DES MONSTRES LITTÉRAIRES
Nous aurions pu inventer et reprendre, faire et défaire, aller de l’avant et revenir sur nos pas, faire un chemin dans un sens, et puis le faire dans le sens inverse, nous métamorphoser, et nous métamorphoser à l’envers. Aller partout, tout le temps, dans tous les sens. Rejeter comme l’anachronisme ultime la fin de l’histoire. Un jour, un insecte. Le lendemain, un homme. Et toujours des monstres littéraires.
JÉRÔME ORSONI
« un endroit où aller »
J. O.
DÉP. LÉG. : MARS 2015 19 e TTC France www.actes-sud.fr
ISBN 978-2-330-04844-0
9:HSMDNA=UY]YYU:
Des monstres littéraires
DES MONSTRES LITTÉRAIRES
PRÉFACE D’EDUARDO BERTI
ACTES SUD
Né en 1977, Jérôme Orsoni vit et travaille à Paris. Il a déjà publié deux essais littéraires sur la musique, dont Au début et autour, Steve Reich, aux éditions Chemin de Ronde, et traduit, entre autres, les entretiens de John Cage sur Marcel Duchamp, Rire et se taire, aux éditions Allia.
JÉRÔME ORSONI
jérôme orsoni
Des monstres littéraires récits
Préface d’Eduardo Berti
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à Nelly
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Beware of what is breathtakingly beautiful, for at any moment the telephone may ring. John Cage
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FRANÇOIS
C
elui qu’on a connu à Montevideo sous le nom de Dr Odake, j’avais pris l’habitude de l’appeler simplement François. Je l’avais connu à Paris alors qu’il était encore étudiant, passionné de littérature, et éperdument amoureux des contes de Kafka. Les plus courts surtout, dans lesquels il trouvait une profondeur et une poésie qu’il ne parvenait pas à retrouver dans ses œuvres plus longues. Ces dernières, il lui semblait qu’elles étaient trop élaborées, s’éloignant du réel fantastique qui conférait, selon lui, leur vraie beauté à ses brefs récits. Nous nous étions rapidement liés d’amitié, une amitié intellectuelle, certes, mais sincère. Je lui faisais lire mes ébauches d’essais, des choses sans grande importance, qu’il lisait toutefois avec une bienveillance que je sentais n’être pas feinte. Quant à moi, je l’encourageais à
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poursuivre dans sa voie, à ne pas lâcher prise, même quand les difficultés pouvaient sembler insurmontables, à aller toujours encore un peu plus loin. À écrire, donc, même si je ne savais pas alors ce qu’il écrivait. Il ne m’avait jamais rien proposé à la lecture, et je trouvais quant à moi impudent de le lui demander. Je l’aimais comme j’eusse aimé un jeune frère que j’aurais rencontré à la maturité. Nous n’avions pas grandi ensemble, mais des liens, d’autant plus puissants que nous les découvrions tardivement, nous unissaient toutefois. François a décidé de quitter Paris deux années après notre rencontre. Quand il m’a dit qu’il partait pour Montevideo, je lui ai répondu d’un large sourire. Je n’en espérais pas moins de lui : une ville romantique et littéraire, par excellence, dans l’autre hémi sphère, loin de la grisaille germanopratine qui aurait certainement fini par avoir raison de lui (pour moi, c’était en un sens déjà trop tard). Il ne quittait cependant pas Paris parce qu’il trouvait la ville trop triste – il avait même fini par y être sincèrement heureux –, il quittait Paris pour l’outrehémisphère, le Sud absolu, l’aventure, ou ce qu’il pouvait bien en rester, alors que nous n’étions pas encore si vieux, lui, surtout.
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J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose de profondément xixe chez François. S’il était moderne ? Oui, assurément, et bien plus que ça, même. Mais ses manières avaient une ancienneté qui le distinguait spontanément des autres. Je crois qu’il n’avait pas appris ces manières, qu’il n’avait jamais voulu se comporter ainsi, avec cet air de détachement, une ombre de décadence dans chacun de ses gestes. Il était sim plement devenu comme cela. Il n’était pas affecté. Mais son naturel était si artificiel qu’il en était réellement désarmant. À moins que ce ne fût l’inverse. Je ne sais pas. Dans la conversation, ses mouvements étaient empreints d’une grâce qui soulignait le cours de sa pensée. Quand il m’exposait une idée, il ne le faisait ainsi jamais sur un ton docte ou sentencieux ; il m’attirait plutôt à elle, il y venait par un chemin qui semblait anodin : il glissait au fur et à mesure qu’il élaborait ses phrases des indications qui, dans l’instant qu’il les prononçait, ne paraissaient guère originales, mais qui résonnaient longtemps après qu’il avait fini de parler. J’entendais souvent sa voix le soir au moment de me coucher. C’est qu’il continuait de me parler. Ce n’étaient pas les mêmes paroles
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qu’il avait prononcées dans la soirée, mais d’autres qui poursuivaient son raisonnement. J’ai ainsi toujours eu l’impression en parlant avec lui – et nous avons parlé des heures si nombreuses à chacune de nos fréquentes rencontres – qu’il ne préparait rien, qu’il n’avait jamais pensé à ce qu’il disait avant de le dire, qu’aussi les phrases lui ve naient dans le moment qu’il les prononçait, qu’elles étaient vraiment ses contemporaines, et qu’il était simplement habité par quelqu’un sur les lèvres de qui il se contentait de les lire. Parfois, son regard fuyait littéralement, il était toujours là, mais sa voix n’était plus qu’un écho qu’on percevait plutôt qu’on ne l’entendait distinctement, un bruit qui provenait d’un lieu plus lointain. Ce n’était plus alors une question de langage, mais de rythme qu’on suivait avec plaisir. Le sens importait moins que le fait de parler. Et c’est peut-être ainsi que nous étions heureux. Je crois qu’en fait, il était déjà à Montevideo, qu’il y avait toujours été, d’une certaine manière, et qu’il n’attendait que ce moment, quand il y serait physiquement. Ce n’était, en effet, qu’une question de lieu, et non d’état d’esprit. Son esprit avait
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toujours hanté les rues de Montevideo. Il habitait déjà un autre hémisphère, c’est évident, si ce n’est une autre sphère. Dans ces moments-là, aussi, les phrases qu’il prononçait ne retombaient-elles jamais, elles semblaient toujours suspendues en l’air, par l’effet d’une étrange réverbération. Sa voix, douce et presque faible par moments, comme s’il ne souhaitait pas affirmer ce qu’il disait, comme s’il ne ressentait pas le besoin d’affirmer, comme s’il était tellement certain de ce qu’il pensait qu’il n’avait pas besoin de l’appuyer, parce qu’il ne lui importait pas qu’on tombe d’accord avec lui, mais simplement de parler, sa voix me faisait l’impression de volutes, un charme ou un sortilège, je ne sais pas, je ne veux pas savoir. Ce quelque chose xixe était là alors, en personne, au milieu d’une atmo sphère étrange, soutenue par l’impression que sa voix ne passait pas par sa bouche, mais qu’elle le traversait seulement, qu’elle empruntait le chemin de sa bouche pour atteindre un but déjà fixé, et qui ne se trouvait pas en moi, mais ailleurs, un peu plus loin. Peut-être, justement, à Montevideo. Aujourd’hui, quand il m’arrive de penser à lui, je m’aperçois que j’ai oublié son visage.
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Je ne me souviens plus que du son de sa voix. Ou plus exactement, j’ai l’impression que nous continuons de nous parler, que nous n’avons jamais cessé de le faire, et que les phrases qu’il avait prononcées alors qu’il habitait encore Paris, il les poursuit dans une conversation qui plane au-dessus de l’océan qui nous sépare, et traverse la grande distance. Je sais que ce ne sera plus possible désormais, mais j’entends toujours sa voix, et les phrases qu’elle ne semble pas dire. Je ne vois pas son visage. Je ne le verrai plus jamais. Je vois sa voix. Je vois sa voix prendre forme. Je vois sa voix devenir volutes, et devenir couleurs, pourpres et vertes, devenir lumières huileuses, et vapeurs sucrées, et parfums enivrants. D’ailleurs, je n’ai plus de lui que des souvenirs si vagues que je ne saurais rien en dire de personnel. Je ne me souviens pas qu’il m’ait jamais fait la moindre confidence sur sa vie intime. Il m’avait avoué qu’il tenait un Journal, qu’il détruirait quelques jours avant de partir pour Montevideo. Il y notait tout, jusques aux détails les plus infimes. Il n’aimait pas son Journal. Il n’aimait même pas le tenir. Il en avait besoin pour vivre, m’avait-il dit, pour croire en son existence. Quelle place
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ai-je tenu dans ce Journal ? Je n’en ai aucune idée. S’il l’a bien détruit, c’est tant mieux, je ne veux pas courir le risque de le découvrir un jour. C’est un matin de novembre que j’ai reçu au bureau de l’entreprise pour laquelle je travaille les textes que voici. Je ne connaissais pas son écriture, mais l’enveloppe m’a tout de suite semblé familière. Une ancienne familiarité, spectrale. J’ai vu les timbres uruguayens, et j’ai compris que François m’écrivait, ce qu’il n’avait pas fait depuis une dizaine d’années, peut-être. Je n’ai pas ouvert le paquet tout de suite. J’ai attendu le soir pour m’y plonger, à la maison, dans le calme de mon bureau, où j’aimais tant m’asseoir pour parler avec lui. J’ai lu d’une traite les quelque cent feuillets que contenait l’enveloppe. Au petit matin, je ne savais plus très bien si j’avais rêvé, si j’avais déliré, si je n’avais pas moi-même inventé ce que je venais de lire. Je ne savais pas si, dans un accès de graphomanie que je n’avais jamais connu auparavant, je n’étais pas moimême, comme on a pu le dire, l’auteur de ce que je venais de lire. Pourtant, j’ai bel et bien connu François. Et je ne suis jamais allé à Montevideo. Je n’aime pas vraiment
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voyager. Après les avoir lus, j’ai hésité à détruire ces feuillets. Ils me faisaient peur, je crois, d’une certaine façon. Mais François n’est pas Kafka, et il ne me demandait pas de les brûler. Il ne me demandait rien du tout, d’ailleurs. Il continuait simplement de me parler, comme il n’avait jamais cessé de le faire depuis notre première rencontre. Il n’était plus capable de le faire, mais il le faisait encore. Je ne sais pas, à vrai dire, comment caractériser les textes qui suivent et composent ce recueil involontaire. Même à présent que j’ai remis au propre les feuillets qu’il m’a adressés, et que j’ai essayé de les organiser autant que cela était possible, je ne suis pas certain de pouvoir me fixer quant à la nature de ces écrits. S’y mêlent l’ironie, la sincérité, la naïveté et l’intelligence qui étaient propres à François. Je ne sais pas ce qu’il cherchait, ni même s’il cherchait quelque chose en écrivant. Je ne sais pas pourquoi il me les a adressés. Sans doute pensait-il que j’y serais particulièrement sensible. Sans doute aussi parce que, n’étant pas moi-même éditeur de métier, je lirais ses écrits sans idée préconçue, véritablement, pour ainsi dire. Je ne suis pas certain d’avoir compris où il voulait en
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venir. Je ne suis pas certain non plus qu’il faille toujours comprendre où l’auteur veut en venir. Il suffit souvent de se laisser aller, de se laisser faire, et de suivre les phrases. C’est ce que j’ai fait. Que puis-je souhaiter à présent, sinon que d’autres en fassent autant ?
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Nous aurions pu inventer et reprendre, faire et défaire, aller de l’avant et revenir sur nos pas, faire un chemin dans un sens, et puis le faire dans le sens inverse, nous métamorphoser, et nous métamorphoser à l’envers. Aller partout, tout le temps, dans tous les sens. Rejeter comme l’anachronisme ultime la fin de l’histoire. Un jour, un insecte. Le lendemain, un homme. Et toujours des monstres littéraires.
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