La Mémoire en action
ACTES SUD | TEL AVIV MUSEUM OF ART
• Acting Memory
Maya Zack
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Acting Memory
Ce livre a bénéficié du soutien de / This book was published with the support of Israel Lottery Council for Culture & Arts ; en coopération avec le / in cooperation with Shpilman Institute of Photography. La vidéo Counterlight est produite avec le soutien de / The video Counterlight was produced with the support of Ostrovsky Family Fund. © Actes Sud, 2015 ISBN : 978-2-330-04885-3 Achevé d’imprimer en avril 2015 par l’imprimerie EBS à Vérone (Italie) pour le compte des éditions Actes Sud, Le Méjan, place Nina-Berberova, 13200 Arles.
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“Car auprès de toi est la source de la vie, et dans ta lumière nous voyons la lumière.” Psaume XXXVI, 10 À la mémoire de ma mère, Nadia Melichson Zack, dont la lumière est mon témoin et dont les gestes vivent en moi; dont l’amour donne forme aux pensées dans mon cœur et dont la sagesse m’apprend à distinguer l’ombre et l’image dans le puits de la mémoire.
“For with Thee is the fountain of life; in Thy light do we see light.” Psalms 36: 10 In memory of my mother, Nadia Melichson Zack, whose light is my witness and whose movement lives within me; whose love shapes the thoughts of my heart and whose wisdom teaches me to see shadow and image in the well of memory.
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SOMMAIRE / CONTENTS
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Tracer la lumière
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Tracing Light
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Conversation avec Nili Goren
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Conversation with Nili Goren
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I. Mother Economy
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II. Living Room
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III. The Shabbat Room
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IV. Black and White Rule
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V. Counterlight
(Work in Progress)
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Tracer la lumière par Rachel Verliebter Traduit de l’anglais par Myriam Anderson
Les œuvres de Maya Zack nous plongent dans les strates d’une conscience qui se souvient. Les personnages de ses films sont des femmes, absorbées dans des recherches documentaires, qui tentent de quantifier l’inquantifiable, étudient le secret du témoignage, discutent et décortiquent l’action de se souvenir. Son travail invente un métalangage pour pointer la dichotomie qui piège la représentation du témoignage et la représentation en général. Nous nous retrouvons dans des espaces sans vie, à suivre la présence de l’absence. Les images tridimensionnelles générées par ordinateur dévoilent une expérience de vie qui fut et qui n’est plus. Affrontant un passé insondable, l’espace, peuplé d’objets animés, s’offre comme une source inépuisable d’informations. Le projet de Maya Zack dans son ensemble est une bataille contre l’oubli et l’annihilation, où le médium virtuel devient comme un refuge face aux dangers de la réalité historique. En recréant un espace qui fut détruit, supprimé, elle lui donne une nouvelle signification entre réalité tangible et imaginaire. Et, dans le sillage du passé, Zack fait donner sur le présent la lumière primordiale d’un univers longtemps caché. Dans The Shabbat Room (installation tridimensionnelle simulée par ordinateur, 2013), Maya Zack traque le destin d’une œuvre de l’artiste juif autrichien Isidor Kaufmann (1853-1921) : Die Gute Stube (La Pièce du shabbat), 1899. Il y recréait le mode de vie multidimensionnel de “l’univers hassidique”, également représenté dans ses peintures. Par l’intégration en profondeur des motifs kabbalistiques et la reconstitution des diverses stations qu’a connues cette œuvre au fil de ses errances, Maya Zack en donne une interprétation centrée sur la mémoire et la documentation du témoignage. Le shabbat lui-même a vocation de témoignage – “C’est un signe qui devra durer à perpétuité1” – d’une vérité oubliée. Il est révélé comme un rappel de l’acte de la création, qui donne direction et sens à l’histoire du monde. Maya Zack nous engage à ressentir la dimension mystique du shabbat. Avec la
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recréation virtuelle de la pièce, elle offre une représentation de la disparition au sein de laquelle nous pouvons observer le mouvement de choses condamnées à disparaître et à réapparaître. Replaçant sur la scène de l’histoire des éléments de la Shabbat Room d’origine, les images intègrent des objets déjà présents dans les peintures de Kaufmann qu’on aurait retrouvées dans son atelier. Quand on pénètre dans l’installation, l’œil est immédiatement attiré par la lumière tamisée qui émane de la table mise dans la quatrième simulation. Elle symbolise la tradition kabbalistique selon laquelle la lumière divine se pose sur le monde le jour du shab-
Notre regard rencontre l’interface entre le début et la fin, et témoigne de l’existence d’un monde perdu. La lumière qui
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tombe sur les ustensiles posés sur la table du shabbat se déplace d’un couvert à l’autre, sa source demeurant invisible. C’est là le mystère de ce que Paul Celan, dont les poèmes comptent parmi les inspirations de Maya Zack, appelait “Ziv, cette lumière2” : pas n’importe quelle lumière, mais la lumière imprégnée de rédemption de la Shekhina, révélée au peuple juif dans les ténèbres de l’exil : “venue d’en bas, une / lumière nouée dans le tapis / d’air sur lequel tu mets la table, pour les chaises / vides et leur / éclat de sabbat, pour – / les honorer3.” L’axe temporel est rompu. Ce qui reste de l’antiquité des jours de la création envahit comme un courant souterrain dans l’être ; le Monde à Venir est caché dans des objets pourtant à vue – présent mais caché, invisible dans ce monde-ci. The Mystical Shabbat (2014) exprime la révélation du divin en l’humain. Les vaisseaux du sacré, recréés d’après des jours anciens, symbolisent ce qu’il reste de la révélation. L’éclairage expose les traces de la Shekhina, la manifestation féminine du divin. Dans le langage des traces, l’installation tente de témoigner d’une lumière céleste dissimulée dans les profondeurs de ce monde, et qui émane des objets. Chaque objet porte une signification mystique qui prend part à l’immanence de la divinité maternelle de la pièce. Chacun des éléments recréés dans la Shabbat Room – la table, la chaise, la lampe, la coupe du Kiddouch, la hallah et le moulin à épices utilisés dans la cérémonie de la Havdalah – est infusé d’un sens symbolique dans les cérémonies mystiques de la tradition juive, basées sur l’interprétation du mythe de la Shekhina. C’est “l’architecture du temps”, selon la description par Abraham Joshua Heschel du jour du shabbat4, l’art qui crée des formes au sein du temps, et sanctifie ainsi l’état de la chose-objet. La sanctification du temps s’inscrit alors dans la sanctification des objets qui reposent dans l’espace. Le jour du shabbat est représenté comme un principe
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formatif qui embrasse, organise et nourrit l’être, qui se révèle dans sa forme complète quand le physique et le spirituel se rencontrent et que les vaisseaux sont sanctifiés. Les visualisations ouvrent des fenêtres dans le temps ; un temps où se retrouvent intégrés la recréation du passé, notre monde et le Monde à Venir. Cette architecture virtuelle recrée le désir primitif du caractère maternel de l’expérience divine et donne un sens profond au motif du souvenir dans lequel la mère absente – la Shekhina exilée – est imprimée sur la mémoire historique et sauvée de l’oubli. Dans les simulations de Maya Zack, l’espace entier est enveloppé d’une nuance de gris monochromatique. D’un point de vue psychanalytique, on pourra – dans The Shabbat Room 2 – voir une structure existentielle en 3D : c’est au niveau de la strate émotionnelle et métaphorique qu’existe la fonction de contenant de la mère, qui enveloppe et traite l’information et le sentiment émanant des souvenirs. D’une perspective formative, par la pellicule chromée elle signifie la membrane primordiale, la peau de l’espace psychophysique que crée la matrice maternelle. Une expression concrète est ainsi donnée à la relation contenant-contenu5 dans l’expérience émotionnelle. Les matériaux qui viennent de l’extérieur sont introduits à l’intérieur et vice versa, tandis que le signifiant formatif dans la simulation régule et contient le tout, comme une sorte de Moi-Peau6 à la base de toute signification. Le drame du témoignage qui lutte pour définir sa propre signification prend place au sein de ce contenant. Dans Visualization 2, un combat se livre entre le contenant et le contenu, se déplaçant au-delà des limites du cadre ; tandis que, plus tard dans la narration, The Shabbat Room 4 est déjà devenu un espace intérieur capable de contenir la mémoire au sens du mot hébreu shamor (“garder ou monter la garde”) – l’aspect maternel du shabbat, le Tabernacle de la Paix, qui s’étend sur le monde et le protège de tous côtés. Dans la vidéo Counterlight (2015) aussi, le noyau de ce qui transpire se trouve au sein de la membrane de la camera oscura, où une chercheuse s’applique à préserver les images. Comme faisant fonction de témoin de l’âme, la chercheuse réassemble les images, leur donnant une présence et une existence physiques. Sous les yeux du spectateur, les collages qu’elle réalise d’après des croquis et des diagrammes prennent forme, jusqu’à devenir les images poétiques de Paul Celan. De la même manière, dans Mother Economy (vidéo, 2007), la maison où évolue la mère est complètement enveloppée d’une membrane faite de papier journal, qui sert de linge de lit sur lequel elle grave les souvenirs et documente la relation entre les objets. Ici aussi, le contenant de la mère exerçant sa mémoire est central à la création, tandis qu’elle enveloppe l’espace dans une matrice d’information collectée pour la sauver de l’oubli et la transformer en formule supérieure : la recette ultime du kugel7, qui cristallise à
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lui seul tout un monde de relations, de bagage émotionnel et de ressources qu’elle distribue. Le personnage de la mère qui nous est présenté s’occupe de la préservation de la mémoire au sein d’une confrontation sans fin entre l’ordre et le désordre ; elle se déplace, tombe, prend plaisir à marquer de façon répétée les objets du foyer. Les sons qui proviennent de la radio au début du film relient le spectateur à l’époque de la Seconde Guerre mondiale et le foyer lui-même porte les traces de membres de la famille qui n’y sont plus. Comme dans le croquis intitulé Trace et dans le détail de Living Room (2009) intitulé Crime Scene of a Still Life Catastrophe, la manière dont le personnage de la mère marque les objets rappelle celle d’un enquêteur sur une scène de crime. Les objets qui restent sont les gardiens du témoignage. Utilisant le cahier noir des formules, rempli de croquis provenant de sources juives ainsi que de tableaux, de graphiques et autres diagrammes, elle marque et étiquette à tour de bras, dans une tentative d’attribuer une valeur chiffrée à chaque présence. Il en résulte un ordre terrifiant qui fait allusion à l’ordre typiquement allemand, et fait monter l’angoisse d’obsessionnelles cérémonies de catalogage du foyer et des objets qu’il contient. Mother Economy décrit un lieu de tension entre l’effort d’imposer ordre et loi, et le désir d’alimenter, de nourrir. Cette thématique de la restauration de ce qui a été réprimé par l’inscription des traces de ceux qui sont absents se retrouve dans la lutte qui se livre entre la mémoire qui souhaite être contenue et celle qui est refoulée dans The Shabbat Room 2 ou dans la série de visualisations de Counterlight. Une certaine série d’images extraites de Counterlight – images qui comprennent les outils de travail du laboratoire du personnage ainsi que des éléments de la vie de Paul Celan aux côtés des soufflets tordus de l’appareil photo ancien au cœur duquel se déroule le film – flotte dans le brouillard. Ces miettes d’un destin planent dans le cosmos du souvenir comme une Voie lactée sur laquelle elles entrent en collision et luttent pour pénétrer la conscience. Dans les trois œuvres susmentionnées, les souvenirs qui constituent les traces de l’espace sémiotique entrent en jeu. Les efforts des personnages de Maya Zack visent à imposer un certain ordre à la réalité tangible, qui découle de la loi, donne vie à l’espace sémiotique et le fertilise. De plus, cet ordre sape les motifs du langage et de la pensée patriarcale, et cherche à définir une altérité féminine qui fournisse une force d’opposition. Dans Mother Economy, Black & White Rule (2011) et Counterlight, les chercheuses agissent comme des émissaires de la mémoire féminine dans la culture. Porteuses de sentiments et de souvenirs généralement refoulés, elles sont les gardiennes d’un message du passé douloureux et perturbant. Elles recréent la mémoire sémiotique féminine qui charrie un contenu, renvoyé aux marges pour mieux s’imposer. Elles débordent
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de leur espace marginal, dérangent l’ordre établi et portent à la conscience historique un contenu refoulé, dérangeant. Comme en sémiotique, les actions des figures féminines dans l’œuvre de Maya Zack ont le pouvoir de modifier l’ordre historique de la mémoire dominante. Les nombreux points communs entre les œuvres vidéo comme Mother Economy et Counterlight et une œuvre comme The Shabbat Room sont l’indice de l’intérêt profond et durable de Maya Zack pour les concepts de mémoire, de témoignage, de perte et de trauma. Ces œuvres défient la tendance à réprimer et ignorer les voix de la terreur à nos portes. Zack se concentre sur la période d’avant la Seconde Guerre mondiale, sur l’approche de la catastrophe. Le vide des espaces dans son travail symbolise les traces de l’expérience de vie d’une bourgeoisie qui fut balayée, mais aussi l’occurrence d’un événement si terrifiant qu’il ne peut être représenté. Le décor domestique comme un lieu chargé au seuil duquel se tient le désastre. L’installation Living Room utilise des simulations par ordinateur en 3D pour recréer l’appartement de Berlin où les parents de Manfred Nomburg vivaient pendant son enfance. Il était encore petit quand ses parents réussirent à l’envoyer en Israël avant la création de l’État. Zack recrée le foyer d’après des témoignages recueil-
Les trous de mémoire sont aussi présents que la mémoire. Pour
lis longtemps après les faits.
cette raison, la visite des espaces de la maison révèle que des objets s’échappent, disparaissent, deviennent vagues. En observant les chercheuses, à notre tour nous devenons les détectives de cette scène de crime, assistant à l’art criminalistique8 des objets, qui divulgue des informations sur le temps de l’événement : des meubles de style Biedermeier, une radio Körting modèle 1936, une édition du quotidien Berliner Tageblatt sur le bureau, comme si quelqu’un venait de le feuilleter un instant plus tôt. Toutes ces choses viennent témoigner de la période (la fin des années 1930 en Allemagne), qui évoque la Nuit de cristal. Dans Vizualisation 2, nous voyons une table du dîner récemment abandonnée, les reliefs d’un repas encore posés là, et une édition du journal juif Jüdische Rundschau traînant par terre. Les jolies tasses rappellent l’ordre d’une nature morte, mais le café a été renversé et le temps s’est figé, l’ordre idyllique a été violé, la maison retournée. À cinquante centimètres du placard, l’air devient flou, comme un fantôme dudit placard, dont les dimensions seraient confuses dans l’esprit du témoin. Les volumes de l’Encyclopédie Brockhaus flottent au-dessus du sol, car le témoin n’a pas précisé leur place. Ainsi Zack montre non seulement le statut vague du témoignage mais aussi la supercherie de l’acte artistique en termes de capacité à exprimer la réalité à travers la représentation, la recréation ou la commémoration.
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