Qui se cache derrière David Bowie ? A-t-il été mod ou hippie ? new wave ou funk ? avant-gardiste ou romantique ? sincère ou acteur ? créateur ou copieur ? pop star ou manipulateur ? Ziggy Stardust ou Thin White Duke ? Pourquoi tous ces changements de genres et de personnages ? Ces différents masques forment-ils une identité ? Tout cela a-t-il un sens ? Y a-t-il un but ou un message ? Et pourquoi se poser ces questions ? Sans doute parce que depuis plus de quarante ans, David Bowie ne cesse de fasciner. À accumuler juxtapositions, contradictions, angles d’attaque, images et miroitements diffractés, son œuvre si vivace révèle une volonté d’embrasser son époque et de réenchanter le monde, que cette biographie tente d’éclairer. Bertrand Dermoncourt, journaliste à L’Express et directeur de la rédaction du mensuel Classica, est auteur de dictionnaires (Tout Bach, Tout Mozart, Tout Verdi ou L’Univers de l’opéra dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont) et de monographies de compositeurs (Chostakovitch et Stravinski chez Actes Sud). Il a également participé au Nouveau dictionnaire du rock de Michka Assayas.
BERTRAND DERMONCOURT
Préface d’Éric Dahan
DAVID BERTRAND DERMONCOURT
BOWIE
DAVID BOWIE
DAVID BOWIE
Préface d’Éric Dahan
Photographie de couverture : litographie pour l’album RCA Hunky Dory, 1971 © Christie’s Images / Bridgeman Images
ACTES SUD DÉP. LÉG. : MARS 2015 14,80 € TTC France www.actes-sud.fr
ISBN 978-2-330-04798-6
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ACTES SUD
Collection dirigée par Bertrand Burgalat et Bertrand Dermoncourt.
ACTES SUD
ROCK S
Discographie commentée
Nous présentons ici les albums studio de David Bowie. Les disques apparaissent par ordre chronologique de publication, avec le tracklisting original. Les éventuels changements ou bonus sont signalés en fin de critique.
David Bowie (1967)
Uncle Arthur – Sell Me a Coat – Rubber Band – Love You Till Tuesday – There Is a Happy Land – We Are Hungry Men – When I Live My Dream – Little Bombardier – Silly Boy Blue – Come and By My Toys – Join The Gang – She’s Got Medals – Maid of Bond Street – Please Mr Gravedigger
Les amateurs de David Bowie ne sont généralement pas tendres envers ce premier long play. En 2003, le magazine anglais Mojo le jugeait “à peine intéressant”. C’est devenu un cliché de dire qu’avec ce disque, le jeune chanteur n’a pas trouvé sa voie et ne sait pas encore saisir l’air du temps. Alors qu’en 1967 Londres s’embarque tête la première dans le psychédélisme, Bowie reste, il est vrai, très “mod” – le mouvement dominant les années précédentes. À l’écoute de l’album, on perçoit également les multiples autres influences qui ont guidé l’auteur : celle des Walker Brothers (“When I Live My Dream”, “Silly Boy Blue”) ou d’Anthony Newley, chanteur-comédien de cabaret (par exemple dans “Little Bombardier”). David Bowie est-il pour autant un disque médiocre ? S’il est vrai que Bowie n’y est pas encore vraiment lui-même, ses chansons, plus terre à terre que par la suite, sont portées par les arrangements de Dek Fearnley avec orchestre de cordes, cuivres, piano, guitare sèche, et même cithare dans “Join the Gang”. Comme dans de nombreux disques de cette époque, on perçoit un métier hors du commun, une manière classique de mettre en valeur les mélodies, de porter la ligne vocale, de
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créer, en quelques instants, un univers évocateur. Certes, toutes les chansons ne sont pas d’égale valeur. Certaines manquent d’originalité, mais d’autres annoncent le Bowie à venir, comme “There Is a Happy Land” et le dernier titre, le très surprenant et assez morbide “Please Mr Gravedigger”.
Space Oddity (1969)
Space Oddity – Unwashed and Somewhat Slightly Dazed – (Don’t Sit Down) – Letter to Hermione – Cygnet Committee – Janine – An Occasional Dream – Wild Eyed Boy From Freecloud – God Knows I’m Good – Memory of a Free Festival
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“Lorsque j’ai écrit cet album, reconnaîtra bien plus tard Bowie, je traversais une période très dépressive. Je ne l’oublierai jamais car elle me permit d’être considéré comme songwriter.” C’est pour cela qu’il a souhaité que ce second LP reprenne le titre de son premier essai inabouti : David Bowie, tout simplement, au risque de confondre les deux disques. Une réédition a vite été proposée par Mercury sous le titre Man of Words, Man of Music. Des années plus tard, suite au succès du morceau placé en ouverture de la face A, on proposa un troisième titre, définitif, Space Oddity. Plus mature que l’album de 1967, Space Oddity souffre d’être dominé par la chanson-titre, qui écrase les autres compositions de l’album. Single aventureux et pourtant accrocheur, “Space Oddity” est un véritable météore lancé par Bowie dans la galaxie pop de la fin des années 1960. Magnifiquement arrangé par Paul Buckmaster (partenaire habituel d’Elton John, il joue du violoncelle sur le reste de l’album), “Space Oddity” impose au grand public anglais la voix unique de Bowie, de même que son talent de compositeur. La chanson présente aussi son premier “personnage”, le Major Tom, que l’on retrouvera plus de dix ans plus tard dans “Ashes to Ashes”, décati et drogué. Loin d’être inintéressant, le reste de l’album n’est cependant pas aussi brillant. C’est que Bowie cherche toujours sa voie, entre blues (“Unwashed and Somewhat Slighty Dazed” et son harmonica), folk (“Letter to Hermione”, “An Occasional Dream” – proche de Paul Simon – ou “God Knowns I’m Good”), country (“Don’t Sit Down”, “Conversation Piece”), sans se départir non plus de l’influence majeure de Scott Walker (son ombre plane
une fois de plus sur le quasi symphonique “Wild Eyed Boy from Freecloud”) et les Beatles (“Cygnet Committee”, titre de près de dix minutes inspiré des morceaux psychédéliques de Lennon, ou encore la fin de “Space Oddity”, proche de celle de “A Day in the Life”)… On retrouve tout au long de l’album Tony Visconti (production, basse et flûte) et Rick Wakerman (claviers), des musiciens qui feront un bout de chemin avec Bowie. Visconti s’autorise ici, pour la première fois, quelques expérimentations, comme les bandes à l’envers sur “Memory of a Free Festival”… Quant à la pochette originale, elle est due à George Under wood, l’ami d’enfance de Bowie. En bonus, dans l’édition Ryko de 1990, on trouve “Conversation Peace”, la face B du 45 tours “Prettiest Star”. Deux autres titres, “Memory of a Free Festival part 1 & 2”, une nouvelle version de la chanson de l’album parue à l’origine en 45 tours en 1970, permettent d’entendre pour la première fois Mick Ronson à la guitare et Mick Woodmansey à la batterie. Avec Trevor Bolder à la basse, ils formeront les Spiders from Mars. En 2009 est parue une édition “du quarantième anniversaire” plus exhaustive encore, avec un CD entier de bonus, ceux de 1990, plus des mixes alternatifs, des démos (“Space Oddity” ; “An Occasional Dream”) et des sessions pour la BBC.
The Man Who Sold the World (1970)
The Width of a Circle – All the Madmen – Black Country Rock – After All – Running Gun Blues – Saviour Machine – She Shook Me Cold – The Man Who Sold the World – The Supermen
The Man Who Sold the World est un disque charnière dans la carrière de Bowie, le faisant passer du statut de chanteur folk inspiré à celui de rock star. Premier album construit autour d’un concept, il permet d’entendre un groupe soudé et résolument incisif. Le morceau d’introduction, l’ambitieux “The Width of a Circle”, est significatif : riff impeccable scandé par Mick Ronson à la guitare électrique, repris par la basse bondissante et ronde de Visconti et la guitare sèche de Bowie, solo de Ronson, frappe riche et puissante de Woodmansey, mélodie et chœurs inimitables de Bowie. La voix s’est émancipée de ses modèles passés, même si la musique, à certains endroits, accuse
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encore les influences de son temps, comme sur “Black Country Rock”, (trop) proche de T. Rex, ou “She Shook Me Cold”, qui fait penser à Led Zeppelin. Sous-estimé, l’album reste, selon Morrissey, “un authentique cours d’instruction musicale”. Il annonce le glam rock de Ziggy Stardust, son lyrisme et sa force expressive, dans des tonalités plus sombres cependant. On retrouve un Bowie tourmenté dans les morceaux les plus étranges de The Man Who Sold the World, “All the Madmen” ou le sublime “After All” : “J’étais très préoccupé par l’état de santé mentale de mon demi-frère Terry, qui était alors hospitalisé dans un établissement psychiatrique, raconte-t-il aux Inrockuptibles en 1993. Il était soigné pour schizophrénie et neurasthénie. Parfois, il venait passer un week-end avec moi. C’était assez effrayant, car je reconnaissais chez lui certains traits de ma personnalité. J’avais la trouille de sombrer à mon tour dans la folie… Mon écriture s’en est fortement ressentie.” Dans “After All”, Bowie affirme d’ailleurs : “L’homme est un obstacle.” Ses textes deviennent fortement personnels, à l’image de celui de “The Width of a Circle”, qui analyse son enfance et les rapports avec sa famille. Ailleurs, on découvre différents personnages et des allusions surréalistes (“Zane Zane ouvre le chien” dans “All the Madmen”). Parmi les musiciens, on retrouve la même équipe que sur “Memory of a Free Festival part 1 & 2”, avec en outre Ralph Mace au synthétiseur (une tentative très novatrice à l’époque), à l’aise dans tous les genres, du glam rock au folk et à la pop psychédélique à la Syd Barrett, en passant par les accents hard rock de “She Shook Me Cold”. Pour la première fois, Bowie se trouve de manière très intéressante à l’intersection de différents styles plus ou moins naissants, dont il sait tirer la quintessence. En bonus sur le CD, dans l’édition de 1991, on trouve un inédit, “Lightning Frightening”, une face A de single (“Holy Holy”, qui est ici reprise, contrairement à ce que mentionnent les informations de pochette, dans la version de 1973 enregistrée pour la face B de “Diamond Dogs”, et non dans la version originale), et deux titres parus sous le nom de Arnold Corns, en 1971 : “Moonage Daydream” et “Hang on to Yourself”, repris dans d’autres versions sur Ziggy Stardust.
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Hunky Dory (1971)
Changes – Oh ! You Pretty Things – Eight Line Poem – Life On Mars ? – Kooks – Quicksand – Fill Your Heart – Andy Warhol – Song For Bob Dylan – Queen Bitch – The Bewlay Brothers
Comme The Man Who Sold the World, Hunky Dory explore le thème de la double personnalité, de l’apparence et la “vraie” nature, dans une vision prophétique de la vie de Bowie et de son statut de star. L’album commence par le lumineux “Changes”, une chanson emblématique qui résume bien la situation complexe dans laquelle le chanteur se trouve alors. Il se conclut sur le sombre “The Bewlay Brothers”, chanson introspective et schizophrénique qui évoque à nouveau son demi-frère Terry, en filigrane d’une histoire de possession d’âme par la folie. On y trouve aussi de nombreuses références au cinéma, sur “Life on Mars ?” (une suite de “Space Oddity”) et “Quicksand”. De plus, le glamour des pochettes de The Man Who Sold the World et Hunky Dory n’est-il pas aussi une allusion directe au cinéma et à l’ambiance de cabaret qui transparaît dans certaines chansons ? Particulièrement abouti, Hunky Dory possède une cohérence qu’aucun disque de Bowie n’avait atteinte jusqu’à présent. Les arrangements et la production de Ken Scott sont d’une finesse et d’une richesse éblouissantes (les compressions ! les doublures !), sachant tirer le meilleur parti des instruments acoustiques et du travail de studio, la guitare sèche et le piano de Rick Wakeman servant de lien entre les différents morceaux, pour créer une ambiance étrange (voire particulièrement prenante et sombre sur “Quicksand” ou “The Bewlay Brothers”), moins rock que dans The Man Who Sold the World. Alors qu’il a (vite) atteint la maturité artistique, avec des titres aussi forts que “Life on Mars ?”, David Bowie rend aussi hommage, dans Hunky Dory, à des artistes qui l’ont inspiré : il célèbre le Velvet Underground et Lou Reed sur “Queen Bitch”, Bob Dylan et Andy Warhol pour deux titres qui portent leur nom (le “Song for Bob Dylan” de Bowie renvoyant curieusement au “Song for Woody” [Guthrie] de Dylan !). En bonus dans l’édition CD de 1991, on trouve des versions différentes de “The Supermen” (de The Man Who Sold the World), “Quicksand” et “The Bewlay Brothers”, ainsi qu’un inédit, “Bombers”. 111
The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars (1972)
Five Years – Soul Love – Moonage Daydream – Starman – It Ain’t Easy – Lady Stardust – Star – Hang Onto Yourself – Ziggy Stardust – Suffragette City – Rock’n’Roll Suicide
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La gloire, essentiellement anglaise, de Bowie est donc venue de cet album, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. Enregistré en même temps qu’Hunky Dory, il s’en démarque nettement. Même s’il débute par un titre tout en douceur (“Five Years”), il se concentre ensuite sur des morceaux “up-tempo” et ouvertement rock, avec panache, mais sans agressivité. Musicalement, Ziggy reprend les choses là où The Man Who Sold the World les avait laissées, pour constituer l’album de glam rock le plus populaire et le plus convaincant de tous les temps, avec un groupe mythique, les Spiders from Mars : Mick Ronson (guitare, piano, voix, arrangements), Mick Woodmansey (batterie) et Trevor Bolder (basse, trompette). Magistralement produit et arrangé avec Ronson et l’ingénieur du son Ken Scott, Ziggy possède une cohérence très forte, que la trame narrative ne fait que renforcer : l’histoire d’une rock star extraterrestre, Ziggy Stardust, qui finira victime de son succès. Tout se termine par un vibrant “Rock’n’Roll Suicide”. Par cette distanciation, l’album est moins personnel que les deux précédents, plus accessible aussi. En outre, chaque chanson se joue de l’histoire du rock, puisant son inspiration aux sources même de celui-ci, dans différents styles, notamment le rhythm and blues, le boogie et le gospel (avec “It Ain’t Easy”, chanson de l’Américain Don Davies, déjà reprise par Mitch Ryder). La disparité des styles et des rythmes est lissée par la cohésion du groupe, la logique de l’instrumentation, le mélange de sophistication et de simplicité des thèmes mélodiques, la qualité et la variété du chant. En résulte une sacrée usine à tubes, avec rien moins que cinq singles, tous classés. Pour les textes, Bowie surprend par la nouveauté des sujets (“Suffragette City”, écrit bien avant l’émergence des “Riot grrrls” ; “Lady Stardust” et sa bisexualité trouble…). La naïveté un peu niaise du thème du “chanteur extraterrestre” est compensée par le flou poétique de l’écriture. Bowie utilise la technique du “cut up”, mise au point par l’écrivain américain William Burroughs, dont le livre Wild Boys a directement inspiré le personnage de Ziggy. “Ziggy”
était le nom de la boutique d’un tailleur, alors que “Stardust” vient du chanteur de country The Legendary Stardust Cowboy. Il est tentant d’ajouter la ressemblance de “Ziggy” avec “Iggy” (Pop) et “Twiggy”, le modèle qui posera sur Pin Ups. Et celle, soulignée par Bowie lui-même, avec Vince Taylor, le ténébreux rockeur pionnier, toujours vêtu de cuir noir. Même si les paroles de la chanson (“Ziggy jouait de la guitare et il en jouait de la main gauche”) semblent contredire chacune de ses hypothèses. Qui est Ziggy alors ? Hendrix ? On ne le saura sans doute jamais. À moins que cet extraterrestre ne soit Bowie lui-même, victime de l’un de ses multiples changements de personnalité… En bonus, le CD de 1991 offrait deux magnifiques démos acoustiques (“Ziggy” et “Lady Stardust”) par Bowie seul, un inédit (“Sweet Head”) et une face B de single (“Velvet Goldmine”), tandis que l’édition “du trentième anniversaire” de 2002 proposait un disque entier de bonus.
Aladdin Sane (1973)
Watch That Man – Aladdin Sane (1913-1938-197 ?) – Drive-In Saturday – Panic in Detroit – Cracked Actor – Time – The Prettiest Star – Let’s Spend the Night Together – The Jean Genie – Lady Grinning Soul
Suite logique de The Rise and Fall of Ziggy Stardust, Aladdin Sane permet de retrouver le même groupe, augmenté de Mike Garson. Son piano exubérant marque profondément le disque, il suffit d’écouter ses prestations sur “Aladdin Sane” ou “Lady Grinning Soul” pour s’en convaincre, tout comme la production chaleureuse de Ken Scott. Au moment de l’enregistrement, le groupe venait de traverser les États-Unis pour une tournée et l’album fut composé en partie sur la route : “Watch That Man” à New York, “Panic in Detroit” dans cette ville, “Time” à La Nouvelle-Orléans, “Cracked Actor” à Los Angeles et “Drive-In Saturday” entre Seattle et Phoenix. Quant au magnifique “Lady Grinning Soul”, Bowie l’écrivit pour la chanteuse américaine Claudia Lennear, à qui Mick Jagger avait déjà dédié “Brown Sugar”. Enfin, on trouve une reprise des Stones, “Let’s Spend the Night Together”, déclaration à Jagger, celui qui va devenir son meilleur ami dans le monde du show-business… Quoi qu’il en
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soit, Aladdin Sane constitue sans doute l’album le plus achevé du rock décadent. Plus fin sans doute et plus varié encore que Ziggy Stardust, il montre l’art de Bowie et de son groupe au sommet. En 2003 paraîtra en CD une version double “du trentième anniversaire”, avec en bonus le disque suivant : John I’m Only Dancing (Sax Version) – The Jean Genie (Original Single Mix) – Time (Single Edit) – All The Young Dudes – Changes (live oct. 72) – The Supermen (live oct. 72) – Life On Mars (live oct. 72) – John I’m Only Dancing (live oct. 72) – The Jean Genie (live oct. 72) – Drive-In Saturday (live nov. 72).
Pin Ups (1973)
Rosalyn – Here Comes the Night – I Wish You Would – See Emily Play – Everything’s Alright – I Can’t Explain – Friday on My Mind – Sorrow – Don’t Bring Me Down – Shapes of Things – Anyway, Anyhow, Anywhere – Where Have All the Good Times Gone
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Après Ziggy et Aladdin Sane, Bowie marque une pause et rend un nouvel hommage à ses héros musicaux, sur un album entier. Peu d’artistes, avant lui, avaient eu l’idée de produire un disque cohérent de reprises. Avec pour la dernière fois Bolder, Ronson et le producteur Ken Scott, avec toujours Garson et un nouveau batteur, Aynsley Dunbar, il livre sa vision des années 1960, en reprenant les Kinks, Them, les Who (deux titres : “I Can’t Explain” et “Anyway, Anyhow, Anywhere”), les Yardbirds, les Pretty Things ou Pink Floyd… “Ces chansons font partie de mes préférées dans le Londres des années 1964-1967, explique-t-il dans les notes de pochette. La plupart de ces groupes jouaient dans le circuit du Ricky Tick et des clubs (Marquee, Eel Pie Island, etc.). Certains sont encore avec nous aujourd’hui…” Loin d’être décousu – c’est l’écueil de ce genre d’exercice, du fait de la diversité des compositions –, l’album trouve une cohérence surprenante dans la qualité des arrangements et l’agencement des chansons. Pour l’apprécier, il convient de ne pas le considérer comme un témoignage sur les Swinging Sixties, au risque d’être déçu si l’on connaît la finesse des originaux. Pin Ups est bien un album glam des années 1970, qui conclut en beauté l’époque “Ziggy”.
Pendant les sessions, une version de “White Light/White Heat” du Velvet Underground, jouée régulièrement en concert, fut enregistrée et finalement incluse dans l’album solo Play Don’t Worry de Mick Ronson. En bonus sur le CD de 1991, on trouve “Growin’Up”, une reprise inédite de Springsteen, ainsi que le “Port of Amsterdam” de Brel dans la traduction de Mort Schuman, publiée à l’origine en face B du 45 tours “Sorrow” (et prévue, à l’origine, pour figurer sur la face A de “Ziggy Stardust”).
Diamond Dogs (1974)
Future Legend – Diamond Dogs – Sweet Thing – Candidate – Sweet Thing (Reprise) – Rebel Rebel – Rock’n’Roll With Me – We Are the Dead – 1984 – Big Brother – Chant of the Ever Circling Skeletal Family
Les premiers albums de Bowie, de Space Oddity à Aladdin Sane, montrent une progression constante et logique. Après le récréatif Pin Ups, Bowie doit prouver qu’il peut durer et se renouveler. Il réalise, seul ou presque avec l’ingénieur du son Keith Harwood, son disque le plus ambitieux. Inspiré par 1984 de George Orwell, Diamond Dogs débute par un morceau étrange, “Future Legend”. On plonge dans l’atmosphère terrifiante de Hunger City où prêche Halloween Jack. “J’ai utilisé à fond la technique de collage volée à Burroughs, confia Bowie en 1993. Cela explique l’aspect très fragmenté des textes. À l’époque où j’enregistrais Diamond Dogs aux studios Olympic, Eno était en train de bosser sur Here Come the Warm Jets. Dès qu’il quittait le studio, j’écoutais ses bandes pour voir où il en était. Et je sais qu’il m’espionnait exactement de la même façon. Nous étions très surpris par la similarité d’écriture en collages.” Sur Diamond Dogs, la plupart des titres sont enchaînés (voir la suite “Sweet Thing” / “Candidate” / “Sweet Thing [Reprise]) pour créer une ambiance assez malsaine, parfois étouffante, en tout cas plus prenante encore que dans les disques précédents de Bowie. Par ailleurs, la théâtralité du glam est poussée à fond, jusqu’à la complaisance. Après “Ziggy Stardust” et “The Jean Genie”, Bowie livre un nouveau grand tube bâti sur un simple riff, “Rebel Rebel”, où il chante comme Mick Jagger. Il trouve aussi de nouvelles inspirations dans la musique noire (sur 1984) qui annoncent l’album suivant, Young Americans.
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L’édition double CD “du trentième anniversaire” de 2004 propose huit titres rares, dont deux autres versions de “Rebel Rebel”, le single américain de 1974 et un remix de 2003.
Young Americans (1975)
Young Americans – Win – Fascination – Right – Somebody up There Likes Me – Across the Universe – Can You Hear Me ? – Fame – Who Can I Be Now ? – It’s Gonna Be Me – John, I’m Only Dancing Again
Avec Young Americans, David Bowie surprend tout le monde. Lui qui avait, d’une certaine façon, contribué à renouveler et même à sauver le rock anglais, part habiter aux États-Unis et y enregistre un disque de soul. En 1993, il avouera : “Comment ai-je pu faire un album aussi naïf, être aussi exubérant au sujet de la soul américaine ? Cet album reste un mystère. « Hey, la soul, c’est super, je vais faire un album soul »… De la soul un peu dérangée…” Mis à part sur “Fascination” peut-être (écrit pourtant avec Luther Vandross), difficile en effet de trouver dans cet album trace de l’ancien Bowie. Young Americans est un disque frais, spontané, où Bowie s’approprie avec brio un nouveau genre musical. La critique, qui y perd définitivement “son” Ziggy, fait à l’époque des comparaisons douteuses avec la soul baveuse de Barry White. C’est surtout du côté de la “Philly soul” (de Philadelphie), de ses arrangements nourris et de ses sonorités sensuelles, qu’il faut chercher la nouvelle inspiration du chanteur. Produit par Visconti, l’album est enregistré avec de musiciens qui lui étaient jusqu’alors étrangers, mis à part Mike Garson. Ainsi, la guitare laid-back de Carlos Alomar et le saxophone voluptueux de David Sanborn remplacent les arrangements tranchants de Ronson. En bonus sur le CD de 1991, on trouve deux inédits (“Who Can I Be Now ?” et “It’s Gonna Be Me”) ainsi qu’une nouvelle version de “John, I’m Only Dancing”, sortie en single en 1979.
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Station to Station (1976)
Station to Station – Golden Years – Word On a Wing – TVC 15 – Stay – Wild is the Wind
Les sonorités d’une locomotive, qui s’emballe petit à petit et c’est parti : le tourbillon musical de Station to Station va nous emporter loin. Mais où exactement ? Éternel voyageur, Bowie semble, au moment de l’enregistrement, avoir un pied aux États-Unis et un autre en Europe. L’album fait donc le pont entre la musique black de Young Americans, son funk chaloupé et ses chœurs soul, de perpétuelles influences rock et boogie, et la new wave continentale qui allait suivre, sa froideur obsédante et ses rythmes motoriques. En six titres seulement, Station to Station oscille constamment entre ces deux pôles, mais n’a rien d’un compromis. Souvent présenté comme un simple album de transition, il vaut bien mieux que cela. Avec sa sonorité ronde, chaleureuse, qui file d’un morceau à l’autre, ce disque de crooner maquillé en opus rock classique œuvre à une synthèse exceptionnelle, un moment de grâce rare, sinon unique, dans la carrière du chanteur. Le morceau titre, “Station to Station”, évoque un voyage de trois jours entre New York et Los Angeles. À sa manière, électrique et visionnaire, il ouvre la voie (ferrée) au fameux Trans Europe Express de Kraftwerk, qui sortira en 1977. Les États-Unis sont encore présents dans “Wild is the Wind”, reprise d’une chanson d’un western de 1957 et dans “Golden Years”, le single, écrit à l’origine pour Elvis Presley. Enregistré fin 1975 aux Cherokee Studio de Los Angeles, alors que Bowie sait qu’il va bientôt revenir en Europe, l’album est, comme le single Fame quelques mois auparavant (avec John Lennon), produit par Harry Maslin. À nouveau entouré d’un groupe solide, avec Earl Slick et Carlos Alomar aux guitares, Roy Bittan (piano, du groupe E-Street Band de Bruce Springsteen), George Murray et Dennis Davis à la rythmique, Station to Station montre un Bowie en pleine ébullition. En bonus du CD de 1991, on trouve deux titres live enregistrés à Nassau en mars 1976 (“Stay” et “Word on a Wing”), lors d’un concert publié entièrement dans une édition limitée de l’album en 2010. 117
Low
(1977) Speed of Life – Breaking Glass – What in the World – Sound and Vision – Always Crashing in the Same Car – Be My Wife – A New Career in a New Town – Warszawa – Art Decade – Weeping Wall – Subterraneans
“David a mis tellement d’idées dans Low qu’un groupe normal aurait pu bâtir une carrière dessus”, a déclaré Brian Eno en 1993. Cet album en tous points exceptionnel marque sa première collaboration avec le chanteur, qui retrouve Carlos Alomar, Georges Murray et Dennis Davis, ainsi que le guitariste Ricky Gardiner et le producteur Tony Visconti. Essentiellement instrumental (Bowie a du mal à exprimer en public son état dépressif autrement qu’en musique), le disque est clairement séparé en deux faces. La première est consacrée à des morceaux brefs, fragmentaires, comme des “propositions” (pour reprendre l’expression de Jean-Luc Godard), des fulgurances. Un seul single émerge de cette pop déjantée, le bizarrement lumineux “Sound and Vision” – “Sound and Vision”, un résumé de la carrière de son auteur ? Cette face A comporte des titres essentiels de Bowie, parmi lesquels l’émouvant “Be My Wife” ou le déstructuré “What in the World” (avec Iggy Pop aux chœurs). La face B est d’une nouveauté toute surprenante : il s’agit de près de vingt minutes de musique ambiante instrumentale, inspirée par la Discreet Music d’Eno, et où dominent les synthétiseurs. Ici, on peut réellement parler (comme le fera le compositeur américain Philip Glass, qui orchestrera certains de ces morceaux pour sa Low Symphony) de “paysages” ou de “peintures” sonores, dont l’originalité défie l’épreuve des écoutes répétées et du temps qui passe. À noter que les deux inédits remarquables, coécrits par Eno, présents sur le CD édité en 1991, “Some Are” et “All Saints”, prolongent magistralement cette ambiance aérienne.
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“Heroes” (1977)
Beauty and the Beast – Joe the Lion – “Heroes” – Sons of the Silent Age – Blackout – V-2 Schneider – Sense of Doubt – Moss Garden – Neuköln – The Secret Life of Arabia
Enregistré en Allemagne avec Brian Eno et Tony Visconti, “Heroes” est la suite logique de Low, avec un son plus goudronneux. Avec la même section rythmique, à laquelle s’ajoute la guitare de Robert Fripp, l’album reprend la dichotomie vocale/instrumentale (ou rock/ambient) avec autant d’inventivité. Les chansons de la face A sont cependant plus “carrées” et plus structurées que sur Low. Ce mélange inédit de synthétiseurs, de basses imposantes, de guitares filandreuses et d’ambiances éthérées va servir de modèle à la new wave. En premier lieu à The Cure, qui avoua avoir écrit son chef-d’œuvre Seventeen Seconds (1980) “en tentant de mélanger les guitares de Nick Drake et la production de Low et « Heroes » de Bowie”. La face B, pour laquelle Eno cosigne deux titres (“Moss Garden” et “Neuköln”), est à nouveau instrumentale, et les ambiances développées sont plus sombres que dans Low (voir le fascinant “Sense of Doubt”). Bowie se souvient de ses voyages au Japon (le koto de “Moss Garden”) et rend hommage au groupe Kraftwerk dans “V-2 Schneider” (du nom de l’un des deux fondateurs, Florian Schneider). Sur la réédition en CD par Ryko, on trouve un inédit, “Abdulmajid”, un titre une fois de plus très novateur, qui évoque très singulièrement et de façon prophétique The Glove, Siouxsie & the Banshees, The Cure ou encore Bauhaus par son habile mélange de synthétiseur et de basse avec effet.
Lodger (1979)
Fantastic Voyage – African Night Flight – Move On – Yassassin – Red Sails – DJ – Look Back in Anger – Boys Keep Swinging – Repetition – Red Money
Lodger marque la troisième étape de la collaboration entre Bowie et Eno. Pas facile d’imaginer une suite à deux albums aussi inspirés que Low et “Heroes”.
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Pour Logder, Bowie reprend donc les mêmes et… ne recommence pas. Toujours produit de façon expérimentale avec Tony Visconti, l’album brouille volontairement les pistes, au risque de perdre l’auditeur moyen. Un exemple ? Sur “Boys Keep Swinging”, les musiciens échangent leurs instruments : le guitariste Carlos Alomar joue de la batterie, le batteur Dennis Davis de la basse. Tout au long du disque, on sent constamment une sorte de fébrilité, et Bowie ose un chant volontairement détimbré, comme à bout de souffle (“DJ”). Lodger développe par ailleurs le thème du voyage et de l’aventure, comme sur “African Night Flight”, inspiré par les nombreux voyages du chanteur au Kenya. Plus décousu que Low et “Heroes”, Lodger s’aventure dans des territoires exotiques, marqués par les rythmes africains et les mélodies du Moyen-Orient (“Yassassin”), des métissages qui trouveront leur aboutissement dans l’album Remain in Light des Talking Heads, produit l’année suivante par Eno. Ce dernier cosigne cette fois cinq titres sur dix. Il ne retrouvera Bowie que quinze ans plus tard, pour 1. Outside.
Scary Monsters (1980) It’s No Game (part 1) – Up the Hill Backwards – Scary Monsters (and Super Creeps) – Ashes to Ashes – Fashion – Teenage Wildlife – Scream Like a Baby – Kingdom Come – Because You’re Young – It’s No Game (part 2)
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Avec Scary Monsters, Bowie conclut avec brio une période de douze ans consacrée à l’exploration des multiples facettes de la musique pop, du glam rock à la soul, de l’ambient à la new wave. Chaque album depuis 1969 reprenait les démons de Bowie pour les exorciser. Dans ce nouveau disque, il les rappelle tous, faisant le bilan de son parcours dans des chansons comme “Ashes to Ashes”, “Fashion” et “Scream Like a Baby”. On retrouve d’ailleurs un morceau écrit en 1963, “It’s No Game”, en deux versions, qui ouvrent et ferment l’album, renforçant ainsi sa grande cohésion. Les invités prestigieux (de nombreux guitaristes parmi lesquels Pete Townshend pour un titre, Carlos Alomar et surtout Robert Fripp qui marque autant cet album de son empreinte qu’“Heroes” deux ans auparavant) sont réunis sous la férule de Tony Visconti. “Scary Monsters était vraiment un bon album qui, en plus, a bien marché, explique ce dernier.
Nous avions réussi à créer un style « commercial » que tout le monde a copié. Nous avons permis au synthétiseur de s’imposer.” Le disque possède en effet un dynamisme qui tranche avec les albums précédents. Comme le dit Bowie dans Teenage Wildlife : “I feel like a group of one.” C’était la dernière fois avant Heathen en 2002 que Visconti produisait un album de Bowie.
Let’s Dance (1983)
Modern Love – China Girl – Let’s Dance – Without You – Ricochet – Criminal World – Cat People – Shake It
Il est facile de détester Let’s Dance. C’est un album ouvertement commercial, réalisé avec des faiseurs de tubes, un producteur, Nile Rogers, auréolé des succès obtenus avec son groupe Chic ou Diana Ross, l’ingénieur du son préféré des maisons de disques en manque de hit, Bob Clearmountain, et de valeureux requins de studio : les batteurs Omar Hakim et Tony Thompson, le blues man Stevie Ray Vaughan à la guitare… Pour ce disque, qui paraît trois ans après Scary Monsters, tout semble avoir été sacrifié à l’efficacité : les arrangements léchés, sinon aseptisés, mettent systématiquement en avant la voix et la mélodie principale, les harmonies et le rythme semblent simplifiés au maximum ; alors que les disques précédents comportaient entre dix et douze titres, on trouve ici quatre chansons seulement par face, ni plus ni moins ; aucun personnage imaginaire comme Bowie les affectionnait jusqu’à présent n’apparaît – au contraire, les textes mettent en avant un message plutôt fruste, compréhensible par tous, et comme scandé dans les singles “Modern Love” et “Let’s Dance”, à l’optimisme béat, sinon niais : “Let’s dance / Put on your red shoes and dance the blues” – “Dansons / Mets tes chaussures rouges et danse le blues…” Tout un programme ! Avec Let’s Dance, l’album et le single, resté un mois en tête du hit-parade anglais, Bowie décroche la timbale. C’est son plus grand triomphe depuis Space Oddity et “Ashes to Ashes”. Il quitte alors l’avant-garde pour toucher le goût commun ; il ne fait plus la mode, il devient mainstream et bientôt il sera à la traîne. Il ne fait plus de musique pour lui-même mais uniquement pour plaire.
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Pour toutes ces raisons, et en fonction de ce changement d’orientation, on peut en effet détester Let’s Dance. Mais voilà. D’abord Let’s Dance dépasse de très loin, en cohérence, en qualité d’écriture, en présence vocale, en style, tout simplement, ce que Bowie proposera jusqu’à 1. Outside, en 1995. Une décennie pour rien. Ensuite parce que quatre singles imparables (“Let’s Dance”, “Modern Love”, “China Girl”, un morceau composé avec Iggy Pop pour The Idiot en 1977, et “Cat People”, écrit avec le roi du disco Giorgio Moroder en 1982 et réenregistré ici), sont la clé de voûte d’un album qui, s’il ne possède pas la flamme intérieure et le goût du risque de ses prédécesseurs, conserve néanmoins une indéniable fraîcheur. Dans une optique délibérément FM et grand public, sous l’influence de la musique noire américaine, Bowie fusionne à nouveau sa pop avec le funk, comme dans “Criminal World” ou “Shake It”. Seul “Ricochet”, avec ses accords surprenants et son long développement, aurait pu figurer sur l’album précédent, le plus aventureux Scary Monsters. Alors oui, Let’s Dance n’atteint pas les profondeurs de Low, ne touche pas comme peut le faire Hunky Dory. Il n’a pas non plus la force subversive de Ziggy, ni l’élégance insouciante de Young Americans. Let’s Dance, c’est Bowie sous un vernis plaisant, un Bowie édulcoré et diablement séduisant. Les premières éditions CD de l’album proposent en bonus l’affligeant single enregistré avec Queen, “Under Pressure”.
Tonight (1984)
Loving the Alien – Don’t Look Down – God Only Knows – Tonight – Neiborhood Threat – Blue Jean – Tumble and Twirl – I Keep Forgetting – Dancing With the Big Boys
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Qu’est-ce qui fait le style d’un auteur ? La permanence de son effort pour forger une voie personnelle, l’inscrire dans la durée et la voir peu à peu évoluer ? Ou au contraire l’art de la métamorphose, cette capacité à changer en permanence tout en restant soi-même ? Certainement un mélange des deux. C’est pour cela que de The Man Who Sold the World à Let’s Dance, le parcours de Bowie s’inscrit dans une perspective évolutive, un champ de tension permanent entre une volonté de progresser et la nécessité de conserver une identité
reconnaissable. Avec Tonight, disque désincarné, Bowie semble abandonner cette ambition. D’abord à cause du choix des morceaux : peu de titres originaux, mais des reprises (“God Only Knows” des Beach Boys ; “I Keep Forgetting”, un R & B de 1962) et cinq collaborations avec Iggy Pop. Selon les rumeurs de l’époque, le disque aurait été publié pour permettre à l’ancien leader des Stooges de régler des problèmes d’impôts… Les critiques furent mauvaises et il est vrai que l’ensemble est loin de former un tout cohérent. Neuf chansons mises à la suite ne font pas forcément un album. Question de méthode ensuite : une fois n’est pas coutume, Bowie a enregistré des versions “démo” des morceaux figurant sur Tonight avant de les confier aux producteurs Derek Bramble et Hugh Padgham (XTC, Genesis, The Police) et à un groupe proche de celui réuni pour Let’s Dance, qui les ont ensuite noyés de sonorités synthétiques artificielles et conventionnelles. Aucune place, ici, à l’expérimentation ; nulle originalité dans le résultat. Même les titres réussis, comme les singles “Loving the Alien” et “Blue Jean”, ou “Dancing With the Big Boys”, en duo avec Pop, sont difficilement audibles. Sur Tonight figurent en outre de pathétiques ratages, comme ces reggaes traité à la manière de jazz-rock pour radio FM de la côte Ouest américaine, les médiocres “Don’t Look Down” et “Tonight”, en duo avec… Tina Turner. Autant les guitares bluesy de Stevie Ray Vaughan, a priori étrangères à l’univers de Bowie, s’inséraient aux sonorités chaleureuses imaginées par Nile Rogers pour Let’s Dance, autant, ici, la greffe ne prend pas. Même ce qu’il y a de plus précieux et constant chez Bowie, sa voix, semble parfois déparer, comme dans “God Only Knows”, à l’ambitus impossible et au timbre caricatural, surjoué, comme si le chanteur avait conscience de la débâcle. Les premières éditions CD font figurer trois singles parus en 1985-86 : “This Is Not America” (avec Pat Metheny), “Absolute Beginners”, et le peu présentable “As the World Falls Down”, tiré de la BO du film Labyrinth.
Never Let Me Down (1987)
Day-In, Day-Out – Time Will Crawl – Beat of Your Drum – Never Let Me Down – Zeroes – Glass Spider – Shining Star (Makin’My Love) – New York’s in Love – ’87 and Cry – Bang Bang
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Voici le disque le plus décrié de Bowie, celui qu’il a le plus rapidement renié, à tel point qu’il en a vite retiré un morceau, jugé trop faible (“Too Dizzy”) et qu’il a pu déclarer dans Les Inrockuptibles en 1993 : “J’ai totalement déserté mes disques à partir de Tonight. Cela ne m’intéressait plus, j’ai laissé les autres les faire à ma place. Pour Never Let Me Down, j’avais pourtant écrit de bonnes chansons. Mais je les ai totalement négligées lors de l’enregistrement, j’ai laissé passer des arrangements vraiment trop légers.” On ne saurait mieux dire. Enregistré avec une partie de l’équipe habituelle de ses collaborateurs (Alomar, Clearmountain, Richards à la production), Never Let Me Down s’affiche plus rock, moins ouvertement synthétique que Tonight. L’album annonce même par moments le projet suivant de Bowie, Tin Machine, toutes guitares en avant. Mais Peter Frampton, Erdal Kizilcay et Carlos Alomar jouent ici dans le vide et s’amusent avec le mythe sur Zeroes, et le triste Mickey Rourke vient même “rapper” sur “Shining Star”. Avec ses sonorités clinquantes, ses batteries énormes, ses basses slappées, ses chœurs dégoulinants et ses refrains poussifs, Never Let Me Down manque cruellement d’âme et sonne constamment creux et vulgaire. Bowie touche ici le fond de son inspiration, malgré les quelques idées mélodiques de “Never Let Me Down”, “Day-In, Day-Out” ou “Bang Bang” coécrit par Iggy Pop et Ivan Kraal. Oui, c’est bien l’album le plus décevant de Bowie. À noter qu’il a été mixé deux fois, pour la publication en disque vinyle, puis une autre fois pour le CD (avec généralement des versions plus longues des différents morceaux), sans qu’une version ne l’emporte sur l’autre. Certaines éditions CD proposent en bonus des faces B, “Julie, Girls” et le single “When the Wind Blows”, tiré du film du même nom.
Tin Machine (1989)
Heaven’s in Here – Tin Machine – Prisoner of Love – Crack City – I Can’t Read – Under the God – Amazing – Working Class Hero – Bus Stop – Pretty Thing – Video Crime – Run – Sacrifice Yourself – Baby Can Dance
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Tin Machine 2 (1991)
Baby Universal – One Shot – You Belong in Rock’n’Roll – If There Is Something – Amlapura – Betty Wrong – You Can’t Talk – Stateside – Shopping for Girls – A Big Hurt – Sorry – Goodbye Mr. Ed
Deux albums studios réalisés avec Tim Palmer et un live témoignent de ce groupe actif de 1989 à 1992. Sur le modèle de Sonic Youth et surtout des Pixies, Tin Machine est fortement inspiré par la musique américaine (rock’n’roll, country, punk-rock) et ses stéréotypes. Mais, loin de posséder l’inventivité débridée du combo de Frank Black, Tin Machine semble se concentrer sur les riffs et la rythmique plutôt que sur les mélodies, dues principalement à Bowie lui-même. On en reste malheureusement au niveau de l’exercice de style appliqué, ou même carrément lourdaud.
Black Tie White Noise (1993)
The Wedding – You’ve Been Around – I Feel Free – Black Tie White Noise – Jump They Say – Nite Flights – Pallas Athena – Miracle Goodnight – Don’t Let Me Down & Down – Look ing for Lester – I Know It’s Gonna Happen Someday – The Wedding Song
Black Tie White Noise (un jeu de mots sur le morceau “White Light/White Heat” du Velvet Underground) est censé annoncer une résurrection artistique. Sans doute en quête de crédibilité, bien érodée par les mauvaises critiques reçues depuis Tonight en 1984, et après la parenthèse du groupe Tin Machine, Bowie orchestre son retour aux affaires, en 1993, avec son premier album solo en six ans. Force interviews, divers tributes et d’opportuns rapprochements avec la nouvelle génération accompagnent la sortie de Black Tie White Noise, attendu comme le messie et encensé avant même d’avoir été entendu – une tromperie qui se reproduira souvent dans le futur. Bowie ayant tant déçu, il se doit, parce qu’il est Bowie le phénix, de revenir au sommet. Forcément. Quitte à préférer les chimères à la réalité et à prendre des vessies pour des lanternes.
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Quoi qu’il en soit, la question se posait : qu’allait-il produire après les tentatives rock de Never Let Me Down et de Tin Machine ? Comme en 1974 et 1983 – signe d’un nouveau moment de difficulté et de doute – Bowie se tourne vers la musique noire. Il retrouve le producteur de Let’s Dance, Nile Rodgers, et engage le grand trompettiste de l’Art Ensemble of Chicago, Lester Bowie, pour des solos magistraux, notamment sur le morceau instrumental “Looking for Lester”. Bowie renoue aussi brièvement avec Mick Ronson (sur “I Feel Free”) et rend à nouveau hommage à des musiciens qu’il respecte, le groupe Cream (“I Feel Free”), Scott Walker (“Nite Flights”) et Morrissey (“I Know It’s Gonna Happen Someday”, extrait de l’album Your Arsenal). C’est l’occasion de faire le pont entre l’ancienne génération représentée par Cream et Walker, deux modèles pour Bowie dans les années 1960, et son héritier Morrissey : cette reprise de “I Know It’s Gonna Happen Someday”, déclare Bowie au magazine Rolling Stone, “c’est moi chantant comme Morrissey chantant comme moi”. L’album renoue également avec des thèmes personnels – signes d’un engagement plus important de Bowie dans son œuvre. Il y a les hommages évidents à son mariage récent avec Iman, évoqué directement dans “Pallas Athena” et “The Wedding Song”, indirectement dans “Black Tie White Noise”, un appel à la tolérance raciale. La mémoire de son demi-frère Terry, suicidé en se jetant sur une voie ferrée huit ans plus tôt, est ravivée dans “Jump They Say”. Bowie aurait en outre choisi d’interpréter “I Feel Free” en raison d’un souvenir précis : en assistant à un concert de Cream, où cette chanson était donnée, il avait été pris d’une panique “schizophrène”, mal dont Terry était frappé. Qu’en est-il de la musique ? Le résultat est pour le moins inégal, plus dense que pour tous les albums depuis Let’s Dance, mais cherchant un peu sa voie entre soul blanche (trop) policée (“You’ve Been Around”, “I Feel Free”, “Black Tie White Noise”, “Miracle Goodnight”), dance novatrice (“Pallas Athena”, “Jump They Say”, l’excellent single) et slow de crooner (“Don’t Let Me Down & Down”, “I Know It’s Gonna Happen Someday”)… Hédoniste mais finalement assez creux, cet album ne laisse pas vraiment présager la résurrection du “vrai” Bowie, qui aura bien lieu, deux ans plus tard, avec 1. Outside. En bonus, on trouve parfois des remixes, et les titres “Lucy Can’t Dance” et “Real Cool World”, chanson publiée en 1992 comme BO du film Cool World. 126
The Buddha of Suburbia (1993)
Buddha of Suburbia – Sex and the Church – South Horizon – The Mysteries – Bleed Like a Craze, Dad – Strangers When We Meet – Dead Against It – Untitled no 1 – Ian Fish, UK Heir – Buddha of Suburbia
L’album méconnu de Bowie. Vendu à l’origine comme une banale bande originale de film, The Buddha of Suburbia fut vite oublié avant d’être réédité en 2007 seulement comme disque à part entière du chanteur. The Buddha of Suburbia répond à une commande de la BBC 2 pour une mini-série en quatre parties de Roger Michell d’après le roman d’Hanif Kureishi, l’auteur de My Beautilful Laundrette et Intimacy. The Buddha of Suburbia met en scène, dans les années 1970, un jeune métis londonien de dix-sept ans en recherche d’identité, Karim Amir, né de père pakistanais et de mère anglaise. Ayant écrit une quarantaine de petites séquences musicales adaptées au film, Bowie retravailla ensuite le matériel avec le producteur David Richards et le multiinstrumentiste Erdal Kizilcay – il s’en explique dans le texte de la pochette originale du disque – afin d’assembler une dizaine de morceaux d’une durée habituelle pour le format pop, soit environ cinq minutes. Rapidement enregistré dans des conditions proches de l’expérimentation (jeux de hasard, bandes à l’envers, etc.), The Buddha of Suburbia est souvent présenté comme une suite aux faces B de Low et “Heroes”, et un travail de préparation à 1. Outside (y figure d’ailleurs une première version de “Stranger When We Meet”). Quelques titres, comme “South Horizon” (avec Mike Garson au piano) ou les planants “The Mysteries” et “Ian Fish, UK Heir” rappellent en effet les collaborations avec Eno, sans la richesse de texture ni la saveur de l’inouï. Mais The Buddha of Suburbia est loin d’être purement instrumental : la chanson-titre renoue au contraire avec les changements d’accords surprenants des grands morceaux de Bowie, un lyrisme échevelé, porté par un chant à la limite de l’accident. Dans cet album sans enjeux et finalement hétéroclite, plus bricolé qu’inspiré, on trouve aussi de l’électro-pop survitaminée (“Dead Against It”), un rock musclé (“Bleed Like a Craze, Dad”) et une resucée de Black Tie White Noise (“Untitled no 1” et “Sex and the Church”), le tout communiquant une
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évidente joie de faire de la musique et de la partager, sans vouloir forcément plaire ou suivre la dernière mode. Manque un véritable travail d’écriture et de production, cette vision supérieure des grands disques de Bowie.
1. Outside (1995)
Leon Takes Us Outside – Outside – The Hearts Filthy Lesson – A Small Plot of Land – Segue-Baby Grace – Hallo Spaceboy – The Motel – I Have Not Been to Oxford Town – No Control – Segue-Algeria Touchshriek – The Voyeur of Utter Destruction – SegueRamona A. Stone/I Am With Name – Wishful Beginnings – We Prick You – Segue-Nathan Adler – I’m Deranged – Thru’These Architects Eyes – Segue-Nathan Adler – Strangers When We Meet
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Avec 1. Outside, Bowie renoue avec le principe de l’album-concept et des personnages musicaux, une formule qui avait façonné ses plus grandes réussites. L’histoire, bien alambiquée, sinon fumeuse, se déroule en 1995, dans un lieu peuplé de marginaux de toutes sortes, qui expriment leurs secrets et leurs ambitions sous l’œil scrutateur et méfiant du détective-professeur Nathan Adler, de la “brigade du crime artistique”. Il mène l’enquête sur plusieurs meurtres artistiques rituels. Fortement impressionné par le body art de Ron Athey, les performances de Chris Burden et sous l’influence de L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas de Quincey, Bowie décrit dans 1. Outside la tribalisation d’une société qui pourrait bien être la nôtre. Diamond Dogs présentait un monde apocalyptique contrôlé par Big Brother. Là, Bowie propose une horreur inverse, celle causée par la liberté absolue. Une autre comparaison s’impose : Scary Monsters montrait l’artiste face à ses démons intérieurs, tandis qu’ici, il se place (nous place) face aux trous noirs de notre culture. Là aussi, la perspective est inversée. Musicalement, 1. Outside marque les retrouvailles avec Brian Eno, qui n’avait plus enregistré avec Bowie depuis Lodger en 1979. Plus encore que Low, “Heroes” ou Lodger, ce nouvel album marque une véritable collaboration entre les deux hommes, qui cosignent la musique et la produisent ensemble. Ils ont fait appel à de vieux collaborateurs, comme Garson et Alomar, mais Outside est loin d’être
nostalgique. En 1995, Bowie est à nouveau dans le coup, et même en avance sur la plupart de ses contemporains. Au long de ces quelque dix-neuf plages de durée variable, on retrouve l’influence du rock industriel de Nine Inch Nails et de la musique électronique des années 1990, magistralement orchestrée et agencée par Eno à la manière d’un film de David Lynch. Il est d’ailleurs piquant que le réalisateur ait utilisé “I’m Deranged” comme générique de fin de Lost Highway deux ans après la parution de l’album, en 1997. Le morceau s’intègre si bien à l’ambiance et aux thématiques du film que l’on jurerait qu’il a été écrit pour l’occasion. L’écoute en continu de l’album montre un équilibre idéal entre l’expérimentation et le format pop, un parfait timing entre les temps forts et faibles. En outre, Bowie et Eno possèdent cette capacité rare de tirer le meilleur des musiciens avec lesquels ils travaillent, cherchant et trouvant des moments de surprise et de pure inspiration. Même si personne n’y croyait, David Bowie aura donc réussi, après plus de quinze ans de laxisme artistique, un album d’une richesse insoupçonnée. Une version double CD, incluant un disque de remixes et de raretés est parue en 2004.
Earthling (1997)
Little Wonder – Looking for Satellites – Battle for Britain (the Letter) – Seven Years in Tibet – Dead Man Walking – Telling Lies – The Last Thing You Should Do – I’m Afraid of Americans – Law (Earthling on Fire)
Earthling confirme, après 1. Outside, le retour aux affaires de Bowie. Après, Outside, qui jouait sur les climats et la continuité, voici un disque à chansons. D’une grande densité, il rappelle par moments Scary Monsters pour son intensité, sa cohérence et la prédominance de titres rapides. Il renferme aussi deux des singles parmi les plus percutants de Bowie : “Telling Lies” et “Little Wonder”, des mélodies aériennes posées sur des rythmes jungle enivrants. En 1997, Bowie surfe donc sur l’air du temps. La pochette le montre d’ailleurs de dos, dans une veste en forme d’Union Jack, dominant un paysage typiquement anglais. Il a digéré les expérimentations de Tricky, l’énergie des Chemical Brothers, la
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puissance hymnique de Prodigy et d’Underworld, les breakbeats de Photek… Vulgarisant, au meilleur sens du terme, cette musique électronique à la mode, Bowie la mélange à une base rock, avec un groupe soudé par un an de tournée. Il a écrit, avec ses coproducteurs Mark Plati et Reeves Gabrels, des chansons très dynamiques où domine malgré tout, comme souvent, sa voix. L’album est plus spontané que 1. Outside, et Bowie le clôt en affirmant dans Law (“Earthling on Fire”) : “I don’t want knowledge, I want certainty.” Le groupe autour de lui (Zachary Alford à la batterie, Gail Ann Dorsey à la basse, Mike Garson au piano et Reeves Gabrels à la guitare) est opérationnel et permet au chanteur de se concentrer sur son chant enfin retrouvé depuis Black Tie White Noise. Cet album musclé sera, pour le Bowie des années 1990, le pendant de Scary Monsters (1. Outside étant celui de Low). Le pendant, pas l’égal.
Hours... (1999)
Thursday’s Child – Something in the Air – Survive – If I’m Dreaming My Life – Seven – What’s Really Happening – The Pretty Things Are Going to Hell – News Angels of Promise – Brillant Adventure – The Dreamers
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Avec Hours…, Bowie prend une fois de plus l’histoire à contre-pied. Son retour en grâce des années 1990 correspondait jusque-là à des disques volontairement modernes, 1. Outside et Earthling, où il digérait à sa manière la techno. Hours… est un singulier retour à la folk du début des années 1970, sous vernis électronique (synthés, boîtes à rythmes) et accessible (des guitares baveuses, des chœurs envahissants). Ainsi, la plupart des morceaux de Hours… sonnent de manière très classique, à l’instar de “Survive” ou “Seven” – tous deux édités en single après “Thursday’s Child” et “The Pretty Things Are Going to Hell”. Malheureusement, tous les morceaux ne possèdent pas cette qualité d’inspiration, et la production, due à Bowie lui-même assisté des omniprésents Reeves Gabrels et Mark Plati, est assez plate et ne réalise peut-être pas toujours leur potentiel. Pas aussi médiocre que Never Let Me Down, Hours… suscite non pas le rejet, mais l’indifférence. N’est-ce pas pire ? Le cheminement un peu tumultueux de l’enregistrement explique peutêtre cela. “What’s Really Happening” a été coécrit par Alex Grant, gagnant d’un
concours organisé par Bowienet. “The Pretty Things are Going to Hell” est extrait de la BO du film Stigmata. Quant à “Something in the Air”, il sera réenregistré avec Mike Garson pour la BO du film American Psycho… À noter que Hours…, téléchargeable sur Internet deux semaines avant sa sortie en disque, sera le seul album de David Bowie à être publié par Virgin. Les suivants le seront par son propre label, Iso, qui rééditera Hours… en 2005 avec un CD bonus de remixes et raretés.
Heathen (2002)
Sunday – Cactus – Slip Away – Slow Burn – Afraid – I’ve Been Waiting For You – I Would Be Your Slave – I Took A Trip On A Gemini Spaceship – 5:15 The Angels Have Gone – Everyone Says ’Hi’ – A Better Future – Heathen (The Rays)
Plus de vingt ans après Scary Monsters, David Bowie retrouve son producteur fétiche des années 1970, Tony Visconti, et enregistre l’un de ses meilleurs albums depuis lors. Cependant, en 2002, la course éperdue vers la nouveauté, si présente à l’époque de Scary Monsters, semble bien terminée, et Heathen sonne de manière relativement classique. On pourrait souligner la nouvelle participation de Pete Townshend, faisant le lien entre les deux albums. Ou celles, rafraîchissantes, de Dave Grohl (Nirvana, Foo Fighters) et Lisa Germano. Ce serait occulter l’essentiel : ce disque est un archétype, un compromis idéal. D’humeur variée, Heathen possède la densité émotionnelle des meilleurs disques de Bowie, ainsi qu’une exceptionnelle qualité de son et d’arrangement. On y retrouve ses meilleures recettes, sous un jour plaisant, sinon passionnant. En comparaison, l’album précédent, Hours…, paraît bien moins achevé et le suivant, Reality, réalisé avec la même équipe, moins inspiré. Tous les morceaux semblent avoir bénéficié d’un imposant travail d’écriture et les thèmes abordés sont à nouveau personnels, ce qui fera dire à Mike Garson que “Bowie s’est ouvert aux autres, il se pose de nouvelles questions”. Ces interrogations traversent l’album, qui débute d’ailleurs par un morceau aux harmonies étranges : “Sunday”, où le chanteur, emphatique, répète “everything has changed”. Ambiance techno à la Scott Walker, comme dans 1. Outside, mais,
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après cette introduction, l’album sera dominé par un groupe rock solide réuni autour de Tony Visconti (avec David Torn en remplaçant de Robert Fripp), Visconti qui a également signé les arrangements. Certains titres, tel “Cactus”, une reprise des Pixies, dégagent une énergie communicative, tandis que d’autres, comme “Slip Away” ou “Heathen (The Rays)”, évoquent plutôt la face sombre, ouvertement romantique, du chanteur. Heathen voit David Bowie affronter en face sa légende, sans honte ni regret. Il met en jeu un nouvel avatar du chanteur, volontiers postmoderne, volontairement décalé de l’actualité musicale, mais pas ringard. Et cela donne un indispensable de sa discographie, que Reality et The Next Day, bâtis sur la même trame, n’égaleront pas.
Reality (2003)
New Killer Star – Pablo Picasso – Never Get Old – The Loneliest Guy – Looking For Water – She’ll Drive The Big Car – Days – Fall Dog Bombs The Moon – Try Some, Buy Some – Reality – Bring Me The Disco King
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Paru 2002, Heathen a été à la fois un succès critique et public, une date importante dans la carrière de Bowie. Un an plus tard, porté par cette réussite, il publie un nouvel album proche du précédent, Reality, toujours produit par Tony Visconti, et réunissant de nombreux musiciens déjà présents sur Heathen : les guitaristes David Torn et Mark Patti ou les batteurs Sterling Campbell et Matt Chamberlain. L’album débute sur les chapeaux de roues avec un excellent premier single, “New Killer Star”, un morceau porté une ligne de basse ondulante, auquel répond en fin de disque un titre à la Tin Machine (“Reality”, avec des vocalises façon Mick Jagger). Entre les deux, cet album sans concept, sinon l’idée d’être efficace, distille d’autres rocks bien charpentés (“Pablo Picasso”, “Fall Dog Bombs The Moon”), des mélodies à tiroir, comme dans Heathen (“Never Get Old”, le second single). On admire une fois de plus la beauté de la voix, la simplicité de l’ensemble et la qualité de l’écriture, même si on regrette par moments (“Looking for Water”) la lourdeur de la section rythmique. Autre limite, certains arrangements sont trop surchargés (“She’ll Drive the Big Car”)
ou un peu aseptisés (“Days”). Le tout se termine par une étrange ballade, comme en apesanteur, “Bring Me The Disco King”, écrit à l’époque de Black Tie White Noise, et réenregistré pour l’occasion. Après la réalité, le rêve.
The Next Day (2013)
The Next Day – Dirty Boys – The Stars (Are Out Tonight) – Love Is Lost – Where Are We Now ? – Valentine’s Day – If You Can See Me – I’d Rather Be High – Boss Of Me – Dancing Out In Space – How Does The Grass Grow – (You Will) Set The World On Fire – You Feel So Lonely You Could Die – Heat
The Next Day est-il vraiment le “chef-d’œuvre crépusculaire” décrit par le New York Times et l’ensemble de la presse mondiale ? Crépusculaire, oui, certainement. The Next Day contient un morceau autobiographique, “Where are We Now ?”, où Bowie évoque sa vie à Berlin, et les autres chansons développent ses thèmes habituels, l’isolement, la religion, la violence ou les conséquences de la célébrité. Comme dans ses deux albums précédents, et avec la même équipe de studio, The Next Day multiplie les autocitations. La musique revisite sa carrière avec, plus encore que sur Heathen et Reality, des références aux années 1960 et 1970. L’album débute très fort avec six titres exceptionnels, montrant une ambition intacte et une voix toujours aussi convaincante : “The Next Day”, qui fait penser à un inédit tout droit sorti de Lodger, “Dirty Boys”, ses arrangements étranges et sa mélodie à tiroir, un vrai tube (“The Stars [Are Out Tonight]”), un essai répétitif concluant (“Love Is Lost”), une ballade nostalgique (“Where Are We Now ?”) et une autre perle pop (“Valentine’s Day”). Un véritable déluge sonore, qui fait plus d’une fois penser à Scary Monsters. Ensuite, cela s’essouffle un peu, sans jamais tomber aussi bas que dans les années 1980. The Next Day n’évite pas la grandiloquence et les petites fautes de goût (“[You Will] Set The World On Fire”), tout en multipliant les preuves d’une vitalité retrouvée. N’estce pas trop prémédité pour parler de chef-d’œuvre ? Dans “Heat”, Bowie prétend ne pas savoir qui il est. Vraiment ? Une version baptisée Extra, parue quelques mois après la version classique de l’album, propose les bonus d’une édition “De Luxe” (“Plan”, “I’ll Take You
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There” et “So She”), le titre spécial Japon “God Bless the Girl”, deux remixes et quatre nouvelles chansons (“Atomica”, “The Informer”, “Like A Rocket Man” et “Born In a UFO”).
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Qui se cache derrière David Bowie ? A-t-il été mod ou hippie ? new wave ou funk ? avant-gardiste ou romantique ? sincère ou acteur ? créateur ou copieur ? pop star ou manipulateur ? Ziggy Stardust ou Thin White Duke ? Pourquoi tous ces changements de genres et de personnages ? Ces différents masques forment-ils une identité ? Tout cela a-t-il un sens ? Y a-t-il un but ou un message ? Et pourquoi se poser ces questions ? Sans doute parce que depuis plus de quarante ans, David Bowie ne cesse de fasciner. À accumuler juxtapositions, contradictions, angles d’attaque, images et miroitements diffractés, son œuvre si vivace révèle une volonté d’embrasser son époque et de réenchanter le monde, que cette biographie tente d’éclairer. Bertrand Dermoncourt, journaliste à L’Express et directeur de la rédaction du mensuel Classica, est auteur de dictionnaires (Tout Bach, Tout Mozart, Tout Verdi ou L’Univers de l’opéra dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont) et de monographies de compositeurs (Chostakovitch et Stravinski chez Actes Sud). Il a également participé au Nouveau dictionnaire du rock de Michka Assayas.
BERTRAND DERMONCOURT
Préface d’Éric Dahan
DAVID BERTRAND DERMONCOURT
BOWIE
DAVID BOWIE
DAVID BOWIE
Préface d’Éric Dahan
Photographie de couverture : litographie pour l’album RCA Hunky Dory, 1971 © Christie’s Images / Bridgeman Images
ACTES SUD DÉP. LÉG. : MARS 2015 14,80 € TTC France www.actes-sud.fr
ISBN 978-2-330-04798-6
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ACTES SUD
Collection dirigée par Bertrand Burgalat et Bertrand Dermoncourt.
ACTES SUD
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