Extrait de "Ricardo Vines"

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RICARDO VIÑES

MILDRED CLARY

RICARDO VIÑES

Un pèlerin de l’Absolu

Ricardo Viñes (1875-1943), pianiste catalan, a été l’interprète et l’ami des plus grands compositeurs du début du XXe siècle. Il est considéré comme l’un des premiers pianistes modernes : ses recherches sur le plan de la variété des sonorités, son jeu de pédales d’une grande subtilité marquent un tournant dans l’histoire de l’interprétation. Il a vécu la quasi-totalité de son existence en France. Par sa double culture, il est l’artisan de fructueux échanges entre musiciens, peintres et écrivains espagnols et français.

Née de mère française et italienne et de père anglais, Mildred Clary s’initie très jeune à la musique, en particulier au luth. Consacrant une majeure partie de sa carrière à la radio, elle réalise de nombreuses émissions qui lui permettent de côtoyer les musiciens, compositeurs et interprètes majeurs d’aujourd’hui. En 1988, la Société des gens de lettres lui décerne le Grand Prix pour l’ensemble de son travail radiophonique, prix attribué pour la première fois à une femme. Elle a signé de nombreuses biographies dont celle de Mozart, Gershwin et Britten. Mildred Clary nous a quittés le 18 novembre 2010.

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inclus

MUSICALES ACTES SUD Dép. lég. : septembre 2011 40 € TTC France ISBN 978-2-7427-9337-2 www.actes-sud.fr

MILDRED CLARY

Un CD d’archives musicales restaurées de Ricardo Viñes au piano illustre ce livre et nous apporte un témoignage supplémentaire de son génie.

AVEC L’AIMABLE COLLABORATION DE NINA GUBISCH-VIÑES

RICARDO VIÑES

Dans cet ouvrage, réalisé avec la collaboration de la musicologue Nina GubischViñes, petite-nièce de Ricardo Viñes, Mildred Clary propose un récit captivant du parcours de cet artiste. Il offre une mine de renseignements sur la vie artistique et musicale de la fin des années 1880 aux années 1943, car Viñes a fréquenté les plus grands peintres, poètes et sculpteurs français ou étrangers vivant à Paris (Bonnard, Vuillard, Redon, Picasso, Maillol, Rodin, Fargue, Valéry, Bloy, Mendès, Larbaud…), au fil d’une carrière mouvementée.

Un pèlerin de l’Absolu

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Racines “Ma jeunesse a été comme un lys sur lequel est passée, imperturbable, une meule de pierre.” (Journal de Ricardo Viñes, janvier 1897.)

Ricardo (premier prix, Barcelone, 1887) Etant donné que le plus grand nom‑ bre de citations provient des trois sources inédites ci‑dessous, nous ne les rementionnerons pas chaque fois : Ricardo Viñes, Journal (inédit ; tra‑ duit de l’espagnol par Nina GubischViñes). Nina Gubisch-Viñes, Ricardo Viñes à travers son journal et sa correspondance (thèse de 3e cycle, université de Paris iv-Sorbonne, 1977). Ricardo Viñes, Correspondance (iné‑ dit ; archives familiales). 1. Georges Jean‑Aubry, La Musique française d’aujourd’hui, Perrin et Cie, Paris, 1916.

“Son répertoire tient du prodige et peut‑être nul pianiste n’en connut‑il de semblable ; on se demande comment il a pu seulement lire tout ce que de mémoire il joue. Il a toujours l’air d’avoir le temps, il trouve celui de vous signaler dans quel coin de Paris se peut voir un nou‑ veau pastel de Redon, un Monticelli somptueux. On le voit à tous les concerts, il vous en remontre sur les poètes que nous savons le mieux. Au sortir d’un récital où il vient de fournir un effort considé‑ rable, il s’en va au bras d’un ami réciter plusieurs centaines de vers de Baudelaire ou de Verlaine. Il se livre à tout sans langueur, il n’est jamais las d’admirer, il n’est rien qu’il ignore ; on peut causer avec lui des heures durant et oublier qu’il est pianiste. Il sait tout ce qu’il est bon de connaître pour donner à la musique un autre rang que de métier. Nous lui devons de connaître et d’aimer beaucoup, il est un exemple des vertus rares et nécessaires qu’il faut qu’on ait quand on veut servir la musique. On n’a pas le droit d’ignorer qui peut donner autant de joie et sait convaincre les plus sceptiques qu’aucun com‑ promis ne s’impose à qui sait bien ce que veut l’art… Viñes est un prodige tranquille1.” En 1916, l’historien musicologue et ami de Ricardo Viñes, G. Jean‑ Aubry, évoquait ainsi l’extraordinaire éclectisme du personnage auquel nous allons nous consacrer… “On n’a pas le droit d’ignorer.” Et pourtant, qui connaît aujourd’hui le nom de Viñes ? Cet homme que G. Jean‑Aubry admire et dont il fait ce portrait éloquent, a été, au siècle dernier, et dans notre pays, ce qu’on appelle un passeur, celui qui prend fait et cause pour ce que son époque offre de plus essentiel, et qui consacre sa vie à propager et à défendre ses valeurs. On demeure émerveillé du cheminement mystérieux qui amènera cet homme vers une destinée si éloignée des origines qui furent les siennes… 15

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C’est dans une petite ville de la Catalogne, Lérida (ou Lleida en catalan), au nord‑est de l’Espagne, au numéro 104 de la Calle Ma‑ jor, que naît, le 5 février 1875, ce petit enfant dont la nature s’avère aussitôt fragile au point qu’il ne pourra suivre une scolarité normale. Il souffre de fortes migraines. Sa mère, musicienne amateur, et son père, avocat, licencié en droit, en philosophie et en lettres, vont veiller sur cette nature délicate dont ils perçoivent d’emblée les dons hors du commun. Viñes va suivre des cours de solfège auprès de l’illustre professeur de la ville, l’organiste Joaquín Terraza, avant de poser pour la pre‑ mière fois, à huit ans, ses doigts sur un clavier : “Papa, aujourd’hui, j’ai commencé le piano.” Une date, le 1er avril 1883, à marquer d’une pierre blanche ! Mais son état de santé ne lui permet de recevoir qu’irrégulièrement des cours, et sans doute la passion qu’il investit déjà dans tout ce qu’il entreprend ne fait‑elle qu’aggraver un fragile équilibre. Viñes fait néanmoins des études musicales au Conservatoire de Barcelone avec un certain Joan Baptista Pujol, l’un de ces Espagnols qui ont étudié à Paris au xixe siècle afin de pouvoir ensuite prêcher la bonne parole aux aspirants pianistes de leur pays. Pujol se mon‑ tre d’abord réticent à accepter dans sa classe un aussi jeune enfant, mais les parents insistent pour qu’il l’entende et Viñes est admis. Il obtient son premier prix en 1887, à l’âge de douze ans. Le morceau imposé “pour les garçons” est le premier mouvement de la Sonate en fa mineur, op. 37, de Julius Schulhoff, et “pour les filles”, l’Allegro de concert en la majeur de Chopin. Curieuse distinction entre une musique qui serait masculine, une autre, féminine ! Viñes fait une forte impres‑ sion sur le jury, au point qu’Isaac Albéniz, alors âgé de vingt-sept ans, mais déjà un vétéran des scènes internationales, demande à l’audi‑ tionner lui aussi, et fait à la famille Viñes une proposition inattendue, que Ricardo relate ainsi : “Quand j’étais petit, à Barcelone, Albéniz proposa de m’adopter, mais, réflexion faite, il dit à mes parents : «Il vaut mieux, dans son propre intérêt, qu’il ne travaille pas avec moi pour n’être pas un enfant prodige, autant dire un fugace feu de paille, tandis que si vous l’envoyez à Paris pour y compléter ses études, une brillante carrière lui est destinée.»” Les parents de Viñes consentent à d’importants sacrifices afin de suivre ce conseil, et séparent la famille : l’enfant part avec sa mère. 16

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José, Eugenio, Dolores Roda (mère) et Ricardo (Paris, 3 septembre 1897)

Plus tard le fils aîné, José (mieux connu sous le sobriquet de “Pepe”) puis le cadet, Eugenio, les rejoindront. Infliger pareille aventure à une nature aussi fragile, avec les risques que cela implique, n’est pas une mince décision, “de plus, note le père, cette solution entraîne des frais énormes, et nous sommes pauvres”; mais il est conscient du peu de débouchés musicaux que Barcelone peut offrir à un jeune professionnel ; ce dernier finirait, au mieux, par devenir lui‑même professeur pour jeunes filles de bonne famille, ou par être engagé dans un café pour y faire entendre, la nuit, des arrangements d’airs d’opéra. Tous les professionnels que côtoie le jeune Viñes, parmi lesquels le fort respecté musicologue et compositeur Felipe Pedrell, approuvent le conseil d’Albéniz. A cette époque, la culture espagnole est encore embourbée dans un conservatisme qui ne laisse aucune place au renouveau. Des voix fortes parmi lesquelles celle du grand écrivain Miguel de Unamuno, mettent en garde contre l’enfermement, contre “l’espagnolisme”. Il prône l’européanisation et la place que pourrait y prendre son pays. Pour le moment, l’Espagne évoque essentiellement un exotisme tra‑ ditionnel avec toutes les images romantiques qui l’accompagnent, 17

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ce que Maurice Barrès nommera “l’instinct vital” et Saint‑Saëns “une étape intermédiaire entre l’homme et celle de la nature”. C’est ainsi que la conçoivent également un Bizet, un Chabrier, un RimskiKorsakov ou un Glinka, ainsi que des écrivains comme Victor Hugo, Théophile Gautier ou Alfred de Musset. La zarzuela, avec sa grâce et sa simplicité expressives pleines de charme, connaît encore de beaux jours au cœur des salons familiaux et des bars de quartier. Les sub‑ tiles évocations de Ravel et de Debussy n’ont pas encore modifié ces images. La voie vers une esthétique et une idéologie différentes n’a pas encore été ouverte par Albéniz, Falla, Granados et Turina. Mais au cours des premières années du xxe siècle et jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, va s’opérer une sorte d’interaction entre la France et l’Espagne : une transformation de la mu‑ sique espagnole grâce à l’influence française, mais aussi, chez les Français, une forte présence musicale de l’Espagne. Au musicologue Felipe Pedrell revient le mérite, par ses recherches sur le folklore, d’avoir ouvert la voie à une renaissance musicale de son pays, par ses œuvres, ses écrits, sa parole, ses conseils aux jeunes, par sa volonté de ne pas enfermer sa Catalogne natale dans un carcan ja‑ loux. Il saura guider le jeune Falla ainsi que Granados et les jeunes de leur génération vers d’autres horizons afin qu’ils enrichissent leur langage, tout en redonnant vie aux grandes figures du passé de son pays : Antonio de Cabezón, Tomàs Luis de Vittoria, les Catalans Ma‑ téo Flecha, Francesc Valls et combien d’autres. Ricardo Viñes sera en quelque sorte le porte-parole des deux pays ! De lui, Joaquín Turina dira : “Passionné par la nouvelle musique im‑ pressionniste, qui lui chatouillait les oreilles, il y consacra toutes ses forces, avec ses mains étroites, si longues, qui venaient à bout de tous les types de difficultés, obtenant des interprétations merveilleu‑ ses2.” S’intéressant à l’exploration de nouvelles possibilités d’expres‑ sion, Viñes travaille en étroite complicité avec les compositeurs dans un dialogue créatif. Il en est à la fois le témoin et l’artisan privilégié, et l’ardeur qu’il manifeste à pénétrer toutes les formes artistiques qui s’offrent à lui, puis à les promouvoir, est proprement admirable. En ce tournant de siècle, éclôt à Paris une extraordinaire florai‑ son d’institutions. Le 28 janvier 1871, Paris a capitulé, la France a signé un armistice mettant fin à la guerre franco-prussienne. Il s’en est suivi une volonté furieuse de la part des Français d’affirmer leur

2. Joaquín Turina, Viajes Musicales, Paris (Letras, juillet 1948, ouvrage cité par Alfredo Morán dans Joaquín Turina a través de sus escritos, Alianza, Madrid, 1997).

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identité, en réaction à la présence envahissante de l’Allemagne et de sa musique d’une part, à celle prédominante de l’opéra italien sur les scènes françaises d’autre part. Naîtra également un florilège de sociétés de concerts, dont la So‑ ciété nationale de 1871, fondée par Camille Saint‑Saëns et Romain Bussine, présidée ensuite par César Franck (1886). Dès le début, s’inscriront quelque cent cinquante membres et non des moindres : Georges Bizet, Ernest Guiraud, Jules Massenet, Charles‑Marie Wi‑ dor, Edouard Lalo… Leur devise : Ars Gallica. Leur but : faire connaî‑ tre les jeunes compositeurs français, qu’ils soient édités ou non, une initiative qui jouera un rôle majeur dans la propagation de la jeune musique. Le concert inaugural de la Société nationale a lieu le 25 novem‑ bre 1871. Chacun y met du sien, jouant aussi bien ses compositions que celles des autres. On y entend Mme Pauline Viardot, Jules Ar‑ mengaud, Léon Jacquard, Jules Garcin et Charles Lamoureux, qui s’unissent pour jouer de la musique de chambre. Les rencontres ont lieu dans l’ancienne salle Pleyel, rue de Rochechouart (inaugurée en 1838). Faute de moyens, on fait avec ceux du bord, le piano de‑ vant pallier l’absence d’un orchestre. Notre fougueux Catalan, avide de connaissances, y souscrit d’emblée comme auditeur ; il s’y pro‑ duira fréquemment comme soliste par la suite. Au grand dam de Saint‑Saëns, Franck ouvre les portes de la Société à toute musique “pure” écrite en France, fût‑elle ou non française (à l’époque de la Première Guerre mondiale, en 1914, s’y seront déroulés quatre cent onze concerts). Comme toute institution de cet ordre, celle‑ci connaît des pério‑ des plus ou moins fastes et des désaccords qui mènent, en 1909, à la fondation d’une société rivale, la Société musicale indépendante, menée par Maurice Ravel, présidée par Gabriel Fauré – qui entretient néanmoins de très bonnes relations avec la Société nationale. L’action s’étend cette fois aux compositeurs étrangers. La smi est soutenue par Charles Kœchlin et Florent Schmitt, puis, jugée à son tour trop pas‑ séiste, lui succédera, en 1931, la “Sérénade”, et, en 1932, le “Triton”. En 1894, Vincent d’Indy fonde avec Charles Bordes et un organiste, Alexandre Guilmant, la Schola cantorum, une “Ecole de chantres” des‑ tinée au départ à remettre à l’honneur l’enseignement de la musique religieuse. Si d’Indy affirme que “le principe de tout art est d’ordre pu‑ rement religieux”, l’école s’ouvre rapidement, dès 1896, à la musique 19

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profane et devient rivale du Conservatoire dont le directeur, Théodore Dubois, est un conservateur affirmé : “Au Conservatoire, monsieur, on conserve !” La Schola a ceci de particulier qu’on n’y impose pas de li‑ mite d’âge ; elle privilégie l’enseignement du contrepoint au détriment de celui de l’harmonie, ce qui, à la suite d’une audition à la Société na‑ tionale, en 1909, d’une œuvre de Pierre Coindreau, suscite une remar‑ que sarcastique de Maurice Ravel : “Ah les sales musiciens ! C’est pas fichu d’orchestrer, et ça vous bouche les trous avec de la «musique turque»3.” La Schola refuse tout nationalisme en accueillant pédago‑ gues et élèves de quelque nationalité qu’ils soient, d’où la présence, parmi la colonie espagnole de Paris, de Joaquín Nin et d’Isaac Albéniz comme enseignants, et de Joaquín Turina comme élève. Parallèlement à ces efforts a lieu l’inauguration, en 1875, d’un magnifique théâtre d’opéra que l’on doit à Charles Garnier, tandis que l’Opéra-Comique (deuxième salle Favart de 1840) présente des œuvres de Guiraud, Massenet, François‑Adrien Boïeldieu, Adolphe Adam, Daniel‑François Auber, puis, en 1872, de nouveaux ouvrages signés Bizet (Djamileh), Saint‑Saëns (La Princesse jaune), Emile Pa‑ ladilhe (Le Passant). En 1922, la Société internationale de musique contemporaine (simc) poursuivra efficacement la diffusion de musi‑ ques nouvelles, aidée en cela par des personnalités telles que Bar‑ tók, Hindemith, Berg, Milhaud, Webern. Dès sa fondation, chacune des sections locales est chargée d’organiser un festival annuel où seront créées des œuvres issues de commandes. De leur côté, les associations symphoniques ne sont pas en reste : en 1861 sont inaugurés les Concerts Pasdeloup, puis le Concert na‑ tional, mené par Edouard Colonne (1872), les Concerts Lamoureux (1882), les Concerts spirituels de la Sorbonne (1898), les Concerts Koussevitzky (1922), les Concerts Walter Straram (1926), l’Orchestre symphonique de Paris (1928). De multiples associations de musique de chambre s’y ajoutent, généreusement alimentées par des œuvres nouvelles, françaises et étrangères. Ainsi, en juin 1914, dans une let‑ tre au critique musical Michel‑Dimitri Calvocoressi, Claude Debussy évoque la difficulté de parler de musique contemporaine : “Les évé‑ nements s’accumulent à une vitesse incroyable et essayer de leur trouver une convergence aboutit souvent à des impossibilités. Au point où en est actuellement l’art musical, qui pourrait faire un choix entre les nombreuses routes divergentes que suivent les composi‑ teurs ? La tâche est véritablement embarrassante4.”

3. Marcel Marnat, Maurice Ravel, Fayard, Paris, 1986. 4. Claude Debussy, lettre à M. D. Calvocoressi, juin 1914, dans Les Courants musicaux du xxe siècle, Jean‑Yves Bras, Papillon, collection Mélophiles, Genève, 2003.

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Dans ce contexte, lorsque débarque notre adolescent, l’influence wagnérienne est à son apogée, comme en témoigne Romain Rolland : “On peut dire qu’à partir de 1885, elle agit, de façon directe ou indi‑ recte, sur toute la pensée artistique, voire sur la pensée religieuse et morale de l’élite parisienne.” Preuve en est, la fondation, en 1885, de La Revue wagnérienne, que gèrent des artistes aussi prestigieux que Verlaine, Mallarmé, Huysmans, Richepin, des peintres comme Odilon Redon ou Jacques-Emile Blanche, des critiques, comme Teodor de Wyzewa, Soubies, Malherbe : “L’univers entier, écrit Rolland, y était vu et jugé au travers de la pensée de Bayreuth5.” Viñes, lui aussi, s’engouffre dans le brasier wagnérien…

5. Romain Rolland, Musiciens d’aujourd’hui, Hachette, Paris, 1908.

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chapitre

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Maison natale (Lleida)

Années d’apprentissage A son arrivée à Paris, Ricardo est âgé de douze ans. Il relate ainsi ses premières impressions, en octobre 1887 : “Le 12, un mercredi, je partis de Barcelone à 6 heures du matin, à destination de Paris. J’arrivai le 13 à Paris, à quatre heures et demie de l’après‑midi. Nous allâmes loger à l’Hôtel du Calvaire, boulevard des Filles du Calvaire (au 18). Le vendredi 14, je me présentai chez M. Fissot, 4 rue de la Tour d’Auvergne ; je jouai la Sonate en fa mineur de Schulhoff qui lui plut beaucoup. Ce monsieur nous donna une lettre pour M. de Bériot, que nous lui remîmes le jour même. Lundi 17, nous déménageons de l’Hôtel du Calvaire pour aller à l’Hôtel de Cologne, 10‑12, rue de Trévise (9e). Le 18, je louai un piano Pleyel : 15 francs par mois”. La famille Viñes commence aussitôt les démarches pour faire ad‑ mettre Ricardo au concours d’entrée du Conservatoire, mais le di‑ recteur vient de recevoir la consigne de n’accepter que deux élèves étrangers par classe et le choix en est déjà fait pour l’année. Viñes se présente à l’examen d’entrée, il y est accueilli brillamment, mais comme seul auditeur. Il subsiste grâce à la bourse de cent cinquante pesetas mensuelles que lui accorde la municipalité de Barcelone pour la durée d’un an. Il va prendre des cours de piano auprès de Char‑ les‑Wilfrid de Bériot, fils de la célèbre cantatrice dite “la Malibran”, et du grand violoniste belge Charles‑Auguste de Bériot. Le mois suivant son arrivée, en novembre 1887, Viñes décide de tenir scrupuleusement un journal de bord qu’il poursuivra, à quel‑ ques interruptions près, jusqu’en 1914, et qui nous permet de le suivre pas à pas. Si l’on demeure parfois frustré de ne pas y lire de commentaires plus détaillés, il faut néanmoins savoir que Viñes n’a jamais envisagé que son journal fût livré au regard d’autrui. Bien plus tard, en 1926 (après une longue interruption), il définit l’astreinte qu’il s’est imposée : “Pas d’auto‑psychologie, mais un simple mémento des faits matériels : ce que j’ai fait, qui j’ai vu, tel jour, ou dans quelles circonstances, rien de plus, car c’est pour ne m’être pas tenu stricte‑ ment à cette norme que j’ai cessé, il y a des années, sans le vouloir, 23

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de consigner, ne fût‑ce qu’en style télégraphique, mes faits et gestes de chaque jour.” Tout est dit. Pourtant, souvent, ses émotions, indi‑ gnations ou enthousiasmes prennent le dessus, et la digue cède à un torrent de mots inattendus. Le rideau de la pudeur se lève, révélant fugitivement la richesse de ses rencontres, de ses activi‑ tés. En fait, sa mémoire prodigieuse lui permet de tout se rappe‑ ler sans avoir à consigner quoi que ce soit et, fort heureusement, l’absence de notes est souvent compensée par les lettres qu’il ne manque pas d’adresser à sa famille et à ses amis au cours des multiples voyages qu’il est amené à faire. Plus tard, ses essais littéraires, poèmes et autres écrits, nous indiquent à quel point il aura su assimiler la culture française.

Javier Viñes (père de Ricardo)

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Le physique de Viñes semble déjà annoncer l’originalité du per‑ sonnage. Joaquín Turina le décrit “dégingandé avec de grandes moustaches et des yeux petits comme des pointes d’aiguilles1” ; “Un Greco qui eût été gai2”, dira le poète Léon‑Paul Fargue. “Je le vois encore, écrit son ami le critique Gustave Samazeuilh, avec sa figure osseuse, sa moustache noire relevée aux extrémités, son front découvert, ses yeux clairs et rieurs, sa parole rapide, ses accès de gaieté qui faisaient de lui, pour nous tous, un délicieux camarade, un convive justement recherché par les maîtresses de maison. Je le vois chez lui dans son studio, garni de livres de tou‑ tes sortes qui attestaient la vaste culture de son esprit toujours en éveil, puis, dans maints logis hospitaliers à la jeune musique d’alors : non seulement chez Maurice Delage, ou chez Cyprien Godebski, au milieu de ses contemporains musiciens interprètes, littérateurs, peintres et sculpteurs, mais chez Mme de Saint‑Mar‑ ceaux où il était, avec moi, un habitué de ces dîners du vendredi aux côtés de Fauré, Messager, d’Indy, Ravel, Roger Ducasse, Pierre de Bréville, Risler, Cortot, et où il était aimé, apprécié de tous pour son intelligence, sa simplicité, son entrain, et où il nous en‑ chantait par des exécutions étincelantes de toute la musique que nous aimions comme lui3.” Si Viñes est aujourd’hui pratiquement inconnu, il fut l’un des plus célèbres défenseurs des compositeurs de son temps. Bon nombre sont devenus des créateurs majeurs : juste retour des choses, c’est maintenant grâce à leurs multiples témoignages, à leur affection pour ce petit homme, que nous pou‑ vons le découvrir à nouveau.

1. Joaquín Turina, Viajes Musicales, op. cit. 2. Léon‑Paul Fargue, Portraits de famille. Souvenirs, J. B. Janin, Paris, 1947. 3. Gustave Samazeuilh, Musiciens de mon temps. Chroniques et souvenirs, Marcel Daubin, La Renaissance du Livre, Paris, 1947.

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RICARDO VIÑES

MILDRED CLARY

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Née de mère française et italienne et de père anglais, Mildred Clary s’initie très jeune à la musique, en particulier au luth. Consacrant une majeure partie de sa carrière à la radio, elle réalise de nombreuses émissions qui lui permettent de côtoyer les musiciens, compositeurs et interprètes majeurs d’aujourd’hui. En 1988, la Société des gens de lettres lui décerne le Grand Prix pour l’ensemble de son travail radiophonique, prix attribué pour la première fois à une femme. Elle a signé de nombreuses biographies dont celle de Mozart, Gershwin et Britten. Mildred Clary nous a quittés le 18 novembre 2010.

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