Extrait "Le Café de Van Gogh" de Bernadette Murphy

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Le café de Van Gogh BERNADETTE MURPHY
© Pierre Croux et Bernadette Murphy

Aux alentours de la mi‑juin 1895, soit cinq ans après la mort de Van Gogh, un homme bien habillé se dirigea d’un pas décidé vers la gare d’Arles dans le Sud de la France. Il avait étudié attentive‑ ment les horaires des trains avant de sortir de chez lui, choisissant le milieu de matinée parce que c’était le moment le plus calme de la journée. Il n’avait pas l’intention de voyager – il voulait juste s’entretenir avec quelqu’un et il fallait que cette personne soit dis‑ ponible pour l’écouter. Il se mit en route après le petit déjeuner, sachant pertinemment que la traversée de la ville à pied pren‑ drait du temps : il aimait serrer les mains et bavarder avec les gens qu’il croisait dans la rue. Vingt ans plus tôt, il avait été adjoint au maire d’Arles et nourrissait encore l’espoir indéfectible, com mun à tous les hommes politiques, d’accéder de nouveau aux plus hautes fonctions.

Il avait exercé de nombreuses activités dans sa vie. Ce matin là, c’était sa casquette de journaliste qu’il arborait. Il signait un bil let pour l’un des journaux locaux sous le nom de Ferdinand Fure‑ tière. L’homme était plutôt content du nom de plume qu’il s’était choisi. C’était le pseudonyme parfait, rendant à la fois hommage à l’abbé Furetière, grand homme de lettres du xviie siècle, et signa‑ lant qu’il était toujours en train de fureter, en quête d’une histoire intéressante.

Il traversa la place Lamartine, longea les clients assis à la ter‑ rasse d’un café par cette matinée d’été, puis entra dans l’établisse‑ ment. Après les salutations d’usage – une poignée de main virile et ferme –, il expliqua au propriétaire des lieux qu’il désirait avoir une conversation avec lui. Avait il un moment à lui accorder ? D’un hochement de tête, ce dernier lui fit signe de le suivre. Les

deux hommes se dirigèrent vers une table dans la salle principale, où ils pourraient parler sans être dérangés.

Cette visite à l’improviste avait été motivée par une information que l’homme avait lue quelques jours plus tôt dans Le Journal :

Une trentaine des toiles du peintre Vincent van Gogh, né en Hol‑ lande en 1857 (sic) et mort en 1890, sont exposées jusqu’à la fin du mois à la Galerie Vollard, rue Laffitte.

Entre les plus étranges […], il en est une surtout qui intrigue les visiteurs. Elle représente le peintre lui‑même, la figure entou‑ rée de linges1…

Notre perspicace lecteur s’appelait Henri Jacques Joseph Marie Laget – la ribambelle de prénoms marquait son appar ‑ tenance à une classe sociale aisée 2. Bien que ce gentleman de cinquante‑deux ans se qualifiât lui‑même de “publiciste” sur sa carte de visite, la majeure partie de ses revenus provenait d’une activité moins chic : les assurances contre les risques d’incen die. En lisant l’annonce de l’exposition Van Gogh organisée à la galerie Vollard, Laget avait écrit sur le champ au galeriste pari sien pour lui proposer ses services3. On a perdu ce premier cour rier mais il est facile de deviner l’essentiel de son contenu car il envoya deux jours plus tard une deuxième lettre, accompagnée de la copie d’un article à paraître dans Le Forum républicain le week‑end suivant.

Les propriétaires des tableaux de van Gogh, d’anciens amis du peintre dont je parle dans mon article, sont disposés à prêter leurs toiles pour l’exposition organisée à la Galerie Vollard4.

1. Le Journal, Paris, le 12 juin 1895, p. 1, Gallica – Bibliothèque nationale de France (bnf ).

2. Henri Jacques Joseph Marie Laget (1843 après 1911).

3. La lettre a disparu mais elle était mentionnée dans sa missive du 15 juin 1895.

4. Cote : ms 421, lettre d’Henri Laget à Ambroise Vollard, Arles, 15 juin 1895. Archives Vollard, musée d’Orsay, Paris (MdO).

Le dimanche 16 juin 1895, comme annoncé par Laget, un article fut publié dans le journal arlésien, émaillé de quelques souvenirs personnels ajoutés par ce dernier :

Le Van Gogh que nous connaissions à Arles était plus calme que le portrait que brosse de lui Le Journal. Néanmoins, l’étrange histoire de l’oreille est véridique. Plus d’un s’en souvient encore par ici… Hélas, l’exposition à la Galerie Vollard sera loin d’être complète, certaines toiles de ce précurseur bizarre étant restées chez nous…

Espérant qu’après avoir lu l’article, certaines personnes auraient l’idée d’aller farfouiller dans leur grenier, Laget, en incorrigible opportuniste, comptait bien être la cheville ouvrière d’éventuelles transactions conclues par le très estimé marchand d’art parisien. Malheureusement pour lui, cela ne se passa pas ainsi. Personne ne se manifesta dans les jours qui suivirent la parution de l’ar‑ ticle. D’autre part, malgré tous les efforts déployés par Laget pour convaincre M. Armand, celui ci refusa de vendre le charmant tableau du Bébé Roulin qu’il avait en sa possession. Si Laget vou lait jouer le rôle d’intermédiaire auprès de Vollard, il allait donc devoir se mettre lui même en chasse des tableaux de Van Gogh.

Tel était l’objet de la visite de Laget en cette matinée d’été dans le café de la place Lamartine. Les deux hommes se connaissaient vaguement puisque l’établissement était assuré par La Providence, la compagnie pour laquelle travaillait Laget, mais ils n’évoluaient pas dans les mêmes cercles. Grâce aux commérages, l’assureur savait que Vincent van Gogh avait séjourné pendant plusieurs mois dans cet établissement en 1888. Laget avait également eu vent des rumeurs qui couraient en ville selon lesquelles les proprié‑ taires étaient financièrement pris à la gorge, mais il n’en savait pas plus. Comme la plupart des Provençaux, les Ginoux se méfiaient des personnes n’appartenant pas à leur entourage familial ou ami‑ cal et s’étaient bien gardés de raconter que l’artiste avait entreposé chez eux des toiles et des meubles avant de quitter la région. Mais voilà, l’article paru dans le journal avait attisé leur curiosité. Les propriétaires du café en avaient pris bonne note et tâté le terrain

très discrètement. Il n’y avait pas d’urgence, ils se doutaient bien que quelqu’un finirait par se présenter tôt ou tard. Et c’est exac‑ tement ce qui se produisit.

Dans la grande salle, les deux hommes s’assirent autour d’une table en marbre. Penchés l’un vers l’autre et sirotant leurs verres, ils entamèrent une conversation à voix basse. Après quelques ama bilités, Laget exposa les raisons de sa visite : il venait avec une pro position intéressante, une transaction qui pourrait leur rapporter gros à tous les deux. Il laissa entendre ensuite que le patron du café saurait peut‑être lui dire où débusquer certains tableaux de Van Gogh restés à Arles.

Sa proposition tombait à point nommé mais le cafetier n’était pas un perdreau de l’année. Certes, il devait un paquet d’argent à un tas de gens mais comme dans une partie de cartes, il savait aussi qu’il ne servait à rien de dévoiler son jeu trop tôt. En homme rusé, il ne dit donc ni oui… ni non. Henri Laget et son marchand d’art parisien pouvaient bien patienter un peu pendant qu’il pre‑ nait le temps de réfléchir.

Les négociations ont probablement duré plusieurs mois. Le livre de comptes de Vollard montre que deux mandats postaux ont été envoyés à Arles le 17 octobre 1895, cinq mois après l’entrevue : 60 francs adressés au propriétaire du café pour un portrait de sa femme et 10 francs de commission à l’intention d’Henri Laget.

Dix huit mois plus tard à Paris, Vollard vendit le premier por trait 150 francs. Juriste chevronné et l’un des rares hommes hon‑ nêtes dans ce milieu coupe‑gorge, Vollard se tenait au seuil d’une illustre carrière durant laquelle il se chargerait de promouvoir non seulement les œuvres de Van Gogh, mais aussi celles de nombreux autres grands artistes français tels que Paul Cézanne et Auguste Renoir. Ambroise Vollard deviendra en effet un marchand d’art réputé et respecté, et son ascension doit beaucoup à la discussion matinale de ces deux hommes dans un café arlésien qui, aussi éton‑ nant que cela puisse paraître, aura tout déclenché.

Dans une petite bourgade comme Arles, les secrets ne le restent jamais très longtemps et en l’espace de quelques mois, un afflux régulier de tableaux transita par le café, expédiés à Vollard par Henri

Laget qui retenait une commission de 10 % sur chaque transac‑ tion. Si les trois hommes se sont fait un petit pécule, ils ont aussi participé au sauvetage d’œuvres d’art désormais visibles dans les musées du monde entier.

Comme j’allais bientôt le découvrir, le café était bien plus qu’un endroit où Van Gogh aimait se délasser. Ce fut un lieu essentiel dans tous les aspects de la vie qu’il mena à Arles. C’est ici qu’il se fit de nouveaux amis, ici aussi qu’il se fit certains de ses ennemis.

Ici que lui furent indiqués des endroits où poser son chevalet. Grâce aux propriétaires du lieu, le peintre trouva en outre un ate‑ lier et son premier vrai logement à Arles : la maison jaune. Même à l’époque où il séjournait à l’asile de Saint‑Rémy‑de‑Provence, Vincent retournait se réfugier dans l’établissement des Ginoux dès qu’il le pouvait. C’était un havre de paix pour lui. Mais avant tout, ce fut dans ce modeste café ouvrier que le peintre trouva celles et ceux qui allaient lui servir de modèles à Arles pour une remar‑ quable série de portraits.

Ce café de la place Lamartine est véritablement le Café de Van Gogh.

Initialement intitulé Paysan à la pipe, le tableau avait été rebap‑ tisé Le Fumeur par la Barnes Foundation. Ce changement de nom a probablement été dicté par la bien pensance politique, ce qu’on peut regretter quand on sait que le mot “paysan” véhicule des connotations complètement différentes en Europe. Plutôt que de sonner comme un terme condescendant, voire péjoratif comme c’est le cas en anglais, le mot “paysan”, à la manière de Léon Tols toï, est encore utilisé avec beaucoup de fierté pour désigner hono rablement les travailleurs de la terre.

Le tableau montre un homme d’une quarantaine d’années assis devant un mur recouvert d’un enduit gris turquoise. Il a les yeux noisette. Peignés en arrière, ses cheveux bruns dégagent son front puis disparaissent sous un chapeau à bord assez original qu’il porte basculé sur la nuque. Représenté en train de fumer une pipe en terre bon marché, il arbore une moustache fournie et mal taillée masquant en partie sa lèvre inférieure légèrement protubérante. Et bien que le visage ait été travaillé avec minutie, la partie inférieure du tableau donne une impression de précipitation, presque d’ina ‑ chevé – on notera par exemple l’absence de boutons sur la veste.

Dans la quête de l’identité de cet homme, je savais que chaque détail compterait. Les habits surtout livreraient un certain nombre d’indices pertinents. À la fin du xixe siècle, un homme occupant un poste à responsabilités ou en charge d’une entreprise portait forcément et a minima veste et cravate et cette tenue de circons tance était obligatoirement noire. Les vêtements de couleur mar‑ ron n’étaient portés que par les ouvriers. Ces distinctions sociales ont leur importance. Avec sa chemise propre et sa veste relative‑ ment habillée, Le Fumeur occupait très probablement un emploi stable. Alors de quelle manière cet homme gagnait‑il sa vie ? En ce temps‑là, deux grands secteurs d’activité recrutaient à Arles : l’agri‑ culture et les chemins de fer. J’examinai attentivement le visage du modèle… Avais‑je sous les yeux un fermier ? Il ne semblait pas avoir la peau mate, tannée par les éléments, caractéristique des hommes qui passent leur vie en plein air, ni les profondes rides creusées par le soleil. Ses joues cependant étaient rougeaudes. Était ce le signe d’un penchant pour la boisson ? Je souriais intérieurement en

Le Fumeur, 1888, Barnes Foundation, Philadelphie, Pennsylvanie, États Unis.

Détail d’une carte postale de 1912 environ. À gauche, les arbres sont ceux de la place Saint‑ Esprit et la tour médiévale de l’amphithéâtre romain se détache nettement au loin. Derrière la fontaine Amédée Pichot, l’hôtel restaurant Benson est signalé par des enseignes dans les deux rues (éclairées sur la photo). L’hôtel Carrel où séjourna Vincent se trouve un peu plus haut dans la rue qui bifurque sur la droite.

fenêtres au premier et au deuxième étage. Une terrasse balcon où l’on faisait sécher le linge courait le long du dernier étage. L’établis‑ sement était tenu par l’aubergiste Albert Carrel et sa femme Cathe‑ rine Nathalie, née Garcin. Avant de mourir, le père de cette dernière avait investi dans le bétail et l’héritage avait permis au couple d’ache‑ ter l’auberge. Les contacts de Mme Carrel, fille et sœur de bergers, constituaient ainsi la plus grande partie de la clientèle.

Ayant vécu jusqu’en 1930, Mme Carrel fut interrogée à plu‑ sieurs occasions par des historiens, premiers spécialistes de Van Gogh. La propriétaire continuait à se plaindre que le peintre l’avait traînée en justice une quarantaine d’années plus tôt. Mais elle se souvenait aussi qu’il avait un fort accent et ne parlait pas très bien

français. Elle avait cru au début qu’il était “russe1”. L’étranger fraî‑ chement débarqué détonnait à coup sûr, pas simplement à cause de son allure mais aussi dès qu’il ouvrait la bouche. À la lumière de ces commentaires, le déroulement des premières heures du séjour de Vincent à Arles paraît encore plus incompréhensible.

Il semblerait que Van Gogh se soit directement rendu à l’hôtel après être descendu du train. Certains ont suggéré qu’un de ses amis peintres de Paris connaissait l’établissement, par exemple Toulouse Lautrec qui avait séjourné à Arles quelques années plus tôt. L’idée me paraissait plausible au départ mais après avoir creusé la ques‑ tion, je la trouve fortement improbable. Pour commencer, si Van Gogh avait prévu de loger à l’hôtel Carrel parce qu’un ami le lui avait recommandé, il n’aurait pas eu besoin d’envoyer l’adresse à Theo – c’est pourtant ce qu’il fait dans sa première lettre écrite en Arles. Ensuite, même si Toulouse‑Lautrec aimait la vie du demi‑ monde et ses maisons closes – il habitait d’ailleurs dans l’un de ces lupanars –, ses tableaux sont la preuve manifeste que les éta‑ blissements qu’il fréquentait s’adressaient à un tout autre genre de clientèle, essentiellement composée d’hommes de la bonne société. La place du Forum située au cœur de la ville comptait plusieurs auberges plus adaptées aux voyageurs. L’hôtel Carrel n’était pas du tout le genre d’endroit dont un aristocrate comme Toulouse Lautrec aurait entendu parler, et il y aurait encore moins séjourné. Il ne s’agissait après tout que d’une auberge pour simples bergers. Étant donné que l’hôtel était situé légèrement à l’écart et sachant que Van Gogh s’y est rendu directement, quelqu’un l’avait forcément conduit là‑bas. Mais qui donc ? Le choix de l’hébergement n’est pas le seul problème concernant l’arrivée de Van Gogh à Arles. D’autres erreurs sont passées à la trappe. Aujourd’hui décédé, l’historien d’art Ronald Pickvance a toujours maintenu que Vincent était descendu du train en milieu de matinée le 20 février 1888 à Tarascon, une ville située à dix‑sept kilomètres d’Arles, et cette donnée a été commu‑ nément admise pendant plus de cinquante ans. Dès le départ, l’idée m’a paru ridicule : pourquoi un voyageur descendrait‑il dans une

1. Benno J. Stokvis, “Van Gogh à Arles”, Gand Artistique, janvier 1929, p. 3‑4.

Une Vieille Arlésienne, (vgm)

années 1850, à l’époque où elle était encore jeune1. Une fois relevés, les cheveux longs étaient dissimulés sous une bande de tissu blanc puis un simple rectangle de cotonnade noire était plié de manière à former un bandeau que l’on enroulait autour de la tête pour maintenir la coiffe, comme le montre le portrait. Le costume traditionnel de l’Arlésienne est composé d’une succession de couches superposées. Ce qui en fait une tenue confortable, facile à laver et qui s’adapte bien aux aléas de la météo. Sachant qu’il faisait froid en cette fin février, le modèle porte aussi un châle pour se réchauffer. Sous ce châle, la Vieille Arlésienne arbore sans doute les deux fichus traditionnels : deux grands triangles de tissu – l’un noir et l’autre blanc – plissés et maintenus par des épingles. Le fichu blanc a un côté pratique puisqu’on le change régulièrement pour le laver et l’amidonner. Les deux étaient assortis à une longue jupe, joliment aplatis sur la poitrine et formant dans le dos une élé‑ gante pointe plissée, comme dans ce dessin de Léo Lelée.

Groupe de quatre femmes en costumes d’Arlésiennes croquées par Léo Lelée. Au milieu, la plus âgée porte une coiffe à la mode dans les années 1840 (La Revue d’Arles, décembre 1941, Museon Arlaten, Arles).

1. La Revue d’Arles, numéro spécial, Le Costume d’Arles, décembre 1941, Museon Arlaten, Arles.

www.actes-sud.fr

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