Extrait "Mantegna"

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MANTEGNA


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MAURO LUCCO

Mantegna Traduit de l’italien par Anne Guglielmetti


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Illustration du coffret et de la jaquette Andrea Mantegna, oculus du plafond de la Chambre des époux. Mantoue, palais ducal.

Dans la même collection

Botticelli Cimabue Giorgione Léonard de Vinci Simone Martini Michel-Ange peintre Michel-Ange sculpteur Titien La Peinture romaine La Renaissance à Rome Les Peintres de Sienne Les Peintres de Venise L’Art abstrait Les Animaux et les Créatures monstrueuses d’Ulisse Aldrovandi L’Herbier d’Ulisse Aldrovandi Jardins de Versailles

La traduction de cet ouvrage a été effectuée avec la contribution du SEPS Segretariato Europeo per le Pubblicazioni Scientifiche

Via Val d’Aposa 7 40123 Bologna - Italie seps@seps.it www.seps.it

Réalisation éditoriale 24 ORE Cultura srl, Milan Édition française Anne Bresson-Lucas Relectures Aïté Bresson, Yvan Gradis Remerciements Simona Scuri, Giuseppe Scandiani, Maurizio Bartomioli

© 2013, 24 ORE Cultura srl, Milan, pour l’édition italienne © 2014, Actes Sud, Arles, pour la traduction française ISBN

978-2-330-01603-6


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SOMMAIRE

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44 49 64 76 78 90 98 122 134 148

180 198 206 207 236 252 254 271

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Préface PARTIE 1 Padoue Sur la route Pourquoi Padoue ? La redécouverte de l’antique L’atelier de Squarcione Padoue, années 1430 et 1440 PARTIE 2 Les débuts de Mantegna Une date de naissance problématique Dans l’atelier de Squarcione, jusqu’au retable de Santa Sofia Le début des fresques Ovetari À la cour de la maison d’Este Dans la chapelle Ovetari Dans le creuset de la basilique Saint-Antoine Le mariage et la consécration publique De nouvelles propositions La conclusion des fresques Ovetari Le Retable de San Zeno PARTIE 3 Mantoue Peintre de cour Le pseudo-triptyque des Offices Une excursion au lac de Garde La Camera picta ou Chambre des époux Expériences dans la gravure Une nouvelle maison à Mantoue Mariages chez les Gonzague Projets pour les Triomphes PARTIE 4 La modernité en peinture Chez le pape à Rome Une émotion plus avouée Les Triomphes achevés Les derniers tableaux d’autel Faux bronzes, faux marbres Le Studiolo d’Isabelle d’Este Vers la postérité

Annexes 371 Bibliographie 378 Index des noms


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PARTIE 2

Les dĂŠbuts de Mantegna


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PARTIE 2 · LES DÉBUTS DE MANTEGNA


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80 Andrea Mantegna, Mise au tombeau. Brescia, Civici Musei d’Arte e Storia.

81 Andrea Mantegna, Pietà. Venise, Gallerie dell’Accademia, Gabinetto dei Disegni.


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PARTIE 2 · LES DÉBUTS DE MANTEGNA

Les traits du jeune homme à droite coïncident avec ceux de l’Autoportrait géant de Mantegna dans la chapelle Ovetari : la femme à gauche est donc Nicolosia175. Le fait qu’ils se tournent peut-être vers un autel centré sur l’Enfant, le sujet du tableau, et la préciosité expérimentale de la technique indiquent qu’il s’agit d’une peinture votive : peut-être en remerciement pour le bon déroulement du premier accouchement de la femme ou, en tout cas, du fait que la mère ne soit pas morte en couches. Un simple calcul physiologique situe la réalisation du tableau en 1454,

comme le confirme, du reste, l’éloquente comparaison entre saint Joseph et la tête de saint Maxime176 dans le registre supérieur du Polyptyque de saint Luc. On a dit de cette peinture, où l’émotion et la crainte sont palpables, qu’elle était l’expression d’un sentiment si élevé et si vrai qu’une vingtaine d’années plus tard, Giovanni Bellini, le jeune beau-frère de Mantegna, l’a prise pour modèle de sa propre Présentation au Temple, dans laquelle les personnages sur les côtés, difficilement identifiables, sont devenus quatre (ill. 86, Venise, Fondazione Querini-Stampalia)177.

La conclusion des fresques Ovetari Au cours de la première quinzaine de novembre 1453178, alors qu’il rentre chez lui, Nicolò Pìzolo, qui est “toujours prêt à se battre”, est assassiné par un de ses nombreux ennemis179. Dans la chapelle Ovetari, il a certainement terminé les parties figuratives de l’abside, mais non pas les décoratives ; quant à la fresque du Martyre de saint Jacques, elle est peut-être à peine commencée. Une expertise réalisée par Squarcione et Giovanni Storlato, le 6 février 1454, établit que les trois quarts de l’ouvrage ont été effectués et que le travail restant concerne surtout les parties décoratives : L’Assomption de la Vierge n’est pas mentionnée. Le tribunal civil se prononce le 21 juin suivant180. À l’évidence, c’est

85 Andrea Mantegna, L’Enfant Jésus dans la mangeoire, in Eusebii Pamphyli Temporum liber, f. 133 v°. Venise, bibliothèque SaintMarc, ms. Marc. Lat. IX, 1 (= 3496).

après cette date que l’achèvement de la décoration de la chapelle est confié à Mantegna, seul peintre encore présent parmi ceux qui avaient été appelés initialement. Nous ignorons dans quel ordre il a procédé. Mais l’Assomption (ill. 89), qui a échappé à la destruction parce qu’elle a été détachée du mur au XIXe siècle, a certainement été peinte en premier, et ce, aussi, parce que le grand arc peint qui l’encadre reprend ceux, en trompe-l’œil, des fenêtres gothiques latérales que Mantegna doit aussi achever. Le pan de mur est indéniablement peu propice : haut, étroit, en partie masqué par le retable de l’autel, raison pour laquelle, peut-être, Pìzolo ne s’y est jamais attelé. La base de la fresque

86 Giovanni Bellini, La Présentation au Temple. Venise, Fondazione Querini-Stampalia.


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87 Andrea Mantegna, La Présentation au Temple. Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie.

Pages suivantes 88 Andrea Mantegna, La Présentation au Temple, détail. Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie.


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représenté sur les murs. Il ne s’agissait pas d’une nouveauté absolue : trente ans plus tôt, Masaccio avait intégré nombre de ses compatriotes dans les fresques de la chapelle Brancacci196. Mais les Padouans n’étaient pas encore habitués à cet artifice, qui captait sûrement leur attention et parlait à leur imagination. Les amateurs de peinture, surtout, y puisaient probablement

un sens d’appartenance sociale, et le sentiment de faire partie d’un monde à part. La couleur plus chaude, plus vraie, plus attentive aux variations atmosphériques et lumineuses comme à l’ombre fraîche que la treille dispense sur la place, fait de cette fresque un nouveau départ vers une représentation plus vivante de la réalité.

Le Retable de San Zeno Le 14 février 1457, selon l’expertise réalisée par Pietro da Milano, tous les travaux dans la chapelle Ovetari sont définitivement terminés. Et ce n’est pas un hasard si, un an plus tôt, Mantegna a déjà discuté avec Gregorio Correr, l’abbé du monastère San Zeno à Vérone, d’une œuvre destinée à figurer sur le maître-autel de la basilique dans laquelle Correr procède à la rénovation de la crypte et du chœur. Dans le même temps, peut-être vers la fin de 1456, le marquis de Mantoue, Ludovico Gonzague, invite Mantegna à s’installer chez lui, comme peintre de cour. L’offre est acceptée et, le 5 janvier 1457, le marquis écrit à Mantegna pour lui exprimer sa satisfaction ; il l’autorise aussi à terminer au préalable la peinture pour l’abbé de San Zeno197. C’est de cette manière indirecte que nous avons connaissance du début de l’histoire d’une œuvre majeure de la peinture italienne. Et nous ne

sommes pas mieux lotis pour ce qui est de la suite car, aussi incroyable que cela paraisse, aucun document spécifique sur ce triptyque n’a jamais été retrouvé. Le commanditaire, Gregorio Correr, n’a pas encore cinquante ans mais sa vie est déjà bien remplie. Issu d’une famille de patriciens vénitiens, il a été éduqué à la Ca’ Zoiosa de Vittorino da Feltre, à Mantoue, où la passion pour la culture classique lui a été inculquée – elle ne le quittera plus. Parmi ses condisciples figurent les fils du marquis Gianfrancesco Gonzague, en particulier Ludovico, qui succédera à son père en 1444 et se lie d’amitié avec lui ; cette amitié de jeunesse explique la remarquable patience du marquis face aux retards et tergiversations de Mantegna et les nombreuses concessions faites à l’abbé Correr. Alors qu’il approche de ses vingt ans, Gregorio Correr s’installe à la curie

97 Andrea Mantegna, Le Martyre et le transport du corps de saint Christophe (état actuel), détail. Padoue, église des Eremitani, chapelle Ovetari.


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102 Andrea Mantegna, La Prière au jardin des Oliviers (prédelle du Retable de San Zeno). Tours, musée des Beaux-Arts.


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103 Andrea Mantegna, La Crucifixion (prĂŠdelle du Retable de San Zeno). Paris, musĂŠe du Louvre.


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l’appui, ne tombera-t-il pas malgré le bâton qui le retient, et le petit cupidon qui a glissé la tête par un trou de la rambarde ne risque-t-il pas de se faire mal ? Mais, parmi les femmes qui apparaissent, l’une peigne sa chevelure, l’autre bavarde avec le Maure coiffé d’une sorte de keffieh, une troisième se penche pour regarder en bas, et le paon lui-même semble vouloir lancer son cri vers le ciel : loisir mondain, plaisir d’une vie patricienne. Le succès posthume extraordinaire que connut ce plafond peint, surtout au XVIe et au XVIIe siècle, tient pour une part au contraste entre la vivacité de la scène et la sévère somptuosité à l’antique des médaillons, pendentifs et lunettes qui célèbrent la lignée des Gonzague en illustrant des mythes centrés sur la force, la sagesse, le pouvoir de persuasion et en inventant des hauts faits64, et, pour une autre part, à l’absolue nouveauté de l’idée qui sous-tend la décoration. Sur les murs, en bas, Mantegna a peint deux scènes qui se réfèrent à des épisodes et à des moments particuliers de la famille, comme l’a expliqué Rodolfo Signorini65. La première, déjà peinte partiellement ou en totalité en 1470, présente la cour du marquis Ludovico, entouré de son épouse Barbara de Brandebourg et de leurs enfants (ill. 37-39). La deuxième relate la rencontre à Bozzolo, le 1er janvier 1462, de Ludovico et de son fils Francesco, lequel rentrait à Mantoue avant de se rendre à Rome et d’y être fait cardinal (ill. 40-42). Signorini a donné un panorama vivant et très

documenté des épisodes relatés sur les murs et il a explicité le sens dans lequel ils doivent être lus : de l’arrivée, avant la fin de l’année 1462, d’une lettre en provenance de Milan qui annonce que le duc Sforza est très malade et demande à Ludovico, en sa qualité de commandant en chef du duché de Milan, de se rendre immédiatement dans la capitale lombarde pour contenir toute éventuelle agitation – Ludovico vient de se lever et il se prépare à aller entendre la messe à la cathédrale – à la rencontre fortuite, alors que le marquis chevauche vers Milan, avec son fils. En accord avec les histoires relatées dans les pendentifs et, surtout, avec la succession des empereurs romains (qui devrait commencer par Jules César et non par Othon pour respecter la vérité historique), la lecture doit commencer par la scène à la cour, avec l’arrivée de la lettre, et se poursuivre par la gauche sur les murs jusqu’à la rencontre66. Les deux murs décorés de tentures de damas et de cuir de Cordoue en trompe-l’œil laissent au spectateur le soin d’imaginer, derrière, les préparatifs de la chevauchée vers Milan, en un moment indéterminé. Pour les familiers de la cour, l’impression de vérité qui se dégage de ces scènes était formidable : du marquis encore en vêtements de nuit, entouré de son chien couché sous le fauteuil, de ses enfants et de ses proches, tandis que d’autres courtisans s’avancent vers lui, au rituel de la rencontre à Bozzolo avec, à gauche, les serviteurs qui tiennent les chiens et le cheval orné des blasons du marquis et du pape, tout reflétait si fidèlement la vie à la cour que

Pages suivantes 38-39 Andrea Mantegna, La Famille de Ludovic Gonzague, détail et ensemble. Mantoue, palais ducal, Chambre des époux.


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la distance entre la réalité et la fiction picturale était abolie. L’arrière-plan de La Rencontre entre Ludovico et Francesco Gonzague à Bozzolo, qui considère avec curiosité l’harmonieuse coexistence entre la ville (une Rome archéologique et rêvée) et la campagne, les travaux agricoles et ceux qui donnent une forme aux pierres qui peuplent un univers urbain néanmoins parsemé de prés, de champs et d’arbres, sous l’éclat presque insoutenable d’un ciel bleu de cobalt, est un des premiers moments d’attention accordée d’une manière non plus parcellaire mais globale à ce que l’on appellera un siècle plus tard le “paysage”. Ce deuxième épisode est interrompu au centre par une porte qui en fait quasiment deux tableaux séparés. Sur cette porte, neuf putti pourvus d’ailes de papillon jouent avec la plaque dédicatoire qu’ils soutiennent et portent, sur laquelle il est écrit : ILL. LODOVICO II M.M. / PRINCIPI OPTIMO AC / FIDE INVICTISSIMO / ET ILL. BARBARAE EJVS / CONIVGI MVLIERVM GLOR. / INCOMPARABILI / SVVS ANDREAS MANTINIA / PATAVVS OPVS HOC TENVE / AD EORU DECVS BSOLVIT / ANNO MCCCCLXXIIII. À la même hauteur, une tête minuscule, glissée dans les motifs phytomorphes du pilastre peint, à droite, est sans équivoque un autoportrait de Mantegna. Cette présence plus que discrète est peut-être une fois encore, de la part de l’artiste, une manière de souligner ce “presque rien” qui atténue, par modestie, la grandeur de son œuvre, tout en en soulignant les aspects de finesse, d’extrême subtilité67.

43 Copie d’après Andrea Mantegna, Le Christ mort, Glen Head (New York), collection De Navarro.

La dédicace a été obligatoirement peinte en dernier, mais cela ne signifie pas que toute la scène de la Rencontre ait été réalisée à ce moment-là. Au vu des documents postérieurs à 1470, dans lesquels il est surtout question de fournitures d’huile de noix, de bleu et d’une grande quantité d’or68, il est logique de penser que ces matériaux ont été employés dans les tentures feintes des deux murs proches du lit de Ludovico. La documentation est trop lacunaire pour autoriser une certitude ; elle suggère pourtant que le deuxième épisode a été peint immédiatement après 1470, et que la sophistication de sa technique d’exécution n’a pas été la seule raison de la lenteur avec laquelle il a été terminé. Le travail a certainement été interrompu. Au printemps de 1472, Mantegna doit en effet retourner à Padoue à cause du procès que lui intente son neveu Giovanni Francesco da Rimini, à propos de la dot de sa femme Caterina, la fille de Tommaso Mantegna, mort depuis longtemps ; Caterina aussi a disparu, quatre ans plus tôt, mais à l’époque de son mariage elle était sous la tutelle de Mantegna. Le litige est résolu à la pleine satisfaction du peintre, qui avait effectivement, fût-ce huit ans plus tard, versé la totalité de la dot69. Une deuxième interruption possible résulterait du marquis Ludovico lui-même qui, le 27 juillet 1472, demande à Mantegna d’aller rencontrer, aux bains de Porretta, le cardinal Ludovico Gonzague qui veut lui montrer des camées et des bronzes antiques achetés à Rome70.


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44 Andrea Mantegna, Le Christ mort. Milan, Pinacoteca di Brera.


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commissaire chargé à Venise de ces transferts, Pietro Edwards, tiraillé entre les obligations contradictoires de ses diverses fonctions, faisait parfois en sorte que la capitale du royaume napoléonien ne s’approprie pas des œuvres majeures, fournissant des peintures censées être des chefs-d’œuvre et en gardant d’autres à Venise, censées être médiocres et camouflées de la sorte afin qu’elles ne quittent pas la ville129. Le “repeint” bellinien est, à mon sens, un de ces cas : même en photographie, on se rend compte que des années-lumière la séparent de la facture véritable de Bellini ou de la peinture du début du XVIe siècle. De plus, si le tableau avait été peint au début de ce siècle, ôter une couleur aussi cristalline, incorporée à la surface picturale d’origine, aurait été impossible pour Cavenaghi, comme elle le serait pour nous aujourd’hui, alors que nous disposons de moyens techniques beaucoup plus sophistiqués. En somme, je persiste à penser que le tableau à la Brera est celui que Mantegna a peint pour Matteo Bosso et qu’il a été transféré, pour une raison inconnue, de Fiesole à Venise. Bosso a été prieur des chanoines réguliers du Latran à Mantoue une première fois en 1459, puis en 1465 (il est alors déjà en relation avec Giovanni Marcanova130), puis de 1475 à 1479 et de 1480 à 1481, date à laquelle il envoie à Mantegna son epistula consolatoria à l’occasion de la mort de son fils Girolamo. Mais son intérêt pour l’art figuratif et le fait qu’il demeure dans la même ville que l’artiste font que la date la plus ancienne est la plus probable. Bien que la date

à laquelle il renonce à sa charge d’abbé – 1492 – constitue probablement un termine ante quem pour la peinture de Mantegna à la Brera, et j’ai moi-même défendu la date unanimement admise – vers 1484-1485 –, il me semble aujourd’hui qu’aucune raison valable ne s’oppose à ce que la peinture soit plus ancienne et ait été offerte, à un moment ou à un autre, à Bosso. Parmi les raisons avancées par certains spécialistes pour en nier la paternité à Mantegna131, il y a, à l’évidence, la difficulté d’insérer ce tableau parmi les travaux que l’on situe dans les années 1480. Tout coïncide, pourtant, quand on compare le visage de la Vierge avec celui de la femme qui peigne sa chevelure dans l’oculus de la Chambre des époux à Mantoue132, et les visages des séraphins avec ceux des enfants qui, dans la même fresque, passent la tête dans les ouvertures circulaires de la rambarde. Au bout du compte, il me semble aujourd’hui qu’il faut situer la réalisation de La Vierge aux chérubins entre 1465 et 1470, en écartant tout possible lien avec l’œuvre mentionnée par Francesco Gonzague dans sa lettre du 6 novembre 1485. Quelle était donc cette peinture ? Le fait que Francesco Gonzague parle d’“un tableau avec la Vierge et quelques autres figures, inachevées pour certaines, de la main d’Andrea Mantinia133” autorise deux possibilités : la peinture au Kimbell Museum à Fort Worth (ill. 77), qui est la dernière entrée dans le catalogue de l’artiste, et la peinture à la Gemäldegalerie à Dresde (ill. 78). L’aspect plus doux de la première134 et sa palette inhabituelle, rouge corail,

77 Andrea Mantegna, Sainte Famille avec Jean-Baptiste enfant et sainte Élisabeth. Fort Worth, Kimbell Art Museum.


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et que celle-ci soit le plus belle et le plus riche possible. Dans l’intervalle, à Mantoue, Sigismondo Gonzague et le moine Girolamo Redini ont mis sur pied un projet aux relents manifestement antisémites : transformer la maison du banquier en une église consacrée à la Vierge de la Victoire. Mantegna, qui a donné son accord, peindra le tableau du maître-autel. On y verra Francesco Gonzague, sous le manteau protecteur de la Vierge, en “capitaine de guerre victorieux”, flanqué de ses frères Sigismondo et Giovanni d’un côté, de son épouse Isabelle d’Este de l’autre. Le projet est approuvé par le marquis le 18 août : l’innocent Norsa doit, en sus, verser 110 ducats qui serviront à payer le retable ; en cas de refus, il encourt la peine capitale. Le 30 août, une partie de la somme est déjà remise à Mantegna ; le solde lui sera versé lorsqu’il commencera effectivement la peinture. Les discussions entre le marquis, qui est le premier intéressé, et le peintre, peut-être encore vexé de ce qu’Isabelle ait refusé son portrait en 1493, amènent un changement iconographique : il s’agit maintenant de représenter non plus une Vierge de miséricorde mais une Vierge en trône, dont le manteau sera tenu par saint Michel et saint Georges ; sous ce manteau, Francesco Gonzague sera seul : exit l’épouse, exit les frères92. Puis on ne parle plus de rien durant presque une année. Lorsque l’opération a été menée à son terme, Sigismondo

Gonzague écrit, le 6 juillet 1496, à son frère le marquis, que ses obligations militaires retiennent loin de Mantoue. Dans la matinée de ce 6 juillet, afin de commémorer le premier anniversaire de la bataille de Fornoue, il est lui-même allé chercher le retable chez Mantegna, près de l’église San Sebastiano, et dans un cortège grandiose, qui a rassemblé toute la ville, la peinture a été portée à destination. Ce cortège ne devait pas être très différent de celui qui avait escorté la Maestà peinte par Duccio, deux siècles auparavant, jusqu’à la cathédrale de Sienne ; tous les Siennois avaient alors rendu hommage à l’artiste, comme ils l’auraient fait pour un prince régnant, exprimant ainsi leur orgueil civique. Isabelle, sur le point de donner le jour à sa fille Margherita, qui mourra deux mois plus tard, n’a pas pris part à la procession, et ce n’est qu’à la fin de novembre, à son retour à Mantoue, que Francesco Gonzague voit le retable. Un an plus tard, Norsa et ses frères sont définitivement lavés de l’accusation d’avoir outragé de saintes images chrétiennes. En octobre 1495, à la demande du marquis, Francesco Bonsignori s’est rendu à Fornoue afin de se familiariser avec la topographie du lieu : il doit peindre une représentation réaliste de la bataille93 et des hauts faits du marquis. La grande toile exposée dans l’église Santa Maria della Vittoria est entrée au Louvre en 179894 (ill. 41). La Vierge se penche et tend la main, en un geste protecteur et de remerciement, vers

37 Corrège, La Vierge de saint François. Dresde, Gemäldegalerie.

38 Andrea Mantegna, La Vierge de la Victoire, détail. Paris, musée du Louvre.


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Faux bronzes, faux marbres Selon la description qu’Agostino Taja a donnée de la décoration de la chapelle au Belvédère, de nombreuses petites scènes, dont un Sacrifice d’Isaac, ont été peintes “dans un clair-obscur [camaïeu] sur champ doré”, et nous venons de voir que, dans La Vierge de la Victoire, Mantegna a simulé, sur la première marche du trône, un bas-relief en bronze sur un fond de porphyre noir. Rivaliser avec la sculpture, alors que celle-ci était généralement tenue, à son époque, pour l’art majeur, le passionnait depuis de nombreuses années, voire depuis toujours. Dès les fresques Ovetari, les architectures représentées multiplient les médaillons, les pilastres, les frises, les bas-reliefs. Souligner d’une ligne d’ombre la moitié, environ, du contour des figures suffit alors à donner une grande efficacité à ces représentations. Mais à partir des lunettes en faux bronze doré sur fond de porphyre noir dans La Circoncision du pseudo-triptyque des Offices, puis des médaillons du plafond de la Chambre des époux, où les bustes d’empereur affleurent en marbre blanc sur un plan jaune doré, il semble que ce soit le trompe-l’œil qui détermine une répartition décorative dans laquelle la peinture véritable, sur toile, sur bois ou à fresque, n’est plus qu’un élément ; si l’on en juge par les descriptions, cela a dû être particulièrement vrai de la décoration de la chapelle du pape au Belvédère.

Mantegna se souvient-il des péristyles “ornés de stuc et de peintures100” décrits par Vitruve, dans lesquels “ce qui est vrai semble ne pas l’être, et […] certaines choses sont reconnues pour n’être pas ce que l’œil les a jugées101”, a-t-il à l’esprit la réflexion de Pline l’Ancien selon laquelle la peinture, “art jadis illustre”, est aujourd’hui complètement évincée “par le marbre, et même par l’or ; on ne se contente pas de revêtir des murailles entières, on découpe le marbre et on représente des objets et des animaux avec des pièces de marqueterie102” ? En tout cas, vers le milieu des années 1490, il invente un nouveau type de peinture : les “faux marbres”, qui obéissent aux principes énoncés ci-dessus, selon des modèles existant dans la sculpture romaine antique ou plus fréquemment dans les camées. Grâce aussi à l’aspect un peu poudreux que leur donne la détrempe à la colle sur une toile de lin à trame serrée et sans préparation, ces petites peintures, destinées à orner la totalité d’une pièce, s’affranchissent du mur en imitant des plaques de marbre brèche veiné en diagonale, sur lesquelles se détachent des scènes figuratives en marbre de Paros. La délicatesse de la technique d’exécution fait de ces toiles un véritable défi artistique : la main doit en effet suivre le tracé avec une précision absolue et sans la moindre hésitation ; tout repentir est impossible, la plus petite correction

43 Andrea Mantegna, Samson et Dalila. Londres, National Gallery.


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PARTIE 4 · LA MODERNITÉ EN PEINTURE

s’est ouverte à notre artiste, auquel elle a fait un succès tardif. C’est en effet de Venise que provient certainement aussi L’Adoration des Rois mages144, au Getty Museum à Los Angeles (ill. 66), dont le style coïncide avec celui des deux toiles à Mantoue et à New York. À lui seul, le choix d’un format oblong, “horizontal”, semblable à celui des Saintes Conversations de Giovanni Bellini, évoque Venise où, par ailleurs, on trouvait de délicates porcelaines bleu et blanc comme celle que tient un Roi mage, dans laquelle on a reconnu une tasse chinoise de la première dynastie des Ming145. Trois peintures de Francesco di Simone da Santacroce, qui reprennent presque littéralement celle de Mantegna, renvoient également à Venise : l’une a été détruite à Berlin en 1945, les deux autres sont respectivement au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg et au Museo di Castelvecchio à Vérone146. Pour des raisons de style, il semble que l’on puisse dater la peinture de Mantegna vers 1504 : celles de Francesco di Simone, actif à Venise et mort au début de novembre 1508, se situent après la réalisation de son triptyque à l’Accademia Carrara à Bergame, signé et daté 1506147. Mais le cours des choses s’accélère. Le 15 mars 1505, le cardinal Marco Cornaro (ou Corner, en vénitien) écrit à Francesco Gonzague : il veut pour le palais vénitien de son frère Francesco un tableau de la main de Mantegna (nous n’en savons pas davantage)148. Dans ce but, il envoie à l’artiste, en tant que médiateur,

Nicolò Bellini, le frère de feu Nicolosia. Or, le moment est très mal choisi : Francesco, le fils de Mantegna, a commis une faute si grave (de quelle nature ? nous ne le savons pas) que le marquis l’a banni de Mantoue. À la fin du mois, c’est un Mantegna “en larmes, angoissé et le visage si défait […] qu’il paraissait plus mort que vif”, qui se présente à Isabelle et lui demande d’intercéder auprès de son mari. Le 1er avril, la marquise écrit à son époux afin qu’il lève la sanction149. Francesco ne veut rien entendre. Et Mantegna, qui vient de se mettre à travailler à la première toile de la frise Cornaro, déclare s’être trompé sur le prix accordé : selon lui, 150 ducats sont insuffisants étant donné la beauté et l’importance de l’œuvre. Le commanditaire est furieux. Pietro Bembo qui, dans sa fameuse lettre du 1er janvier 1506, expliquera à son amie Isabelle que Giovanni Bellini s’est toujours montré réticent à se voir imposer un sujet, intervient : il prie la marquise d’insister auprès de Mantegna pour qu’il modère ses prétentions. La démarche ne donne aucun résultat. Au moment de la mort de Mantegna, la seule toile peinte pour cette frise, L’Introduction du culte de Cybèle à Rome (ill. 67), traîne, inachevée, dans l’atelier de l’artiste. Et le litige n’est pas apaisé : le 2 octobre 1506, le fils de Mantegna, Ludovico, demande à garder la peinture. En réalité, elle est achetée par Sigismondo Gonzague puis, à la demande du marquis Francesco, restituée aux Cornaro150, avec trois autres toiles préparées


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qui passeront à Giovanni Bellini, à charge pour ce dernier de les terminer. Giovanni Bellini aussi ne réussira à peindre qu’une toile : La Clémence de Scipion (Washington, National Gallery)151. Avec ce qui apparaît véritablement comme le plus formidable instrument de l’art de Mantegna, L’Introduction du culte de Cybèle à Rome est traitée dans un fort raccourci de bas en haut. La toile devait donc être accrochée au sommet d’un mur, immédiatement sous le plafond. L’épisode, mentionné par plusieurs sources antiques152, s’était déroulé en 204 av. J.-C. ; Publius Cornelius Scipio, ou Scipion l’Africain, qui y avait pris part, serait, selon une philologie fantaisiste, le fondateur de la gens Cornelia dont se réclamait la famille Corner. Les figures renouent avec un trompe-l’œil dont Mantegna a déjà tiré des chefs-d’œuvre : elles simulent un bas-relief sculpté dans une pierre blanc grisâtre, contre un fond de marbres flammés rouge et jaune, aussi merveilleux qu’imaginaires. Grâce à leurs inscriptions, les édifices en arrière-plan explicitent parfaitement la scène. L’état actuel de la peinture ne permet pas d’établir avec certitude si elle a été parfaitement achevée ou si d’ultimes finitions restaient à apporter. Il est certain que Mantegna n’a pas eu beaucoup de temps puisque, dans la première moitié de 1506, il semble avoir été victime d’une attaque. De fait, le 13 juillet153, il écrit à Isabelle pour lui annoncer qu’il a pratiquement terminé le dessin du Royaume du dieu Comus et il dit aussi n’être pas totalement remis de sa

récente maladie, certaines parties de son corps étant encore affectées (en tout cas, ses mains ne le sont pas, ou plus : la lettre est signée dans une belle calligraphie très maîtrisée, sans correction ni tache). Et surtout, la mort dans l’âme, il propose à la marquise de lui acheter l’objet le plus aimé de sa collection, sa “chère Faustina de marbre antique”. Mantegna, nous l’avons dit, est couvert de dettes, et le buste de Faustina est aujourd’hui encore dans les collections du palais ducal. En dépit du passé du vieil homme, Isabelle marchande honteusement, et son chargé d’affaires, Gian Giacomo Calandra, trouve un Mantegna “qui ploie sous les difficultés et les problèmes154”. À la fin de juillet, la sculpture est déjà entrée dans les collections des Gonzague. En revanche, il est certain que Mantegna n’a pas terminé le Baptême (ill. 64) qu’il destinait à sa chapelle funéraire155. La toile a beaucoup souffert mais, étrangement, les parties les plus délicates, comme les verts de malachite, sont les mieux conservées, et il ne fait aucun doute que de nombreuses zones n’étaient que préparées ou ébauchées. Il n’empêche, la toile restitue la grande force et, en même temps, la grande délicatesse et la beauté du dessin premier. Cela, en particulier, dans le citronnier sur la droite qui, à l’évidence, rappelle l’écran végétal dans le tableau-retable de la même chapelle. Dans le grand et impérieux mouvement de la peinture, on entend presque le souffle du Logos, évoqué par la colombe du Saint-Esprit, en haut. Le caractère absolu des formes




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