Michael Köhlmeier
À quatorze ans, Madalyn découvre combien il est doux et cruel d’aimer. Son amoureux joue en effet avec ses sentiments et exaspère sa jalousie. Elle prend alors pour confident son voisin, un écrivain qu’elle connaît depuis son enfance. Mais celui-ci est en train d’écrire un roman sur un jeune meurtrier, et il projette sur le garçon qu’aime Madalyn la méfiance qu’il nourrit à l’égard de son personnage. Köhlmeier analyse en maître l’ambiguïté des rapports humains où chacun essaie de manipuler l’autre : les parents de Madalyn, qui préfèrent ne rien voir et se déchargent de leurs responsabilités sur un étranger ; l’écrivain, qui accueille sa jeune amie ou la renvoie selon son humeur – sa curiosité presque professionnelle n’en fait-elle d’ailleurs pas une sorte de voyeur ? ; enfin, Madalyn, qui, dans son désespoir, essaie avec une naïveté retorse de transformer ce confident en complice. Un roman magistral sur l’am bivalence des sentiments.
Michael Köhlmeier
MADALYN Roman traduit de l’allemand par Stéphanie Lux
Madalyn
MADALYN
Photgraphie de couverture : © Mariam Sitchinava
ACTES SUD éditeurs associés
Dépôt légal : octobre 2012 21,80 e TTC France jacquelinechambon.com
ISBN 978-2-330-01254-0
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Éditions Jacqueline Chambon
Michael Köhlmeier vit à Hohenems et à Vienne, il a écrit des romans, des nouvelles et des pièces radiophoniques. Ta chambre pour moi a été publié en 2000 par Maurice Nadeau. Idylle avec chien qui se noie a été publié par les Éditions Jacqueline Chambon en 2011.
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Michael Köhlmeier
Madalyn roman traduit de l’allemand par Stéphanie Lux
Éditions Jacqueline Chambon
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Au printemps 2009, Madalyn n’avait pas quatorze ans. Je la connaissais depuis qu’elle était née. Lorsque ses parents avaient emménagé dans notre immeuble de la Heumühlgasse, Mme Reis était enceinte d’elle. M. Reis travaillait pour une société qui concevait et construisait – mais pas à Vienne – les machines qui fabriquent les puces d’ordinateur ; il était technicien ou manager, ou les deux. On racontait que cette société, et lui aussi, en avaient sous le coude. Je l’avais appris grâce aux bavardages de l’immeuble, auxquels je participais volontiers, en particulier lorsqu’il s’agissait comme ici d’argent et d’avenir. C’était l’époque où presque tout le monde achetait des actions ; moi-même, j’avais placé un million de schillings dans un fonds de télécommunication brésilien qui, cinq ans plus tard, avait perdu neuf dixièmes de sa valeur. M. Reis et sa femme avaient investi plus intelligemment, ils avaient acheté l’appartement qui se trouvait un étage en dessous du mien ; j’en avais déduit qu’ils avaient l’intention de rester. De mon
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bureau, j’avais une bonne vue sur leur balcon. Il y avait là un banc en bois gris, aux reflets argentés, et une petite table dont le plateau de mosaïque représentait la tête de la Vénus de Botticelli. Je n’avais jamais vu personne s’y asseoir. Un jour, je m’étais retrouvé seul dans l’ascenseur avec Mme Reis, alors très enceinte, et, parce que rien d’autre ne me venait à l’esprit, et parce que c’était vrai, je lui avais dit que nous nous réjouissions tous, dans l’immeuble, de l’arrivée du bébé, et j’avais ajouté qu’elle aurait l’embarras du choix si elle avait besoin d’un babysitter. Elle n’était pas très loquace, et après coup je m’étais senti stupide, j’avais eu l’impression de m’être montré envahissant. Mme Malic – la coordinatrice de tous les bavardages de l’immeuble – m’avait dit que le couple Reis appartenait à un groupe chrétien qui avait fait schisme. Mais je ne voulais rien savoir à ce sujet ; j’arrivais fort heureusement à tenir ma curiosité en bride. En revanche, une amitié toute particulière me liait à leur fille, Madalyn, depuis qu’elle était petite, et il y avait à cela une raison spéciale. Pour son cinquième anniversaire, Madalyn eut un vélo. C’était l’automne. Elle apprit à en faire toute seule ; tous les après-midi, en sortant de l’école maternelle, elle traversait le Naschmarkt en poussant son vélo, jusqu’au petit parc près de la Linke Wienzeile, où elle descendait la petite colline artificielle. Le hasard voulut que je fusse le premier à voir ce qu’elle avait appris. Il m’arrivait parfois d’aller m’asseoir sous les érables, entre les balançoires et les toboggans – uniquement en automne
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et en hiver en fait, quand il n’y avait pas d’enfants et que même les adultes oubliaient l’existence de ce parc ; c’était ainsi qu’en pleine ville on pouvait jouir d’un silence digne de celui d’une forêt. J’étais donc assis sur mon banc à lire lorsque Madalyn arriva avec son vélo. Contrairement à ses parents, elle aimait parler, beaucoup même, on ne pouvait pas dire qu’elle était timide. Dans l’escalier de l’immeuble, elle m’avait déjà raconté en détail son premier jour à l’école maternelle, et à chaque nouvelle rencontre elle me faisait de petits bilans ; elle m’avait montré l’avion en papier qu’elle avait fabriqué pendant l’atelier créatif, et nous l’avions lancé dans la cour par la fenêtre de l’escalier. Elle aimait jouer dans l’escalier, et elle jouait toujours seule. Elle se parlait à haute voix, appréciant manifestement l’acoustique du lieu. Evelyn et moi l’écoutions faire avec plaisir. Nous aimions sa voix un peu rauque, qui allait bien avec ses cheveux tout frisés, presque impossibles à coiffer, et sa petite frimousse un peu sauvage. Elle ramenait Evelyn à sa propre enfance – pas seulement à cause de la ressemblance de leur prénom, m’avaitelle dit : elle aussi jouait seule la plupart du temps, elle avait passé des après-midi entiers, comme Madalyn, à discuter avec une amie imaginaire. Madalyn m’annonça qu’elle allait me montrer ce qu’elle savait faire ; elle enfourcha son vélo et, en poussant des petits cris, se mit à décrire des cercles dans l’herbe en appuyant bien fort sur les pédales. En revanche, elle ne savait pas vraiment s’arrêter. Arrivant droit sur moi, elle me cria de l’aider. Elle
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était fière : c’était la première fois qu’elle se servait des pédales. Je lui dis que c’était donc aujourd’hui qu’elle avait appris à faire du vélo, car pour faire du vélo, il faut pédaler, si on ne pédale pas, on ne fait pas vraiment du vélo. Dans l’heure qui suivit – j’en fus témoin – elle apprit également à freiner et à s’arrêter. « Est-ce que je sais vraiment faire du vélo maintenant ? me demanda-t-elle. – Bien sûr, comme une grande », répondis-je. Je n’aurais pas dû utiliser une expression aussi forte. Quelques jours plus tard, elle s’élança de notre entrée de garage sans faire attention à la route et se fit renverser par une voiture. Elle fut projetée dans les airs et atterrit sur la chaussée, cinq mètres plus loin. Une chance. Elle aurait très bien pu se faire écraser – comme son vélo. Là encore, le hasard voulut que je fusse témoin de la scène. Arrivant du Naschmarkt, je vis l’accident et accourus. La conductrice était restée dans sa voiture, les mains sur le volant, les yeux fermés. Madalyn avait perdu connaissance, son bras saignait. N’ayant pas mon téléphone portable sur moi, je criai pour appeler à l’aide. Un homme apparut à une des fenêtres, je lui criai d’appeler les secours : « Appelez le 144 ! Appelez le 144 ! » Le bras de Madalyn saignait si fort qu’une mare de sang était en train de se former sur l’asphalte. Un lambeau de peau avait été arraché. J’enlevai une de mes chaussures et lui fis un bandage avec ma chaussette. Elle ouvrit les yeux et, lorsqu’elle me vit, son visage se décomposa, et elle se mit à sangloter. Je lui dis que tout allait bien, que j’étais près d’elle, que sa
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maman allait arriver et que dans quelques jours elle en rirait. « Je te le promets, Madalyn. Je te dis ça parce que je le sais. » Je n’osais pas soulever son buste pour la prendre dans mes bras. Entre-temps, un groupe de badauds s’était formé autour de nous, parmi eux se trouvait une de nos voisines. Je lui dis d’aller sonner chez les Reis et de prévenir la mère de Madalyn. Son père travaillait, il n’était certainement pas à la maison… mais sa mère n’y était pas non plus. Les secours arrivèrent, on allongea Madalyn sur un brancard. Elle serrait ma main et, d’une petite voix, elle me demanda de ne pas la laisser. Le médecin était d’accord, je pouvais monter avec elle. Madalyn ne lâcha pas ma main jusqu’à l’Allgemeines Krankenhaus. Je lui caressais le front tandis que le médecin s’occupait de ses blessures. Elle en avait aussi une à la tête, que je n’avais pas remarquée. Je lui parlais en m’efforçant de prendre un ton normal et apaisant. Ce qui n’était pas évident. Elle essayait de sourire, mais les coins de ses lèvres redescendaient aussitôt et elle se remettait à sangloter, et je devais vraiment me retenir de ne pas pleurer avec elle. À part sa blessure à l’avant-bras, que personne ne pouvait vraiment s’expliquer, et un léger traumatisme crânien, Madalyn n’avait pas de lésions. Mais on la garda à l’akh jusqu’à ce que sa mère vînt la chercher. Ce qu’elle ne fit que dans la soirée. On n’avait pas réussi à la joindre avant. Idem pour
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son père. Ses collègues avaient dit qu’il avait un important rendez-vous à l’extérieur et avait éteint son portable, c’était la philosophie de la société. Le médecin annonça qu’il allait demander des explications aux parents, il voulait même porter plainte pour négligence – laisser une enfant de cinq ans seule jusqu’au soir ! Mais lorsque Mme Reis arriva, il battit en retraite, me laissant seul avec elle. Elle avait quelque chose d’intimidant ; elle gardait les yeux fixés sur vous, sans faire le moindre geste, elle était comme pétrifiée. Je lui expliquai ce qui s’était passé, m’abstenant de toute critique. Néanmoins, j’avais l’intention de sonner un étage plus bas les jours suivants et de leur dire ma façon de penser. Cette femme n’avait pas l’air particulièrement inquiète, et ne me remercia pas. Je portai Madalyn jusqu’à sa voiture. Mme Reis ne me proposa même pas de monter. Je rentrai de l’akh en bus et en métro. L’état de choc peut se manifester de différentes manières, me dis-je, c’est sa façon à elle de réagir. Quelques jours plus tard, on sonna à ma porte. C’était Madalyn, le bras et la tête bandés. Dans sa main, un dessin d’enfant qu’elle avait fait pour moi. On y voyait son accident, découpé en plusieurs séquences. « Je voudrais vous dire merci, alors j’ai dessiné ça. Pour vous. – Merci beaucoup, dis-je. Je vais l’encadrer et l’accrocher au mur. – Vraiment ? s’exclama-t-elle. Comme une œuvre d’art ?
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– Pour moi, c’est une œuvre d’art, répondis-je. En plus, elle raconte une histoire. La plupart des œuvres d’art ne racontent pas d’histoire, mais la tienne, oui. » Le dessin mettait en scène notre mésaventure. J’étais dans chaque séquence : dans la rue, voyant Madalyn projetée dans les airs ; accroupi à côté d’elle, entre nous une mare de sang ; dans la voiture des secours avec sa croix rouge, tenant la main de Madalyn. Je l’emportai chez Wolfrum près de l’Albertina et choisis un cadre laqué noir avec une bande dorée. Je l’accrochai dans la bibliothèque, au seul endroit encore libre, puis je descendis. À nouveau, Madalyn était seule. Je lui dis que j’aimerais inviter son père et sa mère – et elle aussi, naturellement – à boire un thé, un café ou un chocolat chaud pour leur montrer le dessin encadré. Ne voulant pas attendre ses parents, elle insista pour venir le voir tout de suite. Le dessin plaisait énormément à Evelyn (il était question à cette époque qu’elle vienne habiter chez moi), mais ce qui la fascinait vraiment, c’était que Madalyn me dise vous. « C’est vraiment inhabituel, s’enthousiasmaitelle. Manifestement, ses parents sont attachés aux bonnes manières. – Manifestement », répliquai-je. Désormais, Madalyn et moi parlions plus longuement lorsque nous nous rencontrions dans l’escalier, dans la rue devant l’immeuble ou dans la cour en descendant les poubelles. Elle me raconta son premier jour d’école, me présenta son premier bulletin
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scolaire, me montra ce qu’on lui avait offert à Noël ; elle me parla d’une excursion qu’elle avait faite avec sa classe au zoo de Lainz, où elle avait vu des sangliers avec leurs petits ; en été, elle m’annonça en jubilant qu’elle avait appris à nager, et qu’elle adorait ça. Un jour, dans la cage d’escalier, je l’aidai à faire un devoir de mathématiques sur le rebord de la fenêtre ; et lorsqu’elle me raconta une blague, j’éclatai d’un rire spontané. Une autre fois, elle me demanda si elle pouvait cirer mes chaussures. Je lui proposai de le faire ensemble : tu cires les tiennes, et moi les miennes. Assis dans l’escalier, nous avions ainsi brossé et lustré nos chaussures tout en discutant. Si je ne la voyais ou ne l’entendais pas pendant une semaine, je m’inquiétais. Je me retrouvai ainsi plus d’une fois devant la porte des Reis, le doigt sur la sonnette, parce que je voulais prendre de ses nouvelles – mais jamais je ne sonnai. Depuis l’accident de Madalyn, j’avais l’impression que non seulement sa mère n’était pas très loquace, mais qu’en plus elle m’évitait. Ce que je pouvais comprendre. Mais je m’imaginais de surcroît voir un reproche dans ses yeux. Ce type de comportement est sans doute explicable ; il n’empêchait que ça m’énervait. Madalyn, elle, m’aimait bien, cela me faisait plaisir de le lire sur son visage. Un jour, elle me dit : « Vous m’avez sauvé la vie. » Je ne voulus pas la contredire. « C’est la plus belle chose que j’aie jamais faite », répondis-je.
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À quatorze ans, Madalyn découvre combien il est doux et cruel d’aimer. Son amoureux joue en effet avec ses sentiments et exaspère sa jalousie. Elle prend alors pour confident son voisin, un écrivain qu’elle connaît depuis son enfance. Mais celui-ci est en train d’écrire un roman sur un jeune meurtrier, et il projette sur le garçon qu’aime Madalyn la méfiance qu’il nourrit à l’égard de son personnage. Köhlmeier analyse en maître l’ambiguïté des rapports humains où chacun essaie de manipuler l’autre : les parents de Madalyn, qui préfèrent ne rien voir et se déchargent de leurs responsabilités sur un étranger ; l’écrivain, qui accueille sa jeune amie ou la renvoie selon son humeur – sa curiosité presque professionnelle n’en fait-elle d’ailleurs pas une sorte de voyeur ? ; enfin, Madalyn, qui, dans son désespoir, essaie avec une naïveté retorse de transformer ce confident en complice. Un roman magistral sur l’am bivalence des sentiments.
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MADALYN Roman traduit de l’allemand par Stéphanie Lux
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Michael Köhlmeier vit à Hohenems et à Vienne, il a écrit des romans, des nouvelles et des pièces radiophoniques. Ta chambre pour moi a été publié en 2000 par Maurice Nadeau. Idylle avec chien qui se noie a été publié par les Éditions Jacqueline Chambon en 2011.
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