Extrait "Ugine, une ruée vers l'acier"

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François Deladerrière, photographe formé à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, travaille essentiellement sur le paysage et l’architecture. Il a abordé la montagne avec une importante commande à l’occasion de l’anniversaire de l’annexion de Nice et de la Savoie, éditée en 2010 chez Actes Sud : Nice et Savoie, un regard contemporain. Franck Roubeau est professeur d’histoire-géographie au lycée Jean-Moulin d’Albertville et doctorant en histoire contemporaine à l’université Lyon-II, rattaché au larhra (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes). Il est spécialiste d’histoire religieuse, politique et culturelle, particulièrement en Savoie.

UGINE, une ruée vers l’acier

Longtemps modeste bourgade alpine, Ugine entre dans la modernité à l’aube du xxe siècle quand s’installe sur son territoire un premier site de production métallurgique. Dès lors elle porte haut et fort, par l’ingéniosité de ses cadres et le savoir-faire de ses aciéristes, les couleurs de l’industrie française. C’est son histoire, qui épouse et parfois précède les grandes avancées technologiques d’un siècle qui n’en est pas avare, tout en brassant des milliards, que raconte Franck Roubeau, en lien avec un très beau travail réalisé à la chambre photographique par François Deladerrière. Du sein même d’Ugitech, leader mondial des produits longs en aciers inoxydables, le photographe nous emmène dans la ville, cité industrielle à laquelle travaillèrent d’éminents architectes pour loger le peuple de l’usine, mêlé d’ouvriers-paysans des villages alentour, d’immigrés italiens et de déracinés de tout poil, Russes fuyant le bolchevisme notamment. À une époque où les industries européennes de l’acier sont détruites par la mondialisation, cette exception savoyarde méritait un livre.

UGINE, une ruée vers l'acier

Photographies de François Deladerrière

FONDATION FACIM | ACTES SUD

Texte de Franck Roubeau Préface d'Hervé Gaymard

35 e ttc France | Dépôt légal : mars 2014 | isbn : 978-2-330-03076-6 | www.actes-sud.fr

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Un geste traditionnel des aciéristes : le laitier flottant à la surface du métal est raclé.

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L’usine et les deux panaches de vapeur de la coulée continue.

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La cabine de la coulée continue : au premier plan, le pilotage de l’outil avec ses écrans de supervision. À l’arrière-plan, trois personnes préparent la coulée continue avant l’arrivée imminente de la poche. La machine en fonctionnement.

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Juin 36 : attroupement dans la cour pour écouter les camarades grimpés sur des remorques de camion. Dans quelques jours, on verra “les routes couvertes de ces théories de « tacots », de « motos », de tandems, avec des couples d’ouvriers vêtus de « pull-over » assortis” (Léon Blum). Archives Robert Amprimo

sont très calmes. D’autres mouvements viendront, par exemple au sortir de la Grande Guerre, rarement victorieux et se soldant toujours par le renvoi des meneurs (les réintégrations seront dès lors très souvent inscrites dans la revendication) ; parmi ces soutiers de la grève, Antoine Croizat, renvoyé de chez Girod en 1907, ce que son fils Ambroise, futur député communiste de la Seine en 1936, négociateur des accords Matignon, ministre du Travail du général de Gaulle en 1945 et grand ordonnateur de la toute jeune Sécurité sociale dans l’immédiat après-guerre, n’oublierait pas. On notera ici ce qui fut une tendance lourde au cours du siècle, l’importance du syndicalisme, particulièrement la centrale communiste cgt (cgtu entre 1921 et 1936) ; après 1945, la cfdt et fo feraient leur apparition et s’implanteraient, sans rencontrer néanmoins le même succès que leur devancière. Et pour “celui qui croyait au ciel”, le milieu uginois étant loin d’être déchristianisé, il y avait eu dans les années 1930 un jeune et dynamique vicaire, l’abbé Camille Folliet, très sensible à la question ouvrière et promoteur d’une section locale de la Jeunesse ouvrière catholique (joc). Et puis il y eut les grands rendez-vous historiques : le “Front popu”, la Résistance et Mai 68. Dans sa déclinaison locale, le grand mouvement du printemps 1936, cette bouffée de bonheur d’en bas, franc et massif, plein d’odeur de lilas, selon la belle expression de Jean-Pierre Rioux, s’éploya les jeudi 25 et vendredi 26 juin. Le Journal d’Albertville l’évoquait ainsi : Grève générale aux Aciéries électriques d’Ugine. Jeudi, à 11 h 30, la grève générale des employés et ouvriers des Aciéries électriques d’Ugine a été officiellement déclarée. Le nombre de grévistes est de 3 276, dont 850 étrangers (édition du 27 juin). Ce fut une grève massive (tous les ouvriers et employés débrayèrent)

et voyante (Ugine fournissait 57 % des grévistes du département !), avec occupation des locaux et rétention des cadres. Un comité d’ouvriers et d’employés fut formé et présenta des revendications à René Perrin. Lesdites revendications allaient au-delà des accords Matignon du 8 juin, elles étaient adaptées, demandant par exemple, dans une sorte d’inventaire à la Prévert, la réintégration des licenciés pour fait de syndicalisme ou le transport gratuit à domicile dans un matériel rénové du personnel demeurant hors d’Ugine. La direction devait nécessairement négocier dans une ville où le maire était en même temps député de la nouvelle majorité ; en outre, info ou intox, on annonçait la venue de Léon Jouhaux en personne (c’était le secrétaire général de la cgt nouvellement réunifiée). Elle fit droit dès le lendemain aux revendications du personnel et le travail reprit le samedi 27 juin à l’aube. Et le chroniqueur de préciser : La grève s’était déroulée, selon la nouvelle formule, “sur le tas” et sans incident. Satisfaits, les grévistes sortirent des usines en défilant, drapeau rouge en tête, et en chantant L’Internationale (édition du 4 juillet). Dans la foulée de la grève, la direction octroya les premiers congés payés. Dans le rapport qu’il adressait mensuellement au préfet, en date du 20 août, le sous-préfet d’Albertville expliquait en effet que la fabrication a été presque entièrement arrêtée dans la première quinzaine d’août aux importantes aciéries d’Ugine. La direction de ces établissements a estimé qu’elle pouvait suspendre momentanément son travail pour faire profiter les ouvriers des congés annuels accordés par les accords Matignon. L’occasion était trop belle pour qu’on la ratât : François Dagnès, du village de Marthod, entré à l’aciérie en février 1914 (il avait treize ans), enfourcha sa moto Terrot et partit voir son frère dans le Tarn-et-Garonne.

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Salle des machines hydro-électriques fournissant l’énergie (1916). On est là au cœur de la spécificité uginoise : métallurgie et houille blanche. Ce sont de telles installations que viseront les sabotages de la Résistance au printemps 1944. © Ministère de la Culture (France) – Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine – Diffusion rmn

Deuxième temps fort, la Résistance. Ugine fut un haut lieu de la Résistance, essentiellement autour de l’Armée secrète et des Francs-Tireurs et Partisans (ftp), qui s’appliquèrent, à partir du second semestre de 1943, à saboter la production. Cette histoire, Roger Frison-Roche l’a romancée dans ses Montagnards de la nuit, en 1968. Tout d’abord, et sans risques démesurés, en perturbant l’approvisionnement électrique par destruction des infrastructures – les forces d’occupation ne pouvant placer un soldat derrière chaque pylône. Ensuite, de manière extrêmement périlleuse, en détruisant des installations dans l’usine, transformateurs, pompes, compresseurs, etc. Bénéficiant de complicités et travaillant en terrain connu, un groupe parvint même, le 17 décembre 1943, à neutraliser le pont roulant de 15 tonnes. Le printemps 1944 vit les actions de plus grande ampleur, Londres ayant en effet prévenu, si de l’acier sortait des ateliers, qu’on bombarderait l’usine, et personne n’étant dupe de la précision supposée des tapis de bombes des multimoteurs américains… Entre le 3 et le 30 mai, l’usine connut huit actions de sabotage, pour lesquelles les commandos bénéficièrent de consignes très précises de la part d’ingénieurs pour savoir où poser les charges explosives afin de causer des dégâts efficaces. Le 5 juin, ce fut le drame : en réponse à une action ftp qui tuait 12 soldats allemands et en blessait 20, la Wehrmacht fusilla au hasard 28 passagers d’un autocar arrivant d’Annecy. Le lendemain, elle faisait exploser les phalanstères des Corrües, dont les habitants furent quand même évacués. Aux usines, les ouvriers débrayèrent. La situation ne s’apaisa que le 8. Mais l’objectif était atteint : l’aciérie n’eut plus d’activité digne de ce nom. Le 25 août, les Allemands étaient partis. Mais, pour les ftp de l’usine et leurs camarades

d’autres mouvements, la guerre allait se poursuivre dans les hautes vallées où se tapissait encore l’envahisseur. Troisième temps, Mai 68. Dans la France des usines gagnée par la “chienlit” revendicative, Ugine ne dépareilla pas. Le personnel, qui avait beaucoup “grogné” durant les mois précédents, cessa le travail le 22 mai, dans une ambiance de kermesse façon 1936. Les syndicats, cgt en tête, fo et cfdt en soutien, déployèrent leurs banderoles sur les grilles de l’entrée et organisèrent l’occupation du site, avec piquet au portail et rondes dans l’usine. Pour les anciens, on rejouait une pièce classique : solidarité avec les camarades de France et de Navarre, et notamment ceux de snr, à Annecy, cahier revendicatif catégoriel (“revalo” salariale, retraite à soixante ans, paiement des jours de grève, etc.), le tout dans la langue de Marx, encore en vigueur pour dénoncer l’exploitation de la classe ouvrière par les trusts tout-puissants. Y eut-il pour les plus jeunes, comme pour leurs lointains conscrits du Quartier latin, aspiration à jouir sans entraves en allant chercher quelque plage sous les pavés, en chantant We all want to change the world des Beatles en Revolution ? “Lennon ou Lénine ?”, selon l’heureuse formule de l’historien Jean-François Sirinelli. À défaut de pouvoir y répondre, le Mai uginois n’ayant pas encore été étudié, on plongera dans l’ambiance grâce à un document de l’intérieur, d’un immense intérêt et d’une inaltérable saveur, à savoir une série de films en super-8 couleur, parlants, tournés puis montés par l’ouvrier et responsable cégétiste Robert Amprimo, aujourd’hui déposée à la cinémathèque des pays de Savoie et de l’Ain et visible sur Internet. Avec des accents d’épopée (notamment par une mise en musique digne d’Eisenstein, encore qu’on y entende aussi la Messe pour le temps présent de Pierre Henry),

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François Deladerrière, photographe formé à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, travaille essentiellement sur le paysage et l’architecture. Il a abordé la montagne avec une importante commande à l’occasion de l’anniversaire de l’annexion de Nice et de la Savoie, éditée en 2010 chez Actes Sud : Nice et Savoie, un regard contemporain. Franck Roubeau est professeur d’histoire-géographie au lycée Jean-Moulin d’Albertville et doctorant en histoire contemporaine à l’université Lyon-II, rattaché au larhra (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes). Il est spécialiste d’histoire religieuse, politique et culturelle, particulièrement en Savoie.

UGINE, une ruée vers l’acier

Longtemps modeste bourgade alpine, Ugine entre dans la modernité à l’aube du xxe siècle quand s’installe sur son territoire un premier site de production métallurgique. Dès lors elle porte haut et fort, par l’ingéniosité de ses cadres et le savoir-faire de ses aciéristes, les couleurs de l’industrie française. C’est son histoire, qui épouse et parfois précède les grandes avancées technologiques d’un siècle qui n’en est pas avare, tout en brassant des milliards, que raconte Franck Roubeau, en lien avec un très beau travail réalisé à la chambre photographique par François Deladerrière. Du sein même d’Ugitech, leader mondial des produits longs en aciers inoxydables, le photographe nous emmène dans la ville, cité industrielle à laquelle travaillèrent d’éminents architectes pour loger le peuple de l’usine, mêlé d’ouvriers-paysans des villages alentour, d’immigrés italiens et de déracinés de tout poil, Russes fuyant le bolchevisme notamment. À une époque où les industries européennes de l’acier sont détruites par la mondialisation, cette exception savoyarde méritait un livre.

UGINE, une ruée vers l'acier

Photographies de François Deladerrière

FONDATION FACIM | ACTES SUD

Texte de Franck Roubeau Préface d'Hervé Gaymard

35 e ttc France | Dépôt légal : mars 2014 | isbn : 978-2-330-03076-6 | www.actes-sud.fr

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