Olivier Lexa Parallèlement à l’émergence, dans ses ospedali, de la première grande école instrumentale d’Occident, en exportant son modèle de spectacle lyrique dans l’Europe entière, la Sérénissime a accouché de rien de moins que la musique moderne. Nulle autre cité ne pouvait engendrer de si profondes mutations artistiques, dont les traces sont aujourd’hui encore visibles partout. Auteur et metteur en scène, Olivier Lexa est fondateur et directeur artistique du Venetian Centre for Baroque Music. Historien et musicien de formation, il a également été directeur général du Palazzetto Bru Zane. Vivant et travaillant à Venise, il a publié chez Actes Sud la première biographie de Francesco Cavalli. Il est aussi l’auteur de Venise, l’éveil du baroque et des romans Morceaux choisis et L’Éducation vénitienne.
La musique à Venise
La musique à Venise
Il n’existait pas de grand livre d’art consacré à la musique vénitienne : le voici. Il nous montre que, dans la Cité des Doges, les sons et les couleurs de la lagune sont partout : à l’opéra, chez Monteverdi, Cavalli et jusque dans les célèbres concertos de Vivaldi. Cet ouvrage richement illustré permet au lecteur de découvrir comment Venise a inventé l’opéra public – véritable étendard de l’exubérance baroque mêlant poésie, musique, peinture, architecture et danse. À cette époque, les arts ne connaissaient pas de frontières : le chant se peignait et l’on peignait pour la scène ; au centre de ses fameuses Noces de Cana, Véronèse se représentait lui-même, accompagné de Tintoret et de Titien, tous trois non pas en train de peindre mais de jouer de la musique…
Olivier Lexa
ACTES SUD
ACTES SUD
Dép. lég. : octobre 2015 35 TTC France www.actes-sud.fr ISBN : 978-2-330-05700-8
COUV Musique a Venise BAT.indd 1
ACTES SUD
21/08/15 16:32
Sommaire
11 Préface 13 Sinfonia 33
Pourquoi Venise ? 65 La naissance de l’opéra 75 La révolution de l’opéra “public” 83 La Finta Pazza, modèle d’opéra vénitien 89 Cavalli et Faustini 93 Monteverdi et L’Incoronazione di Poppea 97 L’évolution du goût. Apostolo Zeno. Le Teatro San Giovanni Grisostomo 105 Marcello et Il Teatro alla moda 125 Les opéras de Vivaldi 129 Musique de chambre et barcarolles 145 La musique sacrée à San Marco et aux Frari 155 Les ospedali et les concertos de Vivaldi 167 Scuole et fonteghi 171 Venise et l’Orient 179 Les synagogues 181 Conclusion 185 187 193
Liste chronologique des principaux compositeurs baroques vénitiens Bibliographie
Index 200 Remerciements
Marcello et Il Teatro alla moda
I
ssu d’une famille patricienne vénitienne et frère cadet du compositeur Alessandro Marcello1 avec lequel il entretint toute sa vie un âpre esprit de rivalité, Benedetto était destiné par son père à une carrière de juriste et de diplomate. En 1711, il devint d’ailleurs membre du Conseil des Quarante. Mais sa véritable passion était la musique. Il reçut l’enseignement de maîtres aussi réputés qu’Antonio Lotti et Francesco Gasparini. Un jour, de la fenêtre de son célèbre palais donnant sur le Grand Canal, il entendit la voix de la soprano Rosanna Scalfi qui chantait depuis une gondole. Il descendit pour faire sa connaissance, en tomba éperdument amoureux et l’épousa secrètement en 1728. Marcello fut l’auteur d’une dizaine d’opéras, de plus de trois cents cantates, de sonates (parmi les premières pour le violoncelle), de nombreux concertos et enfin de pièces de musique sacrée, dont les cinquante célèbres Salmi di Davide, réunis sous le titre d’Estro poetico-armonico (1724-1726). Diffusés partout en Europe, ils suscitèrent l’admiration de Telemann et de Mattheson. Membre, comme son frère, de l’Accademia degli Animosi aux côtés d’Apostolo Zeno, il apporta sa contribution aux réflexions de son temps sur l’évolution du genre lyrique, notamment à travers un incroyable pamphlet qu’il fit paraître en 1720 sous le sceau de l’anonymat. Fréquemment réédité, le fameux Teatro alla moda visait particulièrement Vivaldi et dénonçait les excès de l’opera seria, des dive, castrati et impresari. Le texte n’est pas seulement extrêmement drôle, mais il constitue aussi une source considérable pour les historiens de l’opéra. En voici quelques extraits choisis2 : “[Le castrat] chantera sur scène la bouche mi-close, les dents serrées ; en somme il fera son possible pour qu’on ne comprenne pas un mot de ce qu’il dit, prenant garde dans les récitatifs de ne s’arrêter ni aux points, ni aux virgules ; lorsqu’il est sur scène avec un autre personnage, tant que celui-ci se parle à lui-même selon les besoins du drame, ou chante une ariette, il saluera les masques dans les loges, fera des sourires aux musiciens, aux comparses, etc., pour que le public comprenne clairement qu’il est M. Alipio Forconi, castrat, et non le prince Zoroastre qu’il représente. Pendant qu’on joue la ritournelle de l’air, le castrat se retirera vers la coulisse, prisera du tabac, dira à ses amis qu’il n’est pas en voix, qu’il est enrhumé, etc. ; quand il chantera son air, qu’il prenne bien garde à s’arrêter à la cadence aussi longtemps qu’il lui plaira, en inventant des passages et autres belles manières à sa guise ; pendant ce temps, le maître de chapelle retirera ses mains du clavecin et prisera du tabac pour 1. C’est Alessandro (1669-1747) et non Benedetto qui est l’auteur du célèbre concerto pour hautbois transcrit pour clavier par Johann Sebastian Bach. 2. Benedetto Marcello, Il Teatro alla moda, Turin, Alberto Tallone Editore, 1982 (1re éd. 1720).
105
Page de gauche : Anonyme vénitien, frontispice de Benedetto Marcello (1696-1739), Il Teatro alla moda o sia Metodo sicuro, e facile per ben comporre & eseguire l’opere italiane in musica all’uso moderno, nel quale si danno avvertimenti utili, e necessari a poeti, compositori di musica, musici dell’uno, e dell’altro sesso, impresari, suonatori, ingegneri, e pittori di scene, parti buffe, sarti, paggi, comparse, suggeritori, copisti, protettori, e madri di virtuose, & altre persone appartenenti al teatro. Dedicato dall’auttore del libro al compositore di esso. Stampato ne Borghi di Belisania per Aldiviva Licante, all’Insegna dell’Orso in Peata. Si vende nella Strada del Corallo alla Porta del Palazzo d’Orlando (Le Théâtre à la mode ou Méthode certaine et facile pour bien composer et exécuter les opéras italiens en musique à l’usage moderne, dans lequel on donne des avertissements utiles et nécessaires aux poètes, aux compositeurs de musique, aux musiciens de l’un et de l’autre sexe, imprésarios, musiciens, ingénieurs et peintres de scène, comiques, couturiers, pages, figurants, souffleurs, copistes, protecteurs et mères de virtuoses, et autres personnes appartenant au théâtre.
Dédié par l’auteur du livre au compositeur qu’il est. Imprimé
Belisania pour Aldiviva Licante, à l’enseigne de l’Ours en gondole. À vendre dans la rue du Corail à la porte du palais de Roland). Biblioteca Nazionale Marciana, Venise. dans le bourg de
Marcello et Il Teatro alla moda
I
ssu d’une famille patricienne vénitienne et frère cadet du compositeur Alessandro Marcello1 avec lequel il entretint toute sa vie un âpre esprit de rivalité, Benedetto était destiné par son père à une carrière de juriste et de diplomate. En 1711, il devint d’ailleurs membre du Conseil des Quarante. Mais sa véritable passion était la musique. Il reçut l’enseignement de maîtres aussi réputés qu’Antonio Lotti et Francesco Gasparini. Un jour, de la fenêtre de son célèbre palais donnant sur le Grand Canal, il entendit la voix de la soprano Rosanna Scalfi qui chantait depuis une gondole. Il descendit pour faire sa connaissance, en tomba éperdument amoureux et l’épousa secrètement en 1728. Marcello fut l’auteur d’une dizaine d’opéras, de plus de trois cents cantates, de sonates (parmi les premières pour le violoncelle), de nombreux concertos et enfin de pièces de musique sacrée, dont les cinquante célèbres Salmi di Davide, réunis sous le titre d’Estro poetico-armonico (1724-1726). Diffusés partout en Europe, ils suscitèrent l’admiration de Telemann et de Mattheson. Membre, comme son frère, de l’Accademia degli Animosi aux côtés d’Apostolo Zeno, il apporta sa contribution aux réflexions de son temps sur l’évolution du genre lyrique, notamment à travers un incroyable pamphlet qu’il fit paraître en 1720 sous le sceau de l’anonymat. Fréquemment réédité, le fameux Teatro alla moda visait particulièrement Vivaldi et dénonçait les excès de l’opera seria, des dive, castrati et impresari. Le texte n’est pas seulement extrêmement drôle, mais il constitue aussi une source considérable pour les historiens de l’opéra. En voici quelques extraits choisis2 : “[Le castrat] chantera sur scène la bouche mi-close, les dents serrées ; en somme il fera son possible pour qu’on ne comprenne pas un mot de ce qu’il dit, prenant garde dans les récitatifs de ne s’arrêter ni aux points, ni aux virgules ; lorsqu’il est sur scène avec un autre personnage, tant que celui-ci se parle à lui-même selon les besoins du drame, ou chante une ariette, il saluera les masques dans les loges, fera des sourires aux musiciens, aux comparses, etc., pour que le public comprenne clairement qu’il est M. Alipio Forconi, castrat, et non le prince Zoroastre qu’il représente. Pendant qu’on joue la ritournelle de l’air, le castrat se retirera vers la coulisse, prisera du tabac, dira à ses amis qu’il n’est pas en voix, qu’il est enrhumé, etc. ; quand il chantera son air, qu’il prenne bien garde à s’arrêter à la cadence aussi longtemps qu’il lui plaira, en inventant des passages et autres belles manières à sa guise ; pendant ce temps, le maître de chapelle retirera ses mains du clavecin et prisera du tabac pour 1. C’est Alessandro (1669-1747) et non Benedetto qui est l’auteur du célèbre concerto pour hautbois transcrit pour clavier par Johann Sebastian Bach. 2. Benedetto Marcello, Il Teatro alla moda, Turin, Alberto Tallone Editore, 1982 (1re éd. 1720).
105
Page de gauche : Anonyme vénitien, frontispice de Benedetto Marcello (1696-1739), Il Teatro alla moda o sia Metodo sicuro, e facile per ben comporre & eseguire l’opere italiane in musica all’uso moderno, nel quale si danno avvertimenti utili, e necessari a poeti, compositori di musica, musici dell’uno, e dell’altro sesso, impresari, suonatori, ingegneri, e pittori di scene, parti buffe, sarti, paggi, comparse, suggeritori, copisti, protettori, e madri di virtuose, & altre persone appartenenti al teatro. Dedicato dall’auttore del libro al compositore di esso.
Stampato ne Borghi di Belisania per Aldiviva Licante, all’Insegna dell’Orso in Peata. Si vende nella Strada del Corallo alla Porta del Palazzo d’Orlando (Le Théâtre à la mode ou Méthode certaine et facile pour bien composer et exécuter les opéras italiens en musique à l’usage moderne, dans lequel on donne des avertissements utiles et nécessaires aux poètes, aux compositeurs de musique, aux musiciens de l’un et de l’autre sexe, imprésarios, musiciens, ingénieurs et peintres de scène, comiques, couturiers, pages, figurants, souffleurs, copistes, protecteurs et mères de virtuoses, et autres personnes appartenant au théâtre.
Dédié par l’auteur du livre au compositeur qu’il est. Imprimé dans le bourg de Belisania pour Aldiviva Licante, à l’enseigne de l’Ours en gondole. À vendre dans la rue du Corail à la porte du palais de Roland). Biblioteca Nazionale Marciana, Venise.
L A M USIQU E À V EN ISE
Marcello et Il Teatro alla moda
attendre son bon plaisir.” “Le castrat moderne hésitera à aller chanter dans un salon privé, mais si cela arrive il se placera aussitôt devant un miroir pour arranger sa perruque, lisser ses manchettes, relever sa cravate pour qu’on voie bien son épingle en diamant, etc. Il jouera ensuite du clavecin d’un air nonchalant et, chantant par cœur, il recommencera plusieurs fois comme s’il n’y arrivait pas ; cette faveur terminée, il se mettra à discuter (pour recueillir des applaudissements) avec quelque dame, lui racontant ses incidents de voyage, correspondances et manèges politiques… Se promenant avec quelque grand homme de lettres, il ne lui donnera pas la main droite, réfléchissant qu’auprès de la majorité des hommes, le castrat est qualifié de virtuoso alors que le lettré est un homme commun ; il persuadera même l’homme cultivé, qu’il soit philosophe, poète, mathématicien, orateur, etc., de se faire musicien car, outre la grande dignité qui leur est conférée, ils ne manquent jamais d’argent, alors que la plupart des intellectuels crèvent de faim.” “[La cantatrice moderne], quand l’imprésario la sollicite par courrier, ne devra pas répondre tout de suite, et dans les premières réponses elle lui signifiera qu’elle ne peut résoudre si vite, ayant d’autres propositions (bien que ce ne soit pas vrai), puis, se décidant, elle exigera toujours le premier rôle… Si le
106
107
Page de gauche : William Hogarth (16971764), Le Marriage à-la-mode [sic], 1743-1745. National Gallery, Londres. Ci-dessus : Giuseppe De Albertis (17631845), L’Opera Seria. Museo Teatrale alla Scala, Milan.
L A M USIQU E À V EN ISE
Marcello et Il Teatro alla moda
attendre son bon plaisir.” “Le castrat moderne hésitera à aller chanter dans un salon privé, mais si cela arrive il se placera aussitôt devant un miroir pour arranger sa perruque, lisser ses manchettes, relever sa cravate pour qu’on voie bien son épingle en diamant, etc. Il jouera ensuite du clavecin d’un air nonchalant et, chantant par cœur, il recommencera plusieurs fois comme s’il n’y arrivait pas ; cette faveur terminée, il se mettra à discuter (pour recueillir des applaudissements) avec quelque dame, lui racontant ses incidents de voyage, correspondances et manèges politiques… Se promenant avec quelque grand homme de lettres, il ne lui donnera pas la main droite, réfléchissant qu’auprès de la majorité des hommes, le castrat est qualifié de virtuoso alors que le lettré est un homme commun ; il persuadera même l’homme cultivé, qu’il soit philosophe, poète, mathématicien, orateur, etc., de se faire musicien car, outre la grande dignité qui leur est conférée, ils ne manquent jamais d’argent, alors que la plupart des intellectuels crèvent de faim.” “[La cantatrice moderne], quand l’imprésario la sollicite par courrier, ne devra pas répondre tout de suite, et dans les premières réponses elle lui signifiera qu’elle ne peut résoudre si vite, ayant d’autres propositions (bien que ce ne soit pas vrai), puis, se décidant, elle exigera toujours le premier rôle… Si le
106
107
Page de gauche : William Hogarth (16971764), Le Marriage à-la-mode [sic], 1743-1745. National Gallery, Londres. Ci-dessus : Giuseppe De Albertis (17631845), L’Opera Seria. Museo Teatrale alla Scala, Milan.
L A M USIQU E À V EN ISE
Marcello et Il Teatro alla moda
Antonio Maria Zanetti (1680-1767), Vittoria Tesi Tramontini. Au moment où la caricature a été dessinée, en 1742, la célèbre cantatrice chantait au Teatro San Giovanni Grisostomo. Fondazione Giorgio Cini, Venise.
Antonio Maria Zanetti (1680-1767), La Galletta. Fondazione Giorgio Cini, Venise.
120
121
L A M USIQU E À V EN ISE
Marcello et Il Teatro alla moda
Antonio Maria Zanetti (1680-1767), Vittoria Tesi Tramontini. Au moment où la caricature a été dessinée, en 1742, la célèbre cantatrice chantait au Teatro San Giovanni Grisostomo. Fondazione Giorgio Cini, Venise.
Antonio Maria Zanetti (1680-1767), La Galletta. Fondazione Giorgio Cini, Venise.
120
121
L A M USIQU E À V EN ISE
La musique sacrée à San Marco et aux Frari
Q
uand, en 828, les restes du corps de saint Marc furent rapportés dans la Sérénissime, on ne les installa pas dans la cathédrale mais dans la basilique, qui était la chapelle privée du doge, communiquant directement avec le palais ducal. C’était déjà un symbole fort de la prééminence du pouvoir politique sur le religieux. Reconstruite en 1063 après un incendie, la basilique a connu de nombreuses modifications au long de son histoire, mais a toujours conservé ce plan en croix grecque à cinq coupoles qui en fait le plus bel exemple d’architecture byzantine de Venise, traduisant l’affirmation de l’indépendance de la cité par rapport à Rome. Le revêtement de marbre blanc et le décor de mosaïque à l’extérieur de l’édifice ont été réalisés à diverses époques. Les gables gothiques de la façade datent du xve siècle ; la décoration du monument s’est poursuivie jusqu’à l’occupation autrichienne. Parmi les merveilles de la basilique, notre regard ne peut manquer ce puissant symbole datant justement du xixe siècle : sur la mosaïque surmontant l’entrée principale de la basilique, deux anges jouent de la trompette en entourant le Christ qui préside au Jugement dernier. Pour les grandes célébrations sacrées, à l’inverse de Rome Venise a très tôt associé les instruments de musique aux voix. En 1568, le maestro di cappella Gioseffo Zarlino crée autour des piffari du doge le premier orchestre permanent de la basilique. Au départ composé d’instruments à vent, l’ensemble est enrichi de violons en 1614, à l’époque du fleurissement non seulement de la lutherie mais aussi des sonates écrites expressément pour cet instrument. L’architecture de la basilique a eu des effets décisifs sur les notions d’échos (cori spezzati) et de nuances, mais aussi sur le développement des effectifs (un Magnificat de Giovanni Gabrieli mentionne 33 voix, 7 chœurs, 7 orgues, 6 cornets et 12 saqueboutes). Au service de la République, depuis la fin de la Renaissance les grands maîtres de chapelle de San Marco ont tous été de grands compositeurs de musique profane. Les meilleurs exemples sont certainement Monteverdi, Cavalli et Vivaldi, maîtres du motet aussi bien que de l’opéra. Là encore, Venise se différencie de Rome où règne la figure de Palestrina – lequel n’avait composé que pour l’Église. Autre symbole de cette opposition au Vatican : sur la porte de la sacristie de la basilique se trouve la tête en bronze1 de l’Arétin, intellectuel libertin et anticlérical, auteur des Sonetti lussuriosi2 exilé par les papes.
1. Cette tête fut sculptée par Sansovino, ami de l’Arétin. 2. “Sonnets luxurieux”.
144
145
Page de gauche : Basilique San Marco, une nuit d’acqua alta. Photographie Laure Jacquemin.
La musique sacrée à San Marco et aux Frari
Q
uand, en 828, les restes du corps de saint Marc furent rapportés dans la Sérénissime, on ne les installa pas dans la cathédrale mais dans la basilique, qui était la chapelle privée du doge, communiquant directement avec le palais ducal. C’était déjà un symbole fort de la prééminence du pouvoir politique sur le religieux. Reconstruite en 1063 après un incendie, la basilique a connu de nombreuses modifications au long de son histoire, mais a toujours conservé ce plan en croix grecque à cinq coupoles qui en fait le plus bel exemple d’architecture byzantine de Venise, traduisant l’affirmation de l’indépendance de la cité par rapport à Rome. Le revêtement de marbre blanc et le décor de mosaïque à l’extérieur de l’édifice ont été réalisés à diverses époques. Les gables gothiques de la façade datent du xve siècle ; la décoration du monument s’est poursuivie jusqu’à l’occupation autrichienne. Parmi les merveilles de la basilique, notre regard ne peut manquer ce puissant symbole datant justement du xixe siècle : sur la mosaïque surmontant l’entrée principale de la basilique, deux anges jouent de la trompette en entourant le Christ qui préside au Jugement dernier. Pour les grandes célébrations sacrées, à l’inverse de Rome Venise a très tôt associé les instruments de musique aux voix. En 1568, le maestro di cappella Gioseffo Zarlino crée autour des piffari du doge le premier orchestre permanent de la basilique. Au départ composé d’instruments à vent, l’ensemble est enrichi de violons en 1614, à l’époque du fleurissement non seulement de la lutherie mais aussi des sonates écrites expressément pour cet instrument. L’architecture de la basilique a eu des effets décisifs sur les notions d’échos (cori spezzati) et de nuances, mais aussi sur le développement des effectifs (un Magnificat de Giovanni Gabrieli mentionne 33 voix, 7 chœurs, 7 orgues, 6 cornets et 12 saqueboutes). Au service de la République, depuis la fin de la Renaissance les grands maîtres de chapelle de San Marco ont tous été de grands compositeurs de musique profane. Les meilleurs exemples sont certainement Monteverdi, Cavalli et Vivaldi, maîtres du motet aussi bien que de l’opéra. Là encore, Venise se différencie de Rome où règne la figure de Palestrina – lequel n’avait composé que pour l’Église. Autre symbole de cette opposition au Vatican : sur la porte de la sacristie de la basilique se trouve la tête en bronze1 de l’Arétin, intellectuel libertin et anticlérical, auteur des Sonetti lussuriosi2 exilé par les papes.
1. Cette tête fut sculptée par Sansovino, ami de l’Arétin. 2. “Sonnets luxurieux”.
145
Page de gauche : Basilique San Marco, une nuit d’acqua alta. Photographie Laure Jacquemin.
L A M USIQU E À V EN ISE
Les ospedali et les concertos de Vivaldi
L’
essor de la musique vénitienne est indissociablement lié aux ospedali. À mi-chemin entre couvents et conservatoires, ces institutions ont été inventées par la Sérénissime et s’y sont développées de manière tout à fait originale, illustrant à merveille le compromis que Venise a toujours réalisé entre profane et sacré. Au reste, si Venise s’est souvent opposée au Vatican, sa population n’en était pas moins pieuse : il suffit de voir le nombre d’églises qui jalonnent son territoire (comme pour détrôner une nouvelle fois Rome, en tant que capitale chrétienne). Mais, grâce à l’essor de sa musique profane, elle a enrichi sa musique sacrée : ici, ces deux univers n’ont jamais été aussi proches et confondus. À ce sujet, il n’est pas anodin de rappeler que Monteverdi et Vivaldi, les deux plus grands compositeurs d’opéras de la cité, qui ont inauguré et conclu l’âge d’or de la musique vénitienne, se firent ordonner prêtres. Il n’était d’ailleurs pas rare de voir des curés ou des moines jouer à l’opéra ; dans ses Mémoires, Casanova notera : “On permet à Venise, dans le temps du carnaval, aux couvents de religieuses de se procurer cet innocent plaisir. On danse dans le parloir, et elles se tiennent dans l’intérieur à leurs amples grilles, spectatrices de la belle fête1…” Avec les ospedali, Venise fait encore une entorse aux règles dictées par Rome en permettant aux jeunes filles de chanter à l’église – fait alors unique en Occident. Le premier hospice vénitien ouvre ses portes en 939, mais on date de 1525 l’avènement d’une véritable activité musicale dans l’un d’entre eux – celui de la Pietà. À l’origine, ces institutions sont destinées à accueillir les pèlerins, les malades, les orphelins, les personnes âgées, les femmes seules, ainsi que les syphilitiques à l’Ospedale degli Incurabili, les mendiants et les lépreux à celui des Mendicanti, les affamés aux Deleritti (ou “Ospedaletto”) et les enfants abandonnés à la Pietà. Leurs ressources sont constituées d’aumônes, de dons et de legs (à sa mort en 1562, le compositeur Adrian Willaert laisse par testament 1 600 ducats aux ospedali). Afin d’augmenter le nombre d’offrandes, peu à peu les hospices prennent l’habitude de donner des concerts publics. Au Cinquecento, ils connaissent donc un mouvement de laïcisation : non seulement ils logent et nourrissent leurs pensionnaires féminines, mais ils leur apprennent aussi un métier lié à la musique, afin qu’elles puissent par la suite subvenir elles-mêmes à leurs besoins. Petit à petit, leurs concerts connaissent une fréquence et prennent des dimensions considérables, offrant de surcroît une alternative incontournable à l’opéra pendant les périodes de pénitence religieuse. Leurs églises sont construites comme des salles de
1. Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1993.
154
155
Page de gauche : Salle de musique de l’Ospedaletto, Venise. Photographie Laure Jacquemin.
Les ospedali et les concertos de Vivaldi
L’
essor de la musique vénitienne est indissociablement lié aux ospedali. À mi-chemin entre couvents et conservatoires, ces institutions ont été inventées par la Sérénissime et s’y sont développées de manière tout à fait originale, illustrant à merveille le compromis que Venise a toujours réalisé entre profane et sacré. Au reste, si Venise s’est souvent opposée au Vatican, sa population n’en était pas moins pieuse : il suffit de voir le nombre d’églises qui jalonnent son territoire (comme pour détrôner une nouvelle fois Rome, en tant que capitale chrétienne). Mais, grâce à l’essor de sa musique profane, elle a enrichi sa musique sacrée : ici, ces deux univers n’ont jamais été aussi proches et confondus. À ce sujet, il n’est pas anodin de rappeler que Monteverdi et Vivaldi, les deux plus grands compositeurs d’opéras de la cité, qui ont inauguré et conclu l’âge d’or de la musique vénitienne, se firent ordonner prêtres. Il n’était d’ailleurs pas rare de voir des curés ou des moines jouer à l’opéra ; dans ses Mémoires, Casanova notera : “On permet à Venise, dans le temps du carnaval, aux couvents de religieuses de se procurer cet innocent plaisir. On danse dans le parloir, et elles se tiennent dans l’intérieur à leurs amples grilles, spectatrices de la belle fête1…” Avec les ospedali, Venise fait encore une entorse aux règles dictées par Rome en permettant aux jeunes filles de chanter à l’église – fait alors unique en Occident. Le premier hospice vénitien ouvre ses portes en 939, mais on date de 1525 l’avènement d’une véritable activité musicale dans l’un d’entre eux – celui de la Pietà. À l’origine, ces institutions sont destinées à accueillir les pèlerins, les malades, les orphelins, les personnes âgées, les femmes seules, ainsi que les syphilitiques à l’Ospedale degli Incurabili, les mendiants et les lépreux à celui des Mendicanti, les affamés aux Deleritti (ou “Ospedaletto”) et les enfants abandonnés à la Pietà. Leurs ressources sont constituées d’aumônes, de dons et de legs (à sa mort en 1562, le compositeur Adrian Willaert laisse par testament 1 600 ducats aux ospedali). Afin d’augmenter le nombre d’offrandes, peu à peu les hospices prennent l’habitude de donner des concerts publics. Au Cinquecento, ils connaissent donc un mouvement de laïcisation : non seulement ils logent et nourrissent leurs pensionnaires féminines, mais ils leur apprennent aussi un métier lié à la musique, afin qu’elles puissent par la suite subvenir elles-mêmes à leurs besoins. Petit à petit, leurs concerts connaissent une fréquence et prennent des dimensions considérables, offrant de surcroît une alternative incontournable à l’opéra pendant les périodes de pénitence religieuse. Leurs églises sont construites comme des salles de
1. Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1993.
155
Page de gauche : Salle de musique de l’Ospedaletto, Venise. Photographie Laure Jacquemin.
Olivier Lexa Parallèlement à l’émergence, dans ses ospedali, de la première grande école instrumentale d’Occident, en exportant son modèle de spectacle lyrique dans l’Europe entière, la Sérénissime a accouché de rien de moins que la musique moderne. Nulle autre cité ne pouvait engendrer de si profondes mutations artistiques, dont les traces sont aujourd’hui encore visibles partout. Auteur et metteur en scène, Olivier Lexa est fondateur et directeur artistique du Venetian Centre for Baroque Music. Historien et musicien de formation, il a également été directeur général du Palazzetto Bru Zane. Vivant et travaillant à Venise, il a publié chez Actes Sud la première biographie de Francesco Cavalli. Il est aussi l’auteur de Venise, l’éveil du baroque et des romans Morceaux choisis et L’Éducation vénitienne.
La musique à Venise
La musique à Venise
Il n’existait pas de grand livre d’art consacré à la musique vénitienne : le voici. Il nous montre que, dans la Cité des Doges, les sons et les couleurs de la lagune sont partout : à l’opéra, chez Monteverdi, Cavalli et jusque dans les célèbres concertos de Vivaldi. Cet ouvrage richement illustré permet au lecteur de découvrir comment Venise a inventé l’opéra public – véritable étendard de l’exubérance baroque mêlant poésie, musique, peinture, architecture et danse. À cette époque, les arts ne connaissaient pas de frontières : le chant se peignait et l’on peignait pour la scène ; au centre de ses fameuses Noces de Cana, Véronèse se représentait lui-même, accompagné de Tintoret et de Titien, tous trois non pas en train de peindre mais de jouer de la musique…
Olivier Lexa
ACTES SUD
ACTES SUD
Dép. lég. : octobre 2015 35 TTC France www.actes-sud.fr ISBN : 978-2-330-05700-8
COUV Musique a Venise BAT.indd 1
ACTES SUD
21/08/15 16:32