“Les choix d'un père”

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Les choix d’un père

Extrait du Livre unique, an 2168 : “Tout commença en l’an 2104 du calendrier grégorien, qui marque la fin d’une ère. À cette époque, apogée de la luxure et du vice, l’homme s’était perdu dans la folle course aux plaisirs et aux savoirs interdits. Le respect des règles et de la discipline était réduit à néant, la civilisation corrompue jusqu’à l’os et rien de bon ne pouvait plus en sortir. C’est alors qu’Anevan et Lynada, les dieux qui ont forgé notre terre, décidèrent de purger le monde une nouvelle fois. Ils commencèrent par détruire une à une les sources de vices et de perdition. Les grandes cités ridiculement étendues et hautes comme des montagnes furent jetées à bas, la terre se divisa et se craquela. Un orage sans précédent nettoya le monde, tuant tous ceux qui s’étaient opposés aux dieux : l’Orage punitif, la Grande Purge d’Anevan. Ils engloutirent toutes les régions du monde où régnaient le péché et la haine. Mais Anevan ne souhaitait 31


pas détruire l’humanité à jamais : il désigna une contrée survivante, l’Aunis, car elle seule contenait encore des personnes à l’esprit sain et libre de tout mal. Il la sépara en trois petites îles, l’île de La Rochelle, l’île de Surgères et l’île de Fouras, puis éleva une barrière de roches au-dessus des mers pour empêcher le moindre survivant de corrompre de nouveau les humains. Lynada, quant à elle, désigna trois hommes dignes de confiance pour guider les Aunisiens et leur souffla leurs buts. Ils détruisirent toutes les sources de perdition, toute la technologie. Le savoir perverti des temps anciens fut brûlé, les connaissances impies anéanties. Puis, d’une main de fer, ils prirent le pouvoir sur les îles d’Aunis et imposèrent la volonté des dieux sur leurs peuples. Ils imposèrent le culte des Vrais Dieux et le Livre unique devint le seul livre autorisé. Toute autre forme de savoir écrit, autre que financier et administratif, fut bannie pour éviter que de nouveau l’humain sombre dans la déchéance et qu’Anevan ne reforme le monde. Toute la technologie du mauvais dieu Fehax fut anéantie, car elle était contraire aux volontés des dieux. La médecine moderne, source de perdition, fut prohibée et seule la guérison par les plantes autorisée. Les trois hommes choisis par Lynada, Bergmon le Vieux, Martus le Brillant et Flabien le Sage, prirent chacun une île sous leur tutelle. Bergmon choisit la plus grande, l’île de La Rochelle. Plus peuplée que les autres, elle s’étendait du port des Minimes au sud-ouest jusqu’à Lagord au nord et Saint-Rogatien à l’est. Martus, lui, prit l’île de Surgères, qui comportait toute la partie est de la ville et qui s’étendait vers le nord-est jusqu’à Saint-Georges-du-Bois. 32


Flabien, le dernier, reçu celle de Fouras, la plus petite, mais en compensation étendit son influence sur les toutes petites îles d’Yves, au sud, et de Saint-Laurent-de-la-Prée, à l’est, qu’il renomma Saint-Flabien. C’est ainsi que furent créées les îles d’Aunis.” Cinq cents ans plus tard... Un rat se faufila entre les pavés éclatés de la vieille ville en ruine et courut le long de la barrière moisie qui entourait l’ancien site de fouille. Il s’arrêta au bord de ce qui avait été jadis la fontaine de la place GeorgesBrassens à Surgères, il y a plus de cinq cents ans, et mordilla frénétiquement les doigts de la jeune fille en haillons qui dormait à même la pierre froide. Elle se réveilla en sursaut et poussa un cri de surprise qui résonna dans le profond gouffre noir, quatre mètres plus loin. Elle agita sa main et envoya le rongeur voltiger dans les airs. Il retomba au sol avec un bruit mat et s’enfuit à toute vitesse, se glissant finalement dans un trou au pied de l’ancien marché. La jeune fille s’étira et épongea son sang sur son manteau déchiré. Un bruit de pas attira son attention. Elle eut tout juste le temps de se réfugier derrière l’une des boîtes en fer qui pourrissaient là depuis l’Orage punitif avant qu’un garde ne tourne au coin de la rue. Elle dut attendre tassée au fond de sa cachette inconfortable jusqu’à ce qu’il ait fini de se soulager dans la fontaine et reprenne sa ronde. Elle attendit encore cinq bonnes minutes avant de sortir, en se félicitant de ne pas s’être lavée dans 33


le bassin rempli d’eau croupie depuis des lustres. Elle ne préférait même pas imaginer combien de ces porcs de Grands Surveillants avaient eu la même idée que lui. Elle ramassa son baluchon, serra sa ceinture autour de son manteau crasseux et traversa prudemment le frêle pont de cordes qui enjambait la large et profonde crevasse. Elle sauta les deux derniers mètres et atterrit avec l’agilité d’un chat de l’autre côté, puis se dirigea tranquillement en direction de la nouvelle place du Stade, là où se tenait autrefois le complexe sportif de la petite ville, seul bâtiment public ayant survécu à l’Orage et au temps, et que le Préfet de l’île de Surgères avait décidé de raser il y a trois ans. Sur la petite place pavée circulaient les nobles de la cité, ces harpies en costumes si épais, malcommodes et débordants de fanfreluches que c’était un miracle qu’ils puissent encore marcher. Des enfants, armés de brosses et de chiffons, couraient entre les pieds des riches en leur proposant de cirer leurs chaussures contre “une p’tite pièce m’sieur, pour qu’on puisse manger c’soir”. La jeune fille en haillons se dirigea vers l’une des nombreuses calèches qui faisaient la navette entre les trois villes de l’île en l’échange d’une modique pièce d’argent. Elle se fit siffler au passage par une bande de jeunes riches désœuvrés mais les ignora avec mépris. Elle héla le conducteur le plus proche et lui demanda un trajet vers Saint-Georges-duBois, à l’autre bout de l’île. Le voyage dura une trentaine de minutes. Une fois arrivée, elle paya le prix du transport et laissa 34


trois pièces de cuivre en guise de pourboire au cocher qui la remercia vivement. Elle remonta les rues récemment refaites de la petite ville portuaire et se dirigea vers le pub “Aux Trois Chandelles”, un petit établissement qui se tenait en face des quais. Elle respira un grand coup, se prépara mentalement au savon que son père allait lui passer, puis entra. Presque aussitôt, une grande ombre fondit sur elle, l’empoigna par les cheveux et la traîna jusque dans les cuisines. Elle eut beau se débattre, la poigne de l’homme était bien trop forte. Il s’arrêta devant un cuisinier corpulent vêtu d’un tablier couvert de taches. − Yvon, lâche-la, je t’ai demandé de me l’amener, pas de lui faire mal, fit l’homme qui se tenait devant eux. − Oui monsieur, excusez-moi, répondit Yvon d’une voix hésitante. Il la laissa tomber à terre ; elle se releva précipitamment en lançant un regard assassin à l’homme à tout faire de son père. Elle se retourna et épousseta son manteau rapiécé en essayant de faire bonne figure malgré ses cheveux gras et sa peau sale. − Roselyne, fit le cuisinier, peux-tu me dire où tu as passé la nuit, puisque tu sembles dédaigner ta chambre en ce moment ? − Dehors, dans l’ancien site de fouille, répondit-elle. − Et puis-je savoir pourquoi ? − J’étais avec Val, fit-elle, honteuse. On n’a pas vu le temps passer, et il n’y avait plus de fiacre quand il est parti. 35


− Tu sais très bien que ce n’est pas convenable, soupira-t-il. Un bon père devrait te punir. − Mais papa, supplia-t-elle, tu sais bien qu’on ne fait rien de mal. On ne fait que discuter. − Bon, dit-il, vas-y, file. Mais la prochaine fois, tu n’y couperas pas. Roselyne soupira de soulagement ; elle l’avait échappé belle. Elle ramassa son baluchon et, alors qu’elle se dirigeait vers la sortie, son père la héla : – J’oubliais, ton grand-père Hector veut te voir à dix heures. Lave-toi avant d’y aller, et tâche de ne pas arriver en retard. Elle hocha la tête et partit dans sa chambre. Quelle bonne nouvelle ! Elle adorait voir son grandpère. Elle cria à Yvon de lui ramener deux seaux d’eau et prépara sa baignoire. L’eau serait froide, mais tant pis : elle avait l’habitude. Yvon frappa ; elle lui ouvrit, prit les seaux et le congédia d’un signe de tête. Elle verrouilla la porte, remplit sa baignoire, enleva ses vêtements crasseux et se lava le plus rapidement possible avec un savon jaune et dur comme du bois. Une fois qu’elle fut à peu près correctement lavée, elle se sécha avec une serviette rêche et enfila de nouveaux habits plus ou moins propres. Elle tenta d’examiner son reflet à travers sa petite fenêtre, mais ce fut un échec. Qu’est-ce qu’elle regrettait de ne pas avoir de miroir comme les femmes des riches bourgeois ! Mais c’était un luxe qu’une famille modeste comme la sienne ne pouvait se permettre. 36


Dès qu’elle se fut assurée d’être présentable, elle se rendit devant la petite cabane qui servait de maison à son grand-père, juste derrière le pub. Elle frappa deux coups à la porte. Le panneau de bois s’ouvrit dans un concert de grincements. Un vieil homme au regard sévère se présenta devant elle. Il était si droit qu’on aurait dit qu’il avait avalé un balai. En voyant la jeune fille, un sourire tordit ses traits ridés et il l’invita à entrer. Son costume impeccable, bien que passé de mode, contrastait fortement avec la pagaille générale qui régnait dans l’unique pièce de la masure. La seule table était encombrée de feuilles, de crayons, de pots de peinture, de fusains et d’un véritable attirail de pinceaux de toutes les tailles. Les murs étaient entièrement recouverts de dessins de toutes sortes, des portraits, des paysages, des rues, des bâtiments, des fleurs, des arbres, reproduits d’une main de maître. Le vieil homme lui tendit une boîte de gâteaux. Elle se servit poliment et regarda les nouveaux dessins que son grand-père avait ajoutés depuis sa dernière visite. Il s’assit sur une petite chaise en osier et il lui désigna un vieux fauteuil autrement plus confortable. Elle s’enfonça dedans puis attendit que son grand-père prenne la parole. − Eh bien ma petite, comment va la vie ? demanda-t-il d’une voix rauque mais agréable. Qu’as-tu fait de beau depuis la dernière fois ? D’une voix enjouée, elle lui raconta tout ce qui s’était passé durant la semaine précédente : comment elle avait échappé à son instituteur en début 37


de semaine pour aller pêcher dans le vieux port, comment avec Val elle avait trouvé puis recueilli un chaton, qui s’était finalement tué en passant sous un fiacre, comment elle avait piégé le patron du bar “Perles Bleues” en plaçant un rat mort entre les tréteaux et le plateau de l’une de ses tables, et bien d’autres choses encore. Lorsqu’elle eut fini sa narration, elle demanda avec empressement à son grand-père de lui lire un extrait du roman. Hector rit dans sa barbe, puis attrapa un trousseau de clés qui trônait sur une pile de vêtements. Il choisit la clé la plus petite et la plus discrète qu’il inséra dans la serrure du tiroir de sa commode. Il ouvrit le meuble et fouilla au milieu d’un amoncellement de rouleaux de papier. Il sortit alors un livre, un authentique ouvrage à la couverture de cuir rouge. Le titre, Les Choix d’un père, était gravé en lettres d’or. Roselyne retint son souffle lorsqu’il ouvrit le précieux volume à la première page. Elle avait entendu cette histoire des dizaines et des dizaines de fois, mais elle ne s’en lassait jamais. Elle écouta la voix rauque et chaude du vieil homme lui narrer les aventures d’un père séparé de son fils par la guerre, la magnifique histoire d’une vie depuis longtemps révolue. Le vieux papier jauni craquait sous les doigts du grand-père qui le maniait avec une très grande précaution. Ce livre datait d’une autre époque, bien avant l’Orage et les Préfets, quand l’humanité était libre et quand la Terre n’était pas encore noyée sous les 38


flots. Roselyne se laissait bercer par la voix envoûtante du vieil homme et par le récit plein d’émotion de ce soldat au tragique destin. Ils entendirent soudain un bruit à la fenêtre. Hector referma précipitamment le livre et le camoufla sous un torchon. Il alla à la fenêtre et écarta les rideaux déjà entrouverts. Il n’y avait personne. − Bon, ça ira pour aujourd’hui, dit-il. − Mais grand-père… commença-t-elle. − Il n’y a pas de mais ! s’exclama-t-il. Tu sais très bien quels risques je prends à te montrer le livre. Et de toute façon, j’ai du travail. Il lui lança un regard qui indiquait très clairement que la conversation était terminée. Elle soupira, se leva, le salua et sortit de la cabane en maudissant la prudence de son grand-père. Elle regarda dans le ciel : le soleil n’était même pas à son zénith. Elle se dirigea vers la grande place et héla un fiacre. Une fois à Surgères, elle se faufila dans le dédale de rues des vieux quartiers et s’arrêta devant une bâtisse de pierre plus haute que large et qui ne tenait debout que par miracle, adossée à la maison voisine. Elle frappa à la porte une dizaine de fois avant qu’un jeune adolescent n’ouvre. Plus grand qu’elle, sa tête était couverte d’une tignasse brune et ses yeux semblaient sans cesse à deux doigts de se fermer. C’était Valentin, surnommé Val, son ami de toujours. Il beugla en direction de l’intérieur : “M’man, c’est Roselyne, j’y vais !” Elle le suivit ensuite en direction de la plage. Ils firent un crochet dans un 39


petit bar où ils achetèrent deux bouteilles de bière puis ils s’installèrent sur le sable chaud. Ils passèrent là presque toute leur journée, buvant les bières par petites gorgées et s’amusant dans l’eau froide de la mer. Puis, lorsque le soleil commença à descendre sur l’horizon et que les rayons du crépuscule enflammèrent la crête des vagues, ils se séparèrent avec la promesse de revenir le lendemain. Roselyne regarda Val partir négligemment en direction de la vieille ville. Il était son seul ami, mais quel ami ! Elle ne connaissait pas de garçon aussi gentil et drôle à la fois. Il était pour elle comme un frère, le grand frère qu’elle n’avait jamais eu. Une fois qu’il eût disparu le long de la route, elle se mit à courir vers la place du Stade et attrapa le dernier fiacre au dernier moment. Elle souffla le long du trajet, puis reprit sa course jusqu’au pub, où elle arriva à temps pour le dîner. Elle mangea rapidement sans dire un mot et fila dans sa chambre. Elle se coucha et s’endormit presque aussitôt. Le lendemain matin, elle fut réveillée par un coup sourd, comme une porte que l’on enfonce d’un coup de pied. Puis des cris retentissants déchirèrent le silence matinal. Elle reconnut la voix de son grand-père mais ne comprit pas ce qu’il disait. Elle se leva précipitamment, enfila les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main et descendit dans le bar, où elle croisa son père. Il avait l’air aussi surpris et désorienté qu’elle. 40


Ils sortirent et allèrent à la cabane d’Hector. La porte défoncée pendait sur ses gonds rouillés. L’intérieur était complètement ruiné : la table était renversée et les crayons éparpillés, le lit sens dessus dessous, la commode fracassée et vidée. Le livre avait disparu. Il n’y avait aucune trace d’Hector, seuls subsistaient de lui ses dessins et quelques vêtements. Une affiche était placardée sur le mur : Avis à la population En ces lieux vivait un criminel, Hector Busy-Merlon. Détenteur d’un objet interdit, un livre datant de l’époque ancienne, il sera exécuté cet après-midi à 15 heures sur la place du Stade et servira d’exemple pour vous rappeler que nul n’échappe à la volonté des dieux. Roselyne regarda son père, les larmes aux yeux. Elle savait très bien ce que cela signifiait. Il la prit dans ses bras et l’emmena loin de la cabane. Elle se mit à sangloter, des sanglots incontrôlables. Il tenta de la consoler, mais lui-même finit par verser quelques larmes tant l’épreuve était difficile et l’événement soudain. Ils passèrent le reste de la matinée à tenter de voir Hector à la prison de la ville, mais les Grands 41


Surveillants leur interdirent le passage. À midi, ils s’affalèrent sur l’un des bancs de la place du Stade, regardant d’un œil désespéré les Surveillants installer l’estrade où se passerait l’exécution. Trois heures plus tard, les gardiens de prison amenèrent le pauvre homme recouvert de chaînes. Il fut poussé sur l’estrade, puis un Administrateur fit son entrée. Il déroula un long parchemin avant d’énoncer les différents chefs d’accusation irréfutables qui conduisaient à sa condamnation : possession d’un objet interdit, haute trahison envers les dieux et les îles d’Aunis, blasphème et diffusion d’un savoir banni. Il ré-enroula le parchemin et laissa sa place au bourreau. Celui-ci jeta Hector à genoux, dégagea les chaînes qui lui recouvraient la nuque, puis attrapa une lourde hache qui n’avait pas l’air très affûtée. Roselyne se réfugia dans les bras de son père ; elle ne supportait pas de voir ce spectacle. La foule commençait à se rassembler au pied de l’estrade. Le premier coup frappa les chaînes ; Hector poussa un petit glapissement, mais il était toujours entier. Au second essai, la hache se planta dans l’arrière du crâne. Le condamné poussa un hurlement d’une intensité incroyable ; les os se brisèrent sous le choc et le sang gicla sur le tablier du bourreau qui resta imperturbable. Le dernier coup fut le bon. L’arme trancha la tête net. Elle atterrit dans une corbeille qu’un Surveillant ramassa promptement. Le corps décapité du vieil homme fut ensuite amené vers un bûcher pour être incinéré. 42


Le livre, qu’un Surveillant tenait dans ses mains depuis le début, fut jeté à son tour dans les flammes. Une fois les dernières braises éteintes, la population quitta la place, rassasiée de sa soif de sang. Roselyne pleurait toutes les larmes de son corps. Elle n’avait pas eu la force de regarder l’exécution, pas plus que son père. Un cri sortit soudainement des profondeurs de sa gorge. Un cri animal, déchirant, vibrant de tristesse. Elle échappa à l’étreinte de son paternel et s’enfuit dans les rues de la ville. Après quelques heures d’errance, elle entra dans un bar et commanda un verre d’eau-de-vie, puis un deuxième. Après le huitième verre, ivre d’alcool et de chagrin, elle s’enfuit une nouvelle fois, sans payer, et finit sa course titubante au milieu de la place. Là, elle délivra toute la haine et tout le chagrin qu’elle avait accumulés en une après-midi de souffrance. Elle maudit les dieux, insulta les Préfets de tous les noms et leur attribua tous les vices imaginables. Elle tenta d’ouvrir les yeux de ses compatriotes : leurs chefs n’étaient pas les guides éclairés qu’ils prétendaient être. Ce n’était que des pourris, des êtres corrompus, remplis de fric et de vinasse, ne pensant qu’à leur confort, leur pouvoir et leur bedaine. Son discours ameuta une foule encore plus grande que celle de l’exécution. Au fur et à mesure que son auditoire grandissait, elle prenait de plus en plus confiance en elle, une confiance d’ivrogne. Elle délivra un flot d’insultes et d’accusations sans cesse grandissant, allant même jusqu’à leur attribuer 43


la venue de la peste sur l’île de Fouras. Les Grands Surveillants finirent par l’arrêter. Mais même traînée vers la prison, elle ne stoppa pas son pamphlet. Seul le coup violent que lui donna l’un des gardes et qui lui fit perdre connaissance put la faire taire. Elle se réveilla dans une cellule de prison aux murs nus et lugubres. Elle avait un mal de crâne terrible et une sacrée gueule de bois. Elle tenta de se relever, mais des vertiges la firent se rasseoir promptement. Elle avait faim, elle avait soif, elle avait mal partout, elle était ravagée par le chagrin et surtout elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Une unique fenêtre éclairait l’étroite cellule, mais elle ne voyait que le ciel et les feuilles d’un marronnier. Elle s’avança jusqu’à la porte. Une petite ouverture fermée par des barreaux lui permettait de voir le couloir en face d’elle. − Y a quelqu’un ? cria-t-elle. Aucune réponse. Quelques heures plus tard, un homme en uniforme ouvrit la lourde porte. Il déposa une assiette de potage et une carafe d’eau. − Où sommes-nous ? lui demanda-t-elle. − À la prison de La Rochelle, ma petiote, répondit-il. C’est ta nouvelle maison maintenant. Il explosa de rire et ferma la porte. Elle l’entendit s’esclaffer dans le couloir. Une autre porte claqua, et le silence fut complet. Elle se replia sur elle-même, tenant ses genoux juste sous son menton, et se remit à pleurer. La 44


prison de La Rochelle. Le Tunnel de l’Enfer comme certains la nomment. Personne n’en est jamais sorti autrement que les pieds devant. C’est la prison des traîtres et des grands bandits qui n’ont pas mérité une condamnation à mort propre. On les enferme ici pour vingt, trente ans, mais ils meurent tous au bout de dix… Une fois que son flot de larmes se fut tari, elle s’intéressa à ce qu’avait amené le garde. Le potage, froid, avait un goût d’urine et l’eau était croupie. Elle n’eut cependant pas d’autre choix que de tout ingérer, manquant presque de vomir. Débuta alors une routine d’une morosité accablante. Sa nouvelle vie se résumait à trois choses : dormir, manger et pleurer sur son sort. C’était tout ce qu’elle avait la possibilité de faire. Les murs de granit épais ne permettaient même pas qu’on grave quoi que ce soit dessus. Elle se refusa à compter les jours. Elle n’en avait plus besoin. Combien de temps passa sans que rien ne change ? Elle n’en savait rien. Un mois, peutêtre plus. Les feuilles du marronnier commençaient juste à rougir, l’automne avait remplacé l’été. Puis un jour, elle entendit des bruits en provenance du couloir. Un cri, et comme un bruit de porte que l’on enfonce. Un vacarme résonna sur les murs froids de la prison. D’autres cris retentirent. Les voix lui semblaient familières… − Roselyne ! fit un homme à sa porte. Elle n’eut même pas la force de répondre tellement elle était ébahie. Le crissement de l’épée contre l’épée, puis un hurlement, la firent 45


cependant reculer jusqu’au mur du fond. Soudain, la porte s’ouvrit. Val se tenait dans l’encadrement, un trousseau de clés dans une main, une lame ensanglantée dans l’autre. Quel choc ! Elle le vit crier quelque chose en direction du couloir, mais ne put saisir ses paroles. Son père déboula dans la cellule, lâcha son arme et la prit dans ses bras. Elle s’accrocha à lui, bouleversée. − Papa ! s’écria-t-elle. Que se passe-t-il, pourquoi est-ce que… − Pas le temps de t’expliquer, l’interrompit-il. On a réussi à entrer pour venir te chercher, maintenant il va falloir sortir. Tu peux courir ? − Bien sûr, répondit-elle, toujours sous le choc. Il desserra son étreinte et lui tendit la poignée d’une courte épée. Elle la saisit avec réticence, puis le suivit hors de la pièce. Val l’attendait devant la porte, flanqué d’Yvon et de deux autres hommes qu’elle ne connaissait pas, un grand blond aux allures de forgeron et un petit bonhomme fin et sec. Le cadavre du gardien barrait le passage. Ils enjambèrent le corps puis sortirent du couloir. D’autres gardes se tenaient embusqués derrière la porte. Le combat fut rapide mais rude. Le blond reçut un coup dans le nez, mais à part ça, ils s’en sortirent indemnes. Ils continuèrent leur course dans le dédale de couloirs, évitant les gardes le plus possible et tuant ceux qui se plaçaient sur leur chemin. La prison était immense. Ils se perdirent deux fois mais parvinrent tout de même devant la grande porte. Ils y étaient presque, à deux doigts de réaliser l’impossible. 46


Un dernier obstacle se tenait devant eux : le gardien en chef de la prison, flanqué de quatre gardes massifs comme des taureaux. Le commandant avait un arc, et une flèche était encochée. Les soldats se ruèrent sur eux. Le premier subit un destin tragique mais prévisible : il finit empalé sur la longue lame d’Yvon. Les trois autres avancèrent avec un peu plus de prudence. L’un se retrouva fer contre fer avec le petit brun ; un autre para l’attaque d’Yvon et riposta, sans succès. Le dernier croisa le fer avec le grand blond. Val s’acharnait à verrouiller la porte derrière eux pour empêcher les gardes de les prendre à revers. Roselyne, elle, se cachait derrière son père, terrorisée. Le gardien en chef décocha son premier trait qui se ficha dans l’épaule du forgeron. Il poussa un hurlement qui fut vite écourté par la lame de son adversaire. Pendant ce temps, le petit brun désarma son garde avant de lui planter sa lame dans le cœur. Val se jeta dans le cœur de la bataille. Il terrassa l’un des deux soldats restants et fonça sur le gardien en chef. Celui-ci lâcha son arc et dégaina une longue lame. Pendant ce temps, Yvon achevait le dernier des gardes. Derrière eux, la porte commençait de trembler sur ses gonds ; elle ne tiendrait pas longtemps. Val cria : “Maintenant !” Tous s’élancèrent alors vers la sortie. Yvon bouscula le commandant qui lâcha une nouvelle fois son arme. Ils avaient réussi ! Ils avaient libéré Roselyne ! Ils coururent aussi vite que leurs jambes le leur permettaient. Mais une flèche, tirée d’une main de maître, 47


se planta dans le mollet de son père. Il s’écroula sur la route pavée de La Rochelle. Roselyne tomba sur lui et s’accrocha à son cou. Elle ne pouvait l’accepter, ce n’était pas possible, pas réel, pas une nouvelle fois. Une ultime flèche abrégea ses souffrances. Elle hurla de désespoir. Yvon la prit par les épaules et l’arracha du cadavre de son père qui était encore saisi de spasmes. Un autre trait siffla à son oreille ; elle ne l’entendit pas, elle était dans un état second. Elle ne s’aperçut même pas qu’ils avaient déjà quitté La Rochelle et qu’ils se dirigeaient à grandes enjambées vers une villa cossue, aux murs ouvragés et au jardin coloré et fleuri. Le portail était grand ouvert. Ils s’arrêtèrent à l’entrée, Yvon déposa Roselyne au sol. Elle était effondrée. Val lui prit la main ; elle le regardait sans comprendre ce qui venait de se passer. − Écoute-moi, Roselyne, fit-il. Ton père s’est sacrifié pour te libérer, sa mort est cruelle mais nous n’avons pas le temps de nous arrêter et de pleurer. Nous allons voir le chef des révolutionnaires, car il a des choses à te dire et un rôle à te donner. Je sais que ça va te surprendre, que tu auras du mal à l’accepter, mais je t’en prie, sois forte. Notre réussite en dépend. Elle acquiesça et sécha ses larmes. Son visage se raffermit. Elle se redressa de toute sa hauteur et les suivit dans la propriété. Ils passèrent la porte de chêne ouvragée et traversèrent les couloirs richement décorés. Surprise, elle reconnut même certains des plus beaux dessins de son grand-père. 48


Ils s’arrêtèrent devant une porte blanche avec un panneau “Ne pas déranger” fixé sur le battant. Le petit homme brun frappa puis entra sans attendre de réponse. Ils attendirent encore quelques minutes, puis une voix leur intima l’ordre d’avancer. La pièce était spacieuse, le mobilier coquet et agréable à l’œil. Un lit à baldaquin était appuyé contre le mur du fond. Un vieil homme se reposait à l’intérieur. Il avait l’air malade et fatigué. Le petit brun ferma derrière eux. − Monsieur Bergmon, fit Val, voici Roselyne. Aussitôt après avoir entendu le nom de l’homme, la jeune fille tenta de lui sauter dessus avec l’intention de lui arracher la tête. Yvon la retint et lui lança un regard sans équivoque. − Ah Roselyne, te voilà enfin, dit-il d’une voix éraillée et usée par la maladie. J’attends ce moment depuis si longtemps. Tout d’abord, j’aimerais te dire à quel point la mort de Christophe me navre. Je connaissais personnellement ton père, et son acte de bravoure ne sera jamais oublié. Visiblement Valentin n’a pas eu le temps de te parler, je vais donc brièvement t’expliquer la situation. Il y a quelques années, comme j’étais le descendant direct de Bergmon, j’ai été nommé Préfet de l’île de La Rochelle. Ça, tu le sais très bien. Cela m’a toujours semblé une position ingrate, être le dirigeant spirituel d’un peuple qui le hait comme la peste. J’ai décidé de changer les choses. J’ai alors fondé ce que j’aime à appeler “une société secrète faite d’hommes libres de penser”. Le mouvement révolutionnaire dont tes chers sauveurs font partie. 49


Eh oui, ma petite, ton plus grand ennemi est en fait votre chef. Roselyne était trop stupéfaite pour parler. Val brisa le silence : − Bergmon nous a contactés il y a trois mois. Il nous a informés de ce qui se tramait et nous a offert une place chez les révolutionnaires. Il nous a alors appris que tu étais toujours vivante, cachée en sécurité dans la prison de La Rochelle. − Je leur ai demandé de te sortir de là, reprit le vieil homme. J’ai beau être influent, je ne suis pas omnipotent. Mais à ce que je vois, ils ont réussi leur mission, c’est le principal. Je vais maintenant te dire pourquoi tu es ici. Des bruits de combat l’interrompirent. − Ils se rapprochent, dit Yvon. Nous n’avons pas beaucoup de temps. − Je ne vais pas y aller par quatre chemins, reprit Bergmon. Roselyne, je suis malade. Gravement malade. Je ne pourrai rester en vie et diriger notre mouvement très longtemps, il me faut donc un successeur. Ce successeur, c’est toi. − Moi ? s’écria-t-elle, sidérée. Pourquoi moi ? − Approche-toi, ma petite, murmura-t-il. Elle se rapprocha du lit. Vu de près, il semblait encore plus vieux et las. − Il y a quatorze ans, dit-il, ta mère, la plus belle et la plus sage des femmes, a accouché d’une petite fille. Toi. Malheureusement, la fièvre l’a emportée. Les Préfets n’ayant pas le droit d’avoir d’enfant, et comme tu te retrouvais sans famille, j’ai décidé de te confier à mon ami de toujours, Christophe. Ton père. 50


− Mais… fit-elle, pap… Christophe n’est pas mon père ? Alors qui ? − Moi, dit-il. Roselyne, ton père, c’est moi. − Non, s’écria-t-elle, non, c’est impossible, ce n’est pas… Un énorme bruit attira leur attention. Un homme déboula dans la pièce et leur cria que les Grands Surveillants avaient mis le feu à la propriété. Ils étaient découverts. Quelqu’un les avait trahis. Il repartit ensuite dans les profondeurs de la villa. − Roselyne, dit fermement Bergmon, écoute-moi attentivement. Tu vois ce carnet sur le bureau ? Prendsle. Il contient tous mes plans, toutes mes instructions ainsi que le nom de tous ceux à qui tu pourras faire confiance durant ce combat. Maintenant, partez. Il se tourna vers le petit brun : − Loïc, tu sais ce qu’il te reste à faire. Passez par la porte vitrée et récupérez la voiture. Les chevaux sont déjà attelés. − Vous ne venez pas ? s’étonna Roselyne. − Non, ma fille. Je suis trop malade pour me déplacer. Partez ! Ils sortirent par la fenêtre et se dirigèrent vers les écuries. La jeune fille tenait fermement le carnet dans ses bras. Une épaisse fumée noircissait le ciel, asphyxiant l’air. Tous se mirent à tousser. Le bâtiment était en flammes. Ils parvinrent à sortir la calèche de justesse avant que tout ne s’effondre. Les Surveillants les arrêtèrent quelques mètres plus loin. Les trois hommes dégainèrent leurs armes, descendirent de la voiture et protégèrent Roselyne de pied ferme. 51


À chaque vague d’ennemis, la fumée assombrissait encore plus la luminosité et l’air devenait de moins en moins respirable. Finalement, les Surveillants renoncèrent. Ils firent avancer les chevaux hors de cet enfer sombre et rougeoyant. La dernière chose que vit Roselyne avant de perdre connaissance fut la villa en flammes, vision de cauchemar, et Val qui lui tenait la main, l’air anxieux. Prologue des Choix d’un peuple, Roselyne Bergmon, an 2703 : Tant d’années me séparent de la mort de mon père. Tant d’années passées à me battre contre la tyrannie et la corruption d’une poignée d’hommes. Durant toutes ces années, un espoir me tiraillait. L’espoir qu’un jour je puisse marcher sur la grève de l’île de Surgères, libre et sereine. Cet espoir s’est enfin réalisé. Aujourd’hui est un grand jour, mes frères. La tyrannie est vaincue. Les Préfets sont tombés, et jamais plus leurs ambitions et leur soif de pouvoir ne plongeront le monde dans l’obscurité. Les îles d’Aunis ne sont plus sous leur cruel joug. Réveillez-vous de ce sombre cauchemar, mes frères, et tournez votre tête vers la lumière ! Ensemble, unis sous une même bannière, nous, peuple d’Aunis, pouvons désormais nous déclarer peuple libre ! Notre culture a brûlé sous des siècles de barbarisme et d’asservissement. Il est temps, Aunisiens, de reconstruire ce qui a été détruit. Prenez vos plumes, mes chers, et captez la beauté du monde sur une feuille de papier, écrivez 52


chaque instant, qu’il soit beau, triste, grandiose ou insignifiant, pour que, des générations plus tard, d’autres se souviennent encore de nous. Encrez à jamais les souhaits d’un peuple libre de penser, encrez à jamais la beauté du monde, encrez à jamais l’innocence et la lumière, la profondeur et la gravité de vos esprits. Jamais plus nous ne devons oublier qui nous avons été, et qui nous sommes aujourd’hui : un peuple uni, fait d’individus libres, et que ceux qui se sont sacrifiés pour que ces mots aient un sens ne soient jamais oubliés. Que ces héros d’un jour ou d’une vie continuent d’exister à travers nos plumes, et peut-être qu’un jour, nous dînerons tous dans les cieux, à une même table. Quoi qu’il en soit, mes frères, jouissez dès à présent de toute la splendeur et de toute la légèreté de votre existence, et inscrivez-en à jamais le récit, pour qu’un jour, un homme puisse lire votre vie et dise : il était libre.

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