Extrait "Naviguer sur les sentiers du vent"

OLIVIER LE CARRER

préface d’Isabelle Autissier

NAVIGUER SUR LES SENTIERS DU VENT

“VOIX DE LA TERRE”

REPENSER NOTRE RELATION AUX VIVANTS

“Apprendre à être Terre, pour apprendre à être Soi. Voilà l’essentiel de notre cosmophilosophie.” Cette parole de sagesse d’un homme-médecine mapuche dévoile une vision subtile du lien essentiel qui relie profondément l’humain à la communauté des vivants.

“Voix de la Terre” est une collection de récits de savoirêtre et de savoir-vivre qui voyage dans les profondeurs d’une humanité aux mille et un visages, une humanité en relation avec tous les vivants, dans la multitude des mondes, visibles et invisibles, ici au plus près ou là-bas, à l’autre bout du globe. Une Terre où des femmes et des hommes vivent en lien profond avec l’eau, la terre, l’air, le feu, le minéral, le végétal, l’animal, le céleste, les esprits, les ancêtres, en dialogues fertiles avec l’ensemble des vivants, quelle que soit leur essence.

Car ces hommes et ces femmes ne l’ont jamais oublié ou le redécouvrent avec émerveillement : nos vies dépendent d’innombrables entités. Ils nous éclairent sur d’autres manières de vivre, ouvrant ainsi de nouveaux horizons de conscience.

Dans la faillite généralisée de sens où notre monde se coupe de ses racines vivantes, épuisant les ressources premières, en proie à l’avidité de l’egologie au détriment de l’écologie, pillant la Maison Terre, il est urgent de donner la parole à celles et ceux qui (r)éveillent d’autres voies, des voix qui portent les lueurs d’un chemin où l’humanité se reconnecte à la source de sa nature profonde : terre-ê(s)tre.

NAVIGUER SUR LES SENTIERS DU VENT

Citation p. 126-127 : Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes © Éditions Gallimard

Collection dirigée par Sabah Rahmani

© ACTES SUD, 2023

ISBN : 978-2-330-18143-7

OLIVIER LE CARRER NAVIGUER SUR LES SENTIERS DU VENT

Préface d’Isabelle Autissier

Illustrations de Sibylle Le Carrer

Voix de la Terre

ACTES SUD

SOMMAIRE

Préface, d’Isabelle Autissier – p. 8

INTRODUCTION. – P. 12

LE GOÛT DE L’INCERTITUDE

CHAPITRE 1. – P. 18

LES PASSAGERS DU VENT

CHAPITRE 2. – P. 46

FAIRE CONFIANCE AUX CÉTACÉS ET AUX NUAGES

CHAPITRE 3. – P. 74

RETROUVER LE NORD

CHAPITRE 4. – P. 106

PRENDRE DE LA HAUTEUR ?

CHAPITRE 5. – P. 130

RETENIR SON SOUFFLE

CHAPITRE 6. – P. 162

LONGUEUR D’ONDES

CHAPITRE 7. – P. 186

TERREUR ET FAMILIARITÉ

CONCLUSION. – P. 208

AU DÉFI DE LA MODERNITÉ

Annexe – p. 225

Notes – p. 230

Remerciements – p. 234

PRÉFACE

Au fond, pourquoi naviguons-nous ?

On prétend que les vieux pêcheurs disaient que les plaisanciers étaient les seuls humains à aller en enfer avec le sourire… Pourtant, depuis l’invention de la plaisance, l’engouement ne s’est jamais démenti. Aller en mer pour le plaisir est une activité qui se développe continûment, plus que cela, elle fait briller les yeux et battre les cœurs. Revues, films, livres, blogs rivalisent de récits de croisières dans les mers les plus exotiques du monde.

Je vois dans le livre d’Olivier Le Carrer une tentative d’exploration de ce paradoxe : puisque nous ne sommes pas des poissons, que la mer n’est pas notre élément, qu’elle a, dans l’histoire des hommes, suscité bien des angoisses et des souffrances, comment comprendre cet attrait ? Quelles émotions, quels bonheurs mettre dans la balance ?

Je me souviens de mes découvertes de fillette sur le dériveur familial ; un mélange d’étonnement et d’excitation de ce monde nouveau ; les mouvements, les odeurs, le bruit de l’eau contre la coque ; le sentiment d’inconnu, de liberté, d’aventure. Plus tard, les émotions se sont enrichies de la connaissance : marées, courants, cartographie, météorologie. Plus tard encore, biologie, histoire, économie, arts. La mer n’en a jamais fini de me solliciter et de m’apprendre sur moi-même, sur notre humanité et sur cette planète. Je me suis donc sentie, à tout moment de cette lecture, en phase avec ce texte. Est-ce une question de génération ? Parce que nous avons l’un et l’autre commencé à naviguer avant l’électronique, le GPS et les communications satellites ? Pas seulement. Je retrouve au coin de la poésie des textes ce qui m’a attirée moi-même et j’en rééprouve la substantifique moelle. En me ramenant à mes souvenirs, il me reconnecte, illustre et éclaire mes propres raisons de me sentir si bien en mer.

On pourrait penser ce livre réservé aux marins qui se racontent entre eux leurs hauts faits, mais on ressent

rapidement l’universalité. Elle ne passe pas par des généralités pontifiantes mais à travers le détail des descriptions : le goût du sel sur les lèvres, le soupir de la voile quand revient le vent, l’éblouissement d’un vol d’albatros ou d’un saut de dauphin, mais aussi le sentiment d’incertitude, l’amitié d’un équipage, la peur parfois. L’évocation se fait humaine, alors tout peut se partager car tout parle au fond à notre être profond, quelles que soient nos origines, nos époques, nos cultures. Au gré des chapitres, d’ailleurs, nous croisons tous ces marins d’hier et d’aujourd’hui, Cook ou Nicole van de Kerchove, Moitessier et Colomb, Baudelaire et Ulysse, tous unis dans le sentiment océanique, qui les a un jour saisis pour ne plus les lâcher, comme il l’a fait pour nous.

Ne lisez pas ce livre d’un bout à l’autre, piochez, allez, venez, au gré de vos envies. Ce chemin de vent se déguste comme une navigation, par petites touches, l’esprit en éveil et paré au voyage, en se laissant porter par les mots comme le marin se laisse porter par les vagues.

Isabelle Autissier, navigatrice

INTRODUCTION LE GOÛT DE L’INCERTITUDE

“Sans le saule, comment connaître la beauté du vent ?” dit le sage chinois1. Depuis la nuit des temps, marins et paysans des cinq continents peuvent lui souffler une réponse : en écoutant patiemment les histoires que l’air ne cesse de raconter, même quand il ne fait rien bouger.

Eux aussi s’émerveillent du frémissement de l’eau, du feuillage ou des champs de blé, mais ils n’ont pas besoin de ça pour s’intéresser à ce qui se passe dans le ciel. Ils ont compris que les nuages en savent davantage que les poètes des villes. Que les vents n’ont rien à voir avec “la dictature du chaos” chantée par Victor Hugo. Qu’ils sont même tout le contraire : des prodiges de logique et d’inventivité.

Sur la lande que j’ai le bonheur d’arpenter souvent, il n’y a pas de saules, et les ajoncs sont trop robustes pour réagir au petit vent de nord-est qui souffle ce matin. Mais les courants d’air ont ceci d’extraordinaire qu’ils parlent aussi bien à nos sens qu’à notre raison. Ma peau perçoit instantanément la moindre variation de vitesse et mes oreilles détectent avec précision le plus petit changement de direction. Un œil sur la carte, l’autre sur le ciel, j’ai aussi appris à connaître l’organisation de cette grande respiration. Si je tourne le dos à la mer pour faire face au vent, je sais que le centre de l’anticyclone qui le propulse est là-bas, à cinq cents kilomètres sur ma gauche, paressant entre Dublin et Liverpool. Derrière moi, une perturbation patiente au milieu de l’Atlantique en attendant son tour. Quand elle prendra le dessus, rafales de suroît et grains de pluie seront là en moins de deux jours.

Mais nous avons le temps d’y penser. Aujourd’hui, le ciel bleu ne lâche rien et c’est sans doute la brise thermique qui taquinera tout à l’heure le timide nordet si la température de la terre monte suffisamment. Il y aura alors une passionnante partie de gagne-terrain, l’un et

l’autre se jaugeant et se repoussant, avant que l’air du large ne finisse – peut-être – par gagner le droit de faire scintiller la mer tout l’après-midi.

Pour goûter pleinement ce moment d’indécision, il faut s’éloigner un peu des bruyères, aller sur l’eau et se glisser à la frontière. Au ras du rivage, il y a ce souffle de nord-est qui veut vivre encore. Quelques dizaines de mètres plus au large, la brise de mer s’installe doucement au sud-ouest ; entre les deux une petite zone tampon hésite sur le parti à prendre. Lumineuse chorégraphie qui semble avoir été pensée pour expliquer aux humains comment fonctionne le vent… Une sorte de “tuto”, comme on dit aujourd’hui.

Si je m’y promène en kayak, c’est plus simple car je peux passer facilement d’une zone à l’autre. À bord d’un voilier ça se complique un peu, le secteur calme obligeant à choisir son camp. Mais c’est aussi plus prenant car l’usage des voiles fait changer de dimension : pas vraiment acteur mais plus tout à fait spectateur. Ici, le gréement devient un prolongement de soi. Je ne saurai jamais planer comme le milan ou l’albatros, mais j’ai au moins cette “aile”, si factice soit-elle, qui me permet de faire corps avec le vent. Et la coque de mon embarcation ne me sert pas seulement à flotter, elle est ma peau marine par laquelle la mer me dit des tas de choses. Peau sensible et changeante. Chaque bateau a la sienne et certaines vous vont mieux que d’autres. C’est une leçon retenue de mon ancien métier : j’écoutais les voiliers. En fait mon travail consistait à naviguer un moment avec eux pour donner un avis. Un peu comme le critique de cinéma avec les sorties de la semaine, sauf qu’ici c’était généralement mieux aéré. Mais au fond, je ne faisais rien d’autre que de prêter une oreille attentive à leurs échanges avec l’eau et le vent. Et je peux dire que des milliers de voiliers que j’ai accompagnés ainsi, pas un ne parlait de la même façon.

Écouter la voix de l’eau, donc. Mais aussi lire dans le ciel : du coin de l’œil, je surveille le soleil qui me dit comment tourne la brise. Et si je fais durer le plaisir jusqu’à la nuit, les étoiles me raconteront ce soir encore une autre histoire, avec un souffle différent. Ici je suis relié au vent, à la mer et aux astres par une infinité de fils entrecroisés. Et contrairement aux apparences, la terre aussi me tient compagnie : sa plus ou moins grande proximité et même sa texture se lisent à la forme que prennent les vagues. Réjouissant paradoxe… C’est peut-être loin du rivage que je me sens le plus solidement ancré dans notre planète.

Il n’y a pas davantage de saules sur les flancs des montagnes Rocheuses qu’en Bretagne ou dans les îles d’Océanie, mais l’Indien Shoshone n’ignore rien des manies du puissant Chinook : la monumentale arche de nuages au-dessus des crêtes, la chaude respiration qui dévale en mangeant la neige… Et le pêcheur maori connaît aussi bien l’humeur irascible du Mara’amu*,

*Vent de sud-est en Polynésie. Fréquent pendant l’hiver austral (juin à septembre), il est souvent fort et s’accompagne d’une température plus fraîche.

le rugueux flux de sud-est qui blanchit l’eau turquoise des lagons, que la douceur alizéenne du Maoa’e*.

Le passage des générations ne fait pas plus à l’affaire que l’éloignement géographique. Le voileux** moderne et le surfeur ne mettent sans doute plus le même soin que les contemporains d’Ulysse à distinguer la texture de chaque vent – Euros, Apéliotes, Zéphyr et les autres –, mais, malgré les tentations numériques (et parfois même grâce à elles !), ils continuent à vivre en symbiose avec la brise et les mouvements de la mer.

Ont-ils des choses à se dire, ces humains éparpillés dans le temps et l’espace, aux cultures et aux motivations si différentes ? Contre toute attente, oui. L’histoire montre d’ailleurs qu’ils se comprennent assez bien quand ils se rencontrent. Tous ne cherchent pas forcément les mêmes choses mais ils se retrouvent sur l’essentiel, l’attention à ce qui les entoure. Et pas seulement le vent : l’apparition d’un oiseau, la longueur de la houle, les aléas d’un cours d’eau, la brume accrochée aux collines, une étoile dans le ciel… Car il s’agit ici de bien plus que de simplement tirer parti des courants d’air. Se positionner par rapport aux éléments – que l’on parle d’un phénomène atmosphérique, d’un bassin de navigation, d’un réseau de chemins ou de l’écosystème d’une vallée –, c’est aussi se situer sur l’ensemble du système Terre. Respirer au rythme de la houle, bouger au gré du vent sont des pratiques relevant au fond d’une logique similaire à l’art de l’orientation tel que le pratiquaient les voyageurs d’autrefois quand ils faisaient confiance à la Croix du Sud ou à l’aide des animaux pour trouver leur chemin.

Dans ces univers mouvants, on hésite souvent, on se trompe parfois. Le vent espéré tarde à venir, le chemin

*Vent d’est en Polynésie.

** Désigne un amateur de voile assidu dans le jargon nautique.

idéal se termine en cul-de-sac, le paille-en-queue dont le vol semblait annoncer la terre s’est joué de nous… Peu importe, l’incertitude fait partie du jeu. On la goûte même pour les bienfaits qu’elle nous apporte : plaisir de se perdre, salutaire rappel de nos limites, aimable mais ferme invitation à l’humilité.

C’est aussi pour ces raisons que les familiers des grands espaces ont tant de choses à se dire. J’en veux pour preuve l’improbable connivence qui prit forme un jour de 1769 sur le sable noir de la baie de Matavai entre un notable polynésien et un fils de paysan du Yorkshire. Choc des cultures ? Sans doute, mais surtout rencontre exemplaire entre deux esprits curieux qui nomment les choses différemment mais savent que la brise souffle de la même façon pour tout le monde.

Suivons-les un moment sur les sentiers du vent.

Composition et mise en pages

Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq reproduit et achevé d’imprimer en juin 2023

par Floch à Mayenne pour le compte des éditions

Actes Sud

Le Méjan

place Nina-Berberova

13200 Arles

Dépôt légal

1re édition : septembre 2023

N

o impr. : (Imprimé en France)

ISBN : 978-2-330-18143-7

ACTES SUD

ILLUSTRATION DE COUVERTURE : Christel Fontes

Dép. lég. : septembre 2023

22 € TTC France

www.actes-sud.fr

OLIVIER LE CARRER NAVIGUER SUR LES SENTIERS DU VENT

“C’est peut-être loin du rivage que je me sens le plus solidement ancré dans notre planète”, con e le navigateur. De la Bretagne à la Polynésie, des mers du Nord aux baies du Sud, l’auteur nous embarque au gré des vents et des mots, avec poésie et sagesse, dans un voyage atemporel, là où les mers voient dé ler des générations d’aventuriers – de James Cook à Bernard Moitessier. Au l de l’eau, il revisite des rencontres historiques entre Européens et Océaniens, ravive des journaux de bord oubliés et témoigne de ses expériences, comme la rencontre exceptionnelle avec des dauphins messagers. Il dévoile un lien sensible et intime à la mer, aux vents, aux astres et à tous les êtres vivants qui cohabitent dans ce milieu océanique. Comme en amour, la passion porte ses adeptes vers l’émerveillement, vers ses déboires aussi. Car les forces de la nature rappellent au marin qu’il n’est pas maître des lieux. Si l’appel du large invite à l’humilité, il transporte aussi les voyageurs vers de nouveaux horizons culturels. On découvre comment les peuples de Polynésie chantent avec les étoiles et fusionnent avec la mer, ou pourquoi, à Tahiti, le surf avait une origine sacrée.

Olivier Le Carrer est journaliste et navigateur, ancien rédacteur en chef du magazine Bateaux pour lequel il a testé des milliers de voiliers aux quatre coins du monde. Il a publié plusieurs ouvrages, dont Océans de papier (Glénat, 2017), Beauté mer (National Geographic, 2018) et Une histoire de la voile (Glénat, 2020).