Histoire étrange, histoire d’enfants
Cette île est assez spéciale à mes yeux. Pourquoi ? Pour tout. Pour rien. Pour elle. Pour lui. Pour eux. Pour nous. Nous sommes. Nous ne sommes pas. C’est futile. Enfantin. Ennuyeux. C’est nous. Rien n’indiquait que c’était une île. On aurait dit une ville “normale”. Avec de petits immeubles, des maisonnettes. Une petite ville, un grand village. Au choix. En fait, si je n’avais pas pris le bateau, je n’aurais sans doute pas deviné qu’il s’agissait d’une île. C’était un petit coin de paradis. Pour les enfants, les parents et les retraités encore en bonne santé. Il y avait de tout. Une variété parfaite. Mais les mêmes couleurs revenaient. Variété monochrome. C’était avant. Des arbres. Beaucoup d’arbres. Des buissons, aussi. Quelques oiseaux, mais surtout des mouettes. Bruyantes mouettes. On leur jetait des pierres, pour qu’elles se taisent. On était des gamins. Ouais, c’était il y a longtemps... Nostalgie. Je n’aime pas ça. 55
Une allée. Droite. Verte. Bleue. Jaune. Rouge. Blanche. Violette. Vert herbe. Bleu ciel. Jaune soleil. Rouge rose. Blanches pâquerettes. Violettes violettes. Belle fleur, mais son nom casse ma phrase. C’est idiot. J’avance dans cette allée. Je ne l’aime pas. Trop de beauté, de lumière. Ça m’énerve. La sortie. Enfin, sortie... La fin du chemin. La sortie, elle est encore bien loin. Ça débouche sur un rocher. Un gros caillou tout moche. Pas taillé. Mais laissé là. Comme quoi, les moches ont leur place. Je frôle la pierre. C’est froid. Oui, normal. On peut voir, si on gratte un peu, des inscriptions notées avec une pierre blanche. C’est illisible. Mais je sais ce qu’il y a de marqué. Ce serait idiot de ne pas savoir. En tournant à droite, j’arrive devant un petit gîte. “Hôtel” serait un trop “grand” mot pour cette bâtisse. Elle tombe en ruine, maintenant. C’est normal, après tout ce temps. Ils s’en souviennent aussi. J’en suis sûr. On n’a pas eu de chance, ce jour-là, n’est-ce pas ? Mauvais endroit, mauvais moment, comme on dit. Mauvaises personnes, ça marche ? Certainement. Je devrais être avec eux. Je pense. Sûrement. Peut-être. On devait tous y passer, de toute façon. Mais on m’a oublié. Et je ne m’en plains pas tellement, au final. L’église. Deux rues après la fin du chemin, après avoir tourné deux fois à gauche. On venait souvent y mettre le bazar. De vrais chenapans. En même 56
temps, y avait que ça pour nous occuper. Le père Thomas nous reprenait souvent, mais on lui tirait la langue, et on détalait. De vrais petits gamins. Je me demande comment il a fait, le père Thomas, pour ne pas nous en mettre une. Il aurait pu prévenir nos parents, mais il ne l’a pas fait. Personne ne l’a fait. Car personne ne le pouvait. Un groupe de gosses, orphelins. Tous. Au début, on nous prenait en pitié. Puis on nous regardait de travers. Puis on nous chassait. Et ça nous faisait marrer. Pourtant, on espérait au fond que quelqu’un nous remarquerait, en bien. C’était beau, de rêver comme ça. Je prends une ruelle, sur ma droite. Dix, vingt pas... et m’y voilà. La maison abandonnée. J’ai la nausée. Je n’aime pas cet endroit. Je ne rentrerai pas dedans, d’ailleurs. C’est dangereux. Mortel. Ouais, on peut mourir. D’après les légendes de cette île. Beaucoup d’histoires de ce style font le tour de l’île. La plus connue restant celle de la femme en blanc. Beaucoup d’enfants voulaient la voir. Personne n’a réussi. Il fallait acheter des objets bizarres, trouver des morceaux d’insectes, et tous ces trucs inutiles. Ouais, inutiles. Ces rumeurs venaient de commerçants, en manque d’argent, qui voulaient qu’on leur achète leur marchandise. Et tous les gosses tombaient dans le panneau. Et les parents aussi, par la même occasion. Ouais, y avait pas besoin de ça pour trouver des fantômes. Des jambes, un cœur qui bat, et le cerveau avide de sensations fortes. C’était la recette.
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J’effleure le mur, fissuré. Le contact m’électrise. Je me demande s’ils sont encore là. Ils attendent peut-être. Qui ? Quoi ? Bonne question. Mais bon. Au final, personne ne s’en soucie vraiment. Moi y compris. Jusqu’à y a quelque temps. J’avais oublié. J’étais dans le coma. Un an. Un an avant de tout revoir en mémoire. Les souvenirs avaient déferlé, et ne m’avaient apporté qu’une chose : un suivi par un psy. Je gueulais, j’étais pris de spasmes, et je vomissais partout. À vrai dire, les images n’étaient pas dignes de contes d’enfants. Loin de là. Je ne veux pas entrer dans cette maison. Elle me fait peur. Et je n’ai aucune honte à l’admettre. Ouais, elle fait peur à tout le monde. J’étais motivé pourtant, au début. Je recule. Bah. Pas maintenant. Je vais retourner en ville. Le journal doit être gratuit, comme avant. Je fais demi-tour. J’avance d’un pas. Puis deux. Puis je me retrouve à courir comme un taré dans l’allée. Ouais, ça me fout les nerfs en pelote, de voir cette bâtisse encore debout. Elle aurait dû être démolie, depuis le temps, mais le village n’a pas assez de ressources. Ah ! Sans cette maison, beaucoup de personnes seraient heureuses... Et certaines pourraient même reposer en paix. J’y arrive. On me regarde bizarrement. Ouais, je transpire comme pas possible, et je dois avoir l’air de sortir d’un asile. Enfin, c’est pas les deux vieux qui me regardent d’un œil chacun qui vont me mettre mal à l’aise. Je me dirige vers le vendeur de journaux. Dans mes souvenirs, il était près de la 58
petite fontaine. Ah non. Y a plus de fontaine. Mais les journaux sont toujours là. Une boîte, où on peut donner une pièce, gît à côté du distributeur de journaux. La boîte est renversée, et vide, bien entendu. Personne ne remettrait une boîte remplie d’argent en l’état, sans rien prendre. Non, ici, personne ne ferait ça. On est des nazes, ici. Je prends le journal. Il est récent. Décembre. Ouais, c’est à jour, ça va. Le 6. Ah non, on est le 18. J’ouvre à la page 4. La page des faits divers. Plein d’articles sur les actions “surnaturelles” ou “bizarres”. Je vois que la page est presque blanche. Presque. Deux-trois articles. Ce n’est rien, comparé à avant. Pour attirer les gosses, ceux qui géraient les journaux mettaient pas mal de bêtises. Je regarde la boîte renversée, avant de prendre un second journal. Le même. Puis un autre. Mêmes articles inutiles. Je les pose, par terre, mais un autre m’interpelle. Entre deux paragraphes, une phrase est griffonnée. “Elle est revenue. Partez, ou vous ******” La suite est illisible. Une encre rouge, moche, sombre, qui avait mal séché. Elle forme des croûtes, et les mots commencent à tomber. Je jette le journal à terre et m’engage vers la falaise. Les vieux ont dégagé. Ils ont bien fait. Si je me fie au message, ça doit pas être la joie. Comment je le sais ? Les premiers mots. Ça me suffit pour deviner ce qui se passe. Pas étonnant qu’il n’y ait plus grand monde ici. 59
Y a que quelques vieux qui ne veulent pas quitter leurs maisons. Les jeunes sont partis. Ils ont compris à force qu’il ne fallait pas faire d’âneries. Ou en tout cas, pas ici. Ailleurs, mais pas là. Là, les conséquences ne sont pas une engueulade. C’est bien pire que ça. D’un côté, cette île entière me fait peur. Pourtant, juste la vieille bâtisse devrait me terrifier, mais l’ambiance de l’îlot ne me rassure pas. C’est pas comme en ville. Comme si on était seul. Livré à soi-même. On aurait beau crier, hurler, s’arracher les poumons et les cordes vocales, personne n’entendrait notre appel. Ouais, c’était pas le top. Mais la seule attraction valable de cette île, c’était bien les prix. Comparé à la ville, tout était divisé par deux. Les prix de l’immobilier, mais aussi la bouffe, les boissons, la literie et tout le bazar. Mais il fallait vraiment être dans le besoin pour habiter là. C’était pour ça que toute la population était assez proche. Trop proche peut-être. J’arrive à la falaise. La mer est calme, mais le ciel a viré au gris clair. Le gris qui fait mal aux yeux. Le gris qui décolle la rétine. Je m’assois, comme j’avais l’habitude de le faire quand j’étais gosse. Sauf qu’avant, on était ensemble. Maintenant, je suis seul. Mais toujours enfant. Juste plus mature. Enfin, je pourrais être avec eux, mais à ce moment-là, je ne serais pas ici. Je serais... plus loin. Ou plus près. Juste ailleurs. Il serait peut-être temps que je rentre dans le cœur du sujet. Raconter ce qui s’est vraiment passé ce jour-là. 60
Le 11 novembre est connu, oui. Mais sur cette île, c’est connu pour autre chose. Ouais. La disparition de cinq gosses. Un survivant. Moi. J’étais pas entier, certes, mais j’étais vivant. Ça avait été dur. Très dur même. Mais j’avais survécu. Une nuit. C’était le temps que ça avait duré. À peine quelques heures. Mais ça avait été bien assez long. J’étais sorti, par pure chance, de cet enfer, pour tomber dans les pommes. Pendant un an. Le coma. Lorsque je me suis réveillé, j’étais très mou. Je ne tenais pas debout, j’avais mal partout, et ma tête me faisait horriblement souffrir. Je n’ai compris qu’après m’être fait engueuler que j’avais des côtes cassées, une jambe écrasée, et un traumatisme crânien presque rétabli. Mon œil droit avait aussi pris des vacances − on m’avait mis une prothèse, mais j’étais borgne. L’infirmière m’avait fait la morale, et m’avait rajouté deux semaines d’hôpital. L’horreur. Mais ça, encore, c’était easy, comme on dit aujourd’hui. Les heures passées dans cet enfer, elles, avaient été les plus longues de ma vie. C’était une vision de l’enfer sur Terre. Les films d’horreur, à côté, c’est rien. Que dalle. Là, ce qui s’est passé là-dedans, ce n’était pas du faux. Pas du ketchup à la place du sang, pas de directeur gueulant “Action !” à l’américaine, rien. C’était la vraie vie. La réalité. L’atroce réalité à laquelle cinq gosses ont dû faire face. On s’est pissé dessus un nombre incalculable de fois. Ah. Je n’avais jamais cru aux histoires que racontaient les vieux près de la falaise. Nan, j’y croyais pas. Je ne croyais plus en rien, en fait. 61
Une fille, quatre mecs. Fanny, une petite blonde, qui avait voulu nous accompagner, pour nous prouver qu’elle n’avait “pas peur”. On s’était ouvertement foutus d’elle, comme quoi ce n’était qu’une fille, et qu’elle était bonne pour la cuisine et le ménage. Ça l’avait mise en rogne. Une furie électrique. Pourtant, on a accepté qu’elle vienne. Je me demande encore pourquoi. Puis il y avait nous. Quatre gamins fauteurs de troubles. On en a fait, des c… Et pas qu’un peu, et certainement pas des petites. De plus, on était tous des grands fans d’horreur et de spiritisme. Alors lorsqu’on a entendu le couple de vieux parler de la maison dite “hantée”, on s’est précipités dessus. C’était un grand manoir. Le style était plutôt banal, mais toute la bâtisse était sombrement lumineuse. Une lumière blafarde s’en échappait, mettant mal à l’aise. Je me souviens que, à ce moment, j’ai eu envie de vomir. Mais j’ai ravalé le tout, et avancé. Je ne voulais pas paraître faible. Même Fanny n’avait pas peur, en apparence. J’avais prié pour que ce soit fermé et qu’on fasse demi-tour. Ha ha. Pas de bol, mon vieux, c’était bel et bien ouvert. Et on est tous entrés. Comme si la porte servait de gueule, qui nous avalait tout crus, avec notre consentement. Comme si on signait notre arrêt de mort, sans réclamer quoi que ce soit. Et voilà, les larmes commencent à monter. Calme-toi... L’intérieur était plutôt simple. Un hall d’entrée sobre, pas trop chargé en décorations. Ouais, c’était 62
assez accueillant, au final. Je ne me souviens pas très bien de ce qu’on a fait après. Avait-on pris la porte de gauche ? Ou avait-on continué tout droit, montant les escaliers ? Je me rappelle de la maison, mais pas de nos choix. Par contre, la suite, elle, est bien ancrée dans mon esprit. Je me baisse et regarde les vagues qui s’écrasent contre le bas de la falaise. C’est beau. L’écume qui se mélange à l’eau. Mais l’eau, elle, est moche. Marron. Vive la pollution. On avait entendu du bruit. Des pas ? Non. Un objet lourd, qui se faisait traîner sur le sol. Un gros piano, qu’on n’avait pas la force de soulever. Ça nous avait fait peur. Y en a un qui s’est pissé dessus, même. Fanny était bizarrement calme. J’imagine que c’était l’apocalypse dans sa tête. J’avais eu un réflexe de survie : bloquer la porte. On m’avait regardé de travers. Je voulais sortir, mais hors de question de passer pour un faible. Alors j’ai monté un bateau. Bah. Je leur ai affirmé que c’était peut-être le proprio, qu’il allait nous chasser avec un fusil, et toute une histoire pas croyable. La chance m’avait souri : ils m’avaient cru. On était casse-cous, mais pas suicidaires. On était au second étage, je crois. La hauteur m’avait surpris. En bas, un semblant de tas de foin. Pas assez pour amortir une chute. Mais un nul ne m’a pas écouté, et a sauté par la fenêtre. Tout le monde a gueulé. Même moi. Voir un corps, en partie disloqué, avec une jambe défiant la loi des 63
articulations... Ouais, assez traumatisant, comme image. Fanny s’était mise à pleurer. Sûrement étaitelle à bout. Je voyais les deux autres gars, Alan et Zu, qui serraient les dents. Pour l’histoire, “Zu” est un pseudo, soi-disant pour ne pas être retrouvé par la police. Foutaises. Mais je ne sais pas comment l’appeler autrement. Zu avait de la carrure, et Al l’esprit d’agir vite. C’est donc sous le lit, à quatre, qu’on a réfléchi à un plan. Le bruit s’était arrêté. Je m’en voulais : avec ma fausse alerte, j’ai fait crever un pote. Mais j’étais assez lucide, à cet instant, pour savoir qu’il fallait sortir d’ici. À tout prix. Lucide... Non, en fait, je devais être bien atteint pour penser comme ça. J’ai toujours été une personne qui ne voulait que la paix. Seulement, j’ai appris à mes dépens qu’il fallait faire des choix. Et des sacrifices. Fanny avait proposé de faire la courte échelle, pour faire descendre un de nous au bas de la fenêtre, et celui-là rattraperait les autres. En gros, on en balancerait un en bas, sur le corps de notre ami, et il rattraperait les autres. L’idée n’était pas mal : on avait du temps devant nous. Pour le coup, on était au même stade. On pensait tous : “Il faut sortir.” Dommage pour eux. Alors que je m’apprêtais à descendre en douceur, un cri strident résonna dans ma tête. Je perdis l’équilibre, et chutai de la fenêtre. J’ai seulement vu une ombre derrière eux. Sous le choc, l’image était couverte de points noirs. Je pensais − et je 64
pense toujours − que c’était Fanny qui avait crié. J’aimerais vraiment savoir ce qui s’est passé, à cet instant. Je ne le saurai probablement jamais. C’est horrible de dire ça, mais heureusement que mon ami gisait encore en bas. Grâce à son corps, les dégâts sur le mien ont été légers. Une côte en vrac, et encore, c’était peut-être juste un bleu. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai... regardé en haut. À la fenêtre. Je l’ai vue. Elle. Cette connasse. Cette sale demeurée. Je ne savais pas trop pourquoi je ne bougeais pas. J’étais... pétrifié. Un clignement d’yeux, et la voilà disparue. J’aurais pu, facilement, sortir de la bâtisse. Oui. Le portail était ouvert, et je n’aimais pas rester trop longtemps dans le noir, seul. J’aurais pu détaler comme un lapin. Comme un peureux. Seulement... J’étais gamin, et mon esprit n’était pas comme celui que j’ai maintenant. Alors... Je suis entré une nouvelle fois. Dans cet enfer. Juste pour retrouver Fanny, Al, et Zu. Pour eux. Je ne regrette pas tant que ça d’être entré une seconde fois. J’ai pu éclaircir quelques zones d’ombre. La peur au ventre, le souffle court et l’esprit embrumé. C’était mon état. L’adrénaline m’a peutêtre sauvé. Ou peut-être est-ce à cause d’elle que j’en suis là, aujourd’hui. J’avais remonté les escaliers comme un taré, prêt à emmener mes amis en dehors de ce manoir. Alors que j’arrivais devant la pièce où ils étaient − y étaient-ils encore ? − un détail me revint en pleine face. À quoi cela servait-il ? La porte 65
était bloquée ! J’ai... fait la pire erreur en ce lieu maudit. Bah. J’étais vraiment nul, quand même. Mais je pense, avec le recul, que beaucoup de personnes auraient fait la même chose. Ouais. J’ai commis une grave erreur. J’ai crié. Mes poumons étaient déjà en feu, à cause de la course dans les escaliers. J’ai réellement compris le sens de l’expression : “cracher ses poumons”. Pas de réponse. J’ai tout fait. Crier, hurler, frapper à la porte, tenter de la défoncer à coups d’épaule. J’ai failli me la déplacer. Toujours rien. Face à moi, le silence total. La maison elle-même semblait être contre moi. Elle craquait à chacun de mes pas. Alors que j’allais rebrousser chemin − peut-être étaientils sortis ? −, quelque chose attira mon attention. Un bout de métal, par terre, qui reflétait la lumière de la lune. Je m’avançai vers cet objet inconnu, avant de pousser un cri. Ce n’était pas un objet. Je ne sais toujours pas comment j’ai pu confondre ça avec un p... de bout de métal. Aucun rapport. C’était un œil, fraîchement arraché. Les larmes me montaient aux yeux. Je n’avais qu’une envie : partir, loin, courir pour ne jamais revenir. Cet endroit me foutait la gerbe. Je ne bougeais pas. L’œil me fixait et ne semblait pas vouloir me lâcher. C’était un œil bleu. Comme ceux de... Al. J’ai pensé que ce n’était peut-être qu’un canular. J’étais à l’ouest. Qui aurait pu faire ce genre de blague à cet instant ? Alors qu’on avait assisté à la mort d’un de nos potes ? Non, personne 66
n’aurait pu faire ça. Mais c’était rassurant de se dire ça. J’ai avancé. Mes pieds étaient lourds. Comme du plomb. Sans raison, j’ai couru. Un courant d’air me soufflait dans le dos. Je n’osais pas me retourner. Mais ce que je n’avais pas vu, c’était le miroir au fond du couloir. J’ai eu tellement peur de mon reflet que j’ai enchaîné une autre erreur. La même qu’avant. J’ai gueulé de toutes mes forces. Ah. Ce coup-là, je l’ai vue plus longtemps. Elle. Cette... femme. Mais était-ce encore une femme ? Elle portait une longue robe blanche, maculée de sang. Ses cheveux avaient l’air de ne pas avoir été coupés depuis un long moment. Je crois même qu’ils touchaient le sol. Mais je n’ai pas eu le temps de m’attarder là-dessus. Non, c’était pas le moment de penser à ça. La seule chose que je voulais faire était de m’enfuir loin d’elle. Très loin. Pourtant, mes jambes ne bougeaient pas. Ma jambe droite en tout cas ne répondait plus. Ah. Pas étonnant. Et elle riait. Ou plutôt, elle pouffait. Comme si elle trouvait ça impoli de rire devant moi. J’ai voulu crier, une nouvelle fois, mais elle m’en empêcha. Avec sa p... de masse. Ouais, elle m’avait aplati la jambe avec un gros marteau, qui devait peser une tonne. Inutile de préciser que ma jambe était morte. Après, elle l’avait soulevé et me l’avait balancé en plein dans les côtes. Ah, j’ai eu mal. J’ai encore mal maintenant. Cette folle riait, à pleine voix. Putain, ça faisait mal aux oreilles. Une craie qui crissait contre 67
un tableau noir. Épouvantable. Je ne l’ai remarqué qu’après quelques minutes à agoniser, mais elle... parlait. Enfin. Elle essayait. En même temps, avec la mâchoire en vrac, ça devait être compliqué. “Uii... Ooorr... Haha... Hé... Ziiii... Usss...” C’était tout ce que je pigeais. Ça voulait rien dire, mais elle, elle avait l’air de se comprendre. J’ai réussi à ramper jusqu’à la fenêtre, et j’ai sauté. Comment ? Je ne le sais toujours pas. Comment est-ce que j’ai pu m’en sortir, avec les côtes défoncées et une jambe en compote ? Bonne question. Je ne peux pas y répondre. Pourtant, j’aimerais bien savoir. Bah. J’étais toujours au deuxième étage. Mais un gros tas de mou avait amorti ma chute. Comme quoi, j’avais de la chance ce jour-là. Si on peut appeler ça de la chance. Je leur avais atterri dessus. Ouais, Al, Zu et Fanny. Ils étaient là. J’ai été heureux de les voir. Seulement, j’aurais préféré les voir vivants. Ils y étaient tous passés. Fanny n’avait apparemment plus de langue, ni de bras droit. Quoique si, il était derrière son dos, mais certainement pas dans le bon sens. Elle avait aussi une vilaine cicatrice qui partait du cou, et qui descendait jusqu’à son nombril. Son sang tachait ses vêtements. Al, je ne voulais pas m’attarder sur lui. Pourtant, j’ai retenu quelques détails. Son œil droit n’était plus là. À la place, un ver se promenait autour. Il avait une jambe retournée, et un bras qui pendait par la 68
seule force de la gravité. J’ai pu voir ses entrailles. J’ai eu envie de vomir. Sur le coup en fait, j’ai vomi. Et Zu... Zu. Il était en mauvais état, lui aussi. Mais j’avais l’impression que le “travail” n’avait pas été fini. Son œil gauche pendait encore, et la peau qui recouvrait ses côtes était mal coupée. Je ne sais pas comment j’ai retenu autant de détails. Mais une chose est sûre : je me souviens exactement de ce qui s’est passé après. Ouais. Ce serait idiot de ne pas s’en souvenir. J’ai couru. Enfin, j’ai rampé rapidement surtout. Ma jambe étant en partie disloquée, je me tenais à tout pour ne pas tomber. En quelques secondes, j’étais sorti du manoir. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai ralenti. Non, bien au contraire. J’avais cette impression qu’elle me suivrait où que j’aille, alors il fallait que je la sème. Je suis arrivé à un carrefour, avec un gros caillou tout moche. Avec mon sang, j’ai commencé à écrire. Mais peu importait le nombre de fois où j’essayais, cela ne marquait pas. Alors j’ai pris une pierre blanche qui traînait, et j’ai recommencé à gratter dans le rocher. “N’y allez pas ! DANGER” Malheureusement, je n’ai pas pu écrire plus que ça. Le tintement du marteau contre le sol s’était fait entendre, ainsi que le rire de l’autre pouffiasse. Du coup, j’ai laissé tomber la pierre et je me suis barré. Je me suis réfugié dans l’église. J’ai eu de la chance, le père Thomas était là. Lorsqu’il m’a vu, couvert 69
de sang, avec plus ou moins tout mon corps, il a de suite appelé l’hôpital de la ville la plus proche. Ouais, y en avait pas sur l’île. Je ne sais pas comment je pourrai le remercier un jour, mais je jure que je le ferai. Je... l’aiderai. Ça ne peut pas rattraper les méchancetés qu’on lui a fait subir à l’époque, mais au moins, j’aimerais pouvoir me racheter. Je n’ai plus entendu parler de la fille en blanc. Quand les autorités ont débarqué, je me suis évanoui. Et ne me suis réveillé que l’année dernière. Un an de coma. Ah. Je pourrai raconter ça à mes gosses plus tard. Je vais tout oublier. Cette île, ce village, ce manoir, tout. Je ne reviendrai pas. J’enverrai des dons pour que la maison hantée soit détruite, et l’église rénovée. Ce sera dans quelques années, mais en attendant, jamais je n’y retournerai. Non. Je ne suis pas fou. Je ne lui suis plus. C’est une histoire bien étrange.
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