Extrait de "Là-bas, c'est dehors" de Richard Peduzzi

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Richard Peduzzi

“Faire des décors de théâtre, pour moi, c’est une façon d’échapper à l’enfermement. C’est jongler avec le temps, c’est jouer avec le monde dans l’espace restreint d’une cage de scène, faire glisser un continent dans un autre, traverser des murs et voir apparaître, sur des feuilles encore vierges, des architectures de papier avec des allures de marbre qui se déplacent sur le plateau. Sans école et sans maître, je n’ai jamais su que ce que j’ai vu et entendu autour de moi, ce qui m’a marqué, blessé, ce que j’ai attrapé au vol ou dérobé au temps. J’ai trouvé avec ce métier un moyen de comprendre l’existence, de batailler contre l’inquiétude. Au fond, ce que je cherche depuis ma toute petite enfance, c’est une porte de sortie, c’est m’extraire de moi, explorer comme un scaphandrier et redessiner les souterrains situés au plus profond de moi-même.”

Richard Peduzzi LÀ-BAS, C’EST DEHORS

R. P.

Dépôt légal : septembre 2014 | ISBN : 978-2-330-02705-6 | 42 e TTC France

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ACTES SUD

Richard Peduzzi, né en 1943, est scénographe et peintre. Il a signé depuis 1970 tous les décors des productions de Patrice Chéreau au théâtre et à l’opéra, ainsi que de nombreuses mises en scène de Luc Bondy. Il a été directeur de l’École des arts déco (1990-2002) puis de la villa Médicis (2002-2008). Il est également l’auteur de nombreuses réalisations muséographiques, notamment au musée du Louvre et au musée d’Orsay.

LÀ-BAS, C’EST DEHORS

(extrait)

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JEUNESSE

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LÀ-BAS, C’EST DEHORS

La terre est une île au milieu d’un grand océan suspendu au ciel par quatre cordes. Le ciel est taillé dans un bloc de pierre. Quand l’homme se tarira et que le monde intérieur périra, la terre se rétrécira, les cordes casseront et le monde sombrera à nouveau dans l’eau. Telle est notre crainte. John Cheever, L’Homme de ses rêves

La fenêtre de la chambre donnait sur un champ de ruines. La pièce était dans la pénombre, à travers les volets entrouverts j’apercevais le port. Chaque aprèsmidi, ma grand-mère m’obligeait, après le déjeuner, à l’accompagner pour faire la sieste en me faisant croire que c’était pour mon bien. Chaque après-midi, pendant trois heures, je me sentais pris au piège. Résigné, je m’allongeais sur mon lit avec des livres d’images que m’avait fait parvenir mon père, où l’on apercevait des anges, des saintes vierges, des châteaux de marbre et des hommes à cheval. Elle, sur le sien, feuilletait des pages de magazines (Détective, Nous deux, Intimité ) en les survolant vaguement, sans jamais rien lire. Puis, très vite, la revue lui échappait des mains. Toujours avec le même léger sifflement elle s’endormait et les revues tombaient par terre. En silence, pour ne pas la réveiller, je rampais sur le linoléum usé et poussiéreux jusqu’à la fenêtre. À travers les volets ajourés j’apercevais le va-et-vient des bateaux. J’aurais donné n’importe quoi pour me promener le long des quais, descendre par les escaliers glissants jusqu’à l’eau stagnante et la vase du port à marée basse. M’approcher au plus près de cette boue en prenant le risque de m’enliser et me noyer afin d’y dérober les trésors dissimulés par la mer : bouteilles cassées, boîtes de conserve éventrées, plaques de tôle rouillées échouées.

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Un après-midi, se réveillant plus tôt que d’habitude, ma grand-mère en se dressant sur son lit me dit dans un bâillement étouffé : “Nous allons bientôt aller la voir. Ne t’inquiète pas.” Ce bientôt me serrait le cœur. Transi d’inquiétude je ne savais pas où et comment j’allais rejoindre et voir ma mère, dont, à cinq ans, je n’avais aucun souvenir. Quelques jours après, nous avons pris un train, puis un autre ; de longues heures de marche, d’attente interminable, d’épuisement. Un car nous a laissés à l’entrée de la ville, au bord d’un chemin sous le soleil, nous avons encore marché longtemps. De très mauvaise humeur elle me disait : “Dépêche-toi”, en me tirant par le bras, “nous ne serons jamais à l’heure”. Enfin ! Nous étions presque arrivés. “Viens”, me dit ma grand-mère, en entrant dans un café-restaurant. “Nous allons boire quelque chose.” Le patron seul derrière son comptoir lisait le journal. Il était à peine deux heures de l’après-midi, les tables du déjeuner n’étaient pas encore débarrassées. Les clients étaient tous partis. Ma grand-mère a commandé deux sandwichs jambon-beurre accompagnés pour elle d’un panaché, pour moi d’une limonade. Puis elle m’a entraîné vers les toilettes – elle ne me lâchait jamais ! Pour se coiffer, me débarbouiller, faire pipi, se remettre du rouge à lèvres… Si pressé de voir ma mère avant ce voyage, maintenant, tout près du but, j’aurais volontiers fait demi-tour : j’avais peur. Après cet arrêt, nous avons encore marché quelques instants. Nous nous sommes retrouvés face à une immense muraille en pierres meulières percée de fenêtres à barreaux et d’un gigantesque portail. En bas, sur la droite, on apercevait une petite porte étroite. Puis une guérite, dans laquelle se tenait un policier en uniforme ; un monsieur avec des moustaches, de petites lunettes et des cheveux très courts. Bizarrement, son silence et son immobilité me rassuraient. Une longue file de gens attendait, certains pleuraient, d’autres se disputaient ; les visages, graves ou souriants, semblaient tous meurtris. L’heure de la visite était enfin ou hélas arrivée. Je ne savais plus. J’étais paralysé par la crainte et l’émotion de découvrir ma mère. Nous avons parcouru de longs couloirs, traversé une cour, marché dans un grand hall vitré qui n’en finissait plus. Puis encore un couloir, encore une porte. Et là, derrière, se trouvait le parloir. C’était une grande salle divisée en trois espaces : l’un réservé aux visiteurs, l’un pour les détenues et, au centre, entre deux grillages, les gardiennes.

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Étude pour La Dispute de Marivaux, gouache et pastel, 1973.

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Elles regardaient l’assistance. Une sœur vêtue de gris était assise avec elles, un livre de messe ouvert sur ses genoux. Puis les détenues sont arrivées, comme une volée d’oiseaux. Encore une fois des rires, des cris de joie, des pleurs. “Un peu de silence”, se sont écriées les gardiennes en tournant la tête de gauche à droite, s’adressant aux détenues et aux visiteurs. Nous semblions tous prisonniers. Très loin, de l’autre côté, j’ai tout de suite, parmi les autres femmes, vu et reconnu ma mère. Elle était magnifique. Elle s’est précipitée vers nous, puis freinée par le grillage elle nous a regardés, ma grand-mère et moi, en souriant. Son visage était tendu, ses yeux brillaient, un sourire de tristesse accentuait son étrange beauté. La visite durait une heure. Pendant cette heure nous avons très peu parlé, ma grand-mère posait des questions. Ma mère sur le même ton monocorde lui répondait, me regardant. Je n’avais plus peur de la voir, je voulais la garder, qu’elle me serre dans ses bras. Je voulais repartir avec elle. Ingrat, je l’aurais bien échangée contre ma grand-mère. Une sonnerie métallique annonça la fin de la visite. Ma mère commençait à s’éloigner avec ses camarades détenues. Elle nous tournait le dos ; j’éclatai en sanglots, j’avais la sensation de ne plus exister. Une ou deux têtes se sont soudain retournées, dont la sienne : elle nous envoyait des baisers de la main et s’écria : “N’aie pas peur. Nous nous reverrons là-bas. – Où, là-bas ? – Là-bas, c’est dehors.” Ce jour-là, je n’ai plus revu son visage. Dans une dernière bousculade suivie d’éclats de rire, les détenues ont disparu en chahutant dans la lumière blanchâtre des couloirs qui les conduisaient à nouveau vers l’isolement de leurs cellules. Je reverrai toujours ce voyage, ce dédale de hautes murailles aveugles qu’il fallait franchir avant d’apercevoir ma mère derrière des barreaux, j’entends encore ces mots prononcés d’une voix étranglée au moment de notre départ : “Là-bas, c’est dehors.” Depuis je me sens partout à l’étroit, hanté par la terreur de l’enfermement, celle d’être coincé dans une impasse, pris au piège,

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Étude pour Hercules de Georg Friedrich Haendel, aquarelle, 2004.

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LE REFLET DE LA NATURE

“J’aime mieux peindre les yeux des hommes plutôt que les cathédrales, parce qu’il y a dans les yeux des hommes quelque chose qui n’est pas dans les cathédrales, si imposantes et majestueuses soient-elles.” Vincent Van Gogh

Un matin de décembre 1967, la veille de Noël, égaré dans le centre commercial d’une banlieue triste et morne où j’avais pris rendez-vous pour participer à la réalisation d’un décor, j’ai poussé la porte d’une salle des fêtes ingrate qui servait alors de théâtre. Une femme de ménage, à la lueur d’un vieux néon clignotant, nettoyait le carrelage du hall d’entrée, me regardant à peine. D’un geste automatique, elle m’a montré une flèche en dessous de laquelle était écrit maladroitement : “répétitions”. Je m’aventurai dans ce dédale obscur et je me suis retrouvé face à une silhouette géante peinte en bleu, éclairée par la faible lumière de service de la cage de scène. C’était le décor des pièces chinoises, La Neige au milieu de l’été et Le Voleur de femmes. Intrigué par ce que j’apercevais dans la pénombre, je m’avançai. J’étais frappé par l’architecture insolite et savante de l’objet que je contemplais. Il représentait à la fois le mécanisme d’une horloge, une machine de guerre et un métier à tisser comme on en voit dans les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Un jeune homme se trouvait là, seul, silencieux, la tête plongée dans ses rêves ; il ne semblait pas se rendre compte de ma présence et je n’osais pas l’interrompre dans ses pensées. Trop fatigué pour rentrer chez lui, il avait dormi dans une loge près du plateau. Soudain j’ai distingué son regard, un regard qu’aucun de ceux qui l’ont croisé ne serait-ce

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La Neige au milieu de l’été et Le Voleur de femmes de Kuan Han-ching, mise en scène et décors de Patrice Chéreau, Théâtre de Sartrouville, 1968 (au second plan Richard Peduzzi tirant des fils du décor).

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qu’une seule fois ne peut oublier. J’allais lentement à sa rencontre, il est arrivé vers moi comme une trombe. Nous avions un peu plus de vingt ans, nous nous sommes parlé comme si nous nous connaissions depuis toujours, puis, comme s’il se répétait une leçon à lui-même, il m’expliqua la signification des piliers, des trappes et des remparts de bois laqués dressés devant nos yeux, le sens et la fonction des fils, des treuils et des rouages poussiéreux à l’arrêt. C’était comme un bateau, avec des mats, des poulies ; cet univers me faisait penser à un voyage. Je ne savais pas à quel point cette rencontre avec Patrice Chéreau transformerait le sens de mon existence. Je ne savais pas que celui qui se tenait debout devant moi imposerait pendant toute sa vie avec le même talent, avec le même courage, avec toujours plus d’engagement, une autre vision du théâtre, une autre vision de l’histoire du cœur et des sentiments. Je ne savais pas que jusqu’à l’extrême moment de sa vie il interrogerait toujours, avec la même exigence et le même amour, les secrets enfouis au fond de nos existences, qu’il peindrait et taillerait dans l’air avec une telle force, faisant apparaître à chaque spectacle, dans chacun de ses films, des pans obscurs de l’humanité. Les personnages que montre Patrice Chéreau dans ses mises en scène, de quelque origine qu’ils soient, des princes aux valets, des nantis aux bannis, surgissent de l’antre du commun des mortels. Il sait comme personne montrer des yeux usés par la fatigue et le temps, faire ressortir d’un regard la mémoire de la jeunesse disparue ou l’éclat et l’arrogance de la beauté retrouvée. Dans chacun de ses spectacles, il nous renvoie en permanence à notre condition, nous entraîne au pied des contreforts de citadelles imprenables, au cœur de miroirs et de forêts insondables. Il nous accompagne avec attention dans les sous-sols d’un bagne perdu au fin fond de la Sibérie où des prisonniers enchaînés semblent englués, pris au piège dans un sol marécageux, telles des tortues posées là, immobiles, enfoncées dans leurs carapaces, n’attendant rien d’autre que la fin du voyage ; puis nous arrivons dans la cour d’un palais désaffecté entre Séville et Naples, lieu de rendezvous incertain, nous nous arrêtons sous les débris d’une voûte plâtreuse aux couleurs passées. J’allais oublier le passage dans ce vieux cinéma transformé

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Richard II de William Shakespeare, mise en scène de Patrice Chéreau, décors de Patrice Chéreau et Richard Peduzzi, Théâtre de l’Odéon, Paris, 1970. L’Italienne à Alger de Gioacchino Rossini, mise en scène de Patrice Chéreau, décors de Patrice Chéreau et Richard Peduzzi, Festival de Spolète, 1969.

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Chaise-bureau réalisée pour la salle de conférence du couvent de la Trinité-des-Monts. Reform Vase, vase en porcelaine tendre, 1995, manufacture de Sèvres. Richard Peduzzi dans son atelier en 1992.

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Chaise réalisée pour Le Conte d’hiver de William Shakespeare en 1988. Esquisse de rocking-chair. Rocking-chair réalisé pour le Mobilier national.

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Étude pour Massacre à Paris de Christopher Marlowe, aquarelle et pastel, 1972.

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“Faire des décors de théâtre, pour moi, c’est une façon d’échapper à l’enfermement. C’est jongler avec le temps, c’est jouer avec le monde dans l’espace restreint d’une cage de scène, faire glisser un continent dans un autre, traverser des murs et voir apparaître, sur des feuilles encore vierges, des architectures de papier avec des allures de marbre qui se déplacent sur le plateau. Sans école et sans maître, je n’ai jamais su que ce que j’ai vu et entendu autour de moi, ce qui m’a marqué, blessé, ce que j’ai attrapé au vol ou dérobé au temps. J’ai trouvé avec ce métier un moyen de comprendre l’existence, de batailler contre l’inquiétude. Au fond, ce que je cherche depuis ma toute petite enfance, c’est une porte de sortie, c’est m’extraire de moi, explorer comme un scaphandrier et redessiner les souterrains situés au plus profond de moi-même.”

Richard Peduzzi LÀ-BAS, C’EST DEHORS

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Dépôt légal : septembre 2014 | ISBN : 978-2-330-02705-6 | 42 e TTC France

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ACTES SUD

Richard Peduzzi, né en 1943, est scénographe et peintre. Il a signé depuis 1970 tous les décors des productions de Patrice Chéreau au théâtre et à l’opéra, ainsi que de nombreuses mises en scène de Luc Bondy. Il a été directeur de l’École des arts déco (1990-2002) puis de la villa Médicis (2002-2008). Il est également l’auteur de nombreuses réalisations muséographiques, notamment au musée du Louvre et au musée d’Orsay.

LÀ-BAS, C’EST DEHORS

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