“Le refuge de la Déesse”

Page 1

Le Refuge de la Déesse

La petite fille assise sur le rocher trempa ses pieds dans l’eau et se mit à rire quand des vaguelettes vinrent lui chatouiller les orteils : − Arrête, Papa ! Tu me fais des guili-guili ! Une autre fillette, copie conforme de la première, surgit des buissons de la dune, une fleur jaune à la main. Les deux enfants commencèrent à se chamailler et roulèrent dans l’eau en riant avec insouciance. Les vagues les repoussèrent gentiment vers le rivage. − Tu sais, Papa, gloussa la deuxième petite fille, tournée vers le rivage, en écartant une mèche brune ruisselante sur son visage aux rondeurs juvéniles, on va bientôt apprendre à nager avec l’école ! Mais nous, on sait déjà, vu que tu nous as appris ! − Oui, oui ! renchérit l’autre, mais ce sera dans la piscine ! Elle inclina la tête. − Dis... tu viendras nous voir ? demanda-t-elle avec espoir. − Maman a dit qu’elle viendrait, elle ! appuya sa jumelle en agitant sa fleur qui commençait tout juste à se faner. 109


Une femme émergea des dunes, comme répondant à son appel, le pas tranquille et les yeux brillants. Un tendre sourire éclaira son doux visage lorsque ses filles se retournèrent. Elle les enlaça, avant de dire sur un ton de reproche : − Antonio, tes filles te réclament ! Dans un remous, l’eau se fendit pour laisser place à un homme au teint mat, à l’air serein et aux fines rides de soleil. Il avait un air d’aventurier ou de pêcheur, que craint la tempête et respecte le vent. Une des petites filles s’approcha timidement de lui et lui tendit la petite fleur jaune qu’elle tenait entre ses mains. − Pour toi, dit-elle. Pour que tu penses bien à Maman et à nous, sur la terre ferme. Même si je sais que tu ne nous oublies pas ! se rattrapa-t-elle. L’homme s’en empara délicatement et la huma. − Mmh... Merci, Anyès ! Ça me change du parfum des algues ! déclara-t-il avec un sourire. − Moi, je l’aime beaucoup, le parfum des algues ! protesta l’autre fillette. Son père rit et fit virevolter sa fille dans ses bras tendus. − Heureusement ! C’est le parfum de mon royaume, petite princesse Alyès ! − Du nôtre alors, corrigea malicieusement la fillette. − À mon tour de faire l’avion ! réclama sa jumelle. Un peu à l’écart, la femme les observait tous les trois, sans parvenir à cacher son inquiétude, que son mari finit par remarquer : − Julia... un problème ? fit-il en s’approchant d’elle, le front barré d’un pli soucieux. 110


La femme baissa la tête et murmura : − J’ai reçu une prophétie... Elle jeta un œil à ses filles, qui avaient rejoint leur père sur la plage. − Je te raconterai tout plus tard, glissa-t-elle à son époux. Il acquiesça, pensif, et suivit sa femme et ses filles vers la grotte. À l’entrée, les fillettes s’arrêtèrent. Il leur était interdit d’accompagner leur mère dans la grotte, et elles n’avaient jamais vu personne le faire. Ce jour-là pourtant, leur père y entra à sa suite. À leurs questions, la mère avait répondu que les Grands-Mères souhaitaient leur parler de la nouvelle prophétie, puis tous deux s’étaient enfoncés dans les ténèbres que même les rayons d’été ne parvenaient pas à percer. Les deux sœurs attendirent longtemps, patientant en suivant des yeux une buse qui traçait des cercles répétitifs dans le ciel. Ils revinrent enfin. La buse avait disparu avec le soleil et le jour, tous trois fuyant la nuit, la lune et les étoiles. La femme caressa la tête de ses deux petits angelots assoupis sur le sable, puis laissa place à une autre femme, plus vieille et voûtée, emmitouflée dans un châle noir, et dont les yeux brillaient dans la nuit d’une paisible lueur jaune. − Julia... Antonio... Enfin, nous vous retrouvons... C’était une belle bêtise d’avoir voulu oublier les règles. Regardez où vous en êtes ! Obligés de nous laisser couper votre fil pour ça... Les deux époux se tournèrent vers la vieille femme et soutinrent son regard jaune. 111


− Qu’importent les règles et votre avis, Morta Atropos, nous savons que nos filles ne sont pas une bêtise, souffla Julia. − C’est pour cela que nous avons pris cette décision, vous le savez, continua son mari. La vieille femme haussa les épaules et sortit une paire de ciseaux en or de son châle, qu’elle fit claquer dans l’air nocturne. − Je persiste à dire que c’est le plus doux bruit du monde... susurra-t-elle d’une voix douceâtre. Dans son dos, deux formes sombres se mirent en mouvement, l’une avec sa quenouille et l’autre avec son rouet. − Mais il n’est pas encore pour vous, acheva Morta Atropos en rangeant ses ciseaux dorés presque avec regret. − Il en a été décidé autrement... grinça la femme au rouet en fixant les époux de ses yeux rouges. − Nous vous accordons cinq ans, annonça la dernière au regard bleu électrique, qui tenait une quenouille. Cinq ans de vie où vous serez cachés sur une île qui sera votre refuge et où vous pourrez élever vos filles en paix. En disant cela, la Parque sortit deux autres quenouilles sur lesquelles était enroulé un peu de fil blanc – la vie des deux jumelles. − Profitez-en bien... ricana-t-elle en se fondant dans l’obscurité de la grotte, suivie de ses compagnes. Leurs yeux aux troublantes couleurs disparurent en dernier et, avec eux, la tension qui était montée autour des deux époux. 112


Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, muets d’émotion. Cinq ans ! C’était un don merveilleux, une grâce divine. Cinq années s’écoulèrent, passées dans leur refuge : l’île d’Aix. La plage se situait au sud de l’île, près de la falaise, derrière le fort Liédot. Deux jeunes filles couraient vers l’eau, se poussant sans pitié, jusqu’à ce que l’une d’elles s’écroulât sur le sable ; il était différent de celui de leur enfance, plus épais. L’autre se jeta dans la mer tout habillée dans une gerbe d’eau salée, sans craindre la fraîche température de la saison qui rendait son souffle visible. Sa jumelle, Anyès, plongea dans les flots à la suite de sa sœur. Aussitôt, elle sentit la morsure du froid sur sa peau et ses muscles se raidirent. Elle entrouvrit les yeux, paniquée, et tenta de localiser Alyès : celle-ci nageait vers les profondeurs de l’océan, sans regarder derrière elle. Anyès envia son aisance à s’accommoder à la vie sous-marine. Pourquoi n’y arrivait-elle pas ? Elle s’efforça de se calmer et se laissa couler doucement. Peu à peu, ses poumons se firent à l’eau et des branchies s’ouvrirent au niveau de son cou. Ses yeux ne lui piquaient plus. Elle suivit le petit sentier de bulles abandonnées par sa jumelle. Si celle-ci parvenait sans peine à se rendre chez leur père, elle, Anyès, se sentait perdue dans l’océan. À l’aide de ses doigts et de ses pieds palmés, la jeune fille s’enfonça plus profondément dans les ténèbres. 113


La lumière jaillit d’un coup devant elle. Elle ralentit son allure. La tour de corail était visible, elle approchait. La silhouette du royaume sous-marin se dessina bientôt, avec ses tours roses lumineuses et ses grandes portes bleu ciel. Anyès fit un détour par le Jardin royal. Comme elle s’y attendait, sa sœur s’y trouvait, aux côtés de son père. Il s’était laissé pousser une petite barbe depuis quelque temps, et cela lui donnait un air plus sage, plus sérieux et plus vieux, ce qu’Alyès lui fit remarquer pour le taquiner. Lorsque le Souverain tourna la tête vers elle, Anyès comprit que quelque chose le tracassait. Sa sœur parlait, sans sembler remarquer le trouble de son père. Anyès vit bien que celui-ci ne l’écoutait que d’une oreille et elle lança à sa sœur : − Tais-toi, Alyès ! Puis elle fixa son père dans les yeux, et il lut dans les siens une question muette, à laquelle il acquiesça lentement : − Plus tard, mes princesses, plus tard. Il les embrassa chacune sur le front, dans un geste infiniment tendre mais teinté de douleur, puis leur tourna le dos. Les deux filles se regardèrent : − Papa a des soucis ? demanda Alyès, perplexe, à sa sœur. − Je ne sais pas. Anyès fila en direction de la tour de corail et entra par une fenêtre cintrée. Elle aimait cette tour et appréciait qu’elle fût réservée à la famille royale. C’était l’endroit le plus calme du royaume. La jeune fille se laissa tomber sur son lit de bulles et de corail. 114


Sa sœur entra à ce moment-là, les yeux baissés. − Anyès... maman est là. Anyès se redressa, stupéfaite. Leur mère ne venait jamais car le monde submergé ne lui était pas ouvert comme à ses filles, qui possédaient des branchies adaptées. − Alors il y a un problème, conclut-elle. Les deux sœurs se précipitèrent dans l’escalier de corail à grands coups de nageoires et de palmes. − Maman ? s’écrièrent-elles en ouvrant à toute volée la lourde porte de la Salle royale. En effet, leur mère se tenait au centre de la pièce, le cou orné du collier respiratoire accordé aux invités. Ses longs cheveux noirs flottaient autour d’elle, ce qui signifiait qu’elle n’était pas passée par les mains des Coiffeuses royales qui avaient paré les princesses d’une longue tresse brune, symbole féminin du monde submergé. Elle était donc venue directement voir leur père. −  Anyès, Alyès, nous devons vous révéler quelque chose, déclara leur mère dans un frémissement d’eau. Approchez. Elle s’écarta pour laisser apparaître un haut rocher que les deux filles n’avaient jamais vu auparavant. Alyès tendit un main un peu hésitante, puis effleura la pierre. Le froid de la roche la piqua et elle crut s’être coupée. L’obscurité ne lui permit pas de vérifier. − Maman ? lança-t-elle effrayée en se tournant de tous les côtés sans parvenir à distinguer quoi que ce soit. Papa ? Anyès ? − Ta sœur arrive, chantonna une voix toute proche et rocailleuse. 115


− Arrive... arrive... firent deux autres en écho. Une lueur brève émana de la pierre, sans permettre à Alyès de localiser les trois voix – ou peutêtre étaient-elles plus nombreuses. − Alyès ? interrogea une petite voix près de celle-ci. La jeune fille attrapa la main de sa sœur, tout juste arrivée, et continua à scruter la nuit, soudain silencieuse. − Il y a des gens bizarres autour de nous, murmurat-elle. − Malpolie ! s’offusqua la première voix. − Polie... polie... répéta l’écho. − Nous allons vous expliquer la bêtise de vos parents, continua la voix. Les voix de l’écho elles-mêmes retinrent leur souffle, sans faire de commentaires. Alyès et Anyès eurent une vision commune : leurs parents résignés aux mains d’une vieille femme en cape noire luisante. Les fils se rompirent dans un claquement sec qui troubla l’image, achevant la vision. − Leur bêtise, c’est vous, princesses, cracha la voix de crécelle. Entendre utiliser le surnom que leur père leur avait donné inspira une profonde répugnance à l’une comme à l’autre, mais aucune ne fut capable de réagir. Elles se souvenaient d’un conte que leur avait raconté autrefois leur mère, sur la plage. Une histoire de Parques et d’enfants sauvés. Une histoire triste. Alyès serra plus fort la main tremblante de sa sœur dans la sienne, pas plus assurée. − Vous êtes le fruit d’une union interdite, une conception maudite ! ricana la voix sinistre. Mais 116


vos parents, ces idiots, ont préféré se sacrifier pour vous ! Pour leur péché ! Elle se tut soudain et, quand elle reprit la parole, la voix était plus grave. − Mais maîtresse Junon Héra, déesse de la famille, a souhaité leur accorder cinq ans pour élever leurs jeunes enfants. Vous lui devez ces cinq années bénies dans votre refuge – l’île. − C’est moi... Junon Héra... votre protectrice, glissa à ce moment une nouvelle voix, suave et rassurante, que seules les jumelles étaient capables de percevoir. Vous pouvez me faire confiance pour la suite, l’île d’Aix restera votre refuge comme elle le fut ces cinq dernières années, et je me dévouerai à parfaire votre éducation... comme une seconde mère. Les deux jumelles sentirent un courant doux essuyer les larmes qui leur avaient échappées. − Même si je ne remplacerai jamais Julia... Le jour déchira le voile de la nuit et la lumière inonda la maison bleue de l’île d’Aix. Une femme blonde s’affairait aux fourneaux, d’où émanait une bonne odeur de pâtisserie. Elle s’écria en se retournant avec un plat garni de crêpes : − À table ! Les jumelles s’empressèrent de se servir et de tartiner. Anyès se tourna vers la femme blonde : − Elles sont toujours aussi bonnes ! la complimentat-elle. − Merci, Maman ! remercia Alyès à son tour. La femme leur sourit tristement. 117


− Je vais vous raconter une histoire... commençat-elle. “… et la déesse effaça de la mémoire des filles le souvenir de leur père et de leur mère, qu’elle remplaça selon leur propre souhait par celui d’une maman aimante qu’elle incarna...” acheva-t-elle en caressant les joues des fillettes, le regard lointain. Les deux petites l’observèrent en silence. − C’est triste, dit Alyès. − Mais c’est une belle histoire, compléta Anyès.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.