception critique était nuancée, mais tous les grands journaux de l’époque en rendirent compte : Vilar faisait désormais partie du paysage théâtral parisien.
Malgré les dettes, la compagnie put reprendre, début 1945, La Danse de mort de Strindberg au Théâtre des Noctambules. Ce fut un immense succès : les trente représentations prévues dépassèrent les cent cinquante. La mise en scène était aussi dépouillée que les critiques dithyrambiques. Les commandes affluaient. Au printemps, le directeur du Vieux-Colombier, Annet-Badel, proposa à Vilar de jouer le rôle de Thomas Becket dans Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot.
Le chef de troupe refusa, puis accepta en posant ses conditions : jouer, mettre en scène et laisser le peintre et ami Léon Gischia faire les décors. Passant de solliciteur à pourvoyeur, il était désormais en position de force pour imposer ses choix. Tous concourraient à accorder le primat au texte : décor épuré, absence de manteau d’arlequin (supprimé par
Copeau au Vieux-Colombier en 1920), économie des gestes et des jeux de scène. Créée en 1935 en Angleterre, la pièce n’avait jamais été jouée en France : le succès des représentations confirmait la reconnaissance dont jouissait désormais la compagnie, qui se vit décerner par la critique le grand prix du Théâtre.
Reconnaissance critique et carrière lancée ne détournèrent pas Vilar de sa “ligne droite”, dont il dévia parfois pour le cinéma, par curiosité et par intérêt. Ainsi, en 1946, son charisme inquiétant et sa grande silhouette maigre, auréolée de silence, lui permirent de composer le rôle énigmatique du Destin dans Les Portes de la nuit de Marcel Carné et Jacques Prévert. Sur les planches, il créa Le Bar du crépuscule d’Arthur Koestler au Théâtre Moncey, mais la réception fut mitigée et la pièce ne tint pas longtemps l’affiche. Cela ne l’empêcha pas d’écrire à sa femme, avec la modestie toute relative de la grenouille face au bœuf : “Dans dix ans, Jouvet assure qu’on me demandera de diriger le Français. J’espère bien, d’ici là, avoir fait de telles choses qu’on n’osera pas me proposer une prison15.” L’histoire, jamais à court d’ironie, lui proposerait un immense sous-sol, qu’il surnommerait parfois le “sousmarin” ou le “vaisseau”, place du Trocadéro : le futur Théâtre national populaire. Mais, en attendant, c’était dans les studios de cinéma ou sur les scènes privées qu’il jouait. Il fallait bien tenir l’équilibre entre la prise de risque d’un théâtre d’avant-garde et la responsabilité financière d’une compagnie. À l’hiver 1946, il composa donc au pied levé le rôle de Frédéric-Roméo, dans la pièce Roméo et Jeannette d’Anouilh. Il partagea la scène du Théâtre de l’Atelier pour la première fois avec Maria Casarès et Michel Bouquet. Encore tout jeune, presque inconnu, l’acteur allait bientôt rejoindre la troupe de Vilar et relever le défi de la “Semaine d’art” en Avignon avec, entre autres, Silvia Monfort, Jeanne Moreau, Germaine Montero, Jean Leuvrais et Alain Cuny.
Ce fut une lettre décisive de René Char à Vilar qui fit naître l’idée de prendre le large et de jouer en plein air, en Avignon16. Le poète avait applaudi le comédien dans Meurtre dans la cathédrale et l’avait admiré à l’écran dans son rôle du Destin. Lorsque Christian et Yvonne
Zervos, éditeurs des Cahiers d’art, organisèrent une grande exposition d’art contemporain au palais des Papes d’Avignon, ils invitèrent Char à y présenter une adaptation cinématographique de son texte, LeSoleildes eaux. Celui-ci voulut confier un rôle à Vilar qui rencontra, par son intermédiaire, le couple Zervos. Admirateurs de son travail, ils lui proposèrent de donner une représentation de Meurtre dans la cathédrale dans l’une des salles du palais des Papes. Vilar commença par refuser puis proposa, quelques jours plus tard, trois créations, dont l’une dans la cour d’honneur, où tout était à construire quand tout manquait. Le couple Zervos accepta, la municipalité d’Avignon également, et ce qui ne fut d’abord qu’une Semaine d’art devint, dès l’été suivant, le Festival d’Avignon.
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230511144456-309e7f1911c90cf9a99c702a42cf0f57/v1/6d153294b2aa88d7e57f9993c15e1a38.jpeg)