Méta morph ose ACTES SUD | HERMÈS
Éloge de la métamorphose Alberto Manguel
La légende raconte que Protée était un dieu de la mer, berger des troupeaux marins, capable de voir l’avenir et de changer sans cesse d’apparence. Au cœur de la légende se trouve la question : si, tel Protée, nous nous transformons, de l’enfance à la vieillesse, de l’innocence à l’expérience et puis de nouveau à l’innocence, de matière corruptible à corrompue, comment pouvons-nous établir notre identité personnelle ? Entre le flux et le reflux du monde, qu’existe-t-il de définissable à un moment et en un lieu quelconques ? Nous devons tous un jour faire face à la question terrible que la chenille pose à Alice au pays des merveilles : “Qui êtes-vous ?” Les réponses que nous tentons d’y donner tout au long du cours de notre vie ne sont jamais tout à fait convaincantes. Nous sommes le visage dans le miroir, le nom et la nationalité qui nous ont été donnés, le sexe que notre culture définit avec fermeté, le reflet dans l’œil de ceux que nous regardons, le fantasme de ceux qui nous aiment et le cauchemar de qui nous hait, le corps en devenir dans le berceau et le corps immobile dans le suaire. Nous sommes tout cela, et aussi son contraire, nous-même dans l’ombre. Nous sommes les traits secrets absents de notre portrait supposé fidèle, dans la description en principe exacte qui est faite de nous. Nous sommes un être sur le point d’exister et, aussi, quelqu’un qui a existé voici
longtemps. De même que le temps et le lieu dans lesquels nous existons, notre identité est fluide et fugace, comme l’eau. Le temps, l’expérience, le feu et l’eau, l’habitude, les voyages, les saisons, la conception et la mort, les rêves, les perspectives et les émotions nous transforment. Faits de matière corruptible, nous vieillissons et déclinons, et quelque espérance nous puissions avoir d’une immortalité immuable, elle est contredite par le souvenir et par l’usage, qui transforment aussi ce dont ils se souviennent et se servent. Les anciennes métaphores qui nous ont servi au fil des âges à nous définir offrent toutes des images de changement : l’eau courante du fleuve, la chute des feuilles, la glaise modelée, les cendres. Notre identité se trouve toujours entre la personne que nous ne sommes plus et la personne que nous deviendrons peut-être un jour, elle n’habite tout à fait ni le présent ni un quelconque autre temps. Dès l’instant où nous disons “Je suis”, nous définissons quelque chose qui gît en dehors de nous, telle une peau de serpent, autre image de transformation. Des astuces verbales nous autorisent une illusion de permanence, mais ne font qu’illustrer le désir irréalisé d’être permanent. Nous avons tendance à considérer le passé comme la source de notre existence ; Miguel de Unamuno pensait que le temps s’écoulait alternativement de l’avenir vers le passé et du passé vers l’avenir. Nous existons dans les deux courants, emportés en arrière vers nos nombreux fantômes et en avant vers nos identités futures. Sans doute parce que nous ne cessons de prendre au monde au lieu de partager son espace commun, nous finissons par perdre jusqu’à notre propre nature, tels les voleurs dans l’Enfer de Dante. Dans la septième bolge du huitième cercle de l’Enfer, Dante et Virgile franchissent un gouffre plein de serpents entre lesquels les âmes des voleurs châtiés courent nues et terrifiées. En les observant, Dante se rend compte que serpents et pécheurs ne font qu’un qui se transforme d’assaillant en victime et de victime en assaillant, de sorte qu’une espèce se change en une autre et qu’une
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forme se perd dans une forme “tout comme s’avance, poussée par la chaleur sur le bord du papier, une couleur brune, qui n’est pas encore noire et où le blanc meurt1”. Parce que, durant leur vie, les voleurs ont dérobé à autrui ce qui ne leur appartenait pas, ils sont condamnés en enfer à tout perdre jusqu’à leurs propres traits, à n’être plus jamais ce qu’ils ont un jour été. Leur châtiment rappelle que nous ne faisons qu’un avec le monde et ne possédons sur lui nul empire. Depuis toujours, nous nous imaginons, nous-mêmes et le monde, comme le fruit d’une transformation, une transformation qui dure encore. Peut-être est-ce l’observation des graines, des cocons et des œufs qui nous a suggéré la notion d’un changement sans fin, au point que la mort elle-même n’est pas une étape ultime. Les transmigrations de l’âme et les étapes progressives du châtiment ou de la rédemption hantent nos consciences : nous aimons l’idée que même après notre dernier soupir ce corps et cet esprit deviendront autre chose qu’un aliment pour les roses. Le maître des métamorphoses est Ovide, bien sûr, qui voyait en toute chose le résultat d’une histoire. Pour lui, les objets de ce monde sont comme des réponses à des énigmes : le laurier-rose à l’énigme d’Apollon et Daphné, le rossignol à celle de Philomèle. Le monde que nous voyons n’est que le stade figé d’un processus encore en train, et qui continuera à se transformer en autre que nous ignorons. C’est ainsi que les histoires de métamorphoses deviennent en elles-mêmes exemplaires, modèles du tout transformant qui, paradoxalement, ne change jamais. Ovide résume cette notion dans le livre XV des Métamorphoses : “Tout change, rien ne meurt. Le souffle vital erre d’un corps à un autre, quel qu’il soit : il passe de l’animal à l’homme, de l’homme à l’animal, et ne périt jamais. Comme la cire docile reçoit du sculpteur des formes nouvelles, et change de figure sans changer de substance : ainsi j’enseigne que l’âme est 1. Dante, La Divine Comédie, livre XXV de l’Enfer, trad. de Jacqueline Risset, Flammarion, Paris, 1985.
toujours la même, mais qu’elle émigre en des corps différents2.” Témoins du changement, nous demeurons ambigus. Nous pleurons la fuite des choses, leur vieillissement, leur réduction en poussière ; tout de même, nous savourons la nouveauté de tout changement, de la fonte de la neige, de l’apparition des bourgeons sur les branches. Nous disons des transformations qu’elles sont pénibles, mais nous réjouissons cependant d’expériences qui nous transforment. Nous avons peur de voir dans le miroir un visage que nous ne reconnaîtrons pas, mais nous admirons la maturité et la sagesse qui, parfois, vient de l’expérience. “Une métamorphose sans fin me semblait la loi du monde”, a dit Ernest Renan dans son “Séminaire d’Issy”3. Et c’est vrai, certainement, pour un lecteur. Nos bibliothèques sont des catalogues de métamorphoses, non seulement les transformations célèbres de Mélusine, de Grégoire Samsa, du Dr. Jekyll, de Pinocchio et de Dorian Gray, mais aussi les nôtres en tant que lecteurs. Nos livres nous changent et nous changeons avec nos livres, de sorte qu’une même histoire n’est jamais deux fois la même. Dans ce catalogue de métamorphoses, Kafka lu après (ou avant) Wilde n’est pas le même que Kafka lu avant (ou après) Stevenson. Sauf que, contrairement au serpent, nous conservons nos peaux antérieures, couche sur couche. Nos dernières lectures peuvent même rendre le texte original inaccessible. Comme dans l’image évoquée par Dante, la page que nous lisons ne sera plus jamais blanche. Les créatures littéraires sont constamment en train de devenir autres. Elles sont elles-mêmes et pourtant pas elles-mêmes : leurs avatars, leurs reflets, leurs désirs et cauchemars reflètent en retour leurs identités à ceux qui les rêvent, lecteurs et écrivains. Le monde littéraire existe en état de flux, comme s’il ne cessait de se transformer en une façon d’être autre chose, 2. Ovide, Les Métamorphoses, trad. de M. G. T. Villenave, Bibliotheca classica selecta, Paris, 1806. 3. Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, section IV, “Le séminaire d’Issy”, chapitre ii, Calmann-Lévy, Paris, 1883.
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Quant au fleuve Véronique Bizot
L’attente se prolonge, si bien que nous descendons presque chaque jour jusqu’au fleuve, nous entrons dans l’hôtel et nous nous asseyons dans la pénombre du hall. Nous venons là pour voir les gens. Ceux qui traversent le hall, ceux qui descendent l’escalier, s’attardent dans les fauteuils ou feuillettent les journaux sur les tables, nous regardons passer les bagages, Cornelia fait toutes sortes de commentaires sur ces bagages, la couleur des cuirs, les chaussures des femmes, descendons jusqu’au fleuve, dit-elle presque chaque jour alors qu’elle n’a en tête que d’aller voir les gens de l’hôtel, les examiner, nous passons là une heure ou deux à boire quelques verres de whisky glacé après quoi nous nous levons, gagnons la sortie et remontons lentement dans l’invraisemblable chaleur. Le soir, Cornelia s’installe sur la terrasse pour observer les lumières de cet hôtel qui fait comme un paquebot scintillant échoué sur les bords sombres du fleuve, elle regarde les silhouettes passer du hall à la salle à manger puis de la salle à manger au salon, les lampes des étages se rallumer, les allées et venues dans les chambres, les mouvements des rideaux et des moustiquaires, les dernières cigarettes fumées aux balcons, puis tout est éteint. Nous ne parlons pas avec les gens de l’hôtel, une majorité d’Anglais – on sait l’attraction qu’exerce ce genre de lieu sur les Anglais –, quelques Allemands et Néerlandais, trois ou quatre Français,
un unique Japonais – cependant le directeur nous salue d’un signe de tête au passage, son œil balaie rapidement le contenu de nos verres à la suite de quoi nous voyons parfois arriver une pyramide de pâtisseries craquelées et couvertes de sucre glace auxquelles nous ne touchons pas. Quant au fleuve, nous avons cessé de nous y intéresser. Depuis bientôt deux mois que nous sommes là, aucun bateau ne l’a à notre connaissance jamais remonté et, à en juger par la sécheresse de ses rives, il ne semble rien abreuver, à l’exception des moustiques contre lesquels chacun passe ses nuits à se battre. Cornelia prétend que sans cet hôtel elle serait déjà entièrement folle et non pas folle dans des limites acceptables, telle qu’elle se définit. Notre maison sur les hauteurs a quelque chose comme quinze vastes pièces, ce qui en fait une maison ridiculement grande pour nous trois, mais du moins pouvons-nous y circuler, transporter nos draps d’une chambre à l’autre, et, si nous laissons toutes les fenêtres ouvertes, capter la nuit quelques faibles courants d’un air tiède à travers les moustiquaires. Nous n’avons pas très bien compris à qui appartient cette maison pour laquelle nous remettons chaque quinzaine une petite liasse de billets crasseux à un vieil homme mutique qui se présente à la porte juché sur un âne dont il ne descend pas. Nous ignorons où cet homme peut bien habiter, sans doute quelque part dans la forêt, un cabanon entouré de chèvres noires comme nous en avons aperçu deux ou trois au cours de nos rares excursions. Dans chaque pièce de la maison on trouve d’immenses armoires vides, quelques tables et fauteuils répartis sur des tapis, des cheminées blanches et, partout sur le carrelage, des copeaux de peinture blanche qui se détachent des plafonds et s’émiettent sous nos pieds nus. Dans le vieux réfrigérateur bruyant de la cuisine, nous n’entreposons pratiquement rien d’autre que des bouteilles d’alcool qui n’atteindront jamais la bonne température. Les livres, nous les avons empruntés à la bibliothèque de l’hôtel, de gros volumes mous aux tranches écaillées abandonnés là par les clients, imprimés dans toutes les langues – Cornelia lit
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Mémoire d’une étoile Cécile Ladjali
11 juillet 3102, quelque part sur Zo Mon père, Nathanaël Zörg, est sans doute le plus grand scientifique de son temps. Il a prédit la fin de notre monde alors qu’il était encore jeune doctorant à l’université de Zach. Au début, ses maîtres le prirent pour un fou. Puis quand mon père couvrit le grand tableau noir d’équations devant le conciliabule de vieillards infatués, les têtes chenues durent se rendre à l’évidence : il restait à Zo, notre chère planète, moins de quinze ans à vivre avant d’être désintégrée par un astéroïde à qui curieusement papa donna mon nom : Zilda. À l’époque de la sinistre découverte, ma mère était déjà enceinte de moi. Il est évident que s’ils avaient su avant pour l’astéroïde, ils n’auraient jamais eu l’idée saugrenue de concevoir un enfant. En outre, on peut trouver cocasse que mon géniteur ait appelé le sinistre caillou du même nom que celui choisi pour la petite personne qui croissait dans le ventre de sa femme. Moi, j’y vois un pied de nez à la mauvaise fortune et je trouve l’idée de mes parents tout à fait grandiose. Et puis avoir la puissance de feu de milliards de bombes nucléaires pour une jeune fille, c’est pas mal tout de même. Une fois les résultats de ses calculs promulgués, mon père fut décoré par le ministère de la Défense et soutint son doctorat qui lui valut les félicitations du jury. Mais toutes ses distinctions n’avaient plus aucun
sens pour lui. La seule chose qui comptait était de nous chérir au mieux, ma mère et moi, pour le temps qu’il restait. C’est la vie, mais en accéléré, dit souvent maman en cachant ses yeux pour que je ne les voie pas embués de larmes. Notre ami le jardinier s’est pendu dans sa serre. Il a laissé un mot accroché aux feuilles du néflier. Il demande à mon père de prendre soin de ses arbres jusqu’au dernier jour. Alors chaque semaine papa plante un nouvel arbre dans le verger. Je m’appelle Zilda Zörg, j’ai treize ans et je vais mourir la semaine prochaine à cause d’une météorite de cinq cents kilomètres de diamètre, qui se déplace à cent vingt kilomètres par seconde et qui porte le même nom que moi. 12 juillet 3102, quelque part sur Zo On a commencé à vider la planète en embarquant la population choisie au hasard sur d’immenses vaisseaux spatiaux. Or ces arches ne pourront pas accueillir tout le monde. Plus des trois quarts des gens resteront sur Zo. Les vaisseaux vont errer à la recherche d’autres mondes habitables. Mon père dit qu’ils se transformeront en cercueils volants car il y a très peu de chances pour que les rescapés et leurs descendants conçus durant la traversée trouvent une terre d’accueil. Aussi le désespoir les tuera-t-il lentement. Mes parents ont choisi de rester sur Zo, alors que nous faisions partie des heureux élus. Une question d’honneur, a dit papa, fier de laisser sa place à d’autres. Maman a approuvé sa décision comme elle le fait toujours. Moi, j’étais un peu en colère et, surtout, j’avais peur. Alors papa nous a bien dit que nous ne sentirions rien et que cette mort rapide valait mieux qu’une lente agonie dans le noir des galaxies. Ensuite, il m’a expliqué autre chose : notre monde, qui bientôt ne sera plus, va émettre une intense lumière. Et les rayons de notre étoile, dans des millions, voire des milliards d’années, se répandront dans le ciel d’une autre planète habitée. Là, j’aime à me dire qu’une fille de mon âge et qui me ressemble contemplera la lumière de mon étoile.
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Métamorphose
Edwin A. Abbott Aimee Bender Véronique Bizot Mikhaïl Boulgakov Agnès Desarthe Cécile Ladjali Alberto Manguel Akiyuki Nosaka Yôko Ogawa Akutagawa Ryûnosuke José Carlos Somoza Textes
Sarah Moon
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Photographies
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