Le Journal de Tilly

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Tilly LILIENSTEIN

1942

Mon journal de 1937 à 1946 1



Reproduction du journal intime de Tilly Lilienstein dite Lili



“Mon journal commencé le vendredi 10 octobre 1941. Ma vie à partir de 14 ans. Lili ”

Et retraçant sa vie à partir de 14 ans (Rappel : Tilly est née le 14 mai 1923 à Berlin – Allemagne)

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Notes d’Alain IGLICKI, reproduisant ce journal, pour la mémoire de la famille

De nombreux passages sont antérieurs au 10 octobre 1941, date annoncée comme le début de ce journal. Cependant, leur précision, tant dans les dates que dans les personnes que dans les faits, montre que les évènements antérieurs à la date de commencement du cahier avaient été rédigés et ont été recopiés : plume appliquée, belle écriture, sans fautes d’orthographe, encre homogène, … ce qui ne sera plus le cas par la suite quand le journal sera tenu au jour le jour. Histoire d’une jeune fille insouciante, ne pensant qu’à vivre sa vie avec ses amis, camper et pique-niquer, s’amuser, sortir, danser, mais qui est rattrapée par des évènements tragiques.

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Famille Lilienstein 1 janvier 1929 (Lili a 5 ans 1/2) 8


Famille Lilienstein vers 1936 (d’après Henri le frère de Lili) 9


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1937 Juin 1937 J’ai 14 ans depuis le mois de mai, nous sommes en juin et je dois passer mon certificat d’études jeudi. Je dois dire que j’ai un peu le trac. Quelle fièvre à l’étude. Enfin, après plusieurs jours d’incertitude, je suis toute émotionnée parce que l’institutrice, Mlle Labrune de la rue du Général Lasalle, vient de m’annoncer que je suis reçue avec mention très bien. Je suis contente et très fière. Pour me récompenser, je reçois un livret de caisse d’épargne, un gros dictionnaire, sans compter mon prix de classe qui est un gros livre d’histoire ancienne et mon prix d’enseignement ménager. J’ai passé mon certificat si tard parce que j’étais malade juste à cette époque pendant les années précédentes. Cette année, je suis allée en vacances à l’Ile de Ré, dans l’Océan Atlantique. C’est là que j’ai connu Maurice. Agé de 15 ans ½, il m’a plu tout de suite et je suis bien contente qu’il m’ait remarquée aussi. Il ne faut pas confondre, il m’a plu comme camarade. Ce n’est pas à 15 ans ½ et 14 ans qu’on est capable d’éprouver un sentiment sérieux pour quelqu’un. Par naïveté plutôt qu’autre chose je lui ai dit de m’appeler Liliane. C’est idiot, mais je déteste mon prénom de Tilly. Au bout de trois, quatre jours, la colonie organise un jeu nouveau : des cercles sont formés qui entourent plusieurs membres de la colonie et ne les laissent plus sortir que contre l’échange d’un baiser, à un garçon de la part d’une fille et à une fille de la part d’un garçon (sur les joues naturellement). Nous étions une centaine à jouer à ce jeu presque tous les jours et chaque fois que Maurice est pris dans mon cercle, c’est moi qu’il em19


1937 brasse. Naturellement, quand je suis prise dans son cercle, je l’embrasse aussi. Au bout de huit jours, nous devenons inséparables et je crois que, malgré notre jeunesse, nous éprouvons un peu plus que de l’amitié l’un pour l’autre. Enfin le jour du départ arrive. La séparation est difficile, nous sommes tellement bons amis. Maurice m’a demandé mon adresse et je lui ai répondu que je la lui enverrai dans ma première lettre. Il reste encore trois semaines à la colonie. J’arrive à Paris que je suis bien contente de retrouver et la première chose que je fais c’est de lui envoyer une lettre dans laquelle je lui dis ne pas vouloir correspondre avec lui et encore moins lui donner mon adresse. Comme prétexte, je n’ai rien trouvé d’autre que notre jeunesse mutuelle et notre timidité ou bêtise devant nos parents. Parce que c’est à cause de mes parents que j’ai rompu ; j’avais peur d’avoir honte et de rougir devant eux. Lui, c’était à peu près la même chose puisqu’il voulait que nous nous voyions en cachette. Comment ai-je pu être si bête, c’est une chose tellement naturelle. J’ai regretté très longtemps d’avoir écrit cette lettre. Je n’ai pas dit qu’il est de la même religion que moi et qu’il habite StMaurice. Tous les dimanches matin, j’aide mes parents à faire les marchés et les dimanches après midi je vais, en hiver, soit au cinéma, music-hall, ou théâtre et en été ce sont des promenades dans Paris. Je n’ai qu’une amie : Marie. Elle a mon âge mais je ne l’aime pas beaucoup parce qu’elle est égoïste. Pourtant, je ne saurais me passer d’elle ; l’habitude probablement. Nous nous sommes connues à l’école et nous sortons toujours ensemble depuis. Sa sœur, de 3 ans ½ son 20


1937 aînée, lui donne de bons conseils ; c’est pourquoi Marie est toujours bien vêtue, bien coiffée et qu’elle acquiert peu à peu un goût certain pour toutes choses. Je suis un peu inconsciente et pas trop coquette ; grâce à Marie, je fais un peu plus attention à ma toilette et à moi-même pour ne pas avoir l’air inférieure. C’est que j’ai de l’amour propre. Nous avons toutes les deux 15 ans ½ et nous décidons de commencer à nous maquiller ; très peu naturellement. Marie se met de la crème et de la poudre sur le visage et du rouge à lèvres, moi, je ne me maquille que les lèvres.

2 mois après Je me maquille un peu plus. Je mets de la poudre sur mon visage. Nous sortons, Marie et moi, le dimanche soir aussi pour aller soit au cinéma soit au music-hall. Marie travaille toute la semaine dans la maroquinerie chez ses parents, moi je travaille dans les pantalons pour enfants chez moi aussi. Souvent j’aide ma mère ou mon père à faire les marchés. À Noël et au jour de l’an je vends des cartes de souhaits et tout le bénéfice est pour moi. J’ai travaillé pendant deux mois dans une maison de fourrure à l’Opéra. Pas plus longtemps parce que les patrons sont partis installer leur commerce en Angleterre. Les jeunes gens commencent à nous remarquer, et nous avons chacune nos petits succès. Seulement, nous sommes toutes les deux d’une timidité absurde et nous ne répondons jamais à aucune avance.

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1939 10 juin 1939 Dans l’atelier de Marie travaille un jeune homme du nom de Albert de qui elle me parle souvent. Il a 6 mois de moins qu’elle et ils se disputent la plupart du temps. Hier, Albert a demandé à Marie de sortir avec lui. Elle n’a pas voulu y aller si je n’allais pas avec elle. Comme ce ne sont que des copains, je me décide enfin et, le soir, nous allons faire un petit tour tous les trois. Albert est un beau garçon, grand, bien fait. Pourtant, il ne me plaît pas du tout ; il est trop sûr de lui, trop crâneur, et trop moqueur. Je crois que Marie l’a remarqué aussi parce qu’elle ne sort plus avec lui.

Fin juin 1939 Albert a demandé à Marie qu’elle aille danser avec lui. Elle me demande mon avis et je lui réponds de faire ce qu’elle veut. Elle a l’intention d’y aller, mais pas sans moi. Encore une fois j’accepte, mais la veille d’y aller ils se sont disputés et sont fâchés sérieusement. Comme il pleut ce dimanche là, nous allons au cinéma. Il y a de beaux films américains dans la quartier (j’adore les films américains). Marie ne pense plus du tout à Albert, qui flirte avec toutes les belles filles qui acceptent de sortir avec lui.

Fin novembre 1939 Albert et Marie ne sont plus fâchés depuis longtemps et Albert redemande à Marie d’aller danser avec lui. Elle accepte en disant qu’elle 25


1939 viendrait avec moi. Brrr… Ce qu’il fait froid ! La neige est tombée pendant toute la nuit et aujourd’hui, dimanche, il fait un froid de canard. Les rues sont toutes blanches. Albert nous attend à Combat. Il est gelé. Pauvre garçon ! Nous allons au Chantilly, Place Clichy. La salle est déjà presque pleine. Nous sommes relégués dans un coin. Albert commande trois citronnades et paye 45 F sans compter le pourboire. Nous le remboursons Marie et moi. C’est la première fois que j’entre dans un dancing. Il existe une drôle d’ambiance. Cela ne me plaît pas. Je suis maussade toute la matinée. Comme je danse très mal et que je marche sur les pieds de mes cavaliers, je ne m’amuse pas beaucoup. Je danse une fois avec Albert ; c’est un trop bon danseur pour moi, je ne peux pas le suivre. Je ne me suis pas amusée et je dis à Marie que je ne remettrai plus les pieds dans un dancing. Je trouve fous les jeunes gens qui dansent le swing. C’est une danse idiote à mon avis. Je ne sais pas valser, et puis d’abord, ça tourne la tête. Nous n’allons plus danser. Cela ne dit rien à Marie non plus.

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1940 15 janvier 1940 Marie n’est plus sortie avec Albert depuis 1 mois ½. Aujourd’hui dimanche, pour nous changer du cinéma, nous avons décidé, Marie et moi, d’aller danser à l’Eldorado à St Denis, toutes seules naturellement. La salle me plaît. C’est intime. Marie m’a montré à mieux me coiffer et je me sens à mon aise. Je n’ai pas l’air d’un chaperon, au moins ! Je viens de mettre une nouvelle robe, ce qui me rend gaie. Aussitôt entrées, des jeunes gens très bien viennent nous inviter. Nous nous amusons comme des folles en nous promettant de revenir la semaine prochaine.

16 mai 1940 Je viens d’avoir 17 ans et je suis restée sérieuse au point de ne pas même m’être laissée embrasser par un jeune homme. Pourtant ce n’est pas l’occasion qui m’a manqué de flirter, de sortir avec des hommes, de m’amuser. Mais je suis comme ça. Marie aussi. Ce doit être cette timidité de toujours qui nous retient. Nous sommes allées danser toutes les semaines et à chaque fois nous nous sommes bien amusées. Nous avons fait connaissance avec MimiPinson, Champs-Elysées, avec l’Opéra-dancing, à l’Opéra, avec l’Olympia, à l’Opéra ; nous sommes retournées au Chantilly, qui me plaît bien maintenant. Il y a un bon orchestre avec Oscar Odman comme chef, et il est fameux ! J’adore le swing et la valse. 31


1940 Qu’est-ce que nous avons posé comme lapins, Marie et moi. C’est incroyable ! Nous nous en sommes payées des parties de rires à la pensée des pauvres types nous attendant en vain. Chez Mimi-Pinson, j’ai revu Maurice. Il ne m’a pas reconnue parce que j’ai beaucoup changé. J’avais une envie folle de danser avec lui, mais il était à un autre bout de la salle. Il a changé aussi. Il est plus grand, plus maigre. Je l’ai regardé danser et j’ai remarqué qu’il danse très bien. Il est correct aussi parce qu’il n’a pas osé un geste déplacé avec sa cavalière. Si je n’avais pas été si timide, je me serais approchée et lui aurais simplement dit bonjour. Mais je ne l’ai pas fait. Quelque chose de plus fort que moi me retenait. Sotte timidité, me quitteras-tu enfin !

Juin 1940 L’époque est tourmentée, nous avons peur. L’armée allemande avance de plus en plus et est tout près de Paris (j’ai oublié de dire que nous sommes en guerre depuis septembre 1939). Jusqu’à présent, nous n’avons pas souffert des hostilités. Peut-être un peu quand même à cause des cartes de ravitaillement, mais pas plus. Je parle de la population civile parce que les soldats eux, ont beaucoup souffert. Nous avons eu froid cet hiver, à cause du manque de charbon, mais maintenant il fait presque chaud.

Mercredi 12 juin 1940 Mes parents préparent les paquets ; nous fuyons Paris ; la panique gagne toute la population parisienne qui se précipite soit dans les gares 32


1940 pour partir en chemin de fer, soit dans leurs voitures, en vélo, et énormément de gens s’en vont à pieds. Pourquoi fuyons-nous ? C’est une peur irraisonnée qui nous pousse. Les Allemands sont tout près de Paris et les gens racontent tellement de choses terribles. Je me suis levée à 4 heures du matin et je suis allée à la gare Montparnasse à pieds avec Marie ; parce que nous avions décidé de partir ensemble, avec ses parents évidemment. Nous sommes parties si tôt toutes les deux pour faire la queue et avoir des billets, et comme le métro ouvre à 5 heures ½, nous sommes bien obligées d’aller à pieds. C’est loin, mais à deux le temps passe vite. Enfin nous arrivons. Nous pensions être les premières mais il y a déjà des centaines de personnes là-bas. Tout le monde avec plus ou moins de colis ; la plupart ont passé la nuit dans la rue, assis ou couchés sur leurs paquets. Il n’y a que la gare Montparnasse d’ouverte, et tous, voulant partir, croyaient être les premiers à monter dans le train. Pauvres gens ! Ils étaient affamés et frigorifiés. Et ces malheureux enfants ! Il ne faut pas trop s’apitoyer, nous ne sommes pas venues en visiteuses. A la queue, aux billets, nous sommes les premières. Tous ont déjà leurs billets. Nous restons là jusqu’à 7 heures ½ puis mes parents arrivent avec mon frère. Ils ont apporté des croissants. Nous n’avions pas trop faim, alors nous avons partagé avec d’autres personnes derrière nous. La queue avait grandi derrière nous de quelques centaines de personnes. Dix minutes après, mes parents nous font signe de sortir des rangs et de venir. Comme les guichets de la gare n’ouvraient pas et n’étaient 33


1940 pas près d’ouvrir, nous sortons de nos rangs pour savoir ce qu’ils nous veulent. Derrière la gare se trouvait une autre queue, immense celle-là. C’étaient tous les gens qui voulaient partir et attendaient les trains. Les billets n’étaient pas nécessaires. Nous nous sommes mis à la queue, mes parents et moi. Marie est retournée chez elle pour aller chercher ses parents. Il y a au moins 10.000 personnes à la gare, devant nous. Nous restons quand même. Nous nous asseyons sur nos paquets qui sont nombreux et sur nos masques à gaz. A midi, nous sommes toujours là ; nous mangeons ce que nous avons emporté et nous buvons de l’eau ; Marie n’est pas revenue. Enfin nous avançons un peu et c’est à 4 heures ½ que nous montons dans le train. Derrière nous, les gens sont innombrables ; des milliers et des milliers de personnes attendent patiemment leur tour. Je dis patiemment, mais je me trompe ; parce que nombreux sont les gens qui piquent des crises de nerfs, qui s’évanouissent, qui crient, se bousculent, pleurent. Il y a un bruit épouvantable. Des enfants pleurnichent, s’égosillent à force de piailler, d’autres dorment, beaucoup, comme mon frère, ne disent rien et attendent les évènements. Nous, nous sommes à peu près calmes et quand nous montons dans le train, c’est de nouveau une bousculade du diable. Les gens qui ont des vélos sont obligés de les laisser dans un café ; il n’y a plus de places assises, presque plus de places debout ; nous nous casons quand même dans un coin, assis sur nos masques à gaz ou nos paquets. Nous avons l’intention d’aller à Rennes où nous avons des amis. Par bonheur, le train où nous sommes s’y rend. Après 12 heures de voyage éreintant, nous arrivons. Le train ne va pas plus loin, tout le 34


1940 monde descend. Dans notre malheur, nous avons de la chance parce que nos amis nous accueillent les bras ouverts. Nous sommes harassés ; après une nuit passée assis dans le train, ce n’est pas étonnant ; nous avons faim aussi, n’ayant pas mangé grand-chose pendant le voyage. Aussitôt arrivés, Madame Chauffage nous prépare à manger et des lits. Une chose dont je me souviendrai, c’est que je n’ai pas pu dormir, à cause des puces. Qu’est-ce qu’il y avait comme puces ! Nous comptons louer quelque chose à Rennes et y rester. Comme nous ne trouvons rien, nous restons chez nos amis pendant quelques jours.

16 juin 1940 Les allemands sont entrés à Paris et avancent continuellement. Ils ne sont pas loin de Rennes. Nos amis et nous-mêmes, nous nous préparons pour partir plus loin. C’est dommage parce que Rennes est une belle ville. Propre, coquette, très agréable en tout, elle possède un jardin magnifique. Le “Thabor”. Je l’ai visité plusieurs fois en compagnie de Riri et des enfants de nos amis. Les Rennais sont des gens très agréables et serviables. Et puis la nourriture est très abondante. Ce n’est pas le bon beurre frais qui manque, ni les œufs, le poisson, les légumes, les fruits. Il y a de tout pour pas bien cher. Je suis un peu triste de partir, mais nous avons tous une telle peur des allemands. Nous nous rendons à la gare où il y a déjà une foule qui attend. Il n’y a pas beaucoup de trains. Enfin, il y en a un qui va à Bordeaux. Mon père doit aller dans cette ville pour être recensé. Donc nous montons dans le train avec nos paquets, nos masques, mais sans billets; 35


1940 personne n’en avait. Nos amis sont restés chez eux, à Rennes, et doivent venir nous rejoindre plus tard. Après 24 heures d’un voyage d’une lenteur exaspérante, nous arrivons à Nantes. Le train s’arrêtait toutes les vingt minutes pour une demiheure au moins. Tout un jour et une nuit sont passés dans ce train, couchés par terre ou n’importe où. Tout le monde est obligé de descendre ; le voyage se continuera plus tard. Nous faisons comme tout le monde et nous montons dans un autocar qui doit nous emmener dans un centre d’accueil. Après 15 minutes de voyage, nous descendons de voiture et sommes introduits dans le préau d’une école où on nous sert à dîner (c’est 9 heures du soir). Nous mangeons de la soupe, de la viande, des légumes et on nous envoie nous coucher. Les classes de l’école servaient de chambres à coucher. Il y a une assez grosse épaisseur de paille par terre et une quinzaine de personnes sont déjà couchées. Nous trouvons une place et, comme nous sommes très fatigués, nous nous endormons tout de suite. Le lendemain, nous déjeunons de café et de pain et nous allions partir à la gare, mais une jeune fille (une scout) nous a dit d’attendre un peu, des cars viendraient nous prendre. Nous attendons jusqu’à midi, nous déjeunons, et, comme les cars n’arrivaient pas, nous partons à pieds, toujours avec nos paquets. À la gare, nous sommes déçus ; il n’y aura plus de trains. Nous sommes obligés de rester ici. 36


1940 Maman, Riri et moi, nous retournons au centre d’accueil, mais papa s’en va avec d’autres hommes, à pieds, en direction de Bordeaux où il devait se rendre.

22 juin 1940 Il fait une chaleur étouffante. Nous sommes toujours à Nantes. La vie s’est organisée. Nous avons fait connaissance avec les autres réfugiés. Nous nous sommes fait des amis. J’ai moi-même pas mal de camarades, garçons et filles. Nous sommes toujours au centre d’accueil qui est dirigé par des jeunes gens et des jeunes filles scouts. Ils sont tout entiers dévoués à leur travail, et il ne manque pas. Nous n’avons pas de nouvelles de mon père. La nourriture est passable. Quelquefois nous mangeons bien ; d’autres fois plus mal. Pour dormir, nous nous sommes arrangés. Nous avons une couverture bleue en laine qui nous sert de matelas et de drap à tous les trois, deux taies d’oreiller et une grosse couverture rouge pour nous couvrir. Cela n’est pas si mal. Puisqu’il y a de la paille dessous, ce n’est pas dur. Plusieurs fois, nous avons acheté toute une caisse de bananes. Qu’estce que nous avons mangé comme fruits ! Quand la nourriture n’est pas très abondante, nous achetons des œufs, du fromage, du pain. Nous demandons aux cuisiniers de nous faire cuire les premiers, et nous finissons le repas ainsi. En fait de nourriture, nous trouvons à peu près tout ce que nous voulons ici. 37


1940 J’ai envoyé une carte à tous mes amis et à toutes les connaissances de mes parents. Je n’ai aucune réponse. Pas de nouvelles de Marie. Je suis allée me promener dans la ville. Quel contraste ! Quelle différence avec Rennes ! Ici, c’est un port, donc c’est malpropre. Les rues sont mal pavées, sombres, les maisons hautes, vieilles. Juste en face du centre se trouve une fabrique de savons qui empoisonne l’atmosphère. Cela sent terriblement mauvais. Nous nous habituons à cette odeur ; nous sommes bien obligés de nous y faire, d’ailleurs. Je suis allée voir les autres centres d’accueil de Nantes. Je crois que nous sommes, après un autre centre mieux que nous, les mieux partagés. Les quatre ou cinq qu’il y a encore sont beaucoup plus mal en fait de logement. Je ne me fais pas beaucoup de bile. D’un naturel plutôt optimiste, je tâche de ne voir que le bien partout.

23 juin 1940 – 10h1/2 Je suis allée me promener en ville avec ma mère, mon frère (il a 11 ans) et des amis. Tout à coup, je reçois un choc au cœur. Ce sont deux hommes qui viennent d’entrer dans le café où nous nous trouvons qui en sont la cause. Ils sont porteurs de l’uniforme allemand. Immédiatement, tous les gens, au café, ont cessé de parler et de boire. Que va-t-il arriver ? J’ai une frousse ! ! ! 38


1940 En regardant mieux les arrivants, je vois qu’ils n’ont pas l’air méchants. Ils boivent de la bière, payent, et s’en vont rejoindre toute une troupe de soldats qui les attendaient dehors avec des motos. Le premier moment d’angoisse passé, nous nous risquons à mettre le nez à la porte, et nous voyons tout un régiment de soldats qui prend possession de la ville. Ils ont tous l’air fatigués et paraissent très gentils. Ils ne disent rien et défilent dans les rues de Nantes. Nous rentrons tranquillement en parlant de l’événement. Pourquoi avons-nous fui ? “ Ils ” sont ici aussi, alors ? D’ailleurs, ils n’ennuient personne, les soldats allemands, ne s’occupant que de leur consigne qui est de veiller sur la ville et ses habitants. Auparavant, nous avions vu fuir les soldats anglais et français, et tous les hommes âgés de 17 à 45 ans avaient reçu l’ordre de s’éloigner de la ville. Beaucoup ne se sont pas soumis à cet ordre et sont restés à Nantes.

25 juin 1940 La chaleur nous accable. La plupart du temps, nous sommes couchés. Nous avons pris l’habitude de la présence des soldats allemands dans la ville. Il y a une kommandantur installée à la mairie et nous nous y rendons pour demander un laissez-passer qui nous permettra de retourner à Paris. Nous sommes inquiets. Nous étions partis en fermant les volets partout, et les compteurs à gaz et d’électricité fermés. Nous avions emporté nos clefs. Comment allons-nous retrouver notre domicile ? 39


1940 2 juillet 1940 Cela fait une semaine que nous allons quotidiennement à la gare pour savoir quand nous pourrons repartir. Tous les trains sont réservés pour la troupe. Pourtant, le 30 juin, un train de réfugiés est parti en direction de Tours. Pas plus loin. Les parisiens doivent attendre leur tour, qui ne tardera guère assurent les employés de la gare. Aujourd’hui, je suis terriblement contente. On m’annonce qu’un train part pour Paris demain matin. Avec quelle joie j’annonce cette nouvelle à maman. Pourtant nous sommes bien. Nous ne sommes pas mis à part et, quoique juifs étrangers, nous sommes traités en égaux par tous. Il faut dire que cela a servi à remonter le moral de maman. Elle ne le montrait pas, mais j’ai bien vu qu’elle se faisait continuellement du mauvais sang, surtout au sujet de papa. Elle n’en a pas dormi pendant des nuits et des nuits. Pauvre maman ! J’étais inquiète aussi, naturellement, mais à 17 ans, ce n’est pas la même chose, on oublie beaucoup plus facilement. Quant à Riri, il ne pensait pas à grand chose sinon qu’à manger, dormir et s’amuser.

3 juillet 1940 Enfin, aujourd’hui, nous partons. Quelle joie ! Quelle foule aussi, à la gare ! Le train ne va pas directement à Paris ; il passe par beaucoup de villes avant, entre autres, par Chartres. Nous ne sommes pas si longtemps en voyage que pour partir : le train roule plus vite. Nous sommes toujours chargés de nos paquets et de 40


1940 nos masques à gaz. Plus nous approchons de la capitale et plus l’inquiétude nous gagne ; en effet, qu’est devenu notre chez nous ? Le retrouverons-nous tel que nous l’avions laissé, ou bien serons-nous obligés de chercher un logement ailleurs ? Nous sommes terriblement impatients d’arriver. Enfin Paris ! Aussitôt descendus du train, nous montons dans le métro, et en route. Dans un quart d’heure, nous serons chez nous. A Belleville, la première chose que nous voyons, ce sont des israélites, comme nous, qui forment un groupe et qui bavardent gaiement entre eux. Cela met un baume sur le cœur de maman qui s’imaginait que tous les juifs vivaient comme des bêtes traquées et ne pouvaient pas sortir de chez eux. Très vite, nous allons chez nous. La maison est restée comme nous l’avions laissée. Exactement pareille. Le même désordre règne dans toutes les pièces. Un air de renfermé envahit l’atmosphère. Nous sommes tellement contents d’être enfin revenus après toutes les épreuves que nous avons vécues. Pourtant, nous avons eu de la chance. Partout où nous sommes allés, où nous sommes restés, nous n’avons pas vu ou entendu un bombardement. Nous n’avons pas été mitraillés non plus. C’est quelque chose d’incroyable, mais cela est ainsi. Aussitôt rentrés, nous avons eu des nouvelles de papa. Il avait envoyé plusieurs cartes à Paris et il se trouvait en ce moment à 60 kilomètres de Bordeaux. Les troupes allemandes étaient arrivées en même temps que lui dans cette ville, et, toujours poussé par la peur, il était allé plus loin avec de nombreux hommes. Il n’était pas bien loin de la frontière espagnole. 41


1940 15 juillet 1940 Il est 10 heures du matin et je suis allée faire des commissions. Les bras chargés de victuailles, je remonte à la maison et la première chose que j’aperçois c’est papa. Il est revenu depuis quelque temps et c’est vraiment une surprise très agréable. Je suis bien contente que nous soyons de nouveau tous réunis. Entre temps, la vie a repris son cours habituel. J’ai retrouvé Marie. Elle n’était pas partie. En rentrant chercher ses parents le matin, elle a oublié de nous dire dans combien de temps elle reviendrait. Une heure plus tard (il y avait au moins 2.000 à 3.000 personnes derrière nous, à la queue pour prendre le train), elle était de nouveau à la gare avec sa famille et ses valises. Elle m’a dit nous avoir fait appeler une vingtaine de fois par le hautparleur, mais nous n’avons rien entendu. Ses parents ne voulaient pas partir tout seuls et, surtout, la queue les impressionnait. Alors ils sont retournés chez eux. D’ailleurs, tout le monde disait qu’il n’y aurait plus de trains. Faux bruit qui courait. Ils ont terriblement bien fait et ne le regrettent pas. Mon oncle Maillot et ma tante Paulette sont partis à pieds pendant une cinquantaine de kilomètres. Puis, rattrapés par les soldats allemands, ils sont retournés chez eux. Mon oncle Roger, ma tante Mirna1 et leur fils Anatole sont allés à Orléans à pieds et sont revenus en faisant de l’auto-stop. Ils ont traversé beaucoup d’épreuves et vu beaucoup de bombardements. Les gens qui sont partis de chez eux pour aller sur les routes, à 1. Note d’Alain : Prénom non garanti, difficile à déchiffrer. Peut-être Anna, ou Morna, ou Mrna

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1940 l’aventure, sont innombrables. Il y a eu beaucoup d’enfants perdus, de familles séparées, surtout parmi les gens à pieds qui s’en allaient sans but, loin, toujours plus loin. Le Nord était dévasté et les personnes venant de là-bas avaient tout perdu : leur maison, leurs biens, leur mobilier ; le fruit d’un labeur de plusieurs années s’envolait en fumée. C’est pourquoi nous avons eu de la chance, nous, de n’avoir rien perdu pendant la débâcle. La famille s’est retrouvée au complet. Mon père avait bien un trou au bras avec de l’humeur à l’intérieur, mais, comme il était bien soigné, au bout de peu de temps il n’y paraissait plus. Ce n’est pas le bombardement qui est cause de cela, c’est la mauvaise nourriture. Marie m’a confié un secret. Pendant mon absence, elle a rencontré Albert. Comme ils s’ennuyaient tous les deux, ils sont sortis ensemble. Peu de temps après, ils s’aimaient. Marie surtout était follement amoureuse ; seulement, ses parents n’en savaient rien2. Elle m’a demandé conseil. Je ne sais pas plus ce qu’elle doit faire, mais je crois qu’il vaut mieux qu’elle ne dise rien. S’il était sérieux encore ; bon, cela irait bien ; mais avec Albert, on ne pouvait pas savoir, surtout qu’il était tellement jeune. Elle en parle chez elle, mais légèrement, sans dire qu’elle sort avec lui. Ses parents sont tellement “ vieux jeu ”. C’est exaspérant de rencontrer, à Paris, des parents comme ceux de Marie. Son père est très arriéré ; quant à sa belle-mère, c’est inutile d’en parler parce qu’elle change toujours d’idée. Au premier mot, son père l’arrête en lui disant qu’il ne veut pas entendre parler de ce garçon, ce bon à rien comme il l’appelle. 2. Note d’Alain : la guerre est déjà bien loin

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1940 Surtout, il ne fallait pas que sa fille s’avise de sortir avec lui, parce que lui, son père, verrait à ce qu’elle ne le voie pas, en l’enfermant (Marie). Et il l’a menacée d’autres choses plus graves encore. Marie ne sait pas quoi faire. Pourtant, elle ne veut pas rompre ainsi puisqu’elle aime Albert. Elle me demande de sortir danser avec eux tous les dimanches. Pour leur rendre service, j’accepte, et c’est moi qui allais chercher ma camarade les jours de sortie, autrement, elle devait rester à la maison. Pour aller danser, c’était très bien, mais comme nous étions en guerre, les dancings ont fermé leurs portes et nous ne pouvions pas nous promener tous les trois. D’ailleurs, j’en ai assez de servir de chaperon à Marie. Elle a demandé conseil à sa sœur Fanny qui lui a fait promettre de ne plus voir ce jeune voyou. Elle déteste Albert. Marie me supplie de ne pas la laisser tomber. Elle aime de plus en plus et est aimée également. Albert lui-même me demande de les aider, et il est devenu très sérieux. Je promets à Marie d’aller la chercher chaque fois qu’elle aura rendezvous avec lui. Naturellement, j’irai la chercher uniquement pour que ses parents ne sachent rien ; parce que aussitôt dehors, elle ira son chemin et moi le mien. Nous sommes d’accord, et Marie est tellement contente qu’elle ne sait pas quoi faire pour montrer son bonheur. Elle se moque bien de la promesse faite à Fanny dans un moment de réflexion. En effet, sa sœur lui a soutiré cette promesse en lui démontrant qu’Albert était jeune, insouciant de l’avenir, flirteur, incapable de gagner sa vie, donc encore bien moins celle d’une femme, crâneur, arrogant. Gagnée par ces raisonnements, Marie avait promis. Mais il avait suffi 44


1940 qu’elle revoie son héros pour qu’elle oublie sa promesse, ses parents, tout quoi. Quand on aime, il est difficile de tenir de telles promesses surtout lorsqu’elles sont faites dans un moment d’égarement.

octobre 19403 N’ayant aucune autre camarade, j’ai décidé de sortir avec Edith et sa bande. C’est une jeune fille de mon âge (6 mois de plus que moi), que je connais depuis près de trois ans. Mes parents sont amis de ses parents, c’est ainsi que nous nous sommes connues. Un dimanche, elle m’a invitée chez elle et m’a présenté tous ses amis. Ils ne sont pas très nombreux. D’abord il y a Samuel, qu’elle aime et dont elle est aimée. Il a 26 ans. Ensuite Raymonde, 20 ans, et son fiancé Paul, 21 ans. Et enfin Solage, un jeune homme de 24 ans. Ce sont ses principaux amis. Les autres sont des camarades avec lesquels elle sort une fois de temps en temps. Dès le premier instant, je me sens dépaysée avec eux. Tous sont très sympathiques, mais ce n’est pas mon genre. Enfin, à défaut d’autres amis, je sors avec eux puisqu’ils m’ont invitée. Nous allons soit au théâtre, au cinéma ou au music-hall. Je ne m’amuse pas beaucoup.

Novembre 1940 Décidément, la compagnie d’Edith et de ses amis ne me plaît pas du tout. Je m’ennuie la plupart du temps. Pour Marie et Albert, c’est toujours la même chose. Ses parents lui font la tête et ne lui parlent pas. Ils ont découvert le pot aux roses. Une amie de la famille nous a vus tous 3. Note d’Alain : ces pages n’ont d’autre intérêt que celui de montrer la personnalité de Tilly (et nous l’y retrouvons telle que nous l’avons connue)

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1940 les trois et l’a raconté. Pauvre Marie ! Heureusement qu’elle a Albert pour la consoler, parce qu’elle se sent comme une étrangère chez elle. Pourtant “ils” ne l’empêchent pas de sortir. Ses parents espèrent que l’un plaquera l’autre. Ce n’est donc plus la peine que j’aille chercher Marie, elle fait ce qu’elle veut, ses parents ne s’occupent pas d’elle. J’ai décidé de ne plus me mêler de leurs affaires. Il pourrait y avoir des complications dont je serais involontairement fautive. J’ai décidé aussi de ne plus sortir avec Edith et ses amis. Je m’amuserai bien toute seule. Mais franchement, depuis quelque temps, j’ai un cafard !

Décembre 1940 Je n’ai pas de travail et papa m’a demandé si je ne voudrais pas servir dans une cantine populaire, rue Vieille du Temple. Etre serveuse me plaît ; et puis il y a certainement d’autres jeunes filles qui servent. Je pourrai bien trouver là-bas une camarade avec qui je me lierais d’amitié. Cette perspective m’enchante et c’est avec empressement que j’accepte. Je suis toujours sortie avec Edith et ses amis, parce que, contrairement à ce que j’avais pensé, je m’ennuyais plus encore toute seule ou avec mes parents qu’avec eux. Et puis les jeunes de Belleville qui ne me laissaient pas tranquille au cinéma ou ailleurs me déplaisaient énormément avec leurs manières déplacées. C’est donc avec joie que je suis montée là-haut pour servir. Je ne suis pas payée. Je suis simplement nourrie. Mais ce n’est pas pour gagner de l’argent que je monte là-haut, c’est pour voir enfin d’autres visages, pour vivre dans une autre atmosphère que celle où j’ai vécu jusqu’à présent. 46


1940 Et aussi dans l’espoir de faire connaissance avec une jeune fille pour en faire une camarade. Aussitôt arrivée, la directrice m’a dit ce que j’aurais à faire. Ce n’est pas difficile de servir à manger, seulement un peu fatigant parce qu’il faut être continuellement debout. Les serveurs mangent après. À vrai dire, je ne crois pas trouver de camarade parmi les serveuses parce qu’elles sont toutes assez âgées. Je suis déçue. Parmi les habitués qui viennent manger, il y a un jeune homme que je remarque journellement et qui m’attire singulièrement. Il est aussi grand que moi et possède un physique extrêmement sympathique. Je crois qu’il m’a remarquée aussi, mais il n’ose pas m’adresser la parole.

Le lendemain Je suis en train de parler en Yddish avec une cuisinière et justement le jeune homme vient d’entrer et a entendu. Avec surprise, il m’a demandé si j’étais juive et, comme je répondais affirmativement en riant, il m’a dit, en riant aussi, qu’il m’avait prise pour une goye et que c’était la raison pour laquelle il ne m’avait pas parlé. Il paraît que je ne porte pas ma religion sur le visage. J’ai dû faire un drôle d’effet parmi les dîneurs qui ne me connaissaient pas. Ils sont, pour la plupart, des israélites, comme moi, comme la cantine entière d’ailleurs. Je suis terriblement contente. «Il» a l’air très gentil. Seulement, «il» déjeune presque toujours à la même table qu’une toute jeune fille accompagnée de son frère. Je me demande qui elle peut être. Enfin, cela ne me regarde pas. 47


1940 Après le déjeuner, je pars chez moi. Aujourd’hui, il y a un monde fou dans le métro ! Je me suis fait écraser deux fois les pieds ; en revanche, je sens que je marche pas mal de fois sur ceux des autres. A Belleville, je respire enfin en descendant de wagon. Tout à coup, je me sens attrapée par le bras. Je me retourne et reconnais Jeanine, une camarade d’école. Je suis contente de la rencontre et nous bavardons gaîment en rentrant à la maison. Elle me raconte qu’elle est fiancée à un garçon qu’elle adore. Il s’appelle Simon et est âgé de 16 ans ½. Elle-même a 18 ans. Mais enfin, puisqu’ils s’aiment ! Pour introduire Simon dans sa famille, elle a dû surmonter des difficultés sans nombre, mais maintenant il entre chez elle et est considéré officiellement comme un fiancé. Les parents de Jeanine lui font bien encore quelques scènes, pour la forme, mais le temps efface beaucoup de choses. Elle me raconte aussi qu’elle a une amie du nom de Renée qui est seule et ne sort pas. Quelquefois, Jeanine et Simon vont la chercher, pour aller se promener le dimanche, mais la plupart du temps Renée s’ennuie tellement qu’elle en pleure des heures entières. Je pense que moi aussi je m’ennuie avec Edith et ses amis et que, justement, je voulais sortir avec une jeune fille pour en faire une amie. Cela tombe bien. Je le dis à Jeanine en lui demandant de me présenter Renée. Elle accepte et nous prenons rendez-vous pour samedi soir chez elle. Simon me sera également présenté. Je rentre chez moi toute heureuse. Pourvu que Renée soit gentille et bonne camarade. Jeanine (Flamembaum) m’a dit que c’était une bonne fille et qu’elle l’aimait beaucoup ; elle est sérieuse aussi, la même chose que moi (je parle du sérieux de Renée) ; pour le reste, je ne crois pas 48


1940 être une mauvaise amie. Vivement samedi, nous ne sommes que mercredi !

Samedi Après le dîner, Albert m’a proposé de m’accompagner. C’est avec une joie frénétique que j’ai accepté. Nous avons bavardé en route. Il m’a dit s’appeler Albert, avoir 18 ans ½ et habiter chez ses parents. Il travaille à la cantine, non par nécessité, mais, comme moi, pour voir du monde. Il m’a demandée si j’étais attendue et, ayant répondu négativement, m’a proposé d’aller au cinéma. Je n’avais rien à faire chez moi, il faisait froid ; j’ai accepté. C’est à l’intérieur, pendant que sur l’écran se déroulait le premier film, qu’il m’a prise dans ses bras. Je l’ai repoussé de toutes mes forces, mais les siennes étaient supérieures et il m’a embrassée. C’était la première fois qu’un garçon m’embrassait sur la bouche. J’en suis restée subjuguée, ne sachant quoi dire. Lui non plus ne disait rien, étonné de ma résistance. Parce que j’ai résisté violemment, deux ou trois fois encore et, conquise, je me suis laissée aller pensant que toutes les jeunes filles en faisaient autant. Pourtant je regrettais ma faiblesse. Au cinéma, on ne peut pas faire de mal et cela me tranquillisait, mais je n’aurais pas dû, le premier jour surtout, me laisser embrasser. “Feux de joie” avec Ray Ventura et ses collégiens était le grand film. Lorsqu’il fut terminé, nous sortîmes. Bêtement, je dis à Albert qu’il était le premier garçon avec qui je sortais et que je n’étais pas une fille 49


1940 avec qui on s’amuse pendant quelques semaines pour la laisser tomber ensuite. Il est enfin revenu de son étonnement du début et, tout en regrettant sincèrement (je m’en suis bien aperçue) ce qui venait de se passer entre nous, m’a donné rendez-vous pour le lendemain. J’en suis heureuse parce que je suis follement amoureuse d’Albert. Le soir, je suis allée chez Jeanine. J’y ai rencontré Rachelle, sa sœur, et Henri, le fiancé de Rachelle qui s’est mise en devoir de me raconter ses amours. Simon, le fiancé de Jeanine, ne devait pas venir aujourd’hui. Peu de temps après, Renée est entrée. Petite mais boulotte, elle m’a paru sympathique tout de suite. Dès l’instant où elle me fut présentée, nous nous sommes tutoyées. Nous avons parlé de beaucoup de choses et, à la fin, Jeanine a proposé un rendez-vous pour demain. Elle sortirait avec nous tant que Simon travaillerait le dimanche, ce qui lui arrivait tous les quinze jours à peu près. Pour ce dimanche là, elle devait donc sortir avec nous. J’ai pensé à mon rendez-vous avec Albert et j’ai dit à Renée et Jeanine que j’étais invitée chez ma tante pour fêter l’anniversaire de son mariage. Cette invitation était de la semaine dernière et nous nous y étions déjà rendus, mes parents et moi. Elle n’ont rien deviné et je suis partie contente, avec un rendez-vous pour le mercredi suivant.

Dimanche Il fait beau. Le soleil brille de tout son éclat. Il fait un peu froid, mais ne sommes nous pas en décembre ? 50


1940 Albert m’a proposé d’aller promener au quartier latin, il a beaucoup de disques américains à me faire entendre, dans une kermesse du boulevard Saint Michel. C’est étonnant comme il est sérieux. Il a beaucoup changé depuis hier. Tout à coup, Albert me demande si je suis amoureuse de lui. Naturellement je lui réponds négativement ; alors nous parlons d’autre chose. C’est dans un grand café avec de la musique que je lui demande pourquoi il m’a posé cette question. Il me répond qu’il préfère que je ne l’aime pas parce que je suis une jeune fille sérieuse (la première qu’il ait rencontrée jusqu’ici), qu’il me respecte et ne voudrait pas me faire de mal. Alors, je comprends. Je lui demande s’il aime une jeune fille et, d’après sa réponse, je suis fixée. Il est amoureux de la toute jeune fille qui mangeait souvent à sa table. Elle se nomme Rachel et a 15 ans ½. Seulement, elle le considère comme un camarade et flirte beaucoup avec d’autres jeunes gens. Par ailleurs, elle sort le dimanche avec ses parents qui l’y obligent. C’est la raison pour laquelle Albert, qui s’ennuyait seul le dimanche (il n’a pas de copains) est sorti avec moi. Je lui ai beaucoup plu et il pensait s’amuser pendant quelque temps avec moi. En tout bien tout honneur, évidemment. C’est aussi avec l’espoir que, jalouse, elle viendrait enfin vers lui (Rachel montait manger par nécessité et il le savait). Cet aveu m’a fait mal, très mal ! Mais je n’ai rien dit et nous avons continué notre promenade comme elle était commencée, c’est à dire en camarades. 51


1940 Nous sommes allés écouter des disques de tous les pays. La chanson que j’ai surtout retenue est “ L’amour est enfant de Bohème ”. Nous sommes enfin rentrés à la maison en nous promettant d’être bons amis.

Lundi Ce qu’Albert espérait s’est réalisé. Rachel est jalouse et essaye de le reprendre (elle le croyait perdu pour elle). Ils sont contents tous les deux. Mais moi, je ne peux pas supporter cela ; c’est la première fois que je souffre moralement et j’avoue que ce n’est pas très agréable, loin de là. J’ai donc décidé de m’éloigner. C’est ce qu’il y a de mieux à faire je crois. Il est inutile que la même souffrance se renouvelle chaque jour. Du moment qu’il n’y a rien à faire, tant pis ! Il vaut mieux que cela finisse tout de suite. Heureusement qu’Albert est franc et ne m’a pas fait marcher, parce que c’est alors que j’aurais été malheureuse. J’ai accepté la place de serveuse qui m’était offerte à la cantine de la rue Elzévir. J’y suis dix fois mieux nourrie et c’est le même travail.

La semaine suivante, fin décembre 1940 Un jeune homme est monté voir quelqu’un à la cantine ; il m’a aperçue et m’a demandé rendez-vous pour dimanche. Il se nomme Georges, a 19 ans, et est un grand et beau garçon. Moi qui pensais toujours à Albert, je l’en oublie complètement en acceptant et c’est avec joie que je continue mon travail. 52


1940 Dimanche Jeanine sort avec Simon. Renée m’a proposé d’aller danser et j’ai accepté. Tant pis pour Georges. Il attendra et s’apercevra que je lui ai posé un lapin. Ce n’est pas très gentil par ce froid, mais je n’ai réellement pas envie de sortir avec lui, il est trop beau garçon ; et puis j’adore danser ! C’est à la République dans un établissement privé que nous allons et nous nous amusons vraiment bien.

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1941 Vendredi 15 janvier 1941 Aujourd’hui il fait un temps splendide. Quoique très froid. Le soleil brille et rend les cœurs joyeux. J’ai rencontré Albert et nous nous sommes parlé comme de vieux copains. Il m’a raconté que Rachel avait perdu sa mère et devait la remplacer auprès de son petit frère. Elle ne pouvait plus manger à la cantine. Pauvre Rachel ! Et pauvre Albert aussi, parce qu’il se ressentait fatalement de la perte que venait de subir la jeune fille qu’il aimait. Il ne la voyait presque plus et n’avait pas beaucoup d’espoir de sortir avec elle. Il m’a proposé d’aller au cinéma. J’ai refusé, mais il a insisté en disant que c’était un camarade qui me demandait cela et non pas ce que je pensais. Il n’aimait pas y aller seul. La manière de me demander me plut car j’ai accepté. Nous avons vu “La fugue de Mr Petterson”. Cela n’est pas mal. Il s’est bien tenu pendant tout le film et, en sortant du cinéma, m’a serré la main. En rentrant chez moi, je sautai presque de joie, car je venais de m’apercevoir qu’Albert m’était devenu complètement indifférent. Cela m’étonnait moi-même ; mais je n’y peux rien.

Février 1941 Jeanine vient de rompre avec Simon. Ou plutôt, Simon a plaqué Jeanine, qui sort maintenant avec Renée et moi. Nous allons très souvent danser. Dans les rues, des affiches sont posées depuis longtemps déjà, qui parlent contre les juifs. La T.S.F. aussi fait beaucoup de propagande antisémite. On n’entend plus que youpin par ci, youpin par là, youpin partout, surtout dans les queues à l’alimentation et au charbon. 57


1941 La jalousie rend les Français méchants. Les insultes pleuvent. Pourtant, la vie continue. Nous prenons l’habitude de tout. Il le faut bien d’ailleurs.

Mars 1941 L’affolement des juifs à Paris est à son comble. Des commissaires sont nommés pour gérer les entreprises juives ou Judiche Geschaeft . Cette affiche est posée depuis pas mal de temps sur tous les commerces israélites. Mes parents ont posé la feuille jaune sur leur étalage au marché. Les Français n’y font pas attention. Mais maintenant, les grands établissements vont être dirigés, commandés par des Français, des inconnus à qui il va falloir obéir. Le gérant peut être un homme bon, honnête et loyal, mais il peut être aussi un voleur, fourbe, bandit. C’est pourquoi tous les juifs sont dans l’affolement. Il ne faut pas être pessimiste, c’est la raison pour laquelle je change de sujet. Jeanine vient de rencontrer Raymond, un de ses anciens camarades. Nous sommes sortis danser ensemble et Raymond (très gentil garçon) nous a dit qu’il nous présenterait à ses camarades. J’oubliais4 ! Nous avons maintenant sur notre carte d’identité un tampon rouge : Juif pour les hommes et Juive pour les femmes. Les Français, pour la plupart, sont heureux des mesures prises contre nous. Il a aussi fallu déclarer à la Préfecture tout ce que nous possédions en marchandises, argent, mobilier, fourrures, bijoux. Je ne travaille plus à la cantine, j’aide mes parents à faire les marchés. Si nous trouvions toute la marchandise dont avons besoin, le commerce 4. Note d’Alain : Rien qu’un détail !

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1941 marcherait très bien, mais le tissu se fait rare. Nous nous débrouillons quand même.

Avril 1941 Le ravitaillement est rare à Paris ; aussi ai-je décidé de partir chez ma nourrice à Fontaine dans le Loir et Cher pour tâcher de ramener quelque chose à manger. Comme nous faisons de temps en temps le marché à Châteaudun, j’en profiterai pour pousser mon voyage vingt minutes plus loin et j’irai à 25 kilomètres de là, chez Madame Ferrière. J’y resterai pendant deux jours pendant lesquels je me débrouillerai pour trouver quelque chose à manger. J’aime beaucoup voyager et cette vie me plaira certainement. Raymond, le camarade de Janine et Renée, nous a présenté trois de ses amis. Jean, 20 ans, aussi grand que moi, très sympathique et gentil ; il est un peu mou et très gosse ; il adore camper et pratique ce sport chaque fois que le temps le lui permet avec son ami Raymond. C’est un garçon intelligent. Lucien, le deuxième camarade est aussi grand que Renée qu’il préfère d’ailleurs aux autres filles ; il a 21 ans et est très gentil. Il adore le sport en général, le camping en particulier ; il a un peu la tête d’un algérien et est un garçon très propre et très intelligent. Joseph, frère de Lucien, est aussi grand que lui. Il doit avoir 25 ou 26 ans et possède un drôle de caractère, qui est très bon d’ailleurs mais un peu bizarre. C’est un gentil garçon, pas bête et qui, comme les deux autres, aime le sport. Très gai, il nous fait souvent rire. Tous ensemble, nous sommes allés quelquefois danser et nous promener ; mais les garçons vont maintenant camper, le temps n’est pas 59


1941 froid. Ils nous ont dit d’aller les rejoindre pour passer le dimanche avec eux à la campagne, mais nous irons quand il fera plus chaud.

14 mai 1941 Je viens d’avoir 18 ans. Triste anniversaire ! Ce soir, tout le Paris israélite est en émoi. Il y a de quoi. Dix mille hommes juifs ont reçu une convocation. Ils doivent se rendre (dans mon quartier) aux Lilas, accompagnés de deux témoins. Tous savent ce que signifie une convocation de ce genre, c’est le camp de concentration qui les attend. Pauvres hommes ! Ils n’ont pas commis d’autres crimes que d’être juifs. Beaucoup partent en zone libre, d’autres se cachent chez des amis, mais la plupart, espérant je ne sais quoi, se rendent au lieu inscrit sur leur papier. Ceux-là ne sont pas revenus ; enfermés d’abord dans une baraque aux Lilas, ils ont été ensuite transportés aux camps de concentration de Pithiviers (près d’Orléans) et de Beaune La Rolande. Les témoins sont allés chercher quelques vêtements et quelques vivres qu’ils ont apportés aux prisonniers avant leur départ. Quel triste jour ! Les femmes sanglotent. On leur enlève leurs maris, le soutien de leurs foyers, sans aucune raison. Les enfants pleurent en s’accrochant aux jupes de leurs mères, c’est leur papa qui est pris ; et les frères, les sœurs, ne sont pas moins malheureux de se quitter. Les amoureux se font des adieux déchirants. Pourquoi faut-il qu’il y ait tant d’injustice au monde ! 60


1941 Mon père a de la chance de ne pas avoir été convoqué. Tous les matins, une troupe de soldats allemands et d’agents français pénètrent dans plusieurs immeubles et sortent des juifs du lit pour les emmener au camp rejoindre les autres. Je dis qu’ils sortent du lit et c’est exact puisqu’ils viennent à partir de 3 Heures ½ du matin. Tous ceux qui sont pris ainsi ont à peine le temps de prendre des vivres et des vêtements, ils peuvent dire adieu à leur liberté. Dans la rue, il y a des rafles. Les israélites vivent véritablement comme des bêtes traquées. Ils ont peur de sortir pour ne pas être arrêtés et emmenés au camp.

Dimanche 25 mai 1941 La vie a repris son cours habituel mais avec des hommes en moins. Raymond est au camp de Pithiviers. Nous avons fait, Janine, Renée et moi, connaissance avec d’autres camarades : Mireille, jeune fille de 23 ans, très gentille ; Léon, beau garçon de 22 ou 23 ans, très bon copain, et Maurice, beau garçon de 20 ans. Aujourd’hui, dimanche, il pleut et nous allons tous, avec Jean et Lucien, nous faire photographier. Nous allons danser de temps en temps, souvent au cinéma ou au music-hall. Depuis le mois d’avril, je vais tous les quinze jours chez Madame Ferrière5, d’où je rapporte pas mal de choses. Beaucoup de charcuterie est encore sans tickets là-bas. Je suis jeune et je ne me fais pas trop de mauvais sang.

5. Note d’Alain : ce qui sauvera Lili de la rafle du Vel d’Hiv

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1941 Dimanche 8 juin 1941 Aujourd’hui, pour la première fois, nous sommes allées Janine, Renée et moi rejoindre Jean, Lucien et Joseph à la campagne. Ils campent en ce moment à Noisy-le-Grand. Aussitôt arrivées (après une queue de 2 heures à l’autobus), nous voyons beaucoup de jeunes. Tout à coup, nous sommes appelées mais nous avons beau chercher, nous n’apercevons personne de notre connaissance. Puis, d’un commun accord, nous nous mettons à rire. C’est Jean qui nous appelle et il est méconnaissable. En short, avec un bonnet sur la tête, il est vraiment très drôle et, au premier abord, nous ne l’avions pas reconnu. C’est pourtant bien lui puisque nous apercevons plus loin Lucien et Joseph en compagnie d’autres jeunes gens et jeunes filles. Il y a Yvette et Simon, son fiancé ; Henri, beau garçon, et sa sœur; Raymond, un chanteur de charme, très beau garçon également ; une jeune fille très forte et très maquillée, mais pas mal; Léon, un autre beau garçon ; Professeur, surnom donné à un grand garçon à lunettes; et de nombreux camarades avec qui nous avons fait une joyeuse connaissance. Nous avons pris des photos6, nous avons mangé sur l’herbe, joué, dansé ; en somme nous nous sommes très bien amusés et nous avons l’intention de revenir. La plage est très bien et s’appelle “Les Gournets”. C’est dommage que je n’aie pas eu mon caleçon de bain, parce que je me serais baignée. Le temps était magnifique. À part cela, je dois partir cette semaine au ravitaillement chez Madame Ferrière. Nous avons des nouvelles de Raymond, à qui nous 6. Note d’Alain : il me semble dommage que nous ayons jeté tout un tas de vieilles photos, peutêtre un peu trop vite

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1941 envoyons des paquets. Pour le moment, les juifs sont à peu près tranquilles, sauf la propagande mais l’habitude est prise. Les Français ont enfin compris. Nous entendons très rarement le mot “ youpin ”. Les mesures prises contre nous les ont peut-être touchés.

Dimanche 22 juin 1941 La semaine dernière, ainsi que cette semaine, nous sommes retournées à Noisy-Le-Grand, mais cette fois nous sommes parties le matin et avons déjeuné là-bas, sur l’herbe. C’est très amusant. Nous nous sommes partagé le travail pour la préparation du repas et nous avons mangé avec un appétit non déguisé tout ce qui était préparé. Mireille, qui avait commencé à flirter avec Léon, ne vient plus avec nous parce que celui-ci ne veut plus sortir avec elle et vient avec nous. Après le déjeuner, nous avons fait la sieste. Façon de parler parce que nous nous sommes plutôt amusés. Vers 4 heures, nous nous sommes baignés. L’eau était très bonne et nous en avons profité. En sortant de l’eau, nous avons recommencé à manger, puis nous avons fait des parties de canot et enfin nous sommes reparties à la maison. Les garçons sont restés pour passer la nuit sous la tente et repartir le lendemain soir. Si on me le permettait et si j’avais le temps, je resterais bien aussi, ainsi que Renée, mais nous ne sommes pas encore assez “campeuses” pour nous le permettre. De Jeanine il n’est naturellement 63


1941 pas question. Ses parents n’accepteraient jamais une chose aussi vile, aussi basse. Pour eux, camper c’est se déshonorer. Je suis allée chez Madame Ferrière et j’ai passé deux jours à la campagne. Je ne me suis pas ennuyée pendant ce temps et j’ai rapporté pas mal de choses. Je compte aller la voir tous les quinze jours, à peu près.

Dimanche 29 juin Nous sommes retournés aujourd’hui à Noisy-Le-Grand. Les campeurs sont très nombreux et très joyeux. Décidément, le camping me plaît de plus en plus ! Je vais partir de nouveau au ravitaillement chez Madame Ferrière et je m’en fais une joie d’avance. Je fais beaucoup de vélo là-bas et j’aime beaucoup faire du vélo. Les juifs sont à peu près tranquilles.

Dimanche 6 juillet Aujourd’hui nous avons changé de lieu pour camper. C’est à Chambly que nous sommes allés. C’est la campagne. Tout à fait la campagne. Le coin où les camarades ont monté la tente est très tranquille, jusqu’à notre arrivée du moins. La piscine se trouve juste en face, mais l’eau est froide et sale. Nous avons fait la connaissance de Méry, une jeune fille bien gentille, et de Didi (surnom donné à un grand et beau garçon). Il est plein de 64


1941 verve et ne manque jamais une occasion de nous faire rire. Seulement, il dépasse les bornes et nous raconte des histoires un peu trop crues. Maintenant, je me considère comme une vraie campeuse. Je passe une nuit à la campagne et je couche sous une tente. Toujours celle de Jean. Il me prête son sac de couchage. Comme c’est du duvet, j’ai presque trop chaud à l’intérieur. Surtout que nous avons une épaisseur d’au moins 40 centimètres de paille sous nous. Renée passe la nuit aussi. Sans elle, je ne serais jamais restée. Jean est le type du bon garçon et du bon copain. Il ne pense pas à lui mais il s’inquiète toujours si nous n’avons pas froid, si nous sommes bien. Il m’a prêté une paire de chaussettes en laine. Je l’aime beaucoup. J’aime bien les autres aussi mais ce n’est pas la même chose. Renée est pour moi non seulement la camarade que j’espérais mais une véritable amie. Je n’aurais jamais cru qu’il existait des jeunes filles comme elle. Pas jalouse du tout (il n’y a pas de quoi être jalouse, mais une autre le serait quand même), pas égoïste pour un sou, pas contrariante, toujours d’accord, très serviable, pas méchante, très franche, enfin je ne lui trouve pas de défauts. C’est véritablement une bonne fille et une bonne amie, et je me suis attachée à elle. Il y a une chose qui me plaît surtout en elle, c’est qu’elle ne se moque 65


1941 jamais des choses que je considère comme sérieuses et que je lui raconte, même si elles sont complètement idiotes, et qu’elle est une auditrice attentive. Moi, en revanche, je fais mon possible pour lui être agréable. Comme je ne crois pas être une méchante fille et une mauvaise amie, nous nous entendons très bien. Je suis partie cette semaine pour faire le marché de Châteaudun avec maman et papa. Nous sommes partis tous les trois parce qu’il y a une foire et que nous devons rester plusieurs jours. L’après-midi, le lendemain de notre arrivée, j’ai décidé d’aller voir à la campagne s’il n’y avait pas un peu de ravitaillement à rapporter. J’ai fait pas mal de kilomètres en vélo et j’ai découvert, dans un petit bled, plusieurs fermes qui voulaient bien me vendre de la marchandise. Les fermiers de la Beauce sont très désagréables, et très peu aimables et accueillants ; j’ai été toute surprise que l’on me reçoive bien, et je me suis promis de revenir les voir. Ils ne m’ont donné qu’un peu d’œufs, mais ils ne me connaissent pas encore assez pour me vendre autre chose. De retour à Châteaudun, j’ai attendu la fin de la foire, et je suis repartie chez ma nourrice pendant que mes parents regagnaient Paris. J’ai oublié de dire que nous avons trois nouvelles camarades avec qui nous sommes allés camper plusieurs fois déjà : Raymonde et Sarah, sa sœur, deux jeunes filles très gentilles, et Berthe, qui possède un drôle de caractère. J’ai travaillé pendant pas mal de temps avec Sarah, chez Madame Rubin (c’est une sœur de Marie). Nous travaillions en compagnie d’une 66


1941 autre jeune fille, Stéphi (très belle et très intelligente). Nous avons un autre camarade aussi, Swing. De son vrai nom Michel, ou Louis. Camionneur. Il est surnommé ainsi parce qu’il est swing des pieds à la tête. C’est un brave garçon.

Dimanche 13 juillet 1941 Aujourd’hui, nous campons à Evry-Ptit-Bourg. Evry-Ptit-Bourg est un coin charmant. Nous avons monté les tentes tout au bord de la Seine. Les jeunes campeurs sont nombreux. Nous avons retrouvé des camarades : Ernest et sa fiancée Rachelle, et André et sa fiancée Mariette, sœur de Rachelle. Ils ont deux tentes et sont très gentils. Nous passons toujours une nuit sous la tente, Renée et moi. Berthe aussi mais pas Raymonde ni Sarah qui ne viennent pas avec nous. Elles sortent à part avec Jeanine. Le clair de lune est magnifique. Les reflets de la lune sur l’eau font un effet splendide. C’est la première fois de ma vie que je vois un coucher de soleil pareil. La nature est vraiment belle ! Nous nous amusons toujours autant. Même plus, parce que nous sommes familiarisés avec tout le monde. Tous sont toujours aussi gentils. Nous avons fait connaissance avec une très belle fille polonaise : Anna (très gentille). Je couche toujours sous la tente de Jean. C’est drôle, Renée n’est jamais avec moi pour passer la nuit ; mais il y a 67


1941 une telle pagaille, un tel remue-ménage, que nous ne pouvons pas dire ni faire ce que nous voulons quand il s’agit de savoir où nous allons dormir. Je vais toutes les semaines dans les fermes de Châteaudun et j’ai quelque chose à chaque fois. Puisque je fais le marché, je reste toujours un ou deux jours de plus pour aller chercher à manger. Je vais tous les quinze jours seulement à Fontaine chez ma nourrice, chez qui je passe au moins deux ou trois jours. Il fait chaud, le soleil brille de tout son éclat. À Châteaudun, j’ai fait la connaissance de beaucoup de personnes, en outre une jeune fille de mon âge, Paulette. En réalité, elle se nomme Esther, mais comme ce nom ne lui plaît pas, elle se fait appeler Paulette. Nous nous sommes rencontrées dans une ferme. Elle fait le marché aussi, mais il y a tellement de monde que je ne l’avais pas remarquée. C’est une belle fille, mais pas sympathique et je ne l’aime pas. Nous nous voyons toutes les semaines, alors je suis bien obligée de lui parler. Paulette possède un caractère “ risque-tout ”. Elle ne se fait presque jamais de mauvais sang et n’a peur de rien ni de personne. C’est pourquoi moi-même je suis beaucoup plus courageuse. Je n’ai plus peur de porter de la marchandise interdite et avec tickets. Si je me fais prendre, tant pis, mais je ne me fais plus de mauvais sang pour rien. Le courage est contagieux, lui aussi. Paulette m’a demandé que je l’emmène camper avec moi. Comme elle est crâneuse et peu sympathique, j’ai refusé. D’ailleurs ma mère, qui la connaît, ne veut pas que je sorte avec elle. 68


1941 Je suis toujours de retour de ces tournées le samedi au plus tard.

Dimanche 20 juillet 1941 Aujourd’hui, nous sommes allés camper à Bures-sur-Yvette. Nous étions assez nombreux : Rachelle, Ernest, Mariette, André, Léon, Swing, Lucien, Joseph, Jean, Paul, Henri, Georges, Yvette, Simon, Jeanine, Renée, Raymonde, Berthe et moi. Nous avons presque tous eu une contravention pour avoir campé sur un terrain ensemencé. Nous nous sommes bien amusés tout de même mais nous avons eu une drôle de fin de journée.

Dimanche 27 juillet 1941 Aujourd’hui, nous sommes allés à Draveil. C’est l’endroit que je préfère. Je ne suis pas la seule d’ailleurs, nous sommes presque tous de cet avis. La plage est très bien et le camp de campeurs lui-même est admirablement bien organisé. Nous nous croirions sur une île. Les campeurs sont tous camarades entre eux. Nous avons fait connaissance avec Pauline, jeune fille rousse très gentille, avec Yeyette, sa camarade. Puis avec Jacqueline, jeune fille de 17 ans ½, très belle, avec Esther sa camarade, avec Maurice, le cousin du beau Léon. Maurice est un beau garçon aussi. Paul, très sympathique et grand; Henri, également très sympathique et, en plus, accordéoniste; il est très grand et nous joue souvent de 69


1941 l’accordéon; Rachelle, grande et belle fille, très gentille. Nous dansons au son de l’accordéon d’Henri; nous nous baignons; nous mangeons toujours à notre faim. En somme, nous formons un groupe qui ne s’ennuie jamais7. Je crois que j’éprouve pour Jean un peu plus que de la sympathie ou de l’amitié, mais je n’en suis pas sure. Surtout quand je pense que je devrais sortir avec lui à Paris, cela ne me dit rien du tout. Pourtant, je tiens particulièrement à son amitié. J’ai tellement l’habitude d’être avec lui partout que je n’ai jamais pensé à cela, sauf hier soir où j’étais toute drôle. À part cela, je pars toujours à Châteaudun. Je vais toujours dans les mêmes fermes qui ma gardent maintenant presque tout ce dont j’ai besoin. Cela m’évite d’aller à Fontaine et cela fait au moins quinze jours que je n’y vais plus. À Châteaudun, j’ai fait la connaissance d’un grand garçon brun, très sympathique, et que je voyais toujours au restaurant de la gare. Il m’a proposé de m’accompagner et j’ai accepté parce qu’il me paraissait très gentil. Il se nomme Roger et a 20 ans. C’est un français aryen. Je ne suis sorti avec lui qu’une fois. Les autres, j’ai refusé sa compagnie parce que malgré sa gentillesse il ne me plaisait pas. Il est très timide. Deux autres jeunes gens m’ont aussi proposé de sortir avec eux mais j’ai refusé. Je suis très difficile. Je viens toute seule à Châteaudun maintenant. Mes parents n’ont plus le droit de faire les marchés, comme tous les juifs d’ailleurs. 7. Note d’Alain : Rappel : nous sommes en juillet 1941

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1941 Je m’étais associée avec une aryenne viennoise pour qu’elle mène le commerce, mais cela n’allait pas alors j’ai coupé. Moi je portais les paquets et je vendais, et, si on nous demandait des papiers, ce sont les siens que nous montrions. La marchandise se faisant rare, les bénéfices étaient trop minimes pour deux, alors Madame Foering elle-même a vu que ce n’était pas la peine de continuer. J’allais au ravitaillement toute seule parce qu’elle ne savait pas rouler en vélo. Il y a énormément d’allemands dans cette ville et j’avais beaucoup de clients parmi les soldats. Il y a beaucoup de prisonniers également. Presque tous des indigènes des colonies. Je couche à l’hôtel de la gare. J’ai dormi pendant quelque temps à l’hôtel des trois marchands, mais c’est un peu loin de la gare, et comme le train part à 6 heures 20, il fallait se lever trop tôt. Les hôteliers sont très désagréables. Je ne vois plus Paulette. En revanche, je connais une jeune fille de 26 ans : Line ou Lina. Je vais camper toutes les semaines à Draveil à partir d’aujourd’hui. C’est la bande entière qui a décidé cela. Je change d’encre parce que je n’en ai plus de noire.

Jeudi 31 juillet 1941 Je viens de revenir de Châteaudun. J’ai découvert un autre endroit pour aller au ravitaillement, mais c’est loin. Je suis pourtant obligée d’y aller parce qu’il n’y a plus grand’chose là où je vais d’habitude. J’ai changé de restaurant. Je mange maintenant à l’hôtel Saint Louis. 71


1941 C’est beaucoup mieux qu’à la gare, c’est plus cher aussi évidemment. Il n’y a jamais de chambre libre, autrement j’y coucherais aussi. Je passe deux jours à Châteaudun et je reviens à Paris par le premier train, le matin à 6 heures 20. Avant-hier mardi, j’ai remarqué qu’un jeune homme, au restaurant, m’a fixée pendant presque tout le repas. Cela m’amusait plutôt qu’autre chose. Puis, quand après manger je suis sortie, il a voulu me suivre, alors je suis montée sur mon vélo et je suis partie à toute vitesse en direction de la campagne. Pourtant, “il” est bien. Grand, bien bâti, très sympathique, ce jeune homme est très bien vêtu et est chaussé d’une paire de belles bottes en cuir. Il a l’air très correct et poli. Après m’être ravitaillée, je suis revenue à Châteaudun. Je suis allée manger à Saint Louis, naturellement. La première chose que je vois en entrant, c’est mon jeune homme d’à midi. Aussitôt qu’il me voit, il se met à sourire. J’avoue que je l’avais complètement oublié. Comme ma table est tout près de la sienne, il engage la conversation, et comme il a l’air très gentil, je bavarde avec plaisir avec lui. Il m’a demandé pourquoi j’étais partie si vite à midi. Alors j’ai éclaté de rire en lui disant que j’étais pressée. Il m’a proposé de me raccompagner jusqu’à l’hôtel où je couchais et il insistait tellement que je n’ai pu faire autrement que d’accepter. En conduisant mon vélo, il m’a dit s’appeler Henri et travailler au camp 72


1941 d’aviation en qualité de chef de chantier ; il a 22 ans et c’est un jeune homme de bonne famille, très galant. En route, Henri m’a demandé d’aller promener avec lui pour une heure; j’ai accepté, et après avoir posé mon vélo au garage, nous sommes partis faire un petit tour. Nous avons parlé de tout, musique, sport, langues étrangères, travail… Il a la conversation très intéressante. Ses parents habitent un pavillon à Montargis. Henri m’a dit qu’il avait envie de m’embrasser, mais je l’ai bien vite découragé. Il m’a accompagnée sans avoir eu un geste déplacé. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté son rendez-vous pour le mercredi suivant (je venais tous les mercredis à Châteaudun). Je suis rentrée à Paris le lendemain matin. Le soir, Jean est venu jouer aux cartes chez moi, comme il en a pris l’habitude depuis quelques jours. Cela me change d’Henri et de Châteaudun. Jean est très gentil et, pendant un moment, j’ai crû l’aimer, mais je me suis aperçue que ce n’était que sympathie profonde (comme dans la chanson). C’est à Draveil, un soir de cafard, que j’ai eu cette illusion, à laquelle il n’est pour rien, d’ailleurs. Seulement, quand je pensais qu’il faudrait me promener à son bras à Paris, je ressentais une drôle d’impression de gêne. J’aime les grands et Jean est un tout petit peu plus petit que moi. Il ne se tient pas tout à fait droit non plus. Pourtant, j’ai entendu dire que la beauté n’avait presque rien à dire dans les sentiments. 73


1941 Dimanche 3 août 1941 Maman a décidé d’aller passer quinze jours à Brunoy. Sans papa naturellement, puisque le commissaire a besoin de lui, et sans Riri qui est à Fontaine chez Madame Ferrière. Donc, c’est avec moi qu’elle a décidé de passer ses vacances. Je ne serai pourtant pas souvent avec elle, puisque samedi et dimanche je serai à Draveil, mercredi et jeudi à Châteaudun. Renée et ses parents vont à Brunoy aussi. Je ne crois pas que j’aurai le temps de m’ennuyer. Aujourd’hui, nous étions comme d’habitude à Draveil.

Draveil : août 1941. Lili la deuxième debout en partant de la droite.

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1941 Mercredi 6 août 1941 Je suis de nouveau à Châteaudun et de nouveau je suis allée voir Henri. Il me plaît de plus en plus. C’est la première fois que j’ai l’occasion de sortir avec un jeune homme bien et j’ai l’intention d’en profiter. Sa galanterie, surtout, me plaît infiniment. Je dois repartir à Paris demain et, comme Henri va à Montargis voir ses parents, nous allons prendre le train ensemble.

Jeudi 7 août 1941 Nous avons voyagé ensemble jusqu’à Paris, Henri et moi. Le train de Montargis part à 3 heures et la correspondance est vite faite. C’est à la gare de Lyon qu’il doit se rendre. Pendant tout le trajet de Châteaudun à Paris, Henri s’est montré parfaitement correct. Il m’a fait monter dans un wagon de 2ème classe et il n’y avait rien à faire pour aller dans les 3ème comme le billet que j’avais pris m’en donnait le droit. A la fin, j’y suis restée. Henri m’a proposé de déjeuner avec lui et j’ai refusé tout de suite. Je sais bien que mes parents ne me permettront jamais de sortir à midi. Pendant près d’une heure il a insisté et, à bout d’arguments, j’ai bien été obligée d’accepter. Je ne sais pas comment je vais faire pour annoncer cela à mes parents.

2 heures après midi En sortant de la gare, je suis allée boire un café et des gâteaux dans un grand café. C’est Henri qui a payé naturellement. 75


1941 Ensuite, je suis rentrée chez moi et j’ai annoncé à mes parents mon intention de déjeuner au restaurant avec un jeune homme de ma connaissance. Ils m’ont demandé s’il était juif et après que je leur aie répondu négativement, maman et papa ont refusé, comme je m’y attendais d’ailleurs. Je me suis habillée pour aller prévenir Henri que je ne restais pas avec lui pour manger et je suis partie à la gare de Lyon. J’ai retrouvé Henri dans un café et lui ai fait part de ma décision. Il en a été désolé mais s’est mis à insister pour que je reste, avec acharnement. À la fin, je suis restée. Je me croyais plus de volonté ! Nous avons bien mangé et bu, et je suis allée l’accompagner à la gare. En rentrant chez moi, j’emportais un rendez-vous pour mercredi et un “Vedettes”, hebdomadaire de cinéma. Mes parents m’ont disputée jusqu’à ce que je leur promette de ne plus revoir ce “goy”. J’ai promis, mais avec l’arrière-pensée de ne pas tenir ma promesse.

Mercredi 17 septembre 1941 Je pars toujours à Châteaudun et j’ai revu Henri à chaque fois. Il s’est montré de plus en plus gentil et galant, plus tendre aussi, et pendant quelques temps, j’ai cru l’aimer. Je me suis trompée sur moi-même. Je n’aime pas quand il m’embrasse. Au début, cela me plaisait beaucoup, mais maintenant cela me dégoûte et, 76


1941 si je vais à ses rendez-vous, c’est par habitude, pour passer le temps aussi, parce que Châteaudun est une ville plutôt triste. Si je savais ne plus le rencontrer, je lui ferais comprendre que je ne veux plus le voir, mais je suis sure de le voir à chaque fois que je viendrai. Comme le temps est beau et tiède, nous nous promenons la plupart du temps sous le mail ou dans la ville. Henri a beaucoup plus de familiarités avec moi. La troisième fois que je l’ai vu, il m’a prise dans ses bras et embrassée de force. Cela m’a conquise et c’est depuis cet instant que j’ai cru l’aimer. C’est avec joie que je suis allée à ses rendez-vous pour passer 2 heures ½ avec lui ; maintenant, j’en ai assez. Combien de fois m’a-t-il dit : «Vous êtes jolie, je vous aime» d’abord, et «Tu me plais, je t’adore » ensuite. Je n’en ai jamais crû un seul mot, et de nombreuses fois le lui ai dit en lui disant de se taire. Pourtant, il y a des moments où il était sincère et où il croyait m’aimer vraiment. Moi aussi d’ailleurs. Je suis allée plusieurs fois chez lui, en tout bien tout honneur, évidemment. C’est gentil et arrangé avec goût. Un jour que je m’étais vue dans l’obligation de coucher dans un train ainsi que Renée, il nous a proposé de coucher chez lui pendant que luimême irait dans une chambre qu’il venait de louer. C’est avec une véritable joie que nous avons accepté. Le lendemain, à 6 heures du matin, Renée partait alors que je devais 77


1941 rester encore un jour. Je suis restée seule au lit et Henri est venu vers 7h1/2 me dire bonjour. Il n’a pas eu un seul geste déplacé et cela m’a beaucoup plu. Mais, je le répète, j’ai envie de faire cesser nos relations.

Lili, le 19 septembre 1941 (dédicace à Jimmy)

Famille Lilienstein, le 22 septembre 1941: Israël (Jacques), Chaja (Anna), Tilly et Henri

Mercredi 8 octobre 1941 Ca y est ! J’ai rompu avec Henri. J’avoue que cela m’a donné un peu le cafard, mais je n’ai pas l’habitude. C’est arrivé le soir. Nous avons compris tous les deux que c’était un amusement sans plus. Nous nous sommes quittés bons amis. 78


1941 Je suis un peu bizarre. Maintenant …..

4 pages arrachées …. qu’il est sympathique et bien vêtu, et ensuite, parce qu’il a l’accent étranger et qu’il danse bien. Il a été mon cavalier toute la journée. Il m’a dit s’appeler Fernando, être espagnol et avoir 24 ans. Il est très galant et m’a donné rendez-vous pour dimanche prochain. J’ai accepté.

Le lendemain Dimanche 12 octobre 1941 Je suis allée danser au même endroit, de façon à revoir Fernando. Nous avons dansé jusqu’à 4 h ½ ou 5 h. La salle était pleine à craquer. Tout un groupe de jeunes stationnait devant l’entrée pour bavarder. Cela a attiré la police qui est montée voir ce qui se passait. Le bal étant clandestin, tous les danseurs ont été priés de montrer leurs papiers et d’évacuer la salle. Les gens qui n’avaient pas de papiers et les Israélites ont été mis à part et emmenés dans des cars au commissariat de Voltaire. Nous étions seize Israélites et quelques aryens. Renée avait une peur affreuse et pleurait presque. Moi, j’étais plutôt énervée et je riais. Fernando, n’étant pas juif, a été relâché. Je l’ai retrouvé qui m’attendait au commissariat. Il savait pourquoi j’étais là et il était venu. Cela m’a touchée plus qu’autre chose et je lui ai dit de ne pas m’attendre parce 79


1941 que j’en avais pour longtemps. Il m’a demandé rendez-vous pour le jeudi soir et j’ai accepté. Après être restées 5 heures au poste, nous avons été relâchées et sommes rentrées à la maison. J’ai fait connaissance (au poste) avec un jeune juif (18 ans) qui m’amusait. Il s’appelle Simon et son copain, jeune et au poste également, Léon. Mes parents ne veulent plus que j’aille danser. Personnellement, je n’y tiens pas beaucoup non plus.

Jeudi 16 octobre 1941 C’est avec ennui que je me suis préparée à aller au rendez-vous de Fernando. Je n’y suis allée que parce que j’estimais devoir le faire. Il avait fait deux kilomètres pour venir jusqu’au commissariat, il était naturel que je fasse quelques centaines de mètres pour le voir. C’est la seule raison pour laquelle je ne lui ai pas posé de lapin. Exact, bien entendu, il m’a proposé le cinéma. J’ai accepté, ne voyant rien d’intéressant à faire dans les rues. Le film était banal, Fernando ne l’était pas. Croyant avoir affaire à un garçon sérieux, je n’avais aucune crainte, quand tout à coup, je me sens saisie dans des bras et embrassée de force. Je ne pouvais pas me débattre trop à cause des voisins, mais cela me déplaisait. Quand il a vu que je résistais, Fernando a peut-être crû à des manières de ma part puisqu’il a continué pendant toute la séance. Il était impossible de résister. Les Espagnols ont l’air d’être forts. 80


1941 Seulement, à la fin de la séance, je lui ai dit qu’il s’était trompé sur mon compte. Il s’est excusé et m’a demandé rendez-vous pour le lendemain. Je lui ai envoyé un petit billet dans lequel je lui ai marqué qu’il m’était impossible de venir. Il a sans doute compris. Je ne l’ai plus revu.

Noël. Fin décembre 1941. Je pars toutes les semaines. A part cela, je ne suis pas retournée danser. Mais j’ai l’intention de recommencer. J’ai assez du cinéma et du théâtre. J’ai vu beaucoup de belles pièces, de beaux films, mais j’ai envie de danser. J’ai revu Simon. Il m’a demandé de sortir avec lui. J’ai refusé. Aujourd’hui, Noël, j’aurais voulu réveillonner, bien m’amuser. Mais je n’ai pas pu. Je suis allée au cinéma Cocorico toute seule (les autres étant parties au restaurant). J’ai vu quelque chose de bien, comme film, «Les musiciens du Ciel», avec Michèle Morgan. J’ai fini la soirée au lit. Je suis allée patiner quelques fois aussi. J’ai fait connaissance avec des jeunes gens très bien et très gentils qui m’ont appris à patiner.

Jour de l’an. 31 décembre 1941 J’ai oublié de dire que nous allions souvent chez Swing, ou Louis. Lui et son camarade, Marcel, 18 ans, très beau garçon, nous ont invitées toutes à venir passer le réveillon du jour de l’an chez Swing. Sa mère avait peur de le laisser sortir. 81


1941 Nous avons dîné chez lui, très bien d’ailleurs, puis nous avons bu du champagne et mangé des gâteaux, nous avons fait marcher le phono, nous nous sommes bien amusées en général. Vers 1h ½ du matin, ne sachant pas quoi faire, nous nous sommes couchés jusqu’à 5 h ½. Tous dans un lit, Raymonde, Berthe, Renée, Marcel, Louis et moi. La soirée s’est très bien passée. Vers 6 h ½, nous sommes partis. Marcel nous a raccompagnées, chacune notre tour. Je suis très contente de cette soirée. Les autres aussi d’ailleurs.

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1942 Jeudi 1er janvier 1942 Nous sommes allées danser aujourd’hui, pour la première fois depuis bien longtemps. A Strasbourg St Denis. La salle est très bien. J’ai fait connaissance avec un très grand jeune homme, qui a presque toujours dansé avec moi. Il est très gentil et s’appelle Roger (22 ans). Il m’a demandé rendez-vous pour samedi, j’ai accepté.

Samedi 3 janvier 1942 J’ai revu Roger. C’est un garçon tout à fait banal, et je n’ai pas l’intention de le revoir. Nous sommes allés danser à la salle Pleyel pour la première fois. Cela m’a plu.

Dimanche 24 mai 1942 Aujourd’hui, je reprends la plume. Il n’y a rien de très intéressant, comme nouvelles, depuis le 3 janvier. Il a fait très froid. Tout marchait comme avant quand même. Je suis allée patiner, au cinéma, danser. Le cours de danse de la salle Pleyel recevait ma visite toutes les semaines. J’y ai rencontré deux charmants garçons, Jean, Léon. Tous deux juifs, j’avais l’air de ne pas déplaire à Jean, qui lui-même ne m’était pas antipathique. Mais, de là à sortir avec lui, il y a des limites. Quant à Léon, c’est un brave garçon que j’aime bien ; Jean aussi d’ailleurs. Nous sommes bons camarades. J’y ai connu également un grand infirmier qui s’appelle Jean (ils sont nombreux les Jean !). C’est un brave type. Il danse bien. Il est beaucoup plus grand que moi. 87


1942 Nous avons une nouvelle camarade : Mira. C’est une brave fille. Tous les vendredis soirs, nous allions aux Folies Belleville en compagnie de Jean (toujours), Jacquemau, Adolphe, Hélène, Mary, Mira. Maintenant, les juifs n’ont plus le droit de sortir après 8 heures du soir, alors nous n’y allons plus. Ça a été pour moi un véritable embêtement de rester chez moi le soir, mais après avoir eu le cafard deux jours consécutifs, j’en ai pris l’habitude. Nous sortions l’après-midi et, le soir, les voisins se réunissaient pour jouer aux cartes. Swing et Hélène sont en zone libre. J’écris toujours à Jean Malez qui est à Lyon. Tous les dimanches matins, je vais à la piscine. J’y rencontre de nombreuses connaissances. Entre autres : Henri, un grand garçon de la maison à Mira. J’y rencontre aussi Roger, un grand garçon rencontré dans le train et qui voulait sortir avec moi. Comme c’est un goy », j’ai refusé quoiqu’il soit très gentil et qu’il sache que je suis juive. Nous sommes devenus bons camarades. Roger a 21 ans et est plus grand que moi. Jean Jackmann vient quelquefois à la piscine aussi, sans compter le tout Belleville. J’ai revu Henri, l’accordéoniste de Draveil. Il n’a pas changé. Il a dit que l’île de Draveil était transformée en camp de D.C.A. Dommage ! Nous irons autre part cet été. D’ailleurs, nous sommes allés à La Varenne. Nous y avons dansé dans deux endroits : à l’île d’amour, et au Lido. On y retrouve tout Belleville. Dernièrement, on m’a pris mon vieux vélo. La salle Pleyel a fermé mais son propriétaire, Monsieur Varey, a rouvert 88


1942 au 10 rue de Lancry. Pendant la fermeture, je suis allée danser : 19 rue Poncelet. Cela ne m’a pas plu, ni à l’Utah Bar, même direction. Je suis allée aussi chez Monsieur Alex, à Grenelle. C’est bien. Aujourd’hui, je viens de chez Monsieur Varey. J’y ai retrouvé l’infirmier Jean qui a toujours dansé avec moi et m’a donné rendez-vous pour la semaine prochaine.

Dimanche 31 mai 1942 Je n’ai pas pensé de dire que j’avais 19 ans depuis le 14. Maman, Riri et papa m’ont offert : un service à ongles, une paire de gants, un flacon de parfum, une grande boîte de vrais chocolats, un tube de rouge, une boîte de poudre. Mira m’a offert un poudrier, Renée une boîte de chocolats. J’ai moi-même offert, ensemble avec mon frère, pour l’anniversaire de maman le 1er mai : une belle écharpe. À part cela, je me suis bien amusée aujourd’hui, hier et avant-hier. Vendredi, je suis allée avec Mira aux Folies Belleville, j’y ai vu Roger Lacoste, Roger Darron, Georgette Plana. Samedi, je suis allée, toujours avec Mira, au Théatre Pigalle, voir : «On ne peut jamais dire». Cela ne m’a pas plu du tout, mais, en sortant, nous sommes allées au cinéma voir « une aventure » de Salvator Rosa qui est très bien. Aujourd’hui, je suis allée avec Mira danser à Strasbourg Saint Denis. J’ai fait connaissance avec un jeune homme de 23 ans ½ qui m’a donné rendez-vous pour dimanche prochain. En sortant de Strasbourg-St-Denis, nous avons voulu aller chez Monsieur Varey, mais c’était complet. Nous avons rencontré Jean, l’infirmier et nous sommes allés ensemble au cinéma voir «Vie privée», 89


1942 un véritable chiffon. Nous venons de rencontrer Roger, le jeune homme du train. Il nous a bien fait rire et m’a demandé si j’allais à la piscine dimanche prochain.

Samedi 7 juin 19428 Je suis allée danser avec Mira, Ester, Renée à Strasbourg St Denis. Je suis la seule à m’être amusée. À partir de demain, tous les juifs doivent porter un signe distinctif. En l’occurrence, une étoile jaune, bordée de noir, avec l’inscription « juif », à l’intérieur.

Dimanche 8 juin 1942 Nous sommes allés à la piscine avec : Jean Jackman, Henri, Isidore9 un nouveau camarade et encore beaucoup d’amis. Nous nous sommes très bien amusés. Aujourd’hui, j’ai étrenné mon étoile. Cela fait un genre de décoration10. Cet après-midi, nous sommes allées aux Folies Belleville tous ensemble. Le programme était réussi. Je crois que maintenant nous sortirons tous en groupe.

Midi. Dimanche 21 juin 1942

8. Note d’Alain : il n’y a pas concordance des jours. Les jours indiqués par Lili ont été respectés. Plus loin, le véritable jour est indiqué entre parenthèses 9. Note d’Alain : Première apparition d’Isidore 10. Note d’Alain : toujours positive !

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1942 Le temps, ce matin, est magnifique. Dommage que nous n’ayons pas pu partir à la campagne aujourd’hui. Mais j’espère quand même bien m’amuser : nous sommes invités tous chez Marie Salem, une jeune femme que connaissent tous les copains et Mira. Elle organise une surprise partie parce qu’elle part jeudi en zone libre. Hier, nous sommes allés au cinéma voir “ Dernière aventure ” avec Jean, Adolphe, Henri, Jacques, Isidore, Nathan comme garçons et Berthe, Raymonde, Renée, Mira et moi comme filles. Le film ne m’a pas beaucoup plu parce que cette semaine, je suis allée deux fois déjà au cinéma11 ; la première fois, j’ai vu “ Nuits d’Andalousie ” (pas mal) et la deuxième fois “ Le mensonge de Nina Petrovna ” (très bien). Nous sommes toujours sortis ensemble. Ce matin, nous sommes allés à la piscine et je me suis très bien amusée. Vivement cet après-midi !

Sortie de piscine le 21 juin 1942 : Tilly, 6ème à partir de la droite (second plan) 11. Note d’Alain : on se demande de qui tient Patrice !

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1942 Dimanche soir Je viens de revenir de chez Marie et je ressens quelque chose de drôle au cœur. Je crois que je suis amoureuse d’Isidore. Ce n’est pourtant pas un beau garçon, mais il s’est passé des choses cet après-midi qui m’ont fait lire en moi-même12. En arrivant chez Marie, il y avait déjà Marie, Claire et une autre jeune fille, Jean, un jeune homme, Jacques. Nous sommes venus à dix : Raymonde, Berthe, Janine, Renée, Mira, Isidore, Nathan13, Adolphe, Henri et moi. Ce qui fait que nous étions seize. L’appartement de Marie est très joli et assez grand, avec un balcon donnant sur la rue. Une pièce avait été complètement vidée pour servir de salle de danse. Renée a emmené son phono, Raymonde des disques et Jean aussi. Il fait dire que Janine, comme c’est son habitude, faisait les doux yeux à Isidore qui marchait près de moi, ce qui m’agaçait beaucoup. J’ai pris l’habitude de voir toute la bande, tous les soirs, et Isidore semblait s’occuper particulièrement de moi. Evidemment, dans les débuts cela me laissait froide, puis cela m’a flattée, mais pas plus. Je le considérais comme un camarade un peu plus intéressant, voilà tout. Mais quand j’ai vu que Janine était attirée par le visage sympathique d’Isidore et essayait de marcher seule avec lui, cela m’a énervée. Aussitôt que Janine veut quelque chose, elle met tout en œuvre pour y réussir et c’est pourquoi Isidore lui a donné le bras et lui a parlé seul. 12. Note d’Alain : même remarque que précédemment (en ce qui concerne Patrice) 13. Note d’Alain : frère d’Isidore, que nous avons connu après le décès de papa (Nathan dit Jacques)

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1942 Quand nous avons commencé à danser, il a invité Marie, puis Claire et enfin moi. J’étais bien contente de danser avec lui. Entre parenthèses, il danse très bien. Il a dansé un peu avec tout le monde, mais surtout avec moi. Il me serrait fort contre lui et alors j’ai senti une drôle d’émotion me pénétrer. Il a voulu appuyer sa joue contre la mienne pour le tango, mais je ne l’ai pas laissé faire et il s’est excusé. Pendant le tango toujours, j’ai senti des frissons me parcourir et j’ai compris alors qu’Isidore ne m’était pas indifférent. Il invitait Janine aussi, naturellement, mais pas si souvent que moi. Mira et les autres dansaient avec lui aussi. Henri ne sait pas danser, Jean, Adolphe, Jacques non plus. Nathan danse potablement et le jeune homme est un swingueur à la mode et j’aimais bien danser avec lui. Je préférais quand même Isidore. Nous avons mangé un peu de tout, nous avons bu, et nous avons recommencé à danser. Isidore était fatigué, il est parti se reposer sur le lit en lisant. Les filles sont entrées dans la chambre à coucher pour se coiffer et en ont profité pour s’asseoir sur la descente de lit. Janine, elle, s’est carrément mise sur le lit à côté d’Isidore. Il aurait été bien bête de ne pas essayer d’en profiter, et c’est ce qu’il a fait. Janine se défendait mollement pendant qu’Isidore essayait de l’avoir, et moi qui a toujours dansé pendant ce temps, je suis entrée juste à ce moment. C’est alors que j’ai eu mal. Je ne pensais pas qu’Isidore se conduirait ainsi. J’ai souffert, m’étonnant moi-même de tenir à Isidore au point de ne même plus trouver de plaisir à danser. 93


1942 Je pensais à tout instant : que lui fait-il en ce moment ? Je regrettais d’être sortie de la chambre et je ne voulais pas y retourner. Isidore m’avait appelée, mais je suis ressortie aussitôt. Henri, Jacques me regardaient d’un drôle d’air. Ils me parlaient mais je ne trouvais aucun plaisir à leur conversation. Je pensais sans cesse à Isidore et Janine. N’y tenant plus, je suis rentrée une seconde fois dans la chambre et je les ai trouvés dans la même position. Cela m’a fait terriblement mal et j’avais presque envie de pleurer. J’avais pourtant cru que je n’étais pas indifférente à Isidore, et voilà qu’en ma présence et avec une camarade il se conduisait en vulgaire coureur. Je n’aurais jamais pensé cela d’Isidore, non jamais ! Au moins, il aurait pu attendre d’être seul avec elle. Pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoi ? C’est surtout parce que Janine l’a provoqué qu’il s’est laissé aller, je le sais bien, mais tout de même, il aurait pu se retenir. Je me suis légèrement moquée d’eux et je suis repartie très triste en essayant de me distraire en dansant. Au bout de dix minutes, Isidore est rentré et s’est mis à danser avec Marie. Cinq minutes après lui, est venus Janine. Hélène, la sœur à Isidore, me regardait drôlement ; son frère Nathan aussi. Ils ont dû deviner quelque chose. Isidore a ensuite dansé avec Renée, Claire, Mira. J’étais sur le balcon, songeuse, à regarder dehors, quand il s’est approché de moi et timidement m’a demandé si je voulais bien danser avec lui. J’ai accepté. C’était un tango. 94


1942 Pendant la danse, il s’est tenu correctement et m’a dit qu’il avait volé deux de mes photos à Berthe. Je lui ai dit de me les rendre et il n’a pas voulu. Alors Berthe s’est aperçue de leur disparition et les lui a réclamées. Il n’a pas voulu lui rendre alors Berthe s’est fâchée. J’ai été obligée de lui en promettre une autre pour qu’il rende les photos, et la brouille s’est terminée. J’ai bien vu qu’il regrettait ce qui s’était passé entre lui et Janine et cela à cause de moi, mais c’est une bien faible joie, à côté de ce que je ressens encore. Il m’a dit être très heureux de pouvoir danser avec moi et, de temps en temps, je sentais qu’il me serrait plus fort contre lui. J’ai dansé avec les autres aussi, alors il a invité Janine. S’il regrettait ce qui s’était passé, pourquoi l’invitait-il ? Il a dansé beaucoup plus souvent avec moi qu’avec elle, mais quand même. À la fin, il m’a parlé de Janine en termes peu flatteurs pour elle et a tenu à nous raccompagner. Nous sommes partis à 7 heures ¼. Je lui ai donné le bras, ce qui a rendu Janine jalouse et moi contente, et il m’a accompagnée jusque chez moi, chose qui a énervé Janine encore plus. Il m’a demandé s’il me verrait le lendemain et, comme d’habitude, je lui ai dit qu’il me verrait certainement. Il est reparti chez Marie, parce que tous les garçons passaient la nuit là-bas. Moi, je suis montée chez Mira pour discuter et décharger un peu mon cœur de toute l’amertume qu’il contenait. J’ai l’impression que je vais beaucoup rêver avant de m’endormir, mais tant pis. 95


1942 Mardi 23 juin 1942 Hier, j’ai vu Isidore à midi et le soir. Il a semblé content de me voir. Moi aussi, j’étais contente. Janine est venue, il n’a presque pas fait attention à elle. Comme d’habitude, nous nous sommes revus ce soir, tous. Le temps passe agréablement.

Dimanche 28 juin 1942 Je reviens de Champigny. Nous nous sommes très bien amusés. Nous étions toute une bande et nous avons rencontré presque tout Belleville. Hélène est devenue une camarade pour nous. Nous avons mangé sur l’herbe, nous avons pris des photos, nous avons joué au ballon, au dègue, nous nous sommes allongés sur l’herbe. La journée s’est en somme très bien passée. Je me suis aperçue qu’Isidore me devenait de plus en plus indifférent. Il n’est pas camarade. La plupart du temps, il était allongé sur l’herbe à rêver ou à jouer de l’harmonica. Plus tard, vers 4 heures, il est venu un accordéoniste qui nous a fait danser. Il a joué à la dègue pendant une heure au moins avec Mira. Il aurait tout de même pu venir danser ! Ce n’est pas un copain. Je ne comprends pas comment on peut se détacher si vite d’un garçon. C’est pourtant ce qui m’arrive. Je ne trouve aucun plaisir à la compagnie d’Isidore. Il a un caractère très vieux (35 ans au moins) et encore, certains hommes à 35 ans se conduisent d’une autre façon que lui. Il ne nous a même pas aidés à préparer le déjeuner. 96


1942 Ce n’est pas comme Jean, Adolphe, Henri. Eux, au moins, comprennent ce qu’est la camaraderie. Enfin, je me suis aperçue que je n’éprouvais plus rien pour Isidore, ce dont je suis bien contente. Nous sommes très bien rentrés et j’ai bruni. Nous aurions pu aller à la plage, mais nous irons la semaine prochaine. Hier nous sommes allés au théâtre voir : « Jeunesse ». Ce n’est pas mal.

Jeudi 4 juillet 1942 (2 juillet) Je suis partie seule à Méréville. Je n’ai pas ramené grand’chose, et je suis revenue dans la voiture du meunier ; à 3 heures de l’après-midi, j’étais chez moi. Le soir, nous sommes allés chez Adolphe et nous avons parlé de beaucoup de choses.

Vendredi 5 juillet 1942 (3 juillet) Mira est partie à Méréville avec son frère. Je suis allée chercher Isidore à son atelier, comme il m’en avait priée. Nous devions aller chercher les photos, acheter un billet de loterie et aller manger des glaces à Montmartre. Nous avons passé tous deux une agréable soirée en bavardant comme de vieux amis. Nous avons admiré le superbe panorama qui s’aperçoit du haut du Sacré-Cœur ; je resterais bien là-haut des heures à regarder les vues de la ville, mais il fallait être de retour pour 8 heures, alors il a fallu s’arracher à la contemplation du paysage. Nous avons pris les photos, le billet, nous avons mangé des glaces. Je n’ai jamais vu Isidore si content que ce soir là. 97


1942 Nous nous sommes réunis le soir chez Adolphe, où est venu également un jeune accordéoniste qui nous a fait de la musique. La soirée aurait été très réussie si Pauline et sa sœur n’étaient descendues. Pauline a fait la folle. Elle riait, elle dansait, et Isidore a eu le cafard. J’ai eu pitié de lui. C’est un pauvre garçon, il souffre et j’ai toujours eu pitié des êtres qui souffraient. Pauline nous a montré sa robe de mariée, son chapeau, tout enfin ! C’est demain qu’a lieu le grand évènement. Isidore n’a même pas regardé. Il paraissait complètement indifférent à Pauline, mais je sais que cela lui faisait mal. Je lui ai souhaité bonne nuit, aux autres aussi, et nous nous sommes séparés.

Samedi 6 juillet 1942 (4 juillet) Je suis allée ce matin à la piscine avec : Henri, Jean, Adolphe. Nous nous sommes très bien amusés. Cet après-midi, nous sommes tous allés au cinéma voir : « Mlle Swing ». Ce n’est pas mal, mais j’avais mal à la tête et j’étais très fatiguée alors je n’ai pas complètement joui du spectacle. J’ai trop nagé ce matin14.

Dimanche 7 juillet 1942 (5 juillet) Nous nous sommes réunis à 8 heures ce matin et nous sommes partis à Champigny. Henri me portait ma valise.

14. Note d’Alain, sans ironie : quand on sait comment Lili nageait !

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1942 Il y a deux trains pour cette direction et tous les deux sont complets. Tout Belleville va à Champigny. Nous sommes allés directement à la plage et nous avons pris des photos. Comme le soleil était brûlant, nous étions en caleçon de bains, nous nous sommes baignés. Je sais bien nager maintenant15. Je sais presque plonger. Nous avons voulu aller manger, alors Mira a dit qu’elle ne voulait absolument pas rester à la plage parce qu’il y avait trop de monde et qu’elle n’aurait pas la place de jouer au ballon. Elle est très entêtée, Mira, je ne la croyais pas comme cela. La majorité voulait rester, les autres auraient dû s’incliner. Et bien non, à cause de Mira qui s’était habillée, Hélène s’est préparée aussi, Hélène n°2 (la sœur à Isidore) a voulu sortir aussi, ce qui a entraîné Isidore (sa sœur avait son manger). David (le frère de Mira) est sorti aussi, ainsi que Louisette, la sœur de Jean. Tous les autres sont restés et je suis bien contente de n’être pas sortie. Nous nous sommes amusés comme des fous, nous sommes montés à toutes les balançoires ; nous avons très bien mangé à une table ; nous avons bu des lithinés faits avec de l’eau non potable, mais on trouvait cela très bon quand même. Nous avons pris des photos, nous nous sommes allongés sur l’herbe, nous nous sommes rebaignés, enfin, nous n’avons pas eu une minute de libre pour s’ennuyer. Jimmy Gaillard était sur la plage. C’était un beau garçon très sympathique. 15. Note d’Alain : c’est évidemment elle qui écrit cela

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1942 Il y a eu un accident. Un jeune garçon est monté sur une balançoire, genre « Star » de Luna Park. Sa ceinture a craqué, les poignées qui le tenaient aussi et il est tombé alors qu’il était tout en haut. J’ai cru qu’il s’était tué, mais cela n’est pas grave, il n’a eu que quelques plaies au visage et au cou. Cela guérira vite mais c’est une bonne leçon pour les imprudents. Nous sommes sortis de la plage vers 5 heures ½. Le train partait à 7 heures moins le quart. Il était resté à l’intérieur : Berthe, Raymonde, Sarah, Fanny, Renée, Léa, Janine, Jean, Adolphe, Henri, Jacques, David (de l’année dernière, rencontré à la plage) et moi. Je crois que David va venir avec nous maintenant. C’est un très gentil garçon et je l’aime bien. Nous avons rejoint l’autre groupe qui s’était ennuyé toute la matinée. Mira regrettait d’être sortie, et surtout Isidore. Il est resté couché toute la matinée et a joué de l’Harmonica. Il était terriblement triste et a marché tout le temps tout seul et sans parler. Ce n’est qu’à Paris qu’il s’est enfin décidé à ouvrir la bouche. Nous sommes rentrés à pieds de la gare de la Bastille : Jacques, Isidore, Mira et moi. Nous avons chanté (Mira et moi) tout le long de la route. Je n’ai pas dit que nous avions une toute petite cabine pour six personnes. Nous nous sommes habillés et déshabillés à tour de rôle. La plage était noire de monde et j’y ai rencontré beaucoup de connaissances. En outre, le frère de Jean (Malez) s’y trouvait aussi. Aussitôt rentrée chez moi, j’ai envoyé une carte à Lyon, pour Jean, en lui marquant toutes mes impressions. 100


1942 Mardi 9 juillet 1942 (7 juillet) Je suis allée attendre Isidore et Mira. Nous avons fait une bonne promenade au Sacré-Cœur. Au retour, nous avons eu des nouvelles de Nathan, le frère d’Isidore. Il a une chance incroyable : après avoir failli être arrêté plusieurs fois, il a quand même réussi à aller jusqu’à Montpellier. Je suis bien contente pour lui, c’est un brave garçon. Il a passé sa dernière journée à Paris avec moi, au cinéma Paramount, où nous avons vu : «romance à trois», avec Fernand Gravey. C’est un beau film. Toute cette journée, j’ai eu le cafard. Nathan a défini le cafard comme étant le besoin d’aimer et d’être aimé. Je crois qu’il a raison. Isidore ne m’est plus tellement indifférent. C’est bizarre ce que «femme varie» tout de même. Comme nous avons gagné 55 F au dernier tirage de la loterie, nous avons repris un billet ensemble. J’ai oublié de dire qu’hier, je suis allée à l’Hôtel de Ville avec Henri faire la queue aux biscottes. Nous avons parlé de beaucoup de choses. Henri m’a fait rire. Il est jaloux d’Isidore et ne sait pas quoi inventer pour que je ne fasse plus attention à lui. Il a remarqué qu’Isidore tournait autour de moi et que cela ne me déplaisait pas, alors, par jalousie (il voudrait que je le préfère, lui !), il trouve un tas de défauts à Isidore. Il m’a dit pas mal de choses vraies, mais pas mal de choses fausses aussi. Henri est également un pauvre garçon. Il n’a pas de chance. Il n’est pas heureux chez lui. Pourtant, c’est un travailleur. Il gagne très bien sa vie dans la fourrure. Il est très gentil et je l’aime bien. C’est un bon copain. Si seulement il n’avait pas d’arrière-pensées. Mais on ne peut pas tout exiger. 101


1942 Samedi 13 juillet 1942 (11 juillet) Solange est venue ce soir pour nous dire que nous ne devions pas sortir lundi parce qu’on allait prendre tous les juifs qui se promèneraient dans la rue. C’est de source sure qu’elle savait cela. Maman l’a prise très au sérieux et m’a dit de partir à la campagne dimanche matin. Je voulais revoir les camarades et surtout m’amuser une dernière fois avant de partir, c’est pourquoi j’ai dit à maman que je partirais dimanche à midi. Nous avons rendez-vous dimanche matin à 8 heures pour aller à la piscine, Henri, Jacques et moi. Aujourd’hui, nous sommes allés au cinéma.

Dimanche 14 juillet 1942 (12 juillet) Renée et Léa sont montées à 8 heures chez moi pour partir à Champigny. Je n’avais pris aucune décision précise, c’est pourquoi je les ai emmenées à la piscine avec Henri. J’ai vu Isidore au coiffeur, il devait venir nous attendre à la porte de la piscine vers 10 heures. Nous nous sommes bien amusés et, vers 10 heures moins le quart, nous sommes sortis de l’eau. A la porte de la piscine se trouvaient Jacques et Isidore. Nous sommes allés faire un petit tour aux Buttes. L’après-midi, nous sommes allés au cinéma voir un film banal avec la petite Carletina. Isidore a voulu me rendre jalouse en me disant qu’il voulait, ou plutôt que s’il avait osé, il aurait embrassé Mira au cinéma. La tactique a réussi et j’ai reçu un petit choc au cœur. 102


1942 Le soir, nous sommes montés chez Adolphe et Isidore a parlé presque toute la soirée avec Elen. Cela m’a d’abord laissée indifférente, puis cela m’a vexée et enfin j’ai été très en colère contre Isidore qui aurait pu au moins nous adresser la parole ou se conduire un peu plus gentiment avec les autres camarades. Nous plaisantions et nous riions : Henri, Jacques, Adolphe, Mira et moi, et Isidore n’y faisait même pas attention. En partant, il aurait bien voulu s’excuser, mais il est timide et fier. Il m’a seulement regardée profondément dans les yeux en me demandant si je viendrais demain. Je lui ai répondu oui évasivement, alors il m’a demandée si j’étais sure de venir. Une deuxième fois je lui ai dit que je viendrais, alors il est parti tranquille.

Lundi 15 juillet 1942 (13 juillet) J’ai décidé de partir à midi chez ma nourrice16. Je suis montée dire au revoir à Mira et, sans rien dire à personne, j’ai pris le train qui m’a déposée à Fréteval Morée. Là, j’ai rencontré une voiture qui m’a emmenée chez ma nourrice où je devais rester une huitaine de jours. Cela faisait à peine deux heures que j’étais arrivée quand je reçois un télégramme de mes parents me disant de rentrer jeudi pour passer une revue médicale pour travailler dans les Ardennes. À partir de ce moment, ma joie de revoir Fontaine est tombée. J’avais défait ma valise, je l’ai refaite vite, et je me suis préparée pour partir le lendemain mardi à Vendôme. Je me suis couchée à 11 heures. 103


1942 Mardi 16 juillet 1942 (14 juillet) Je me suis levée ce matin à 5 heures ½. Je suis allée à Pezou en vélo ; j’ai expédié mon colis et j’ai pris le train. J’avais commencé deux lettres pour Mira mais je n’en ai envoyé aucune. J’étais profondément triste et découragée. Rien que la pensée d’aller travailler dans les Ardennes me retournait. Un petit bled perdu, qu’y ferions-nous ? Qu’y ferai-je surtout ? Ce qui m’attristait le plus, c’est la pensée de quitter les camarades en général et Isidore en particulier. J’ai rarement été aussi abattue. Je suis allée dans les fermes en vélo et j’étais de retour à 3 heures. Le train ne passant que vers 6 heures 30, j’avais du temps devant moi. Je suis allée voir Madame Labbé et Madame Deslandes. Je suis allée à la fête avec Jeannette et Paulette17. Mon cafard était parti. Nous sommes allées aussi à la baignade et j’ai pris le train jusqu’à Chateaudun. Un jeune homme de 18 ans voyageait avec moi. C’est un pupille de la nation et il s’est sauvé de la ferme où on l’avait placé parce qu’il estimait qu’il ne gagnait pas assez (120 F par mois). Il voulait se débrouiller à Paris et il possédait la modeste somme de 1225 F. Il n’a pas de papiers ni de cartes d’alimentation. C’est un pauvre garçon, je le plains sincèrement. Je suis allée chez Madame Toraille où j’ai passé la nuit.

16. Note d’Alain : cette décision lui fait échapper au Vel d’Hiv 17. Note d’Alain : rappel : c’est le 14 juillet

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1942 Mercredi 16 juillet 1942 (15 juillet) Je suis allée dans les fermes. Les employés de la gare étaient très étonnés de me revoir. Madame Toraille a reçu un télégramme d’abord, une lettre ensuite, me disant de ne pas rentrer à Paris. Je ne savais pas pourquoi et j’étais très indécise. Néanmoins, j’ai envoyé un télégramme chez moi disant que je me trouvais à Fontaine, ceci pour rassurer mes parents car je comptais revenir jeudi à Paris. Il y avait la fête à Châteaudun ; je n’y suis pas allée parce que j’aurais eu le cafard. Je m’ennuyais déjà assez ici. J’ai lu dans le journal que les juifs n’avaient plus le droit d’aller dans un lieu public. Plus de cinémas, théâtres, piscines, plages, jardins, parcs, lieux de camping, cafés, restaurants, terrains de sport, plus rien pour nous. Ainsi l’a décidé le gouvernement de Vichy. Cela a contribué à mon abattement ; j’ai pourtant pensé qu’il y aurait d’autres moyens de s’amuser, tels que surprises parties, promenades en groupes, causeries. J’ai pensé que c’était la raison pour laquelle mes parents ne voulaient pas que je rentre à Paris, et je me suis dit que mieux valait ne pas s’amuser en bande que s’ennuyer toute seule. C’est pourquoi j’ai pris la décision de partir jeudi pour Paris.

Jeudi 16 juillet 1942 C’est une date que je n’oublierai pas de sitôt ! Je suis descendue à St Michel. J’ai pris le métro (je n’avais pas d’étoile) et je suis allée chez Janine. 105


1942 Je n’avais pas vu beaucoup de juifs dans le métro et cela m’avait intriguée. J’ai pensé que cela aussi était interdit et mon cœur battait vite. Arrivée chez Janine (je voulais laisser un paquet chez elle et remettre mon étoile), j’ai trouvé les grilles de la cour cadenassées, les volets fermés et la maison pleine de tristesse. Cela m’a étonnée et j’ai eu le pressentiment qu’il était arrivé quelque chose. Je suis allée chez Renée et, en route, j’ai rencontré une dame qui m’a dit qu’on était venu la chercher à 5 heures du matin. Je vois Léa à la fenêtre, toute pâle et toute en larmes. J’entre, et c’est la tante qui gémit à fendre l’âme. Deux policiers, un français et un allemand, étaient venus le matin et avaient reçu l’ordre d’emmener Renée. Janine aussi est prise, sa mère, sa sœur et son petit frère également ; le père étant malade est resté. La désolation était dans la cour de mes amies. Tous les juifs ont été emmenés. Cela durait depuis 5 heures du matin. Toutes les maisons étaient fouillées. J’ai alors tremblé pour mes parents. J’ai essayé de donner du courage à Madame Rajman, qui pleurait tout ce qu’elle savait, j’ai laissé mes paquets et je suis allée voir chez Mira. J’avais peur d’aller chez moi directement. Partout sur mon chemin, la tristesse régnait en maître. Partout des agents, des inspecteurs, des juifs chargés de paquets se rendant je ne sais où. Arrivée chez Mira, j’ai vu sa sœur Nathalie et son petit frère Lucien. Nathalie m’a dit que Mira avait été emmenée. Elle m’a également annoncé que chez moi tout le monde avait été pris. 106


1942 La peur s’est emparée de moi ; l’épouvante aussi. En courant comme une folle, je suis allée chez la concierge qui m’a dit que maman et Riri avaient été pris. Mon père était dans les Ardennes. Je lui ai demandé où ils étaient et elle m’a dit en haut de la rue des Dunes. Je suis montée cinq minutes chez moi pour jeter un coup d’œil et pour voir si maman n’avait pas laissé quelque chose dont elle aurait eu besoin. Je n’ai trouvé qu’un désordre indescriptible et je n’ai rien emmené. Toujours en courant je suis partie. En passant devant le 32 de la rue, j’ai voulu savoir si Monsieur Zismanovitch était là et je suis montée chez lui. J’ai vu Adolphe les cheveux en désordre, avec Denise Heini, la nièce de la concierge. Il cherchait un manteau pour sa mère qu’on avait également emmenée. Marie Bobquess était là également. Elle allait porter des vêtements à sa mère. Elle n’avait pas été prise parce qu’elle est française. Adolphe m’a dit que mon père et le sien étaient cachés dans une petite chambre au 5ème. Folle de joie à la pensée de ne plus être seule à me débattre au milieu de ces évènements, je suis montée le voir. Je l’ai trouvé les yeux rouges, couché sur le lit avec Monsieur Zismanovitch. Il a été très surpris et ennuyé de me voir. Il me croyait en sûreté à Fontaine. Je suis redescendue et je suis montée rue des Dunes. Là-haut, tout un groupe de personnes, étoilées ou non, stationnaient. 107


1942 Madame Czarnecki, son mari David, Nathalie et Lucien étaient là. Madame Czarnecki pleurait tout ce qu’elle savait. Un autobus était là et, à l’intérieur, se trouvaient Mira, Madame Zismanovitch, la sœur à Elen, Augusta Lévinski, Fanny Lys et sa mère et encore beaucoup d’autres gens. Ils m’ont vue. J’ai fait signe à Mira d’avoir du courage. Madame Zismanovitch m’a chargée d’une commission pour Adolphe. Les agents nous faisaient circuler. J’ai aperçu Jacques, il m’a vue aussi et est venu me retrouver. Il n’était pas pris. Mira et l’autobus sont partis. Madame Czarnecki pleurait de plus en plus. J’ai essayé de la consoler, mais que peut-on dire dans ces cas là. David m’a dit que maman et Riri avaient déjà été emmenés et qu’Isidore était encore à l’intérieur, avec beaucoup de voisins. Complètement abattue (heureusement que Jacques était là, il me donnait du courage) j’ai demandé aux agents de me laisser entrer. Après plusieurs tentatives, j’ai enfin réussi à pénétrer dans la salle, accompagnée d’un agent. Il y avait Madame, Monsieur et Sarah et Esther Koteck, Madame Fucks et ses enfants, Madame Fischer, Bella Birembaum (elle m’avait vue et m’avait fait signe d’entrer). Je n’ai pas vu Isidore ni sa famille ; c’est surtout lui que j’aurais voulu voir. Bella m’a demandé d’aller chercher Robert, le mari de Pauline. Esther m’a chargée de dire à sa copine qu’elle avait été emmenée, Madame Fischer m’a demandée de dire à son mari de tout vendre. La salle, grande pourtant, était trop petite pour contenir tous les gens 108


1942 qu’on y amenait ; c’est pourquoi, au fur et à mesure qu’il en venait, on en faisait partir en autobus pour le vélodrome d’hiver (un agent me l’a dit). Je suis allée chercher Robert, accompagnée de Jacques et d’un de ses amis aryens. David m’a dit de revenir avec eux, sa mère, son père, sa sœur et lui. Je n’ai pas voulu, et aussitôt que j’ai appris où se trouvaient ma mère et Riri, c’est à dire au Vel d’Hiv, j’ai pris le métro avec Jacques et une dame et nous sommes allés voir. Là-bas, c’était une véritable barricade d’agents. Impossible de passer, donc encore moins de voir les prisonniers. Je suis revenue très triste et je suis allée chez Renée pour prendre mes paquets. Je les ai trouvés (Madame Rajman et Léa) en train de faire leurs paquets en compagnie d’un jeune agent. En me voyant, il a cru que j’étais de la famille et a voulu m’emmener aussi, mais je lui ai dit que je n’étais pas du vingtième arrondissement et que j’étais venue dire au revoir à ma camarade qu’il emmenait. Ce sont mes paquets qu’il m’a vue emporter qui l’ont trompé. Comme il était jeune, il a engagé la conversation avec moi, mais je suis bien vite partie. J’ai laissé un paquet dans un couloir et je suis montée avec les deux autres dans la chambre à mon père. Il était 2 heures 30. La table était encore mise. Denise leur avait fait des tomates et des petits pois et il en restait. Comme j’avais faim, j’ai mangé. Puis j’ai voulu descendre chercher l’autre paquet et papa n’a pas voulu. Il a dit que Denise irait. C’est une brave fille qui ne demandait pas mieux que de nous rendre service. J’ai donc débarrassé la table, fait la vaisselle, et je me suis assise sur un vieux matelas tout sale. Je pensais. Que faisait maman en ce moment ? 109


1942 Et Riri ? Et Isidore ? Je ne pouvais pas tenir en place. Denise a dit qu’elle irait chercher le paquet le lendemain matin, mais je l’avais laissé dans un couloir et j’avais peur de ne plus le retrouver. J’avais peur aussi que le canard et le lapin qui se trouvaient à l’intérieur ne sentent mauvais. Papa, Monsieur Zismanovitch et Adolphe semblaient calmes. J’ai plumé le premier canard et, à bout de patience, je suis descendue chercher le paquet. J’ai d’abord été voir chez Mira et j’ai trouvé la porte fermée à clef. Un voisin m’a dit que sa mère, Nathalie et Lucien avaient été emmenés. Je suis allée chercher le paquet qui était toujours là et, en revenant, j’ai acheté un concombre pour mettre dans le paquet de maman et de Madame Zismanovitch. Je suis remontée dans la chambre. J’ai plumé le deuxième canard pendant que mon père, Monsieur Zismanovitch et Adolphe faisaient des efforts pour dormir. Quand j’ai eu fini, je les ai mis dans une boite en carton et j’ai attendu que les hommes se réveillent. Ils se sont réveillés cinq minutes plus tard et alors j’ai demandé à Adolphe de descendre pour faire cuire la viande et des œufs que je comptais mettre dans les colis. Je suis descendue chez Madame Zismanovitch et, dans un grand plat, j’ai fait cuire la viande. Dans une grande casserole, j’ai mis 24 œufs pour les faire durcir. Puis j’ai fait du café pour notre dîner. Adolphe et son père faisaient des paquets avec leurs vêtements, leur 110


1942 linge, enfin tout ce qu’ils pouvaient sauver. Quand tout a été prêt, nous sommes montés manger (au cinquième). Nous ne faisions pas de bruit, à cause d’une voisine soi-disant mauvaise et qui aurait pu nous dénoncer. Nous nous cachions dans les waters à la moindre alerte, au moindre bruit signifiant qu’il pouvait venir quelqu’un. Il ne fallait pas qu’on sache qu’une petite pièce servait à cacher quatre personnes. Nous avons mangé des œufs, bu du café avec du pain beurré et j’ai débarrassé la table et fait la vaisselle. Il n’y avait qu’une chaise alors un était assis sur le matelas et deux autres sur le lit. J’ai oublié de marquer que j’avais rencontré Jacques en revenant avec mon paquet et il m’a dit qu’il était remonté voir rue des Dunes et qu’on l’avait laissé rentrer. Il a vu Isidore et lui a donné le bonjour de ma part. J’ai eu terriblement mal au cœur quand j’ai appris qu’Isidore était encore rue des Dunes quand j’y suis entrée et que je ne l’avais pas vu. Après dîner, j’ai fait la vaisselle et pendant ce temps mon père a mis un matelas par terre, dessus nous avons mis un drap à Adolphe et une taie d’oreiller. J’avais dix mètres de tissu en laine comme couverture. Nous avons tout préparé pour la nuit et je suis descendue chez moi pour tâcher de sauver quelques affaires. La concierge a bougonné mais elle m’a donné la clef quand même. J’ai pris tout le linge que j’ai pu trouver, presque tous nos vêtements. La concierge a pris des pommes de terre et un chou. Je lui ai dit que je reviendrai et elle n’était pas contente. Pourtant, j’étais encore chez moi, le loyer était payé et, tant que je ne serai pas prise à mon tour, j’avais le 111


1942 droit de venir dans ma maison. Je n’ai jamais aimé la concierge, il y a même des moments où je l’ai franchement détestée, mais, à ce moment là, je la haïssais. J’étais pleine de mépris pour cette femme qui ne pensait qu’à elle. Elle n’est pas heureuse et ne le sera jamais plus. C’est une femme maudite. Elle ne fait que du mal. Elle n’aime pas les juifs par pure jalousie. Si elle travaillait elle pourrait se permettre beaucoup plus de largesse mais elle ne fait rien, c’est sa faute si elle n’est pas riche18. J’ai monté les affaires dans la petite chambre. Je n’ai pas dit que ma concierge m’avait annoncé une nouvelle stupéfiante et qui m’avait remplie de joie : “ mon frère a réussi à s’échapper et il est venu me chercher à la maison ”. J’ai monté les cinq étages avec hâte et j’ai annoncé cette nouvelle à mon père qui s’est de nouveau mis à pleurer en se demandant où il était en ce moment. Il aurait peut-être préféré savoir Riri au Vel d’Hiv ! ! ! Je ne comprends pas qu’un homme de 42 ans pleure comme une fillette pour rien. Parce que moi, au contraire, j’étais à nouveau pleine de courage. Je savais que Riri se débrouillerait pour passer la nuit quelque part. Et, c’est très contente pour lui que je me suis couchée à 11 heures. Depuis 5 heures du matin que j’étais levée, j’étais vannée. Que de choses s’étaient passées pendant cette journée mouvementée. Combien de pleurs ont été versés, que d’émotion partout, des horreurs aussi. 18. Note d’Alain : de ma vie, je n’ai jamais vu une telle haine chez maman

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1942 Une mère de trois enfants qui demeure au 2ème étage a lancé ses enfants par la fenêtre et s’est suicidée après. Combien d’autres se sont asphyxiés. Madame Rubin elle-même qui s’était cachée dans son atelier voulait à tout prix ouvrir le gaz. Pourtant, quand la police est venue, ils n’ont pas ouvert et sont tous réunis. Heureusement que leur atelier se trouve au sous-sol et que personne ne le sait. Stephi et sa mère ont été prises. Vajman et ses parents aussi. Tous nos voisins sont partis. Je n’ai aucune nouvelle de Berthe, Raymonde, Sarah. Jamais je n’aurais pensé qu’une terreur pareille règnerait dans une grande ville comme Paris au 20ème siècle.

Vendredi 17 juillet 1942 J’ai oublié de marquer qu’hier, quand les canards ont été cuits, nous avons fait les colis pour maman et Madame Zismanovitch. A l’intérieur, nous avons mis du concombre, des pêches, des sardines, du canard, des œufs, des biscottes, des biscuits du soldat, un petit morceau de pain. Pourvu qu’on laisse entrer des paquets ! En ce moment il est 3 heures de l’après-midi. Je suis assise sur le matelas, par terre. Monsieur Zismanovitch, papa et Adolphe dorment. Ce matin, je me suis levée à 7h30 et je suis descendue faire du café et me laver. Quand tout a été prêt, je suis remontée au 5ème, toujours sans faire de bruit, avec des bols, des cuillers et la cafetière dans les mains. Adolphe me suivait. Il était descendu se laver. Aussitôt la porte ouverte, j’ai vu Riri19 assis sur le lit à côté de papa qui avait encore les yeux rouges (qu’est-ce que 113


1942 c’est qu’un homme pareil ! ! !). Il était venu se renseigner chez la concierge qui l’avait fait monter. A tout hasard, il avait entendu que papa devait se cacher au 32, et il était venu voir. Il nous a raconté qu’il avait profité de l’inattention des agents pour se sauver, et aussi de l’arrivée d’un nouvel autobus. Les Koteck étaient parmi les arrivants, et Sarah et Esther lui ont dit que j’étais là ; il s’est approché d’elles et leur a parlé deux minutes puis, profitant de ce que les agents étaient retournés, il est sorti et s’est rangé parmi les badauds. Evidemment, il n’avait pas d’étoile. C’est au bout de 45 minutes et après trois essais qu’il a enfin réussi à s’échapper. Maman est toujours au Vel d’Hiv, la mère à Anatole se trouve à quelques pas d’elle. Riri a dit à maman que s’il ne revenait pas c’est qu’il se serait sauvé et maman lui a donné de l’argent. Anatole20 ayant été pris aussi a réussi à s’échapper en descendant d’autobus. Riri avait bien essayé aussi mais il avait été empêché par les agents. Anatole se cache chez son copain. Le père à Anatole se cache chez sa belle-sœur, Madame Jineel. Je ne sais pas où sont Suzanne et ses parents, ni ma tante Paulette et mon oncle Maillot. Je crois que ces deux derniers se cachent chez Monsieur Robert Laplace. Riri avait passé la nuit chez Madame Hubert qui l’a reçu à bras ouverts. Justement, j’ai écrit chez Madame Hubert en lui demandant si elle n’avait pas vu mon frère. J’espère qu’en recevant mon mot, elle viendra voir ce que nous devenons. 19. Henri LILIENSTEIN, frère de Tilly 20. Anatole LILIENSTEIN, cousin germain de Tilly, fils de Roger.

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1942 J’ai fait à manger pour midi : le jus des canards, un peu de leur viande, du thé, du pain azyme. Nous avons très bien mangé. J’ai débarrassé la table et je suis descendue au 3ème faire la vaisselle. Denise a été ce matin au Vel d’hiv avec les paquets pour ma mère et Madame Zismanovitch et on ne l’a pas laissée entrer. Elle a dit qu’elle y retournerait cet après-midi. Je veux absolument y aller avec elle, autrement, ça ne sert à rien qu’elle y aille. Quand ce n’est pas pour soi, on ne se donne pas tant de peine pour faire les choses. Moi, j’aurais peut-être réussi. Elle devait venir me chercher vers 2h30 et je l’attends encore. Je suis d’une impatience folle. J’ai envie de descendre seule. Mon père ne me laisse pas. J’ai attendu Denise jusqu’à 4 heures. Elle n’est pas venue. J’ai fait le goûter, j’ai mangé et je me suis préparée à partir seule. Malheureusement (ou heureusement, je ne sais pas) des enfants jouaient sur le palier. Je ne voulais pas me montrer, alors j’ai attendu qu’ils partent jusqu’à 6 heures. Alors mon père a dit qu’il était trop tard pour y aller et qu’il enverrait Denise le lendemain, avec Janine, une autre petite aryenne très gentille. Découragée, je me suis déshabillée et je me suis assise sur le matelas. Puis j’ai préparé le dîner (du thé pour les hommes, du cacao pour nous), nous avons mangé et je suis redescendue chez moi pour sauver quelques affaires. La concierge a crié, mais je suis descendue quand même. J’ai pris deux paquets de culottes, beaucoup de vêtements, le carton à Riri, enfin, tout ce que j’ai pu, même de la brillantine. J’ai tout monté 115


1942 chez le prisonnier et, après avoir fait le lit, je me suis couchée avec Riri à côté de moi (j’étais, et je suis, affreusement inquiète).

Samedi matin Nous avons décidé, Riri, papa et moi, de partir à Fontaine (pas tout de suite pour papa). Riri et moi, nous devons prendre le train de 12h30. Nous nous préparons donc après nous être lavés et avoir mangé. Je fais des paquets avec des vêtements pour Riri et pour moi. Nous préparons un peu à manger. J’ai un cafard fou. Je suis ennuyée de partir pendant que les autres restent, mais, si je ne pars pas, Riri restera. Alors il n’y a pas à hésiter. Je mets mon beau costume beige, des bas, et, après avoir dit au revoir à tout le monde, je suis partie 15 minutes après mon frère. Nous nous sommes retrouvés dans la salle d’attente et nous avons pris le train sans difficultés. Après quelques minutes de peur, nous avons enfin quitté Paris. J’avais envie de laisser Riri partir seul, mais il n’a pas voulu, alors je suis restée. J’aurais voulu qu’Adolphe vienne aussi mais son père ne voulait pas. Il a raison parce qu’Adolphe saura mieux se débrouiller qu’eux s’il faut parler ou faire des paquets ou préparer à manger. Samedi soir Je viens d’arriver à Fontaine ; le voyage s’est très bien passé, à part qu’il était très long et très ennuyeux. Madame Ferrière et les autres nous ont très bien reçus. Monsieur 116


1942 Robby et Mireille venaient d’arriver le matin. Monsieur Robby est très gentil, Mireille aussi. Madame Ferrière a tout de suite parlé d’aller nous déclarer à la mairie, mais je n’ai pas voulu parce que, si nous nous déclarons, peut-être que nous serons obligés de retourner à Paris. Mes parents nourriciers ont une peur affreuse de se faire prendre et d’être disputés ou d’avoir une contravention ou je ne sais pas de quoi, mais le fait est qu’ils ont peur. Je leur ai dit que je voulais louer la maison de Madame Prévost, ils m’ont répondu qu’elle était louée. Je me suis mise à pleurer sans pouvoir me retenir. C’est la première fois que cela m’arrivait depuis jeudi matin (j’ai bien pleuré aussi quand je suis allée chez moi, mais j’ai surmonté mon chagrin, séché mes larmes et, petit à petit, je me suis calmée, et voila que maintenant que j’étais en sécurité avec Riri il m’était impossible de retenir mes larmes). Monsieur Robby était là, et pourtant même la honte n’y faisait rien. C’est surtout à cause de l’accueil que j’ai reçu que je pleurais. Je pensais trouver des gens heureux de nous revoir et désireux de nous cacher pour nous sauver, et je n’ai trouvé que des personnes ayant peur pour eux-mêmes et me conseillant d’aller me déclarer à la mairie. Pourquoi y-a-t’il des gens si faux ? Naturellement, mon oncle et ma tante étaient contents de nous revoir mais pas au point de risquer quoi que ce soit pour nous cacher. J’ai commencé une lettre pour mon père, mais je ne l’ai pas finie. Nous avons dîné, et je me suis préparée à aller dormir chez Madame Prévost. Nous avons bavardé jusqu’à 11h du soir ; mais je n’ai même pas ouvert mes paquets parce que je savais bien que je ne pourrais pas rester ici longtemps. 117


1942 J’ai l’intention d’aller demain chez Madame Prévost (à 14 Km d’ici) et de lui demander de me louer sa chambre. C’est la meilleure solution en ce moment. Madame Pasquier, Camille et tous les autres ont été très gentils. J’ai confiance en Camille, mais je crois que tous les autres sont faux.

Soir – Dimanche 19 juillet Ce matin, je me suis levée à 8h30 après une bonne nuit, mais un réveil triste et je suis venue déjeuner. Madame Ferrière avait sûrement lu la lettre que j’avais commencée pour mon père et dans laquelle je leur disais à tous de venir et qu’on s’arrangerait, parce qu’elle m’a tout de suite dit qu’elle ne voulait pas que nous venions tous à Fontaine parce que c’était trop dangereux. Elle m’a même dit qu’on recherchait des juifs à Pezou et que je devais faire très attention. Elle voulait me faire peur, mais je connaissais de longue date Monsieur et Madame Ferrière. Lui a avoué qu’il ne voulait pas se faire fusiller pour nous. Ils sont très gentils, mais quand on n’a pas besoin d’eux ! Ce n’est que dans des situations semblables que l’on connaît les gens. Je me suis remise à pleurer. C’est l’égoïsme humain qui me révoltait. Mais j’avais décidé de les faire venir, et je leur ai envoyé la lettre. J’ai dit à mes parents nourriciers que nous irions tous travailler dans les fermes. Cela les a un peu rassurés. J’ai fait le ménage, j’ai aidé à la cuisine et, après déjeuner, j’ai enfourché mon vélo et je suis partie voir Madame Prévost. 118


1942 Après 1h30 de voyage, je suis enfin arrivée. Madame Prévost n’a fait aucune difficulté pour me louer sa chambre. Elle m’a même fait un petit mot comme preuve. Très contente, je suis revenue et j’ai annoncé à tous que je demeurerais désormais chez Madame Prévost. J’y ai emmené mes paquets et je me suis installée. Ils étaient tranquilles, maintenant, les gens autour. Je ne serais pas un danger pour eux puisque j’avais la preuve que Madame Prévost m’avait loué sa maison. « Ils » n’étaient plus responsables de rien. « Ils » ne pouvaient rien dire maintenant si je faisais venir mon père, Monsieur Zismanovitch, Adolphe, Anatole : j’étais chez moi !! Le matin, j’ai envoyé un télégramme à mon père et j’ai marqué dessus : « très bonne santé, venez tous, à bientôt ». Ils l’ont sûrement reçu en ce moment. J’espérais qu’Adolphe viendrait, et je l’ai guetté sur la route, mais en vain. J’ai été déçue. Peut-être viendra-t-il demain ? Après dîner, nous avons bavardé un peu et je me suis couchée avec Mireille, dans le grand lit, chez Madame Ferriere. Riri a dormi dans un petit lit cage. Où et comment a dormi maman cette nuit ? Pourvu qu’elle n’attrape pas froid ! Je me suis représenté la scène, au 5ème étage. J’ai hâte de revoir tout le monde.

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1942

Dernière photo d’Anna en notre possession, prise avec la famille en 1941 (Photo encadrée que Lili a eu dans sa chambre jusqu’à sa mort)

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1942 Lundi 20 juillet 1942 Aujourd’hui s’est passé comme hier. Je me suis bien ennuyée. J’ai beaucoup pensé à maman chérie, à Isidore pour qui j’éprouve en ce moment un sentiment beaucoup plus fort que l’amitié, à papa, à Monsieur Zismanovitch, à Adolphe et à tout le monde malheureux. Heureusement que ma tante n’est pas loin de maman, elles se soutiennent certainement à tour de rôle. Pourvu qu’on ne les envoie pas en Pologne ! On crève de faim, là-bas. Je voudrais être avec ma mère adorée, je voudrais ne pas avoir quitté Isidore, je voudrais …. Mais je veux trop de choses. En attendant, je m’ennuie, je pense beaucoup trop. J’ai essayé de me distraire en jouant de l’harmonica, mais la musique me donne le cafard ; la seule solution, c’est la lecture et je lis : « La mésentente » de Léon Daudet. C’est un livre intéressant, heureusement. Quand on lit, on ne pense plus. J’avais décidé d’aller à Châteaudun demain matin mais Madame Pasquier m’a fait remarquer le danger d’une telle virée. Je n’irai donc pas. J’ai encore attendu Adolphe en vain. Je m’ennuie beaucoup ici, et je voudrais bien que tout finisse vite pour que la vie reprenne son cours normal.

Mardi 21 juillet 1942 Aujourd’hui s’est passé comme les deux jours précédents. Il est arrivé le colis que maman chérie avait envoyé pour moi et contenant mes 121


1942 vêtements. Je suis allée le chercher à la gare. Il est aussi venu deux lettres de maman et une lettre de papa. Voici le contenu de la 1ère lettre venant du Vel d’Hiv. “ Chère Madame et Monsieur Je vous écrit cette lettre en un drôle de moment. Quand je vivrais je saurais vous remercier. Je suis ici seule. Je ne sais pas où est mon mari, mais je voudrais savoir au moins où sont Lilie et Henry. Si vous savez où ils se trouvent, je crois que vous serez envers eux comme des mères. Je finis ma lettre en vous embrassant. Je vous remercie tout d’avance. ” 2ème lettre venant de ?. “ Chère Madame Ferrière Je suis en route pour Pithiviers. Je n’est pas de nouvelles de mes enfants. Je suis très inquiète. Ecrivez-moi si vous avez de leurs nouvelles. Je vous embrasse et je vous remercie. Mme Lilienstein ”. J’ai été bouleversée en les lisant et j’ai immédiatement écrit quelques mots pour maman. J’ai expédié la lettre à Pithiviers. Je l’ai donnée à un homme qui allait à Paris et que j’ai rencontré à la gare. Parce que, aussitôt que la lettre a été terminée, j’ai voulu la porter à la gare pour qu’elle parte immédiatement. Le train arrivait dans 30 minutes. J’ai fait très vite. Madame Faudet, qui se trouvait à la gare, m’a dit que je devrais m’engager pour travailler dans une ferme où je ne serais pas connue, parce qu’à Fontaine, il y avait de mauvaises langues. 122


1942 Cela m’a ennuyée. Les gens ne devraient pas se mêler de ce qui ne les regarde pas. Elle m’a dit également que le maire de Pezou était antisémite. Madame Faudet est très gentille, et j’ai confiance en elle. C’est elle qui m’a dit de donner mes lettres au monsieur qu’elle connaissait bien. J’ai également écrit en vitesse à papa, sur le robinet de la gare. Voici le contenu de la lettre que j’ai reçue.

“ Dimanche le 19 juillet 1942 Chers enfants Je viens de recevoir votre télégramme que vous êtes bien arrivée ma calmé un peu, parce que dans la rue on arrête tout le monde pour demander des papiers. C’est la cause aussi pour laquelle Adolf n’ose encore pas de sortir. Aussitôt il aura le moindre changement, il partira. Moi même je ne dois pas partir encore parce qu’il faut que je m’occupe de maman. La famille Koteck a était relachée (sauf leur fille Esther) il est alez porte le colis à maman ainsi que son radio. Il n’est pas encore revenu et je n’ai pas encore de réponse. Votre paquet, je l’enverrai demain. Je m’adresse à vous, chers enfants, de ne pas faire la betise et de ne pas vouloir revenir, surtout toi Lili, car c’est encore trop dangereux et principalement pour toi. On te cherc. Il faut avoir de la passians. Anatole est venu me voir ; il est très pâle. C’est possible que il partira aussi là bas ou tu est. On dit que les femmes et les enfants seront relâché. Un peu d’espoir. Bonne santé à vous deux ainsi que à madame et monsieur Ferrière lequelle je remercie de tout cœur de tout ce qu’ils ont fait et feront encore pour vous. Votre père Jacques. ” 123


1942 “ Chère Lili Quelques mots pour te dire que depuis ton départ pas grand-chose est changé et nous sommes toujours tous les trois ; il y a aussi Kotek qui est rentré avec sa famille ainsi que madame Fichman en sa qualité de femme de prisonnier ; Maintenant, Maman que nous croyions au Vel d’Hiv est à Drancy ainsi que toutes les personnes seules. J’ai envoyé Jacques avec un colis tantôt mais hélas il est revenu avec ; on ne laisse pas approcher. Comme tu le vois, ce n’est pas drôle, mais enfin, il faut attendre. Pour moi, je veux encore attendre pour venir te rejoindre deux jours ou trois jours car je voudrais bien attendre quelques nouvelles de ma mère enfin, en tout cas, je pense que si je viens je t’enverrai peut-être un télégramme la veille. Plus grand-chose à te dire. Je termine en te serrant cordialement la main ainsi qu’à ton frère. Mon père t’envoie également le bonjour. Adolphe ” En réponse, je leur ai écrit que j’avais loué la maison à Madame Prévot et qu’ils pouvaient tous venir. J’ai vraiment hâte de voir venir quelqu’un, un coreligionnaire. Je m’ennuie terriblement Riri avait écrit à Madame Ferrière du Vel d’Hiv où il est resté quelques heures ; c’est écrit au crayon sur un petit bout de papier, comme les lettres de maman d’ailleurs. Voici le contenu du petit mot. 124


1942 “ Le jeudi matin Chers tante et oncle Excusez-moi de vous écrire ainsi mais ma mère et moi, avec des centaines de juifs, sommes dans un camp en attendant d’être expédiés je ne sais où. Je ne sais pas où est mon père. Notre concierge a la clé de notre maison. Je vous embrasse bien fort. Un bonjour de ma mère. Riri ” La nuit est enfin venue et j’ai dormi d’un sommeil très agité.

Mercredi 22 juillet 1942 Cela fait quatre jours que je suis ici et je ne tiens pas en place. C’est tellement calme à Fontaine ! ! ! On ne dirait jamais que le monde de Paris est bouleversé par les récents évènements ; tout, ici, est comme à l’ordinaire. Mireille, qui est en vacances pour deux mois, parle de l’école. Pauvre Riri ! Il n’ira peut-être plus ! Madame Ferrière, Monsieur Ferrière, Madame Pasquier et tous les autres nous ont plaints, mais n’y pensent plus beaucoup. Je m’ennuie encore, je m’ennuie toujours. Je ne devrais pourtant pas parler toujours de moi, mais si je ne parle pas de maman, de papa, de Monsieur Zismanovitch, d’Adolphe, d’Isidore, de tous les autres, je n’y pense pas moins. J’y pense même trop. 125


1942 Il n’y a pas beaucoup de distractions ici et, à part Camille Monsuis, je ne vois pas beaucoup de personnes avec qui je puisse parler intelligemment. Que sont devenus Renée et sa famille, Janine, Sarah, Raymonde, Berthe, Mira, Elen, Hélène ? Sont-elles à Pithiviers ? A Drancy ? Et les garçons ? Isidore, Henri ? Où sont-ils ? Je suis bien contente que Jacques n’ait pas été pris. Heureusement que Nathan21 et Jean sont en zone libre. Adolphe doit beaucoup s’ennuyer aussi, mais, au moins, il a son père avec lui. Au camp, toutes les familles ont été séparées. Les femmes à part, les hommes et les enfants également séparés. C’est honteux et dégoûtant de voir des choses pareilles. Je viens de recevoir une lettre de papa. “ Paris le 20 juillet 1942 Chers enfants J’ai reçu votre télégramme et j’ai déjà répondu hier par une lettre. Si je vous écrive encore aujourd’hui, c’est pour vous avertir, surtout toi Lili, de ne pas vouloir revenir parce que tout le monde dans la rue, avec ou sans étoile, sont arrêtée et on leur demande leur papier. Si Lili tu ne veux pas élargir mon malheur, rest. rest et attend jusqua Adolph et Anatole viennent. Et peut-être moi aussi. 21. Nathan FREYER, Frère d’Isidore (voir notes 13 et 16) - Nous le reverrons plus loin

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1942 Mais passiant, toi là bas tu est tranquille. Monsieur Goteck, sa femme, et sa fille étaient libérés à cause de sa jambe de bois et parce que il a un fils prisonnier en Allemagne. D’ailleurs tous ceux qui ont des prisonniers seront libéré. Un bonjour pour madame et monsieur Ferrier, la famille Pasquier et les autres, tandis que à vous, je vous embrasse bien fort. Votre colis sera envoyé aujourd’hui. Je me met en relations avec le docteur qui a soigné maman et d’autres personnages pour essayer de libérer maman. Votre père Jacques ”

À chaque fois que je reçois une lettre, j’ai le cafard ; c’est bizarre mais c’est ainsi. Je jouais de l’harmonica sur l’herbe quand le facteur est arrivé. Alors j’ai arrêté et je suis entrée à la maison. Madame Ferrière écoutait la T.S.F.. On jouait « Les Noces de Figaro ». C’est beau et cela m’a plus. Ensuite, la speakerine a annoncé « Précipitation » de Johan Strauss (ou un titre synonyme). Alors mon oncle a fermé le poste. Je lui ai dit de le laisser parce que c’est de la belle valse, mais il a dit que l’électricité coûtait cher et qu’il avait peur d’en user trop. Il est tellement avare, sa femme aussi mais tout de même pas tant que lui. Je vais aider au dîner et la journée finira comme celle d’hier et d’avant-hier. Ce soir, il y a l’émission de « Ah ! La belle époque » ! Je crois que nous allons l’écouter. J’ai tellement perdu l’habitude d’avoir une T.S.F. 127


1942 que cela me fait plaisir. Je vais écrire à Jean Malez tout de suite. Pourvu qu’il reçoive ma carte, qu’il ne soit pas pris lui aussi. Juste avant de partir, j’ai reçu de ses nouvelles, c’est à dire que sa carte m’est parvenue vendredi 17 juillet. Il est temps que je lui réponde.

Jeudi 23 juillet 1942 Ce matin, je me suis levée avec une envie folle de pleurer. J’ai un cafard ! ! ! Hier, j’ai eu le malheur de jouer de l’harmonica et de chanter un peu ; alors cela ne plaît pas à Madame Pasquier qui trouve que j’ai tort et que je ne devrais pas être gaie pendant que maman est au camp. Evidemment, elle a raison, mais je ne peux pas toujours pleurer, être triste. Je me révolte à l’idée de devenir neurasthénique. J’ai 19 ans, et ce n’est pas à cet âge qu’il faut toujours voir la vie peinte en noir. J’espère toujours que quelque chose arrivera pour changer notre situation à tous, pour me rendre ma chère maman, pour nous permettre de retourner à Paris, chez nous. Pourtant, il y a des moments, comme ce matin, peut-être, ou tout courage m’abandonne, ou je voudrais pouvoir être libre et retourner à Paris pour nous venger, tous. Pourquoi faut-il que maman soit prise ? Elle est malade ; Pauvre maman ! Que fait-elle en ce moment ? Peut-être pleure-t-elle ? Peutêtre est-elle calme ? Je souhaite de tout mon cœur qu’elle dorme. Le sommeil fait oublier bien des choses. 128


1942 Ce matin (en ce moment, il est 9h30), vers 8h30, je pensais revenir à Paris mais je me suis dit : « Pourquoi faire ? Il n’y a plus personne ! » Ils sont tous partis ! Isidore, Henri ... ! Si, au moins, Isidore n’avait pas été pris ! Mais il n’est plus là, alors pourquoi irai-je à Paris ? Nous devions bien nous amuser pendant ces vacances, c’est à dire partir du 15 août jusqu’au 30 août. La vie est parfois trop cruelle ! Il n’y a plus aucune fille non plus. Ou je crois qu’il n’y en a plus, puisque je ne sais pas où sont Berte, Sarah, Raymonde ! Je sais que Renée, Janine, Mira sont prises. Alors, que ferais-je, seule, chez moi ? Heureusement qu’Adolphe et Anatole sont restés ! Peut-être réussiront-ils à passer et à venir ici ! Alors, je me sentirai bien moins seule et j’aurai avec qui parler. À Fontaine, les gens sont terriblement médisants. On trouve drôle que moi, juive, je sois encore là pendant que Fanny et ses frères sont repartis à Paris. Fanny est arrivée juste pour se faire prendre avec un de ses frères et les deux autres sont cachés (tant mieux !). Que diront-ils si Adolphe, Anatole, Monsieur Zismanovitch et papa viennent ? Mais tant pis. Si nous nous faisons prendre, nous serons ensemble au moins, tous ensemble, et nous saurons à qui nous devons notre captivité.

Vendredi 25 juillet 1942 (24 juillet) Hier, j’ai reçu une lettre de papa qui me disait que Féle, la cousine à maman, étant libre, était entrée au Vel d’Hiv avec une infirmière de 129


1942 la Croix Rouge. Elle a vu maman, lui a donné de nos nouvelles et un paquet et maman lui a donné les vêtements de Riri. C’est, je crois, la lettre de papa qui m’a fait le plus plaisir depuis les récents évènements. Cela m’a tranquillisée de savoir que maman nous savait libres et qu’elle ne se faisait pas de mauvais sang à notre sujet.. Aujourd’hui, je suis allée me baigner à Courcelles avec Camille, Riri, Mireille et tous les enfants qui sont chez Madame Faudet. En revenant, j’ai trouvé une lettre de papa qui me disait que Mira avait été libérée avec sa famille parce que Monsieur Czarnecki travaillait pour les Allemands. Cela m’a rendue toute contente. Mira va peut-être venir ici. Papa va s’engager dans les Ardennes ; peut-être que cela libèrera maman ! Je le souhaite de tout mon cœur. J’ai aussi reçu une lettre d’Anatole qui me demandait d’envoyer quelqu’un à Pithiviers pour apporter quelque chose à sa mère et à la mienne.Je ne connais personne qui voudrait se déranger pour aller làbas, même en payant le dérangement. Pourtant, Madame Jauneau m’a dit qu’elle était sure que Madame Faudet irait. Cette femme est toujours prête à rendre service, quel qu’il soit. Je suis allée la voir et, en effet, elle a accepté tout de suite. Je lui en suis très reconnaissante. Si un jour elle a besoin de moi, elle pourra me demander quoi que ce soit, j’accepterai toujours. J’attends une lettre de papa qui me dira de nouveau d’y aller et alors, je demanderai à Madame Faudet si elle est prête. 130


1942 Pourtant, elle a beaucoup d’enfants à s’occuper mais pendant son absence, Madame Jauneau a dit qu’elle s’en occuperait et moi aussi. Lundi 28 juillet 1942 (27 juillet) Il n’est rien arrivé de nouveau. Hier dimanche, nous sommes allées nous promener au bord de la rivière, Camille, Jeanne, Paulette et moi. Lili, Muguette, Mireille nous ont rejointes et nous avons pris des photos. Je suis sur quatre. Mercredi, je vais à Vendôme. Je commence à m’habituer à la vie ici.

Mardi 29 juillet 1942 (28 juillet) J’ai reçu une lettre de Mira. Elle me dit qu’elle essaie de faire libérer Isidore et sa famille et qu’elle envoie un colis à maman. Elle me demande si, moi, je ne pourrais pas lui envoyer quelque chose à manger. Elle ne parle pas du tout de venir ici. Cela me donne un cafard !!!. Mira me dit aussi que Jacques est toujours là, et elle m’envoie une carte de Jean (Jackman) qui se trouve près de Marseille et qui m’a écrit. Je suis bien contente de recevoir de ses nouvelles mais je ne tiens plus en place. Renée est à Drancy, Janine et sa famille, Isidore et sa famille et beaucoup d’autres sont à Pithiviers, avec maman et la mère à Anatole; Ma tante Bronché est à Drancy. Je ne sais pas où sont ma tante, mon oncle, et Suzanne, Berthe, Sarah, Raymonde, Henri. Que de bouleversements !! Que de tristesse partout. 131


1942 Je suis tellement énervée. Il faut absolument que je fasse quelque chose, que je me déplace. Si Mira m’avait écrit un jour plus tôt, je serais allée à Sélommes pour lui envoyer quelque chose, mais maintenant il est trop tard, le marché est passé. Il vient d’arriver un paquet pour moi à Pezou. Alors j’enfourche mon vélo et je vais le chercher. En route, j’ai réfléchi et j’ai décidé d’aller à Châteaudun par le train de 7h. Je pourrai peut-être trouver quelque chose là-bas. Alors, en rentrant, je me suis préparée en vitesse et je suis partie. Mon vélo ayant éclaté, je suis allée à pied. Madame Torouille et sa mère étaient là, heureusement ; j’ai bien mangé et je me suis couchée.

Mercredi 29 juillet 1942 Je me suis levée à 6h30 et, après avoir bu un café, je suis partie à pied. Je suis allée à Villarmey ; j’ai trouvé 3 lapins et 1 Kg de beurre. J’en ai fait un colis que j’ai envoyé à Mira ; j’ai fini de remplir le carton avec 2 Kg de haricots verts et de la paille. Comme c’était lourd, j’ai demandé à la jeune demoiselle Brissard de me le porter à la gare et elle a bien voulu. Moi, je suis retournée à pied. Je suis arrivée à la gare à 12h et j’ai expédié le colis. Je n’ai pas mangé et je suis retournée à Jallans où j’ai trouvé 2 lapins et 3 Kg de farine ainsi que 42 œufs et 7 pommes (heureusement, j’ai rencontré une voiture à cheval sur la route et je suis montée dedans, cela m’a épargné la moitié du chemin ; les pieds me brûlaient !!!). 132


1942 À l’entrée de Jallans, plusieurs maisons ont été évacuées par les Français et occupées par des soldats allemands. Des tentes ont été montées dans les champs. Je crois que les Français habitaient dedans. Les soldats allemands ont toujours envie de s’amuser, c’est pourquoi, quand je suis passée devant une maison occupée par eux, 3 jeunes m’ont fait signe d’entrer. J’ai fait signe que non de la tête et j’ai continué mon chemin. Au bout de 5 minutes, je vois un officier en vélo tout prêt de moi et qui me dit : « Bonjour mademoiselle ». Je ne suis pas une sauvage et je lui réponds « Bonjour monsieur ». Cela l’a peut-être encouragé parce qu’il a engagé une conversation. A la fin, il m’a dit qu’il me reconduirait à Châteaudun dans sa voiture et que je vienne à 4h. Je lui ai répondu peut-être, et j’ai fait mes commissions. J’étais prête à 3h30 et je suis passée devant chez lui en me dépêchant. J’avais bien envie de rentrer en voiture (j’étais terriblement fatiguée) mais je ne voulais pas aller le chercher. Il est jeune et beau garçon, mais il m’aurait certainement demandé quelque chose en échange du service, et cela je ne pouvais pas le lui donner ; c’est pourquoi je suis rentrée à pied. Je suis arrivée avec au moins 2 heures d’avance. J’avais un mal de pieds !!! Je me suis reposée Chez Madame Toraille, j’ai écrit à Mira, je me suis coiffée, maquillée et j’ai pris le train pour Fréteval. Je n’ai pas envoyé la lettre à Mira parce qu’elle n’était pas finie. Toute la journée, j’étais gaie et contente. Je ne pensais à rien qu’à marcher et chercher de la marchandise. 133


1942 En descendant du train, je vois Riri qui m’attendait. Et, de loin, j’aperçois … mon père. Il était venu en tandem jusqu’à Dourdan (73 Km) avec le mari de la sœur à madame Fanny, Monsieur Roger Dassonvillé.

Jeudi 30 août 1942 Je suis découragée. Mon père est venu le 29 juillet, cela fait donc un mois, mais je n’ai pas écrit. Pourtant, il s’est passé beaucoup de choses depuis. Papa est resté trois jours puis il est parti travailler chez madame Touchard à Villarmoy. C’est moi qui lui ai trouvé cette place. Au bout d’une journée de travail, il est revenu en disant qu’il ne mangeait pas bien, qu’il travaillait dur et qu’il couchait dans une écurie avec les chevaux. Evidemment cela ne pouvait pas lui plaire mais moi, cela m’a exaspérée. J’avais perdu toute une journée à lui trouver cette place et surtout que c’était la sécurité pour lui et la tranquillité pour moi. Papa, en effet, ne faisait rien de toute la journée. Il ne savait que lire, se lamenter, manger, dormir, et il criait après moi quelquefois même. Pourtant je travaillais assez. Rien que le ménage et la cuisine, c’est déjà fatiguant, mais la lessive et le repassage ensuite, c’est éreintant. Je m’énervais pour rien, surtout après papa, c’est pourquoi j’étais contente qu’il parte travailler et exaspérée de le voir revenir avec ces raisons qu’il donnait. Mais je me suis dit que moi non plus je n’aurais pas pu rester dans une 134


1942 ferme, même en étant bien nourrie et logée et je me suis raisonnée. J’ai compris plus tard dans quel état d’esprit était mon père en ce moment et je n’ai plus rien dit. Moi, de mon côté, je travaille. Un jeune homme est venu me demander d’aller travailler chez lui et j’ai accepté. J’y travaille encore. Je fais le ménage, la vaisselle, enfin j’aide Denise, une jeune fille de 22 ans qui a trop de travail et ne peut pas se débrouiller toute seule. Il faut que je serve à table aussi. J’ai oublié de dire que je fais ma cuisine toute seule chez madame Prévost. Je suis chez moi maintenant. Pendant que papa était là, il ne sortait pas beaucoup de la maison ; il a égrené tout le blé que j’ai glané avec Riri. Il s’est occupé de maman aussi. Nous lui avons envoyé un colis. J’espère qu’elle le recevra. Mira est venue avec Lucien et Natalie. Natalie est chez madame Ferrière et Lucien et Mira sont avec nous. Lucien est très énervant. Il a tous les défauts des gosses : capricieux, méchant, égoïste, sale ; c’est très fatiguant d’avoir un enfant comme ça avec nous. Pourtant, il est très mignon quand il veut et je l’aime bien ; mais, l’ennui, c’est que Mira lui passe tous ses caprices. Papa a écrit à beaucoup de gens de s’occuper de maman mais sans aucun résultat. Je suis allée trouver monsieur Labbé, en vain également (il travaille pour les Allemands, alors j’avais un peu d’espoir). Il y a quelques jours, Monsieur Czarnecki nous a écrit que papa devait 135


1942 revenir à Paris, il pourrait peut-être trouver du travail pour les occupants, et de cette façon, essayer de faire libérer maman. C’est la seule chose que je voudrais ; ou plutôt non, ce n’est pas la seule, mais c’est la principale. Papa est retourné à Paris tout de suite et, en ce moment, il est avec son frère et Anatole. Monsieur Czarnecki est très gentil ; je lui suis très reconnaissante. J’avais reçu une lettre de maman qui me disait qu’elle partait en Pologne et cela m’avait donné le cafard ; mais, dernièrement, maman m’a écrit qu’elle partait à Drancy avec 60 enfants et 5 femmes. Jusqu’à maintenant, elle était à Pithiviers. J’ai donc encore un peu d’espoir de la revoir. J’ai reçu une carte de Jean qui ne sait pas ce que sont devenus ses parents et son frère. Le jour où papa est parti de Paris, il y a eu une dénonciation anonyme portée contre lui, Monsieur Zismanovitch et Adolphe. Les agents sont montés au 5ème étage et ils ont rencontré Monsieur Zismanovitch dans les escaliers. Ils l’ont emmené. Heureusement qu’Adolphe était chez monsieur Grandeau, autrement il était pris aussi. Ma tante Paulette est partie pour passer en zone libre et s’est faite arrêter. Elle a été emmenée à Pithiviers et a rencontré maman et ma tante Rauché. Mon oncle Maillot a été dénoncé et il a été emmené à Drancy. Suzanne et ses parents sont à Beaune La Rolande ainsi qu’Isidore et sa famille. Mira m’a dit que Stéphi et ses parents qui étaient à Drancy avec elle, 136


1942 Hélen et beaucoup d’autres ont été envoyées pour une destination inconnue. Elle a vu Renée et lui a parlé pendant quelques instants. Isidore a également été envoyé pour une destination inconnue. Jean Jacquman a été renvoyé du camp de jeunesse où il était en zone libre parce qu’il est juif ; Benjamin, qui était avec lui, également. Nathan est en résidence forcée ; Adolphe a réussi à passer en zone libre. Il va aller chez sa tante. Anatole aussi veut aller en zone libre.

Mercredi 30 septembre 1942 C’est toujours quand j’ai le cafard que j’écris. Voilà un mois que je n’ai rien marqué. Que de choses, en si peu de temps, peuvent se passer !!! Papa est revenu de Paris sans avoir réussi dans son entreprise. Mais il avait l’espoir de nous faire retourner à Paris, tous les trois, et légalement. Monsieur Bill de la rue Amelot devait s’occuper de nous. C’est parce que je viens d’être terriblement déçue dans mon espoir que j’ai pris la plume aujourd’hui. Nous avons reçu une lettre de Monsieur Bill, nous disant qu’il ne pouvait absolument rien faire pour nous. La situation à Paris est tragique pour tout le monde. Même les Français sont arrêtés dans les rues et envoyés travailler en Allemagne. Mon découragement est profond. J’avais commencé à faire du stock pour nous à Paris cet hiver. J’ai des pommes de terre, des carottes, des oignons, du beurre, des pêches sèches, pas mal de choses enfin, et tout le rêve que nous avions bâti s’est écroulé en une seconde de temps. Je ne sais plus quoi faire. 137


1942 J’ai pourtant eu bien des déceptions à subir, mais, celle-là, après tant d’espoir, est trop forte. J’avais espéré la libération de maman. Ce fut un coup très dur pour moi d’apprendre qu’il n’y avait rien à faire mais, malgré la rudesse des évènements, je l’ai supporté avec un semblant de courage et de patience. L’espoir m’a toujours soutenue, maintenant qu’il est mort, je me demande si je ne vais pas devenir neurasthénique. Ma mère est pourtant tout pour moi, mais devant cette suite d’évènements tragiques, que faire sinon attendre. Mon espoir de la voir libre était pourtant très vif. J’aurais donné ma propre liberté pour faire libérer maman. Alors, s’imaginer mon état d’esprit quand papa, fraîchement débarqué à Fréteval, m’a annoncé la nouvelle qu’il n’y avait rien à faire en ce moment pour les prisonniers des camps est impossible. Cela m’avait atteint en plein cœur !! Surtout que nous étions sûrs, Riri et moi, que papa travaillait à Paris pour les Allemands et que, de cette façon, maman reviendrait bientôt !! Nous avions été, Mira, Natalie, Lucien, Riri et moi, attendre David à la gare. David n’est pas venu. Première déception. Mais elle n’était rien à côté de celle qui m’attendait. Je l’ai supportée aussi. Difficilement, mais je me suis faite à l’idée et le temps a passé. David est venu quelques jours plus tard. Papa n’est pas resté travailler à Paris parce qu’on n’acceptait pas les juifs. Il avait passé quelques jours avec Anatole et son père. Le frère à Mira, après nous avoir bien énervées pendant 15 jours, est retourné à Paris. 138


1942 Puis, Mira, son frère et sa sœur sont partis. Cela aussi fut un coup dur. Je m’étais tellement habituée à leur présence que leur départ m’a donné le cafard plusieurs jours à l’avance. Puis je me suis habituée. J’ai préparé des provisions pour cet hiver. Et enfin, cette nouvelle de Monsieur Bill, abattant d’un coup tout mon courage. Je suis vraiment désemparée en ce moment. J’ai le cœur vraiment trop lourd pour prendre une décision. Quelle qu’elle soit. J’ai pensé aller en zone libre mais je me rends compte de la folie de ce projet. La meilleure des choses à faire est de passer l’hiver ici, malgré tout. J’y repenserai. A part cela, mon père s’est habitué ici. Il ne se cache plus. Mireille et Janine sont parties aujourd’hui. Madame Masson part dimanche. Tout le monde s’en va. Nous seuls nous restons. Malheureusement.

30 octobre 1942 Encore un mois de passé ! Un mois de Fontaine. Je me suis réhabituée à l’idée de passer l’hiver ici. Nous avons une lampe pigeon pour nous éclairer et du bois plein la grange pour nous chauffer. Je ne pense pas trop aux mauvaises choses. La photo de Renée qui se trouvait sur le buffet se salissait, alors je l’ai rangée dans mon album22. Les dimanches se passent chez Madame Jauneau, à jouer au billard, au nain jaune, aux cartes, à la puce. Nous sommes assez nombreux : Mesdames Jauneau, Faudet, Odette Coué, André Basire, Riri, papa et moi. 139


1942 Nous ne nous ennuyons pas trop. Nous avons reçu dernièrement une lettre de Monsieur Bill qui nous disait que papa aurait sa carte du 10 au 15 novembre. Cette fois, je ne me suis pas illusionnée. Un espoir déçu fait trop mal. Cela m’a agréablement surprise quand même et j’ai commencé à rêver de Paris. Je voudrais tout de même bien y retourner. En attendant, j’envoie des colis à Mira, Jean Malez, Felka, Relé. C’est un drôle de travail !!! Le ravitaillement ne se trouve pas si facilement ! Mira et ses parents, ainsi que David, ne sont pas les gens honnêtes que j’espérais. Ils m’ont envoyé pas mal de choses mais ils en ont gardé passablement pour eux aussi. Je leur suis reconnaissante de m’avoir envoyé mes affaires et ce qui nous appartenait de chez nous, mais je leur en veux d’avoir abusé de notre situation pour s’approprier du ravitaillement de chez nous. Ils savaient bien qu’il nous était impossible de contrôler. Madame Czarnecki n’est pas très habile. Lorsqu’elle m’a envoyé les farfolors23, j’ai dit à Mira qu’il en manquait la moitié. Elle l’a certainement écrit à sa mère puisque celle-ci nous a envoyé la moitié des 10 Kg manquants, et, ce qui est mieux, dans un de ses sacs. Elle en avait peut-être déjà mangé, mais elle n’aurait pas dû envoyer ce qui lui restait, comme cela, nous n’aurions pas eu de preuves pour l’accuser. Mais, dans ce cas, il n’y a pas d’hésitation à avoir. Enfin, cela est une chose secondaire. 22. Album non retrouvé 23. Des pâtes, me semble-t-il. Orthographe de Lili.

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1942 Madame Masson a décidé de rester jusqu’à la Toussaint pour aller sur la tombe de sa mère à Pezou. J’en suis bien contente, elle ne partira que vers le 10 novembre. Les gens de Fontaine sont toujours les mêmes. Ils sont jaloux et médisants. Surtout Madame Pasquier qui vient tous les jours me parler pendant une heure au moins de méchancetés sur Madame Ferrière et son mari. Beaucoup de choses sont vraies, mais il n’est pas utile qu’elle me les raconte tous les jours. Et puis, le jour même, Madame Ferrière me rabat les oreilles avec ses histoires sur la famille Pasquier et sur les autres.

Mardi 10 novembre 1942 Je suis contente aujourd’hui. Papa vient de partir à Paris ; Monsieur Bill lui a écrit qu’il pouvait retourner. Nous l’avons accompagné à la gare. J’espère que nous partirons de ce sale bled bientôt aussi! Les voisins ont été interloqués au départ de papa. Ils aiment tellement voir souffrir les gens (je parle de Pasquier et Ferrière) qu’il m’ont dit de ne pas me préparer, que papa pourrait très bien revenir d’un jour à l’autre. Mais moi, je savais bien à quoi m’en tenir.

Mercredi 11 novembre 1942 Je viens de recevoir un télégramme de papa me disant : « tout va bien, pour vous aussi ». Je savais que cela voulait dire de préparer mes bagages. Mes voisins m’ont dit d’attendre une lettre, mais je n’ai d’ordre à recevoir de personne et j’ai envoyé deux colis tout de suite. 141


1942 Jeudi 12 septembre 1942 J’ai reçu une lettre. Papa me dit que nous devons revenir à Paris. Tous, maintenant, me passent la main dans le dos et essaient de me faire des gentillesses. Cela ne prend pas, malheureusement pour eux. Madame Ferrière, à qui j’ai demandé de nous prendre en pension pour quelques jours de manière à m’éviter la cuisine et le ménage ne veut pas que je dorme chez elle. Je pourrais peut-être lui salir sa chambre !!! Pas les draps, puisque je comptais prendre les miens ; Je dors donc chez la mère Prévost. Il y fait très froid. Elle rouspète aussi toute la journée que nous lui donnons beaucoup de travail. Je lui ai dit que je voulais me faire la cuisine moi-même mais, à ce moment là, elle m’a dit que, pour quelques jours seulement, je pouvais bien rester chez elle. Je n’ai pas insisté, j’aurais déjà voulu être à Paris.

Samedi 14 novembre 1942 J’avais un ménage à faire !!!!!!! Sans compter mes nombreuses affaires à expédier. Je préférais trouver la cuisine faite. J’ai passé toute une journée à envoyer des colis ; à Felka, Mira, Jean, chez nous (4 en tout). Il a fallu les porter à la gare aussi. Heureusement que Madame Masson, qui partait justement ce samedi là, en a pris trois sur la voiture à bras qui portait ses colis parce que sinon, j’aurais été obligée d’aller à la gare à pieds. Je n’y ai porté qu’un seul colis sur le vélo que Madame Tessier a eu la gentillesse de me prêter. 142


1942 Ce qui est mieux, c’est que, ce matin, je suis encore allée à Nuisance. J’y ai trouvé 4 lapins et 2 canards ! Mais c’est tellement loin et le chemin est tellement mauvais !!! Madame Pasquier m’a prêté son vélo. A contrecœur, il est vrai, mais, comme j’en avais besoin, je n’ai pas pu refuser. C’est pourquoi j’ai demandé à Madame Tessier de me prêter le sien pour aller à Pezou. C’est justement quand j’en ai eu le plus besoin que mon vélo ne roulait plus ! Enfin, je me débrouillerai autrement. Avant de partir, Madame Masson m’a répété que s’il arrivait quoi que ce soit, je pourrais aller me cacher chez elle avec Riri, et que si nous avions besoin d’argent, elle nous en prêterait.

Dimanche 15 novembre 1942 J’ai passé une drôle de journée. J’ai fait des colis et le ménage dans la petite chambre. Le pauvre Bouboule ne sait plus où se mettre. C’est tellement sale dans la cuisine – salle à manger, tout est tellement encombré par nos affaires que notre pauvre petit chat ne trouve même pas un petit coin de propre pour asseoir son arrière-train. Il est tellement mignon, gentil et caressant que je suis certaine qu’il sera le plus regretté à Fontaine. Il est tout noir mais cela n’empêche pas qu’il est très propre. Comme j’ai laissé mes 4 lapins et un autre encore que j’élevais, ainsi que mes 2 canards en liberté dans cette grande pièce, pendant 3 heures environ, ils ne se sont pas gênés pour faire leurs petits besoins un peu 143


1942 partout. J’ai fini de remplir tous mes colis avec de la paille, alors elle se mélange avec les restes et quelques bouts de ficelle qui traînent un peu partout. Cela me fait un méli-mélo que Madame Ferrière n’aime pas beaucoup regarder. Moi non plus d’ailleurs ; mais je ne peux tout de même pas tout faire à la fois !! Sans compter que je dois m’occuper aussi du feu, alors des morceaux de bois se promènent dans tous les coins ; il ne fait pas chaud et je suis obligée de faire du feu pour ne pas avoir froid aux mains en ficelant mes paquets. Riri est parti ce matin dans une des fermes de Madame Masson et a ramené 3 livres de beurre, 1 fromage, 12 œufs, 2 poules. Il était heureux d’avoir trouvé tout cela, malgré les 25 ou 26 Km qu’il a dû faire sur mon vélo (enfin réparé) et en plein froid. J’ai beaucoup hésité avant de le laisser partir, mais il a tellement insisté que je n’ai plus rien dit. Nous partirons certainement mardi. Madame Ferrière est de moins en moins contente que nous mangeons chez elle. Je lui ai demandé si elle ne voudrait pas me garder mes lapins et me les envoyer petit à petit et elle a fait une tête d’enterrement ; elle m’a dit qu’elle n’avait pas de niche ; je sais que ce n’est pas vrai puisque j’en ai vu de vides. Mais je n’ai pas insisté. Je voulais demander ce service à Madame Faudet. Je sais qu’elle ne l’aurait pas refusé. C’est d’ailleurs la seule femme à Fontaine avec Madame Jauneau pour rendre service aux gens sans que ceux-ci leur promettent une récompense. Madame Ferrière est tout à fait le contraire. Elle nous a prêté des draps, 144


1942 des matelas, des couvertures ; elle a donné un pantalon à papa (usé, mais c’était toujours ça) et, tout cela, elle espère que nous le lui rendrons quintuplé pour le moins. J’écris mal parce que je me suis blessée à l’index en cassant un morceau de bois.

Lundi 16 novembre 1942 Aujourd’hui encore la journée s’est passée d’une drôle de façon. Rien qu’en ménage ! Les deux autres pièces ont été faites à fond. Presque tous mes colis sont faits. Madame Faudet m’a prêté une grande malle, Madame Ferrière un grand carton et Madame Pasquier un carton également. Heureusement, car, sans cela, j’aurais dû attendre que papa me renvoie la valise plusieurs fois de suite et je n’aurais pas pu revenir mardi comme je le voulais. J’en ai par dessus la tête de ce sale bled ! Nous en avions pourtant pris l’habitude, mais rien que l’idée de revoir Paris nous a changé les idées. La personne à qui j’ai le plus pensé et le plus regretté après maman, c’est Renée. Si je n’en ai pas beaucoup parlé dans toutes ces pages, j’y ai beaucoup pensé. Je l’aimais le plus de toutes les camarades. Elle était, et elle est encore certainement, tellement gentille et compréhensive ! Que fait-elle en ce moment ? Où est- elle ? Peut-être a-t-elle rejoint sa tante et Léa ? Il n’y a aucune nouvelle ! Monsieur Rajman était caché lorsque nous sommes partis ; s’est-il débrouillé ? Est-il pris ? Mystères que tout cela ! Peut-être le sauronsnous un jour. 145


1942 Mardi 17 novembre 1942

Il est 10h. Nous sommes, Riri et moi, chez Mira après un voyage de 8 heures. Le train était bondé des parisiens du marché noir (tristes souvenirs pour moi). Après avoir fait tous mes paquets, Jean Pasquier24 nous a accompagnés à la gare avec sa voiture à bras. Nous avons, Riri et moi, passé la nuit chez lui. La veille, j’ai attrapé froid dans notre chambre et j’ai été mal en point toute la journée. La pièce n’était pas chauffée et, lorsque nous nous sommes couchés, j’ai tremblé des pieds à la tête dans le lit pendant la moitié de la nuit. Evidemment, le matin, j’étais malade. J’ai pris une aspirine, et cela m’a calmée ; j’ai pu continuer nos préparatifs de voyage quand même. Mais Madame Ferrière, quand elle a appris que j’avais froid la nuit, aurait bien pu me proposer sa chambre pour une nuit. Comme elle ne l’a pas fait et que je l’ai dit à Madame Pasquier, celle-ci, pour jouer un bon tour à sa voisine, m’a proposé un lit dans la chambre des enfants. Je l’ai accepté pour ne pas vexer Madame Pasquier et aussi parce qu’il fait chaud chez elle. Je voulais laisser mon vélo dans le grenier de Monsieur Ferrière et il n’a pas voulu, alors Monsieur Pasquier l’a mis dans son grenier à lui. Madame Faudet et Madame Jauneau m’ont dit que leur maison m’était toujours ouverte, ainsi qu’à Riri et papa. 24. J’ai téléphoné à Jean Pasquier le 4 septembre 2011. Il se souvenait parfaitement de toute la famille.

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1942 J’ai laissé la maison aussi propre que je l’ai trouvée et Madame Ferrière ne m’a presque pas aidée. Ce soir, je suis chez Mira. Sa mère nous a donné une assiette de soupe chacun et nous avons bavardé au moins deux heures. Je me suis couchée avec Mira, et Riri avec David.

Mercredi 18 novembre 1942 Madame Czarnecki nous a fait du café. Papa est venu nous chercher vers 9h30 pour nous emmener avec lui chez Madame Lazare, brave femme, cuisinière à la cantine rue Elzévir, qui voulait bien nous loger en attendant la réouverture de notre logement. Elle a une grande maison, un fils, Albert, et deux petits chats. Elle loge déjà sa cousine, Madame Sonia, une ancienne patronne à moi, et le patron de la cantine, Monsieur Courtzberg. Le midi, nous mangeons à la cantine, et, le soir, chez Madame Lazare. Il y a une différence énorme entre chez elle et chez Mira. D’abord, c’est propre, et chez ma camarade c’est dégoûtant. Le buffet n’est jamais rangé et la maison est toujours sens dessus dessous. Je suis bien contente d’être partie de chez elle. Madame Lazare nous a accueillis à bras ouverts.

Mercredi 25 novembre 1942 Nous sommes toujours chez Madame Lazare. Nous sommes très bien, mais nous courons toute la journée, surtout 147


1942 moi. Il faut que je m’occupe des tickets ; nous n’avons pas besoin de laisser perdre notre ravitaillement. Papa a peur d’aller à la Gestapo. On dit que les personnes qui y vont se font arrêter et sont ensuite déportées25. Le commissaire gérant s’est occupé de nous, mais papa doit se présenter à la Gestapo en personne. Alors il ne veut pas. Monsieur Koteck nous a présenté un jeune allemand de 23 ans ; cet allemand nous a promis de faire desceller notre porte pour 5.000 F26. Naturellement, sans aucun risque pour nous. Nous avons accepté et nous attendons avec impatience le moment de nous installer définitivement. Des bruits courent toujours sur les rafles qui ont lieu journellement. Nous vivons dans la peur. Nous ne savons plus quoi faire. Papa veut absolument nous envoyer chez Madame Masson, au Vésinet, mais moi je n’en ai pas envie du tout. J’ai assez goûté de la campagne. Et puis, il faudrait vivre cachés. Peut-être que cela vaudrait mieux, mais je ne me sens pas assez de courage. Je verrai plus tard. ! Dimanche, il a fait un temps magnifique. Marie et Mira sont venues me chercher à la cantine vers 3h1/2 et nous sommes allées nous promener sur les boulevards en mangeant des bonbons. Cela m’a fait plaisir de revoir la vie parisienne. Vers le soir, il a fait un peu froid, alors nous tâcherons d’organiser une surprise partie pour la semaine prochaine.

25. Mot donc déjà utilisé en novembre 1942 26. Il n’est jamais question des moyens dans tout l’écrit de Tilly. Les moyens semblent présents et ne sont jamais un problème

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1942 Dimanche 29 novembre 1942 Aujourd’hui nous avons dansé chez Marie. Un de ses camarades, que je connais d’ailleurs, « le grand Jacques », nous a prêté son phono et des disques et nous avons dansé. Nous n’étions pas nombreux : Marie, Mira et moi comme filles, Jacques (Boseot), Maurice (Bobkès), David (Szarnebki) comme garçons. La plupart du temps, nous avons dansé entre filles parce que les garçons ne savent pas danser. Jacques a fait quelques tangos et rumbas, et c’est tout. Les autres, rien. Je n’ai pas l’air de déplaire à Jacques, mais lui ne me dit rien. Nous avons passé le temps agréablement mais il manquait un peu de jeunesse ; les camarades surtout nous faisaient défaut. Moi, j’ai regretté le plus l’absence de Renée. A part cela, nous ne sommes plus chez Madame Lazare, papa lui fait la tête pour une bêtise. Il se rend ridicule à mes yeux. Elle s’est montrée tellement gentille avec nous, et papa, pour un rien, s’est fâché. Alors ce soir, nous avons mangé un peu de pommes de terre chez mira et nous allons aller dormir chez un de ses voisins, brave homme dont toute la famille a été déportée. Mardi 1er décembre 1942 Aujourd’hui j’ai le cafard. Nous venons de louer deux chambres au 6ème de l’hôtel du 20 rue Vincent : les numéros 61 et 62. Une pièce est assez grande, avec une table et deux chaises, mais l’autre est toute petite. Heureusement qu’il y a le gaz. La petite pièce est pour moi. 149


1942 Nous sommes allés voir Monsieur Rajman. Il a maigri. Il n’a pas d’Ausweiss, il n’a qu’un certificat prouvant qu’il travaille pour les Allemands, mais cela ne sert pas à grand-chose. Il nous a prêté un grand plat, un verre, deux bols. Hier, j’ai dormi chez Marie et papa et Riri chez le voisin complaisant. Chez Marie, c’est trop petit. J’ai mal dormi. Monsieur Rajman est très gentil et nous a proposé d’aller dormir chez lui, mais papa a peur. J’avais voulu aller le voir plus tôt, malgré que j’étais certaine qu’il avait été pris, mais une mauvaise grippe et une angine m’en ont empêchée. Enfin, le principal est qu’il soit là. C’est un pauvre homme aussi. Il ne sait pas comment sera formé demain. Il ne dort pas chez lui. Mais sa famille est encore plus à plaindre ! Nous avons appris que la Croix Rouge Suisse s’occupait de donner des nouvelles des déportés, alors nous avons fait une demande pour maman ; Monsieur Rajman en a fait également pour sa femme, Léa et Renée. J’espère avoir bientôt des nouvelles !!! A la cantine, un jeune homme de 32 ans me fait les yeux doux. S’il était plus moderne, il ne me déplairait peut-être pas, mais il est arriéré de caractère et je n’aime pas cela. Je fais mon possible pour le décourager.

Dimanche 6 décembre 1942 J’ai mal à la tête et il est 21h, mais j’écris quand même. Je viens de revenir d’une surprise partie où nous avons été invitées toutes les trois 150


1942 par le grand Jacques. Cela s’est passé au 28 rue du Pressoir. Il y avait plein de jeunesse, surtout des jeunes filles. Nous avons dansé tout le temps. Il n’y avait pas beaucoup de jeunes gens, sauf vers la fin où sont arrivés : Sarah et Esther Koteck, avec Fanny, leur camarade, Félix, une ancienne connaissance ainsi que Nathan et beaucoup d’autres. Nous étions au moins trente cinq. Une vingtaine de jeunes filles. Nous avions un phono et beaucoup de disques. Mira et moi, nous avons presque tout le temps dansé, mais Marie ne s’est pas amusée. Elle aurait voulu que Jacques l’invite souvent, et il ne l’a fait qu’une fois. Nous avons mangé des gâteaux et des bonbons. Un jeune homme nous a raconté des blagues. Un autre nous a chanté des chansons en imitant Charles Trenet, très bien d’ailleurs. Félix nous a donné rendez-vous pour samedi. Il nous a dit qu’il nous emmènerait à une autre surprise-partie dimanche. Je le voudrais bien. Il a appris à danser et il a l’air très gentil. J’ai mangé à midi chez Marie qui m’a invitée. Nous sommes toujours à l’hôtel. Je fais la cuisine pour le soir. Nous attendons toujours la réouverture de chez nous.

Samedi 12 décembre 1942 Félix est venu, mais il n’a pas de surprise-partie pour demain. Il veut aller au cinéma. Mais je ne veux pas y aller un dimanche, surtout l’après-midi, Marie et Mira non plus. Nous irons peut-être chez la jeune fille de la semaine dernière, Sylviane. 151


1942 Lundi 7, Mira m’a raconté que Betty et Odette, du passage Kuszner, sortaient presque tous les soirs sans étoile (elles sont juives françaises). Cela m’a donné envie de les imiter et d’aller au cinéma le soir. Je trouve que c’est beaucoup moins dangereux que le jour parce qu’il fait noir et on peut sortir sans étoile, cela ne se voit pas. J’ai fait part de mon envie soudaine à Marie et elle m’a dit qu’elle irait aussi. Nous avons donc fait rendez-vous pour mardi soir. Nous irons voir un film allemand. Maurice, le frère de Marie, est d’une bêtise inconcevable pour ses 17 ans. Sur n’importe quel sujet, il fait de l’esprit ; ou plutôt, il met toutes les forces de son intelligence (pas très développée) à essayer de faire de l’esprit. Il y réussit bien mal et je l’aime de moins en moins. Sa sœur se dispute continuellement avec lui. Il est paresseux et se plaint toujours. Je ne voudrais pas vivre avec un frère pareil !!! Le mardi 8, nous sommes allées, Marie et moi, au Belleville Pathé voir : Paradis bleu, ou un titre semblable. La séance commençait à 20h30 alors nous sommes entrées quand tout était noir. Tout s’est bien passé, ce qui nous a donné du courage pour la prochaine fois. Le film est bête mais comique. Nous étions bien contentes de notre soirée. Vendredi 11 décembre, Marie a voulu aller voir, toujours au Belleville Pathé : l’homme qui joue avec le feu, film français. Nous y sommes allées, toujours sans incident. Le film est magnifique ! Il m’a vraiment plu. Nous sommes sorties sans étoile, naturellement. Ce même jour, nous avons rencontré, dans la journée, en revenant de 152


1942 la cantine, Monsieur Marcel, un ancien camelot de dentelle à Alfortville. J’étais avec papa. Il est maintenant devenu inspecteur aux questions juives. Il nous a reconnus et nous a parlé amicalement tout de suite. Quand il a su que maman était déportée, il nous a dit de venir le voir chez lui à la gare de Lyon et qu’il pourrait nous dire où elle se trouve et ce qu’elle fait. Je suis bien contente d’avoir un espoir de recevoir des nouvelles de maman. Je suis vraiment inquiète pour elle. Que devient-elle ? Je voudrais tellement que maman soit avec nous. Elle me manque terriblement. Nous avons écrit à la Croix Rouge suisse, mais nous n’avons pas beaucoup d’espoir d’obtenir une réponse. La semaine dernière, j’ai vu Félès. Elle m’a dit qu’un homme venait de revenir de Haute Silésie. Il s’était engagé pour six mois et il vient de revenir. C’est un aryen. Il raconte que tous les juifs de Pithiviers et Beaune La Rolande sont déportés là-bas. Les autres, de Drancy et Compiègne, il ne sait pas. Maman était à Pithiviers, alors elle est peut-être là-bas. Les femmes, les hommes aussi d’ailleurs, portent un uniforme de bagnard. Même le numéro noir sur la poitrine y est. Elles travaillent, mais sont mal nourries et elles ont froid. Les unes font la cuisine, d’autres le lavage, le raccommodage, divers métiers, ou s’occupent des enfants27. Les hommes sont très malheureux. Ils doivent dormir à cinq sur une planche très étroite et sont obligés de se lever à 3h du matin pour aller 153


1942 travailler. Ils ont faim et froid. Le traitement de tous ces pauvres gens est inhumain, mais nous serons vengés !! S’ils font une seule chose qui ne soit pas permise, c’est la peine de mort28. Il leur est absolument interdit d’écrire. Je me demande où sont tous les amis. Peut-être avec maman et ma tante ? Je voudrais bien que Renée soit avec maman

Matin Dimanche 13 décembre 1942 C’est ennuyeux, nous ne savons pas où aller aujourd’hui. Nous sommes encore en liberté, alors nous voulons en profiter. Nous irons chez Sylviane, tant pis.

Soir Nous sommes allées chez Sylviane. Félix, Jacques, Nathan et Koteck s’y trouvaient également, ainsi que d’autres nombreux jeunes ; beaucoup plus de jeunes gens que la semaine dernière. Nous avons dansé. Il y avait ma rumba préférée : A Ma Mora. De jolis tangos également. Je ne me suis pas ennuyée, mais il y avait trop de monde et cela devient dangereux. C’est inutile d’aller à Drancy pour une bêtise pareille ! C’est comme pour le cinéma ! Ce n’est pas la peine de risquer la déportation pour deux heures de plaisir ; aussi n’irons-nous plus. À part cela, on parle toujours de nouvelles rafles, et on emmène 27. La destination des déportés était donc pratiquement connue. Leurs conditions de vie (survie) un peu moins.. 28. Quoi que !!!

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1942 beaucoup de juifs qui n’ont pas été pris le 16 juillet. La guerre, dont je ne parle que très rarement, suit un cours normal. Mais, en ce moment, les alliés : russes, anglais, américains, gagnent sur tous les fronts. Je suis bien contente et ne suis pas la seule ! Les réfugiés russes (juifs) sont arrêtés. Nous vivons dans la crainte continuelle d’être arrêtés. De nouvelles affiches antisémites couvrent les murs. Les journaux demandent la déportation en masse29. Ce n’est plus une vie que nous menons ! Elle n’est pourtant pas comparable avec celle de maman, par exemple ! Nous sommes toujours à l’hôtel. L’allemand nous a joués. Papa aurait pu se faire arrêter à cause de lui. Notre appartement ne sera ouvert, je le crains, qu’à la fin de la guerre. Nous habitons, en attendant, une mansarde au 6ème. Nous en prenons l’habitude. Quand il pleut, l’eau passe à travers le toit et fait des flaques sur les carreaux rouges de la pièce. Comme provisoire, cela était supportable ; mais, autrement, non ! A la première occasion, nous changeons de chambre. Nous devons rester dans le même hôtel parce que nous sommes pointés chez le commissaire et papa ne veut pas y retourner. J’espère que la guerre finira bientôt ! Nous mangeons toujours à la cantine le midi ; heureusement pour moi.

Lundi 14 décembre 1942 Nous sommes allés chez Monsieur Marcel. Pour avoir la réponse, il 29. Quelque chose que j’ignorais, cette propagande française !

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1942 faut revenir lundi prochain. Aujourd’hui, il a pris tous les renseignements nécessaires. Marie est très fière. Malgré cela, elle est très gentille.

Jeudi 24 décembre 1942 C’est aujourd’hui réveillon de Noël. Triste réveillon pour les juifs !!! Ce soir, je me suis lavée la tête et je me suis couchée comme d’habitude. Seulement, hier, j’ai mangé chez Marie et nous avons passé une soirée agréable. Nous nous invitons assez souvent mutuellement ; cela nous change les idées.

Samedi 26 décembre 1942 Je reviens à l’instant de Duroc, avec Marie. Nous sommes allées au cinéma voir « Simplet », avec Fernandel. Toutes nos résolutions sont tombées !! Nous sommes vraiment changeantes. C’est le pur hasard qui nous a menées si loin. Je suis bien contente ; la journée s’est bien passée. Nous avons décousu notre étoile dans une porte cochère d’une petite rue et nous l’avons remise en sortant. Comme il faisait nuit, personne ne nous a vues. J’ai eu un peu peur, mais cela est vite passé. « Simplet » n’est pas si bien que je l’aurais crû, mais cela ne fait rien. Un fruit défendu semble toujours meilleur qu’il ne l’est en réalité. Mira ne voulait pas venir (heureusement). Personne ne sait rien. Ce soir, je monte manger chez Marie.

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Lili le 22 décembre 1942 Dédicace : « Pour mon amie Marie, en souvenir de Lili, en toute amitié

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1943 Mardi 12 janvier 1943 Aujourd’hui est bien triste. Deux allemands en uniforme et cinq français sont venus chez moi enlever les meubles. Je n’étais pas là pendant le déménagement, autrement j’aurais peut-être pu sauver quelques affaires. Mais je suis arrivée trop tard. Nos meubles étaient déjà partis, on prenait ceux de chez Madame Hechel. Notre salle à manger et notre chambre à coucher sont parties. Je me demande pourquoi la cuisine et l’atelier n’ont pas été touchés. « Ils » reviendront certainement prendre le reste. Les allemands étaient très gentils. « Ils » m’ont laissée entrer chez moi prendre une paire de gants et ils m’ont donné les lunettes à maman ainsi que sa photo. Je n’ai pas voulu leur demander plus. Ils m’ont dit d’aller au 55 avenue Marceau pour demander l’autorisation de revenir chez moi. J’y suis allée deux fois, la première, il était trop tard. L’homme qui m’a reçue, Monsieur Skora, de la maison Grospiron, a été très gentil et m’a promis de faire son possible pour me faire ravoir au moins la vaisselle et le linge ; il m’a dit qu’il était absolument impossible de retourner chez nous et que les allemands emmèneraient tout ce qu’il y a dans la maison, sans rien laisser. En cas de réussite de sa démarche, il doit venir me voir avant samedi. Je n’ai pas beaucoup d’espoir. Cela me fait terriblement mal de voir mon logement vide !! Moi qui pensais que nous y retournerions tous et que la vie d’avant reprendrait. Pauvres illusions !!30 30. Premier moment de désespoir (et de lucidité)

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1943 Je suis complètement découragée et c’est avec peine que je retiens mes larmes. J’ai un cafard fou. Je regrette tellement de choses !! Pourquoi y-a-t’il tant d’injustices au monde ? Il n’est pas normal que tellement de personnes souffrent pendant que d’autres s’enrichissent dans la joie ! Pourquoi maman n’est-elle pas là, comme Madame Czarnecki ? Je deviens méchante ! Mais, après la guerre, si nous sommes encore là, il faudra tout recommencer ; sale guerre !!! Je n’ai jamais autant apprécié la vie que nous menions avant. Il y a pourtant des personnes qui sont plus malheureuses que nous ! Par exemple Monsieur Rajman, le père de ma meilleure amie, a été arrêté la semaine dernière à la République, au cours d’une rafle. Il est arrivé à rester libre jusqu’à maintenant, et pour rien (il n’a pas d’ausweis) il est à Drancy ; du moins nous supposons qu’il est à Drancy. Son logement subira peut-être le même sort que le nôtre, Et il ne reste plus personne chez lui pour accueillir les revenants31 quand ils reviendront de cette déportation honteuse. Parce que je suis sure qu’ils reviendront. On ne fait pas disparaître un peuple ! J’ai rencontré ce soir une camarade que j’avais connue à Forges les Bains. Elle se nomme Sarah et a l’air très gentille. Elle va venir me voir. J’ai un petit livre d’anglais : méthode « Assimil ». J’ai commencé à apprendre avant-hier. 31. Ironie de l’écriture sur le coup !

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1943 Vendredi 15 janvier 1943 Aujourd’hui, je viens de toucher un bon de chaussures. Je suis très fatiguée parce que j’ai fait beaucoup de courses. Je suis couchée et j’écris au lit. Sarah et Marie sont venues ce soir. Je n’ai plus le cafard. Monsieur Marcel que je suis allée voir m’a dit que l’atelier et la cuisine ne seraient pas touchés parce qu’il venait de faire une demande aux questions juives. Nous n’avons pas grande confiance, papa et moi. Par contre, Monsieur Skora, qui m’avait promis sa visite et que j’ai attendu en vain toute la journée de mercredi, est venu hier soir. Cela m’a fait plaisir de voir qu’il ne nous avait pas oubliés. Nous sommes restés seuls à parler un quart d’heure environ. Ensuite (il voulait voir papa) j’ai envoyé Riri le chercher et quinze minutes plus tard, il arrivait (papa). Nous avons discuté assez longtemps. Monsieur Skora nous proposait de monter avec des valises un quart d’heure environ, et de retirer le plus d’affaires possible. Naturellement, n’importe quelle solution nous aurait convenu ; nous étions donc très contents. Seulement, il fallait l’approbation du collègue à Monsieur Skora, un soldat allemand qui devait aller enlever les scellés pour les remettre après l’opération ; et il fallait cette approbation le jour même, autrement il aurait été peut-être trop tard. Les camions peuvent venir retirer le reste des affaires d’un jour à l’autre. Ce collègue habite à Denfert-Rochereau, et il était 7h30. Il fallait que quelqu’un aille avec Monsieur Skora pour savoir la réponse. 163


1943 Tout naturellement, c’est à moi que cet homme s’est adressé. Il fallait que j’enlève mon étoile. Il m’a assurée qu’avec lui je ne risquais rien de la part des inspecteurs parce qu’il a une carte spéciale. Après avoir réfléchi un petit moment (5 minutes environ), j’ai enlevé mon étoile et je suis partie. Nous avons pris le métro et, pendant tout le trajet, Monsieur Skora s’est montré d’une parfaite correction et d’une parfaite galanterie. Nous avons parlé de choses et d’autres. Puis nous sommes sortis dehors et il m’a conduite jusqu’à la porte grillagée d’un bel immeuble de 8 ou 9 étages. Il a allumé la lumière et nous avons pris l’ascenseur. J’étais étonnée de voir tous ses gestes si précis. On aurait cru qu’il faisait la même chose tous les jours, mais j’ai été tout à fait fixée quand je l’ai vu retirer une clé de sa poche et ouvrir la porte, entrer, allumer et tirer les rideaux. Je n’étais pas chez le collègue, j’étais chez lui !! Je crois que sa petite pièce est ce qu’on appelle une garçonnière. De beaux meubles en chêne, une bibliothèque pleine de livres, un bureau, un fauteuil, une armoire, deux chaises ; voilà tout son mobilier sans compter le lit et le lavabo. Des portemanteaux aux murs. Aussitôt rentrés, il m’a dit d’enlever mon manteau et de m’asseoir sur le fauteuil, ce que j’ai fait. Lui-même s’est assis sur le lit après avoir lavé ses mains. Dans le métro, je lui avais demandé comment il se faisait qu’il s’occupait de nous. Il m’a répondu que, sur 40.000 juifs, j’étais la seule de tout Paris à être venu le trouver pour cette question. Mon audace lui avait plu et il ne voulait pas se montrer moins audacieux que moi, il voulait courir ce risque. Parce que c’est très 164


1943 dangereux pour lui et son collègue ce qu’il veut entreprendre. Il peut se faire ramasser !! Nous avons discuté du prix que cela nous coûterait et il m’a dit que son collègue demanderait certainement 4.000 F pour eux deux. J’estime que cela vaut la peine, surtout pour sauver les machines. Mais, aussitôt chez lui, il me demande « Vous avez déjà fait l’amour ? ». Très étonnée, je lui réponds négativement. Il s’est levé pour fermer le verrou et, en voyant mon air apeuré, m’a rassurée en disant que je n’étais pas dans un piège et que, si je voulais, je pouvais partir tout de suite. J’ai voulu partir mais il a fait semblant de ne pas entendre. Il s’est rassis sur le lit et m’a demandé que je m’asseye près de lui, sous la lumière, « pour mieux me voir ». Je ne voulais pas, mais il m’a promis de ne pas me toucher. Monsieur Skora a un physique qui inspire confiance, c’est la raison majeure pour laquelle je l’ai suivi. Je me suis donc assise près de lui. - « C’est étonnant, Tilly, qu’à 20 ans, vous n’ayez jamais couché avec un homme - C’est étonnant pour vous, peut-être, pour moi, c’est naturel ? - Vous n’avez jamais eu de petit ami ? - Mais non !! Des camarades, c’est tout. - Mais, ils ne vous ont jamais embrassée ? - Jamais (petit mensonge), vous ne me croyez certainement pas ? - Si Tilly, je vous crois. Mais vous commencerez bien un jour ? - Naturellement, mais ce jour n’est pas encore arrivé et je crois qu’il 165


1943 est encore loin. - Vous ne savez pas ce que c’est, Tilly, d’aimer. Si vous le saviez, vous ne diriez pas non maintenant ! - Peut-être ! Mais justement parce que je ne sais pas ce que c’est, je veux encore l’ignorer. - Puisque vous allez commencer un jour, pourquoi ne serait-ce pas maintenant, avec moi ? - Parce que je suis une jeune fille, et qu’une jeune fille ne renonce pas facilement à ce titre. Et puis, je ne vous connais pas. Ce n’est tout de même pas à la deuxième entrevue que je vais coucher avec vous. Vous ne me connaissez pas, c’est pourquoi vous m’avez demandé cela. - Mais Tilly, c’est une chose tellement naturelle, cela donne de la joie, du bonheur ! - Il peut aussi y avoir des suites et, pour quelques instants de bonheur, il est bien inutile de souffrir toute une vie. - Vous ne me croyez tout de même pas assez idiot pour vous faire des enfants ? Je n’ai pas beaucoup vécu ; j’ai trente ans, mais, dans ma jeunesse, je n’allais pas avec les femmes, parce que je ne savais pas m’en servir. Seulement, je crois avoir un peu plus d’expérience que vous et je sais ce que je fais ». Tout cela était dit sur un ton doux, bas, enveloppant. - « Mais, il ne s’agit pas de cela. Avec ou sans suites, j’ai dit non. Vous vous êtes trompé sur mon compte et voila tout. - Vous devez croire que je suis un coureur. Et bien non, Tilly. Si je voulais simplement coucher une nuit avec vous et vous laisser tomber ensuite, je n’aurais pas eu besoin de chercher si loin ; il y a Montparnasse et ses femmes tout près d’ici. Non, ce n’est pas cela. La première fois que vous êtes entrée dans mon bureau, j’ai senti en moi une attirance instinctive vers vous. Le besoin sensuel s’est fait sentir. Vous ne 166


1943 pouvez pas comprendre ce que ressent un homme lorsqu’il est près d’une femme qu’il désire. En ce moment, je suis très malheureux. Je ne peux pas vous prendre dans mes bras, vous embrasser, même pas vous toucher. Vous devez bien me mépriser après tout ce que j’ai fait aujourd’hui ! - Non, je ne vous méprise pas ; il est naturel qu’un homme de trente ans éprouve des besoins qu’une jeune fille de mon âge ne ressente peut-être pas. Il est encore plus naturel qu’il tente sa chance auprès de la personne qui lui plaît. Et, comme vous ne saviez pas à qui vous aviez affaire, je ne peux pas vous en vouloir. Seulement, nous allons laisser cette question pour parler de notre affaire. - Au sujet de l’affaire, je ne reviens pas sur ce que j’ai dit. Mon collègue, à qui j’ai téléphoné, m’a dit de faire ce que je voulais. Donc, samedi à 4 heures, nous nous retrouverons au métro Belleville. Vous aurez préparé des valises, et nous monterons chez vous. C’est une chose décidée. Ce n’est pas parce que vous refusez de m’appartenir que je vais vous laisser tomber ! Je vous place tout de même au-dessus de cette question de meubles et de linge. Vous valez plus que cela ! - Je vous remercie, vous êtes très gentil. Mais est-il impossible de retirer les scellés pour nous permettre d’entrer chez nous ? - J’en parlerai à mon collègue. Savez-vous, Tilly, que je suis slave ? Mon nom n’est pas Skora, mais Skoramonoff. Je suis russe. N’étant pas de petits bourgeois français, nous sommes faits pour nous entendre, ne croyez-vous pas ? Je suis sûr qu’un jour, nous coucherons ensemble. - Je ne peux pas affirmer le contraire, parce que l’avenir ne m’appartient pas, mais ce n’est pas cette semaine, ni l’autre, ni beaucoup de suivantes que cela arrivera. - Vous êtes méchante. Je vous déplais, n’est-ce pas ? Je sais que je ne suis pas un beau garçon (il est grand, mince, et effectivement pas beau quoique sympathique. Et surtout, quelque chose en lui attire, je ne saurais dire quoi.). 167


1943 - Il n’est absolument pas question de beauté ; même si vous aviez été un Don Juan à fines moustaches j’aurais refusé. Et puis d’ailleurs, si vous aviez été ce Don Juan, je ne vous aurais pas suivi. Si je suis venue avec vous, c’est parce que vous m’avez inspiré confiance. Et puis, vous ne vous mettez pas du tout à ma place. Une jeune fille ne se donne pas si facilement ! - Vous avez peur de l’amour, n’est-ce pas Tilly ? - Oui, j’en ai peur. - Mais voyons, Tilly, toutes les jeunes filles commencent un jour ! Et leur bonheur de femme commence alors. - Il y a des jeunes filles qui commencent le soir de leur mariage ! - Celles-là sont malheureuses. Je ne vous souhaite pas cela. Vous vous attacherez au premier homme qui vous aura prise et, si ce n’est pas un garçon honnête, vous souffrirez. Je ne vous souhaite pas d’aimer quelqu’un qui ne vous aimera pas, cela fait trop mal. - Je ne voudrais pas cela non plus ; mais j’ai bien le temps de penser à cela. Que la guerre finisse d’abord. - La guerre n’empêche pas l’amour. Quand je sors d’ici, je ne laisse absolument rien derrière moi à quoi je puisse tenir. Je n’ai rien que ce que j’ai sur moi et je n’ai pas besoin de plus. Rien ne m’intéresse des affaires de la maison. Je recherche le bonheur. Ce soir, j’espérais le trouver avec vous. J’ai échoué. J’ai mené une bataille avec vous, et vous avez gagné. Je me suis trompé tout à l’heure, vous ne coucherez jamais avec moi. Vous irez plutôt avec tout un régiment d’allemands. - Tout un régiment d’allemands ? Vous exagérez légèrement !!! Ou bien vous vous moquez de moi ! - Je ne me moque pas de vous. Excusez-moi de m’être exprimé ainsi, j’ai parlé sans réfléchir. - Vous êtes tout excusé. Mais je vais partir. - Restez encore un peu, Tilly. Nous passons la soirée à bavarder, mais je suis tellement heureux de votre présence ; vous êtes la seule femme 168


1943 qui soit entrée ici. Je n’ai même rien à vous offrir. - Je n’ai besoin de rien, mais je ne crois pas que je sois la seule à avoir franchi ce seuil. - Je peux vous le jurer. Vous avez raison de ne pas me céder. L’amour, au lit, ce n’est qu’un court instant de bonheur. Le plus beau, c’est l’amour platonique. Il dure, celui-là. Dans le métro, l’autobus, partout il vous accompagne, tandis que l’autre ne peut pas se ressentir autre part qu’au lit ; mais, vous comprenez, je suis un homme jeune encore et j’ai voulu tenter ma chance. Excusez-moi encore ». Nous avons parlé ainsi pendant 2h30mn. Sur un seul sujet : « l’amour ». Si j’ai écrit ces courts passages de notre longue conversation, c’est que cela m’a fait une très forte impression. Cette impression dure encore. Plus il parlait et moins j’étais décidée d’accepter. Je me suis sentie très forte. Mais sa voix est très douce, et, peu à peu, je me sentais pénétrée d’une bizarre émotion contre laquelle j’essayais de lutter. S’il avait voulu m’embrasser, je ne sais pas si j’aurais résisté longtemps. Mais il n’a même pas essayé de me toucher. Il m’a traitée de froide. Peut-être le suis-je. Quand je me suis levée pour partir, il a demandé à m’embrasser sur la joue (sur la bouche, j’ai refusé). Je n’ai pas pu dire non, au risque de paraître sainte nitouche. Ce simple baiser m’a montré dans quel état était mon interlocuteur : excité au plus au point. Il m’a serrée et m’a tenue embrassée au moins deux minutes. Pour un baiser sur la joue, cela durait bien longtemps et il était très chaud. Cela m’a également fait un drôle d’effet, mais j’ai tourné le verrou et je suis sortie. Il m’a tenu la main pendant la descente des huit étages et il m’a 169


1943 accompagnée au métro sans un seul geste déplacé. Il m’a bien redit qu’au sujet de l’affaire rien n’était changé. C’est vraiment un chic type. J’ai de plus en plus confiance en lui. Il aurait pu essayer de m’avoir par force, il ne l’a pas fait ; et j’ai bien vu qu’il souffrait. Mais je ne pouvais tout de même pas lui donner ce que j’ai de plus précieux. L’impression ne veut décidément pas partir. C’est surtout pour me soulager que j’ai écrit tout cela. Si mon père avait été le trouver, Monsieur Skora aurait refusé une chose aussi impossible (il m’a même dit qu’il était aussi impossible pour moi d’abandonner ma qualité de jeune fille que pour lui de me faire entrer chez moi ; je serai la seule, sur 40.000 juifs, à y aller après le passage des allemands). Je suis bien rentrée. Il était minuit moins vingt.

Samedi 16 janvier 1943 Monsieur Skora a tenu parole. Il est venu avec son collègue allemand et nous avons retiré quantité de choses de chez nous32. La cave est pleine. Ils nous ont laissé le temps que nous avons voulu. Mira et son père nous ont aidés. J’ai vu que quelqu’un était entré après le passage des Allemands. Rien n’était à la même place. Et des quantités d’affaires nous manquaient : mon manteau bleu, des pantalons, du fil, mon service à ongles, du ravitaillement : beaucoup de choses, quoi. 32. Ce doit être rarissime

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1943 À la fin, cela a duré environ une heure. « Ils » nous ont dit que nous pourrions peut-être retourner chez nous sous peu. Le collègue allemand va chercher notre feuille verte qui est un ordre de prendre les meubles et va la détruire. J’espère qu’il ne l’oubliera pas. En attendant, nous avons rempli la cave de nos affaires et cela va être un drôle de travail pour tout ranger. Enfin, si nous rentrons chez nous, cela ne sera rien, et surtout si maman revient, ce qui est le principal. Riri va à l’école Turgot et est toujours très gentil. Papa m’embête bien un peu, mais il est très nerveux et je vois bien qu’il souffre de l’absence de maman.

Lundi 18 janvier 1943 Sarah est revenue me voir et nous allons former, je crois, une petite bande de filles : Sarah et sa camarade Danièle, Marie, Mira et moi. Le sentiment qui a fait jour en moi le jeudi 14 janvier, chez Monsieur Skora, persiste. Il n’y a pas moyen de l’éloigner. Je crois avoir défini ce que c’est. On appelle cela, je crois, l’éveil de la femme; mes sens se sont éveillés et maintenant je comprends Renée qui me disait qu’elle voulait se marier. J’ai presque 20 ans et il est normal que j’aie besoin d’autre chose que des affections. J’éprouve un violent besoin d’aimer, d’être tenue dans des bras mâles, et aussi autre chose que je n’ose pas avouer. Je ressens maintenant la même chose que Renée quand elle me disait avoir besoin d’aimer. Ce n’est pas la même chose que ce que j’éprouvais il y a quelques temps. A ce moment là, je voulais aimer avec mon cœur seulement, je 171


1943 n’avais pas besoin de plus. Maintenant, je comprends les femmes. Dire que j’ai mis plusieurs jours à identifier ce que j’appelais une impression!!! Et, surtout, penser que c’est Monsieur Skora, un Russe, un aryen, qui m’a rendue ainsi, et cela pour un simple baiser sur la joue et pour deux heures et demie de conversation avec lui sur l’ «Amour»!!! Mais il m’a parlé assez souvent sur un ton très chaud et très doux et il me regardait d’une drôle de façon aussi. Tout cela a contribué à me faire éveiller. Je ne sais pas si je dois lui en vouloir ou le remercier, j’ignore encore si ce sentiment dure ou s’il se fait sentir de temps en temps, comme l’autre, celui du cœur. S’il dure, il est très pénible pour une jeune fille honnête, mais j’espère qu’il n’est que passager. Mon père vient de se moquer de moi et de ce cahier, pour crâner devant Monsieur Kalmé. Je n’aime pas qu’on divulgue les choses que je veux tenir secrètes et, s’il a eu l’indiscrétion de lire ce journal, il aurait pu garder cela pour lui (je l’ai surpris sur le fait). Il est des moments où je déteste vraiment mon père!! Maintenant, et voilà longtemps d’ailleurs, je cache ce cahier pour le dérober à ses yeux : je suis sure qu’il le lirait encore s’il le trouvait. Riri m’a donné sa parole qu’il n’y toucherait pas et j’ai confiance en lui. Je suis sure qu’il tient parole. À part cela, je corresponds toujours avec Jean Marc. Lucien est là aussi (pas loin de chez Jean). David travaille avec Maurice, le frère à Marie. Les évènements tournent en notre faveur. Les Allemands perdent partout. Nous espérons que nous nous reverrons tous bientôt. Anatole 172


1943 et son père sont à Grenoble. Il est arrivé des lettres de déportés, mais pas assez pour contenter tout le monde. Monsieur Marcel m’a dit que maman était près de Strasbourg avec tous les juifs venus en France avant 1936. Cela m’a remplie de joie. Je souhaite que ce soit vrai. Dimanche, je suis allée faire un tour à la République, avec : Annie, Sarah, David, Mira, Jacques, Maurice. Rien que des tout jeunes. Je n’irai plus avec eux. J’apprends toujours l’anglais. Ce n’est pas trop difficile mais c’est long.

Samedi 23 janvier 1943 Hier, nous avons reçu une lettre de Monsieur Rajman, de Drancy; il nous demande de nous occuper de lui, d’essayer de le faire libérer, de lui envoyer des colis. Papa lui a envoyé un colis d’alimentation. Il y a de tout à l’intérieur : pain, beurre, viande, cacao, miel, sardines, savon, sucre, enfin, tout ce qui peut être utile à Monsieur Rajman et que nous avons pu envoyer. Nous allons faire l’impossible pour le faire libérer, mais il y a une chance sur mille qu’il revienne avant la fin de la guerre. Quand un aigle tient sa proie, il ne la lâche pas facilement!!! Mais il a bien fait de nous écrire, nous ne le laisserons pas tomber! Si toutes nos démarches n’aboutissent pas, comme je le crains, il recevra un colis alimentaire par semaine environ; plus si nous pouvons. À part cela, Monsieur Skora et son collègue ont descellé la porte de chez nous aujourd’hui. Nous avons la clef. Nous n’entrons pas encore 173


1943 parce que la concierge a perdu la clef de la serrure de sureté. Elle dit qu’un Allemand l’a emmenée dans sa poche. Le collègue ira contrôler, et j’espère que nous aurons la réponse lundi ou mardi. Le sentiment que je croyais durable n’est que passager; heureusement pour moi d’ailleurs! Lundi 1er février 1943 Je crois avoir l’appendicite. Le côté droit n’a pas cessé de me faire mal toute la journée. Enfin, cela n’est rien. Notre appartement est descellé. Monsieur Skora est vraiment un « chic type ». Il a tenu toutes ses promesses. Nous pouvons donc entrer chez nous. Jeudi dernier, nous avons monté toutes nos affaires. J’ai eu, et j’ai encore, un travail fou. Il a fallu que je range toutes nos affaires, qui sont nombreuses. J’ai déjà nettoyé l’atelier et la chambre à coucher; ce matin, en attendant l’employé du gaz, j’ai débarrassé la cuisine : il était impossible d’y faire un pas tellement elle était encombrée. La salle à manger et la rentrée sont dégoûtantes. J’ai une vaisselle monstre à faire. Tout est préparé. J’ai même installé le gaz « qui a été changé par la concierge ». Elle a pris le nôtre, tout blanc et propre, et elle nous a donné le sien, noir et sale. Elle m’a également volé mon service à ongles, offert par ma chère 174


1943 maman pour mes 19 ans, et mon manteau bleu marine; il nous manque encore énormément de choses, mais nous sommes heureux en comparaison des autres juifs de la maison33. Les appartements de : Fischer, Rostrolenker, Fuchs, Brafman, Mironer, Héchel, Fanny ont été entièrement vidés; les linos ont même été arrachés. Il ne reste que les murs. La concierge n’a pas le droit de louer les appartements vides. Notre chambre à coucher est presque entièrement vidée. Il n’y reste que le lustre et la glace de la cheminée. Je vais prendre une femme de ménage pour le parquet. Dans la salle à manger, il n’est resté que les tableaux et petits bibelots, ainsi que le lustre et les rideaux. D’ailleurs, tous les rideaux sont là! Les draps et couvertures aussi, mais les matelas sont partis. J’ai encore du travail pour plusieurs jours; surtout en vaisselle et nettoyages; je crois que 5 ou 6 heures seront à peine suffisantes pour la vaisselle. Je lave absolument tout; et beaucoup de choses sont rouillées. L’atelier n’a pas été touché. La cuisine et la rentrée non plus. Je ne parle que des réquisitions allemandes parce que la concierge ne s’est pas gênée pour se servir en culottes, fil, ravitaillement, ustensiles de ménage et cuisine, mais elle nous revaudra ça un jour. Je suis un peu égoïste ce soir. Pourtant, il y a tellement de gens plus malheureux que nous. Par exemple Monsieur Rajdman. J’ai appris que sa femme a emmené tout leur argent à Pithiviers et qu’elle l’a renvoyé avec un agent, qui se l’est approprié. 33. Témoignage assez exceptionnel, « en temps réel », de l’état des appartements quelques semaines après la rafle

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1943 C’est devenu une habitude chez les Français; ils volent tout ce qui leur plait. C’est fantastique comme la mentalité des gens est mauvaise. Jamais de ma vie je n’aurais gardé une chose ne m’appartenant pas et ayant un peu de valeur; il faut avoir un caractère spécial pour faire cela. Même Mira, et ses parents, que je croyais honnêtes pourtant, ont profité de ce malheur pour abuser de leur situation de gens libres. Combien de milliers de francs leur ont été confiés à Drancy pour qu’ils les remettent à des personnes dont ils avaient l’adresse et qu’ils sont en train de manger bien tranquillement!!! Même si les personnes étaient déportées et ne devaient revenir que dans 10 ans, ils ne devaient pas toucher à cet argent; le père gagne très bien, le fils aussi. Mira a travaillé également. Ils n’ont pas besoin de manger comme des cochons, et de se faire robe sur robe et costumes et gilets et tout ce qui compose une garde-robe. Cela me met hors de moi de penser que la famille Czarnecki vit avec de l’argent ne leur appartenant pas. Ce n’est pas de la jalousie que j’éprouve pour eux, parce que je ne suis pas jalouse en général; non, c’est du mépris. Je ne peux pas exprimer ce que je ressens, mais je déteste sincèrement Madame Czarnecki et je méprise profondément toute la famille, sauf Lucien, qui ne comprend pas. Ce n’est évidemment pas la faute des enfants, et Mira est très gentille, mais je ne peux refouler mes sentiments. C’est encore aussi sale chez eux qu’avant. J’ai assez parlé de Mira et de sa famille. Le dimanche, nous nous réunissons chez Sarah; Marie, Mira et moi. Nous mangeons des gâteaux, thé, et nous dansons au son d’un phono. Le temps est magnifique. Le soleil est chaud; un véritable temps de 176


1943 printemps. Si tous les amis étaient là, quelle joie nous aurions de nous promener ensemble. Mais c’est beaucoup plus agréable pour les déportés qui n’ont pas à subir le froid. Monsieur rajman a laissé 13.000 F à une aryenne de sa cour, et elle lui envoie des colis; papa lui envoie des colis également. Son appartement est scellé. Les meubles vont certainement être enlevés. Si nous pouvions seulement faire quelque chose pour éviter cela!!! Nous sommes en train de nous y intéresser. Quant à la libération de Monsieur Rajman, elle est absolument impossible. On ne relache plus personne. Nous avons tout tenté et il n’y a rien à faire, par aucun moyen, malheureusement. Je mange toujours à la cantine le midi. Papa travaille là-bas, alors nous ne payons plus. Heureusement, parce que l’argent baisse considérablement dans notre bourse34.

Samedi 14 février 194335 Aujourd’hui, le temps est beau, mais il se passe beaucoup de choses tristes. Avant-hier, jeudi, à minuit, 2h et 4h, jusqu’à 5heures, la même rafle que le 15 juillet36 a été effectuée à Paris! Cette fois, les vieillards et les enfants ont été pris en majorité. Des milliers de personnes ont été ramassées. Les vieillards, sortis de l’asile, les enfants, pris dans leurs centres d’accueil, les malades, emmenés de l’hôpital! Il s’est passé des 34. Premier souci d’argent exprimé 35. Samedi 13 février, en réalité 36. Sic

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1943 choses monstrueuses37; des vieux infirmes de 90 ans et plus ont été arrachés à leurs foyers. La tante à maman, pauvre femme de plus de 80 ans, et malade en plus, a été emmenée avec sa fille Dora. Monsieur Kalme a passé une nuit blanche à guetter les pas des inspecteurs; il est entré plusieurs fois chez nous, croyant avoir entendu quelque chose. On parle de trois jours de rafles. Mais cela n’est pas un fait certain. Madame Chouendler envoie ses enfants à la campagne; Madame Kaminski tremble pour son mari, sa petite fille et elle-même. Le grand juif du 1er a peur également. Un nouveau décret-loi est sorti de Vichy, lancé par Darquier de Pellepoix, un sale type de 1ère classe. Tous les juifs étrangers vont être renvoyés de l’U.G.I.F.. Il n’en restera qu’1/0038. Mon père naturellement va être renvoyé aussi39, alors il faut penser à se cacher de nouveau. Cela n’est pas pour nous remonter le moral. Nous tremblons tous. Nous avons tellement peur de tomber entre « leurs » mains. Les internés de Drancy ont été déportés la semaine dernière, alors il faut bien que les places vides soient remplies de nouveau40. Monsieur Rajman a certainement été déporté également. Nous n’avons pas de nouvelles. Riri a rendu ses livres; il ne va plus à l’école! Peut-être y aura-t-il moyen de le faire embaucher à l’U.G.I.F; il est Français; il protégera au moins papa. En attendant, Riri et moi nous allons aller demain chez la sœur à madame Masson, rue St Maur, et nous n’en sortirons pas jusqu’à ce que papa vienne nous chercher. Il ne veut pas se cacher parce qu’il doit rester chez lui pour ne pas être en défaut avec la loi. 178


1943 Madame Hubert veut bien nous héberger aussi, mais, rue St Maur, c’est plus grand. J’ai apporté le manteau de maman chez madame Masson, chez qui je suis allée la semaine dernière. Elle m’a reçue à bras ouverts et m’a dit que je pourrais venir habiter chez elle si nous étions en danger. Son mari est très gentil également; Christiane aussi.

Dimanche 14 février 1943 En ce moment, je suis au 32 rue St Maur, chez la sœur de madame Masson, avec Riri. Elle est vraiment très gentille, ainsi que sa fille, Madeleine, qui a un an de moins que moi. Elles se mettent dans notre situation avec compréhension. Elles ont eu un grand malheur dernièrement; le mari et père est décédé; c’est pourquoi elles comprennent mieux. Elles travaillent toute la journée, alors nous resterons seuls avec le fils et frère qui revient justement ce soir du Loiret. Madeleine est en ce moment à la gare, elle attend son frère. Il y a un phono et beaucoup de livres. Nous ferons notre possible pour ne pas nous ennuyer. Papa aurait pu venir aussi, mais il a préféré aller à la cantine, rue Elzévir, avec monsieur Kourtzberg et madame Lazare. Madame Hubert, que j’avais prévenue de l’arrivée de Riri, va certainement s’inquiéter; nous aurions dû aller la voir. Mais nous avons eu tellement de travail toute la journée que c’est avec joie que je suis montée chez Alice Kopilevitch cet après-midi. 37. C’est bien Tilly qui dit cela. Je n’ajoute absolument rien (Alain) 38. Je ne sais ce qu’elle a voulu écrire : 1 pour cent, ou 1 pour 1000 (Alain) 39. Je rappelle que presque toute la famille était non française, et d’ailleurs apatride (sans nationalité) 40. D’une certaine manière, c’est, pour Tilly, la fin des illusions

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1943 Nous avons presque tout enlevé de l’hôtel et nous l’avons descendu chez nous, rue Rébéval; nous nous sommes préparés à partir et, malgré tout cela, il a fallu faire à manger, la queue, le ménage. Alors, vers 3h30, je suis descendue chez Alice. Il y avait Marie, Mira (et son phono), Sarah, Annie, Alice, Madame Berthe et moi comme filles, et Jimmy, Jacques comme garçons; je ne compte pas les enfants et les parents, qui étaient très nombreux. Jimmy est un nouveau camarade, très amusant mais un peu trop sans gêne. Il a 17 ou 18 ans mais paraît beaucoup plus vieux. Nous avons joué, dansé, bavardé. Puis, vers 6h, je suis partie avec Riri, nous avions encore du travail à la maison. Nous nous sommes tous embrassés. On parle de rafles terribles pour deux jours. Tous les juifs, sans exception, doivent être emmenés. Alors nous avons tous le cafard et nous nous sommes dit « à demain » en pensant que demain?...... Ou serons- nous? Pourquoi sommes-nous persécutés ? Nous n’avons jamais fait de mal! Nous avons tellement peur d’être pris! Ce n’est pas Drancy qui nous effraie, mais la déportation. Marie va coucher chez Marcelle. La tante à maman et sa fille Dora ont été prises et sont à Drancy. Quand je suis partie de l’hôtel, cela m’a fait mal au cœur. J’ai rendu à peu près tout ce que je devais. J’ai dit au revoir à monsieur Kaminski et ses amis. Monsieur Kalme m’a embrassée, il était très très triste. Je crois qu’il va monter chez une Française, madame Nénette, pour dormir. Tant mieux s’il peut se cacher. 180


1943 Madame Kaminski, madame Anna, madame Sarah également. Tous ceux qui pourront se cacher le feront, et ils auront bien raison. Annie et Elie m’ont accompagnée au métro. J’espère que la semaine prochaine, nous passerons un dimanche un peu meilleur et que nous serons de nouveau tous réunis ensemble. Cela, je le souhaite de tout mon cœur, et surtout, que les bruits qui courent soient faux. Les évènements marchent à souhaits. Les Russes avancent partout, les Anglais et les Américains aussi. On parle de la fin proche. Tant mieux.

Jeudi 18 février 1943 Aujourd’hui, comme hier d’ailleurs, j’ai le cafard. Papa vient de rentrer de la rue Elzévir et il m’a annoncé, qu’à partir de samedi, nous devions disparaître. L’union va être dissoute. C’est la première nuit aujourd’hui que je « repasse » à l’hôtel, et j’espérais bien y rester jusqu’à la fin du mois; malheureusement, il faut en repartir après-demain. Riri est encore chez madame Méraud, la sœur de madame Masson. Il voulait revenir aussi; pauvre garçon! C’est malheureux de vivre ainsi! Un jour ici et un autre là-bas. J’ai passé deux jours enfermée, et j’en ai assez déjà. Madame Méraud, Madeleine et Marcel, leur fils, sont très gentils. Je suis chez eux comme chez moi et, sans ces circonstances, je m’y serais bien plu. Mais c’est tellement difficile de vivre cachée! Papa me fait faire une carte de Française aryenne.

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1943 Mercredi 24 mars 1943 Aujourd’hui je reprends la plume après plus d’un mois de paresse, mois pendant lequel il s’est passé beaucoup de choses. L’union n’a pas été dissoute, mais il n’est resté que 4% des membres étrangers et papa se trouvait parmi les 300 renvoyés. Alors nous nous sommes tous cachés. Je suis chez madame Méraut41, Riri chez madame Hubert et papa chez madame Suzanne, rue de l’Atlas, dans un endroit indiqué par madame Berthe. Je vais le voir tous les jours et lui apporte à manger; il est seul dans une grande maison de deux pièces, cuisine et salle de bain, alors il s’ennuie; je reste au moins 2 ou 3 heures par jour avec lui, ainsi que madame Berthe. Monsieur Simon, un voisin de 60 ans, vient le voir également, sans oublier Riri. Il ne porte plus l’étoile du tout, et moi, je l’enlève et la remets sans cesse. Je n’ai pas de nouvelles de maman. Anatole et son père sont toujours à Pont aux Caix42, près de Grenoble. Ils sont momentanément en sécurité. Il y a eu de grandes rafles la semaine dernière (vendredi). Beaucoup de juifs de l’U.G.I.F. ont été arrêtés, ainsi que ceux qui avaient des ausweiss et qui travaillaient pour les Allemands. Emmenés à Drancy, ils ont rejoint ceux que l’on appelle les anciens. Parmi les internés se trouvait Jacques, un camarade de 20 ans, très 182


1943 grand et très sympathique. Cela m’a fait mal au cœur de le savoir emmené, surtout qu’un flirt s’était ébauché entre nous. Il m’avait embrassée sur la bouche pour la première fois, la veille. Je ne l’aime pas, mais j’ai besoin d’avoir quelqu’un près de moi, qui pense à moi et qui m’aime. Il ne m’aime certainement pas non plus; nous nous plaisons et nous avons besoin l’un de l’autre pour avoir l’illusion d’être aimés. Cela nous suffisait momentanément. Jacques, ainsi que les gens ayant des ausweiss, ont été relâches après 4 jours de détention. Ce sont les Français qui ont donné l’ordre de les arrêter, et les Allemands qui ont donné l’ordre de les relâcher43. Nous avons tous vécu dans l’angoisse jusqu’à leur retour; nous avions peur que les rafles deviennent générales. Alors quel soupir nous avons poussé, et quelle joie éclatait sur nos visages le jour de la libération!!! Jacques est également revenu, et l’idylle, à peine commencée, continue. Il m’a retrouvée avec joie; je suis contente quand il m’embrasse et qu’il me tient dans ses bras; c’est un garçon timide et très gentil. Dans la journée, je suis allée à l’hôtel, ou chez papa, ou chez Mira, Alice, Berthe, Annie; je passe le temps agréablement. Ce matin, Jacques est venu me voir à l’hôtel et cela m’a fait plaisir parce qu’il n’a pas de mots déplacés ni de propositions. Monsieur Kalme est justement monté et je crois qu’il a deviné quelque chose. En tout cas, il a envoyé Hélène pour qu’elle lui dise ce que je faisais. 41. Nouvelle orthographe du nom 42. Sic 43. Un comble !!

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1943 Annie m’a prêté son phono; j’ai les disques à Marie et ceux de madame Kaminski. Alors je ne laisse pas le phono chômer. Nous avons dansé. Nous sommes nombreux. Les filles : Mira (19 ans), Sarah (18 ans), Annie (17 ans), Alice (21 ans), Berthe (28 ans), Lucienne (20 ans) et moi (20 ans). Les garçons : Jimmy (18 ans), Jacques (20 ans), Jacques (23 ans), Robert (23 ans), Maurice (17 ans), David (17 ans) et Elie (18 ans). Pendant un moment, nous nous voyions tous les soirs chez moi; puis chez Alice, et maintenant chez Annie. Nous passons d’agréables dimanches en dansant au son du phono. Malgré tout ce qui nous arrive, nous ne nous décourageons pas souvent et nous faisons notre possible pour bien passer nos moments de liberté. Nous ne savons pas si nous serons encore là demain, alors …. J’ai loué encore cette semaine à l’hôtel; la semaine prochaine, certainement pas. Nous n’avons pas encore été cherchés, alors nous avons encore l’espoir. Je corresponds toujours avec Jean. Il est très gentil. Je suis en froid avec Marie. Elle m’a laissée tomber dimanche; elle est allée au music-hall avec Marcelle et m’a laissée à Barbès; je n’ai pas encore digéré cela; de Marie, que je considérais comme ma meilleure camarade actuelle!!! Elle est tombée d’un seul coup au dernier échelon de mon estime; elle m’est devenue complètement indifférente. Ce dimanche-là, justement, nous ne devions pas nous réunir parce que Jacques manquait; alors je voulais passer la journée avec Marie et Marcelle au cinéma ou autre part de façon à être revenue vers 7h pour aller 184


1943 voir papa caché. Elles n’ont pas voulu revenir si tôt et c’est pour cela qu’elles ont loué à l’Européen, pour la séance qui finit à 7h45. Je ne parle presque plus à Marie. Les vrais amis sont tellement rares que, s’il nous arrive la chance d’en avoir un, il faut faire son possible pour le garder. Je ne crois pas être mauvaise, mais je n’aime pas les gens faux et égoïstes. J’ai eu, en tout cas, une seule et vraie amie : Renée. Je me suis rendue compte de sa valeur après son départ, et je sais que j’ai beaucoup perdu quand elle est partie. C’est elle que je regrette le plus de tous les camarades. J’en parle souvent à Jean. Sarah et Raymonde ne sont pas déportées. Elles sont à Aix les Bains avec Fanny, leur belle-sœur. J’ai travaillé au restaurant Bernard en qualité de serveuse pendant une dizaine de jours. Je ne suis pas inscrite à l’assurance, alors la patronne n’a pas voulu me garder. J’ai une carte d’aryenne. Marcel Méraud est en Allemagne. Jean Jackman aussi. Ils y travaillent. Trois hommes, en ce court espace de temps, m’ont fait comprendre qu’ils seraient heureux d’être mes amants : Monsieur Kalme (50 ans), très jeune de caractère et très sympathique. Il ne paraît pas plus que 35 ou 40 ans. Monsieur Simon (60 ans) également très jeune de caractère, vigoureux et très grand. Il paraît avoir une cinquantaine d’années; il est très riche et distingué. 185


1943 Un client du restaurant, un homme bien celui-là, d’à peu près 35 ans, très bien habillé, riche sans doute, et beau; grand aussi. Je les ai découragés tous les trois, naturellement. Le premier, en lui faisant comprendre que je l’aimais comme mon père ou mon oncle. Le deuxième en lui faisant comprendre que j’étais jeune fille et que je n’irais pas avec un homme que je n’aimerais pas; et le troisième en lui disant qu’il se trompait et qu’il reste tranquille désormais. Tous se le sont tenus pour dit et n’ont pas recommencé de nouvelles tentatives. J’ai du succès avec les vieux, et cela ne m’enchante guère. Alice est jalouse de moi parce que Jacques ne s’est pas tourné vers elle. Il lui plait aussi. Je n’y peux pourtant rien; mais elle est gentille quand même. Mira ne montre aucun sentiment mais j’ai vu qu’elle essayait de me le prendre; elle est plus belle que moi, mais elle a échoué. Sarah, Annie, Lucienne, Berthe ne sont pas jalouses. Elles sont gentilles. J’ai appris à danser à Jacques, Maurice, Jimmy, David. Je vais quelquefois au cinéma avec Jimmy. Je suis allée dimanche matin à Edouard Pailleron. La piscine était pleine de monde et de juifs. J’ai reconnu d’anciens camarades. Je me suis bien amusée le matin. Pas l’après midi, à cause de Marie.

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1943

Le 7 avril 1943 : Lili et une amie (Suzanne) Dédicace du 9 mai 1943 : Souvenir d’une bonne camarade de ta sœur, et celle-ci même, avec toute notre sympathie. Signé : Suzanne. Photo adressée à Serge ???

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1946 Jeudi 5 juin 1946 Voilà trois ans et deux mois que ce cahier n’a pas été grabouillé par ma plume, et pourtant… pourtant… J’ai envie aujourd’hui de continuer l’histoire de ma petite vie, histoire sans importance pour tous, mais qui, quand je me relirai plus tard, me rendra rêveuse. Et j’aime revivre ce que j’ai déjà vécu, pour ressentir la même chose ou presque que ce que c’était alors. Beaucoup de gens trouvent qu’écrire son journal est idiot. Moi, je trouve que c’est un délassement moral et je ne m’occupe pas de l’opinion des « gens » qui se croient plus intelligents que les autres. Je ne m’occupe d’ailleurs pas, en général, de ce que peut penser le monde, et je m’en trouve bien. Je viens de relire tout ce cahier. Quelle impression j’éprouve !! Quelle petite fille j’étais. Et que de choses je n’ai pas marquées pendant la première partie de ma vie !! mais cela ne fait rien. Je vais essayer de me souvenir de tout ce que j’ai vécu jusqu’à ce jour, et de l’inscrire ici. Trois ans à se souvenir ! Trois ans bien remplis, bien mouvementés …. Aujourd’hui, 5 juin 1946, je suis mariée, et cela depuis le 1er mai. C’est donc encore une autre phase de ma vie qui a commencé ce jour. Je pourrais presque l’appeler la 3ème partie. Est-ce la dernière ? Je suis heureuse, mon mari est charmant, nous nous aimons. Mais réellement cette fois; pas un amour de gamine, un amour profond de femme et d’homme. Mais cette histoire aura son tour aussi. Je fais un saut trois ans et deux mois en arrière. Marie, que je n’aimais plus, était devenue mon amie par la suite. Notre 191


1946 situation était tellement semblable, et Marcelle tellement loin par l’esprit… Nous passions tous nos loisirs ensemble. Mon père et Henri et moi-même étions cachés toujours rue de l’Atlas, dans cet immeuble nouveau. Que de ruses n’avons-nous employées pour arriver à nous cacher de la concierge !! Dans les deux pièces, dormaient aussi monsieur Rineck et son fils David, appelé Daniel, petit jeune homme très gentil. Au moindre bruit de rafles, Berthe, Alice et sa famille venaient dormir avec nous. C’était une vie intenable. Je ne pouvais vivre traquée de cette façon. Trembler nuit et jour, frissonner au moindre bruit, marcher sur la pointe des pieds sans arrêt …. Quelquefois, je dormais chez Marie, 18 rue Vincent, dans son petit lit. Nous étions serrées, mais heureuses d’être ensemble. Non pas que j’aimais à la folie ma camarade, mais sa franchise me plaisait et son bon coeur également. Nous nous entendions bien. Nous passions nos soirées à manger des latckès44 ou bien des gâteaux de pâtes, spécialités de Marie …. nous n’avions pas mauvaise mine …. Papa ne sortait jamais de son trou. Henri pas souvent. Pour les hommes, c’était risqué; et quoi de plus beau que la liberté !!! Un jour, après deux mois environ de cette vie, Marie me fait part de son désir de tout vendre chez elle et de partir à Nice chez sa tante. La situation était vraiment par trop tendue. Les nerfs ne supportaient pas cette vie d’animal sauvage. 44. Orthographe de Tilly

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1946 Et, là-bas, paraissait-il, c’était la belle vie, la liberté. Nice, occupée par les Italiens, ouvrait grands les bras aux réfugiés. Pourquoi se confiner rue Vincent ? Nous commençons donc à faire des projets; elle veut que je vienne la rejoindre, ce qui est mon vœu aussi d’ailleurs. Marie a donc vendu sa chambre à coucher, s’est faite faire une fausse carte d’identité d’aryenne, et est partie à Nice, après avoir pris son dernier repas parisien chez papa. Je suis restée seule à Paris, attendant de ses nouvelles avec impatience. Qu’est la vie à Nice ? Peut-on enfin y respirer librement ? Mon oncle Roger et son fils Anatole sont à Pont de Claix, près de Grenoble. Ils nous ont écrit de venir les rejoindre, que la vie est magnifique là-bas, libre enfin, dans une ville accueillante. Avec papa, nous avons discuté de cela, et décision a été prise que je partirais en éclaireur. Si c’est vraiment bien, alors Henri et papa me rejoindraient. Si non, je verrais par moi-même quelle décision prendre. J’avais en moi une confiance inouïe; une assurance de moi-même incroyable. Pas par fierté ou vulgaire amour-propre, uniquement par habitude du risque. En effet, combien de fois me suis-je faite arrêter à Châteaudun, par les agents et le contrôle du marché noir …. Que de bluff ai-je raconté !!! Et cette vie, depuis la guerre, m’a tellement appris ! Marie nous avait écrit de Nice. En effet, la vie était belle là-bas, et j’avais l’intention de rejoindre mon amie et ses frères. Ce qui effrayait mon père, surtout, c’était le voyage, le passage des 193


1946 lignes allemandes à Chalons sur Saône. Un grand contrôle de papiers était établi là-bas, et malheur à qui était pris avec une fausse carte !!! Enfin, nous étions décidés, et, un beau jour, me voilà à la gare de Lyon avec mon petit frère pour m’accompagner et deux immenses valises que j’ai expédiées par bagages. J’avais enlevé mon étoile dans le métro, cachée par mon frère. Quel voyage !! J’ai eu des battements de coeur à Chalons ! « Papieren » criait le boche …. Et tous, nous avons sorti nos papiers. Heureusement, il ne s’est aperçu de rien. Nous sommes passés par Mâcon, Lyon, et beaucoup d’autres villes dont je ne me souviens plus. Et enfin : « Grenoble »! Toute une nuit de voyage ! J’avais prévenu mon oncle de mon arrivée, et j’ai été bien surprise de ne voir personne m’attendant à la gare. Mais j’oublie mon premier pas à Grenoble ! Aussitôt que j’ai mis le pied hors du train, j’ai aperçu de loin des soldats en vert avec un drôle de chapeau à plume, et de jolies bottes. C’était la première fois que je voyais des soldats comme eux. Après deux secondes de réflexion, j’ai enfin réalisé que je me trouvais en présence de soldats italiens, et j’ai senti mon coeur bien bien lourd et angoissé s’alléger brusquement; je me suis sentie une envie irrésistible de hurler ma joie, de crier mon bonheur à tous les indifférents qui passaient et repassaient en me bousculant ! Etait-il possible, vraiment, était-il possible que je ne sois plus avec les boches ! Oh, mon dieu ! La vie pouvait changer de face en une seconde ! Des soldats italiens et Grenoble !! 194


1946 J’avais une envie folle d’embrasser tous ces soldats dont on racontait tant de bien, j’avais envie de me rouler par terre, de chanter, de courir. La joie et le bonheur de respirer, enfin, après tant et tant de jours sombres, de tristesse, me rendaient folle ! Je suis sortie de la gare avec mon vélo que j’avais expédié. Personne m’attendant ! Mais j’avais l’adresse et une langue. J’ai demandé au premier employé où était Pont de Claix. « A 10 Km » m’a-t-il répondu ! «Mais vous avez un tramway qui y va et prendra votre vélo» (ma roue était crevée). J’avais envie d’embrasser l’employé !! Il m’a dit d’aller place Grenette pour prendre ce tram. «Place Grenette», quel nom comique ! J’ai éclaté de rire à l’énoncé de ce nom; et je suis partie pour cette fameuse place Grenette. Le soleil brillait pour m’accueillir. Il faisait un temps merveilleux. J’ai regardé, enfin, comment était la ville. Mon coeur s’est alors soulevé, j’ai cru que j’allais éclater ! Jamais, jamais, je n’ai vu ville si belle, montagnes si merveilleuses. Toute la ville est entourée par les Alpes, aux sommets neigeux, des montagnes magnifiques. C’est du délire qui s’est alors emparé de moi; mon coeur chantait, mes yeux riaient, mes jambes ne pouvaient avancer ! Je revivais. Mon être, confiné jusqu’à ce jour en lui-même, refermé, habitué au mensonge, au silence, à la peur, se réveillait à nouveau, plein du désir de respirer, de marcher, de chanter librement. Je ne ressentais rien des fatigues de la nuit. 195


1946 J’aurais été capable de marcher, marcher sans arrêt, jusqu’à épuisement complet. Jamais, de ma vie entière, je n’oublierai ce jour, le jour de ma renaissance. J’ai pris le tram place Grenette et, une demi heure après, j’étais chez mon oncle. Il n’habitait pas loin de la gare du tram, dans le camp de Verdun, derrière. Il logeait avec mon cousin dans une ancienne salle de café, petite et propre, appartenant à Madame Sonzogny, une femme italienne. Dans cette salle, il faisait frais, les rideaux de fer de la porte vitrée étaient baissés. Mon oncle était assis sur l’un des deux lits jumeaux en fer, Anatole sur un autre, et quelques voisins juifs sur des chaises. A ma vue, ils ont tous été étonnés au plus haut degré. Mon cousin m’attendait depuis déjà deux jours à la gare, à chaque train, et c’était la première fois qu’il n’allait pas me chercher à Grenoble. Nous étions tous tellement heureux de nous revoir ! Quelle joie d’être ensemble, d’être libres, etc …. Dans le fond du café, évidemment il y avait un comptoir, qui servait à ranger la vaisselle et les casseroles (la casserole …), à gauche, les deux lits, à droite, un petit poêle, une petite table et trois chaises; un buffet en bois à gauche, voilà l’ameublement. Deux portes d’entrée. Une sur la rue, la porte du café, actuellement fermée par son rideau, l’autre, la porte de derrière, près du comptoir, qui donne sur une petite cour et sur un jardin, ainsi qu’un lavoir, tout près, où nous allions chercher l’eau à la pompe. 196


1946 J’ai été accueillie à bras ouverts par mon oncle. Il m’a tout de suite fait un café, et est allé me chercher une chambre qu’il avait déjà retenue. J’ai fait connaissance avec quelques voisins, amis de mon oncle. C’était un plaisir : nous parlions, chantions juif, sans gêne, sans peur! Nous avons chanté jusqu’à 10h1/2 environ, puis mon oncle m’a conduite à ma chambre, située à 50 m, chez une femme charmante et d’une quarantaine d’années. Quelle chambre !! Un studio magnifique, de haut luxe; dans une villa luxueuse aussi d’ailleurs. Un cosy plein de beaux livres, une jolie table, un lampadaire de riches bourgeois « qui fonctionnait » … Je me sentais heureuse, heureuse ! Je me suis couchée et ai dormi d’un sommeil sans rêves jusqu’au matin. Le soleil m’a réveillée ; alors j’ai ouvert une fenêtre large. Je ne savais pas que Pont-de-Claix était si beau, comme coin ! Quelle merveilleuse vue, juste au réveil ! De quoi me mettre le cœur en fête toute la journée. Les montagnes sont merveilleuses, avec le soleil qui reflète dessus, et j’avais envie de bondir, de courir. Il était 8h du matin. J’ai pris un bain dans une salle de bains dont je pouvais disposer à ma guise. Quelle propreté, quel luxe dans cette maison ! Le cabinet de toilette surtout m’enchantait. En résumé, la vie recommençait à me sourire. Il fallait que je songe à papa, Henri, et tous ceux qui attendaient de mes nouvelles avec impatience, pas tellement à moi. La première impression passée, bien coiffée, habillée proprement, je suis descendue chez mon oncle que j’ai trouvé faisant du café sur son feu qui fumait tant qu’il pouvait. Nous mangions le midi au restaurant. 197


1946 Pas d’ustensiles de cuisine, rien pour manger à la maison. Après déjeuner, j’ai écrit à papa et Henri, une vingtaine de pages à Marie, à Alice, Berthe, Annie, Jean Malez à Lyon et d’autres gens. Puis j’ai visité le pays en compagnie de mon cousin …. J’ai oublié de marquer qu’à mon passage à Lyon, avec le train, j’étais descendue pour quelques heures, le temps d’arrêt, pour aller dire bonjour à Jean. Quelle déception il a eue en me voyant !! J’ai fait irruption chez lui comme un chien dans un jeu de quilles puis-je dire. Il n’était pas rasé, en tenue de travail, et il avait tellement maigri que j’avais peine à le reconnaître ; il avait un air maladif et malheureux. J’ai eu mal au cœur terriblement pendant longtemps, longtemps. J’aimais bien Jean. C’était un peu comme mon second frère. Il était tellement découragé, presque neurasthénique. Je lui ai remonté le moral et suis repartie. Lui m’a avoué par la suite avoir été déçu à ma vue, parce qu’il m’avait trouvée changée 100%. Evidemment, il m’avait quittée gamine, ou presque, et me retrouvait pleine d’assurance, confiante en moi et dans le destin, presque femme moralement, par les épreuves que j’avais vécues. Les voyages forment la jeunesse, dit-on, rien n’est plus vrai. C’est ce que j’expliquais à mon ami plus tard. Jean m’aimait. Il aurait été heureux comme un petit roi que je l’aime aussi, il me l’a dit, mais … mon cœur était plein de tristesse à ce moment, dans une ville boche, plein de peur encore, et d’angoisse pour les miens et mes amis, plein de souffrance pour maman chérie, et tous les autres, ces milliers d’êtres dans la détresse, dans les camps, dans la misère. Comment trouver dans ce cœur un peu de place pour l’Amour ? Non, 198


1946 vraiment, loin de moi était cette idée, et loin aussi ce Jacques, mon dernier flirt, avec qui j’avais rompu voila longtemps ; flirt bien innocent d’ailleurs. Je n’aimais plus ce garçon trois jours après avoir flirté avec lui. Je le trouvais tout à fait insignifiant. Jean, lui, n’était pas un type banal. Il avait souffert et souffrait encore de sa triste vie, de sa situation, de ses parents déportés …. Malgré cela, dans mon cœur, il avait sa place, mais une place que seule l’amitié lui donnait droit. Je ne le lui ai pas dit, mais un peu fait comprendre. Pauvre petit ami ! C’est un vrai chic type !…. À Pont de Claix, la vie continuait, toujours aussi belle, la liberté me grisait. Enfin, j’avais le droit d’aller au cinéma, au café, au jardin, danser. C’était merveilleux. J’ai visité Grenoble, un peu les environs. J’adorais voyager en train. Mon père devait venir. Je le lui avais écrit. Je l’attendais. Je voulais commencer à travailler, mais, pour cela, j’attendais papa. J’avais perdu l’habitude du travailler chez un patron. Avec tout ce commerce que j’avais fait depuis tant de mois et de mois … évidemment la perspective de travailler ne m’enchantait guère !! Mais nous n’étions pas riches… et il fallait vivre. Alors, comme dans le dicton, je faisais contre mauvaise fortune, bon cœur. Comme voisins, chez Madame Sonzoguy, nous avions Stéphane, sa femme et ses deux fils rouquins de 8 et 10 ans, des tailleurs juifs qui logeaient dans une ancienne épicerie, qui y travaillaient je veux dire. Ils avaient beaucoup de soldats italiens comme clients. Des hommes d’une rare beauté, mâles et bronzés, et très très gentils. Elle, Madame Stéphane, ne travaillait pas, elle s’occupait de son intérieur. Il y avait trois ouvriers. Joseph, mon copain actuel, 24 ans, 199


1946 garçon très amusant, qui avait l’air sympathique, Paulette, une grande jeune fille, trop forte, très sympa, et un petit coupeur, Bouboule, 32 ans environ. J’ai été copain tout de suite avec tous. Il y avait aussi quelques réfugiés espagnols. Trois qui vivaient ensemble, tout près de chez mon oncle et à qui je ne faisais même pas attention, et un autre, un homme d’une quarantaine d’années, que j’aimais bien parce qu’il était toujours seul, sans jamais une femme, et très gentil. Il restait fidèle à sa femme, au moins (il nous a raconté sa vie). Pauvre homme. La guerre d’Espagne l’a bien atteint aussi. Il a une fille grande comme moi, à Madrid.

Pont de Claix : dans le Vercors avec Henri 200


1946 Plusieurs fois, j’ai aperçu mes trois autres voisins du pays des oranges, mais, réellement, je n’avais même pas l’idée de leur dire bonjour. Il y avait aussi la fille de Madame Sonzoguy, mariée et sympa, et c’est tout comme locataires. D’autres italiens, civils étaient nos voisins, tous très gentils. Il fallait casser du bois pour faire du feu, et ce n’était pas un mince travail. Je recevais régulièrement des lettres de papa. Il allait venir, mais pas tout de suite. Un peu plus tard. Marie aussi me donnait régulièrement de ses nouvelles. Elle était bien, chez son oncle et sa tante, et me disait de venir la rejoindre. Je lui disais, moi, de venir avec moi, ce qui avait pour résultat de nous faire rester, elle à Nice, et moi à Grenoble (Pont de Claix). Le premier dimanche, nous avons eu un bal en plein air, à Pont de Claix. Evidemment, Joseph et tous ses camarades masculins et féminins s’y rendaient. Je me suis jointe à la bande. Un orchestre de campagne, mais bon, nous faisait danser. Je ne danse pas mal et j’avais un succès fou. Tous les jeunes gens me retenaient mes danses et j’étais contente. Tout à coup, au loin, j’aperçois un de mes trois jeunes voisins espagnols qui me regardait. Je ne savais quelle contenance prendre et lui ai dit bonjour d’un signe de tête, en réponse au sien. Et j’ai continué à danser. La danse suivante, il est venu m’inviter. Ce garçon danse à la perfection. C’était mon meilleur cavalier de la soirée et j’aurais bien dansé avec lui souvent comme il me le demandait en me complimentant et en me disant que j’étais sa meilleure cavalière aussi ; mais il y avait tellement de camarades à qui j’avais promis que j’ai refusé. 201


1946 Mon voisin me regardait sans arrêt. Je me sentais toute décoiffée et rouge de beaucoup danser, et je me demandais ce qu’il voyait en moi, de sympathique ? Ou d’affreux ? Lui était beau garçon. Tout à fait le genre de son pays. Des moustaches, des pattes sur les tempes, le teint mat. De grands yeux noirs, des dents éclatantes, et tellement de sympathie dans tout son personnage …. Il faisait genre Don Juan et parlait Français avec un léger accent espagnol; accent que j’aime beaucoup. Mais je n’aime pas beaucoup les hommes qui ont l’air de Don Juan, ils me font peur, un peu. C’est pourquoi j’ai refusé sa compagnie pour rentrer et son rendez-vous pour le lendemain soir. Bien que j’avais envie d’accepter tellement ce garçon ressemblait peu à mes camarades. Mais j’avais peur. Pont de Claix possède des endroits où il n’y a que des champs, et quelles pouvaient être les intentions d’un garçon comme cet espagnol ??? Je n’hésitais pas longtemps avant de me répondre qu’il ne pouvait avoir qu’une idée en tête, celle de profiter de moi, et cela, cela, pour rien au monde je ne l’aurais permis. D’abord parce que j’étais propre ; propre de corps, propre d’esprit, et personne ne salirait ça, j’en étais bien persuadée. J’ai une volonté de fer sur ce sujet, et je mène mes sentiments un peu comme je veux. Du moins je le crois. Et puis aussi, j’ai beaucoup d’amour propre, et jamais je n’aurais accepté, par fierté, que quelqu’un puisse se vanter de profiter de moi, de me faire marcher. Donc, mon voisin, qui me faisait l’effet d’être un coureur de jupons, est tombé sur un refus net à son rendez-vous. 202


1946 Il a été très déçu et m’a demandé la raison de mon refus. Je lui ai inventé je ne sais quelle histoire de guerre etc… et de manque de temps… Pourtant, dans le fond de mon cœur, il y avait un je ne sais quoi qui me disait d’accepter. Dans le fond, je savais ce que je faisais, et, s’il essayait de me prendre de force, je saurais bien me défendre … Telles étaient mes pensées, le soir, dans mon beau lit. Il me plaisait tellement ce garçon ! Il s’appelle Miguel Malvenda, et est de Barcelone. Enfin, j’étais contente quand même d’avoir refusé, et le lendemain, je n’y pensais plus45. J’ai écrit à mon père de venir vite ; la situation à Paris s’aggravait de jour en jour et, ici, à Grenoble, tout était si beau, si calme, si merveilleux. Là-bas des rafles, des actes honteux de dénonciation, etc …. La vie traquée continuait. Mais, ici, quelle différence ! Pas de risques comme là-bas d’être dénoncés, et aussi un ravitaillement de premier choix, et bon marché ce qui n’était pas à dédaigner. L’air aussi était épatant pour la santé. Après avoir été enfermés des semaines durant, une cure de grand air était nécessaire à mon frère et à mon père. Toutes ces choses, je les ai expliquées à papa en une dizaine de pages. Je tremblais pour eux, j’avais tellement peur et voulais enfin les avoir près de moi. Ils étaient, avec mon oncle et Anatole que j’aimais beaucoup, le reste de notre grande famille, et un reste qui m’était plus cher que tout au monde. Nous avons espéré longtemps avoir des nouvelles de maman, mais en 45. Mais, 3 ans plus tard, si !!

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1946 vain, toujours. Nous nous sommes renseignés partout à son sujet, même à la Croix Rouge Suisse et Américaine. Sans résultats. Quelle époque de banditisme !! Je n’aimais pas approfondir mes pensées, parce qu’à chaque fois, et cela m’arrivait souvent, j’avais envie de me révolter contre le monde, de battre les «Goys» en général et les Allemands en particulier. Pourtant, il y a beaucoup de gens «goys» très très chics, je le savais. Je n’ai battu personne. Mon cœur me faisait mal, mais qu’y faire ? …. En attendant papa, qui décidément ne se dépêchait pas de venir, je passais agréablement le temps. Bavardages, promenades avec mon oncle, mon cousin, Joseph, qui s’était pris d’amitié pour moi et que j’étais contente de trouver comme compagnie pour me montrer toute la région. Pourtant, nous allions ensemble comme frère et sœur. Jamais un geste déplacé de mon camarade, jamais le moindre sous-entendu. Et pourtant, l’amitié que Joseph me professait s’était transformée en un sentiment plus tendre, je le sentais, bien qu’il ne m’en parle jamais. C’est un brave garçon, et je l’aimais bien, comme mon troisième frère : Henri, le premier, Jean, et Jo. Donc, tous quatre avec mon oncle et Anatole, samedi soir, nous sortions ensemble, en général au théâtre de Pont de Claix. Jo est un évadé d’Allemagne, et s’appelle en réalité Albert Valmy. Ce samedi, comme de coutume, nous étions au théâtre. La salle était bondée, comble. Le programme était bon. Dès mon entrée, j’ai senti que quelqu’un me fixait, mais qui ?? Et où ?? Je me sentais jolie ; certains jours par contre, je me sentais bien antipathique…. Enfin, ce soir-là, je me sentais bien. Avec nous, il y avait aussi Louis Pasini, et Jean, un grand bête, beau 204


1946 gars tous deux, de 23 à 25 ans. Les deux étaient Italiens (en civil), ils habitaient Pont de Claix depuis leur enfance et étaient très amoureux de moi. Beaux garçons, mais tellement bêtes… à faire pleurer… Des amoureux pas bien embarrassants et qui m’amusaient, parce que je les faisais marcher tous les deux, sans jamais accepter de rendezvous. J’aurais accepté de les épouser, ils auraient couru chez le maire tout de suite. Heureusement pour moi, j’ai le caractère taquin, mais pas méchant, et je les ai toujours traités en camarades quand ils venaient me voir chez mon oncle. Les Italiens, en général, sont de braves gens. Mon voisin, Michel (il se faisait appeler Michel, nom plus facile à prononcer que Miguel, pour un Français), était dans la salle une dizaine de rangées de fauteuils devant moi, et c’est lui qui me fixait depuis mon entrée. Au début, je n’ai pas vu d’où cela provenait, puis, mes yeux ont été attirés par ce regard profond. Je lui ai dit bonjour, comme à chaque fois que je le rencontrais d’ailleurs, depuis que nous nous connaissions. Le spectacle était réussi, chose rare dans ce village, mais, malgré cela, pendant toute sa durée, Michel a peut-être regardé 10 minutes du côté de la scène. Tout le reste du temps, il me regardait, moi qui étais derrière, loin. J’avais l’impression qu’il voulait m’hypnotiser. À la sortie (moi je ne l’avais pas regardé du tout, occupée que j’étais à apprécier les chanteurs ; « chanteur X »), il s’est arrangé pour rentrer à la maison en notre compagnie et, comme mon oncle le connaissait bien, ils ont bavardé tous deux, avec Anatole. Je ne me suis pas mêlée à 205


1946 leur conversation. J’étais un peu troublée par la présence de l’Espagnol, je plaisantais donc avec mes chevaliers servants, Jo, Louis et Jean. Michel est rentré chez lui bien sagement, avec son copain le plus jeune, un très très beau garçon, très instruit, nommé Francesco, François pour les Français. Il ne m’avait adressé que quelques mots, sans me demander de rendez-vous. Il me plaisait de plus en plus. Je l’ai jugé intelligent, et surtout plein de tact. S’il avait voulu me revoir, j’aurais été bien contente bien que j’aurais répondu non. Jamais je n’avais vu de femme avec Michel. Il partait travailler en vélo le matin, rentrait le midi, repartait, et tous les jours étaient pareils. Le lendemain, je suis retournée danser au bal de Pont de Claix, bal unique, avec Jo et beaucoup d’autres copains. Michel était là, et, tout de suite, nous avons dansé. Quelque chose nous attirait l’un vers l’autre. Quoi, je l’ignore, mais quelque chose de fort. J’avais beaucoup de plaisir à danser avec lui ; il était un peu plus grand que moi, pas beaucoup, juste ce qu’il faut, et très doux. Il m’a suppliée de sortir le lendemain soir avec lui, pour chasser ses idées noires. Il y avait peu de distractions à Pont de Claix. J’ai accepté. J’en avais moi-même très envie. Et j’ai attendu avec impatience le lendemain soir. Je l’ai trouvé exact au rendez-vous, et nous avons commencé à bavarder en marchant. Il a un pied qui traîne un peu, suite des blessures qu’il a reçue pendant la guerre civile. Il m’a raconté sa vie, une partie du moins. Pauvre vie ! Très riche à Barcelone, cela se voyait à ses manières, il a perdu sa famille à la guerre. Seule sa mère est en vie, dans son grand hôtel - restaurant, et un jeune frère, en prison fasciste, comme républicain. Ses cinq autres frères ont été tués. 206


1946 Lui-même, prisonnier en France, il s’est évadé à la nage et a vécu dans la peur d’être repris. Il l’a été, s’est re-évadé, a sauvé la vie de bon nombre de ses compatriotes, et maintenant, après un nombre incalculable d’actes d’héroïsme, il attendait à Pont de Claix la chute de Franco pour pouvoir retourner dans son pays Une centaine de milliers d’Espagnols sont éparpillés en France, et réfugiés, pauvres pour la plupart, attendant la chute du tyran espagnol pour revivre dans leur beau pays. Trois cents environ logeaient à Pont de Claix, dans un centre spécial ; mal logés, mal nourris, sales, ils dépendaient d’une organisation qui les gardait comme prisonniers sur parole et les faisait travailler avec un salaire honteux. Lui, Michel, s’était débrouillé pour se sortir de ce camp et travailler à son compte ; après des ennuis de toutes sortes, il y était parvenu, mais très très rares étaient les hommes ayant cette chance, et il était heureux d’être libre ; sa situation n’était pas aisée. Il travaillait dans une usine de bois à 2 Km, et gagnait à peine de quoi se nourrir convenablement. Pourtant, il avait loué, chez Madame Sonzogny, deux pièces qui étaient d’une propreté exemplaire. Il y manquait beaucoup de choses, mais tout était reluisant. Pour un homme, c’est plutôt bizarre… . Il avait réussi aussi à obtenir l’autorisation d’héberger deux de ses compatriotes qui étaient mille fois mieux chez lui que dans ce camp, et, tous trois, Miguel, Francesco, Phineseo, vivaient une vie exemplaire, de travail et d’études. Une vie pauvre, mais propre, physiquement et moralement. Tout ce que me racontait Michel me semblait invraisemblable. Je n’ai pas l’habitude de croire les histoires, et je ne le croyais pas beaucoup 207


1946 non plus, mais, par la suite, Francesco et son autre ami m’ont tout confirmé, et ont ajouté des faits dignes d’un héros. Et ils étaient sincères tous les trois, comme il est rare de voir les hommes. Michel était un héros, réellement, mais il ne s’en doutait même pas, ne se vantant jamais. Et puis, il avait tellement souffert, parmi ses camarades de torture, à la prison de France, qu’il ne se rendait pas compte qu’il était différent d’âme de tous les autres. Jamais il n’a eu le moindre mot pour lui, toujours pour les autres. Nous avons parlé religion. Je lui ai demandé ce qu’il pensait des juifs. Pas directement, mais avec précautions …. Il m’a répondu qu’il ne pensait rien, ni des juifs ni des catholiques, etc …. Il jugeait l’homme d’après l’homme, ce sont ses propres paroles. Il ne pouvait rien dire qui me fasse plus plaisir. Cela dénotait une grande intelligence. D’ailleurs, Michel est d’une intelligence beaucoup trop supérieure à la mienne pour que je puisse en parler. Jamais je n’aurais pensé qu’il était ce qu’il était. Jamais, jamais. Artiste peintre, 26 ans, sérieux, beau et une vie de héros de roman. Intelligent à un degré suprême, instruit comme le sont seuls les très riches en Espagne, il joignait à toutes ces qualités une délicatesse d’esprit et de gestes qui me ravissait. Il y avait beaucoup de galanterie en lui, de politesse et surtout de savoir-vivre. Tout cela, je l’ai approfondi peu à peu, avec un plaisir extrême. Je lui ai dit être juive, réfugiée comme lui, et lui ai raconté une partie (pas bien grande) de ma vie à moi. Depuis cette première sortie, tous les soirs, nous nous retrouvons pour bavarder et nous promener. Jamais il n’y a eu entre nous la moindre 208


1946 allusion sur l’amour ; Michel, que je croyais Don Juan, n’osait même pas me prendre dans ses bras et il lui a fallu de longs jours pour qu’enfin il trouve le courage de le faire. Il n’avait pas eu le temps d’avoir une vie sentimentale ; plusieurs années de guerre … et me voir lui suffisait. Nous nous sommes vus, et vus seulement, pour bavarder comme de vieux copains pendant de longues semaines, presque tous les soirs. Et jamais aucun geste n’était risqué par cet ami, pour seulement m’embrasser la joue. Pour me dire bonsoir, il m’embrassait longuement la main, sans plus. Mon père est enfin venu, avec Henri, et nous avons cherché une ou deux chambres pour pouvoir être ensemble. Ils dormaient tous deux chez des amis et cela ne pouvait durer. Papa a eu beaucoup de chance. Le lendemain de son départ, sa cachette était visitée par les boches, à la suite d’une dénonciation. Encore un jour et je n’avais plus de père. Un vrai miracle. Nous avons trouvé une chambre à louer chez Madame Ghisalberte, derrière chez mon oncle. Une grande chambre, avec un grand lit deux personnes et un petit d’une personne, une table, trois chaises, une armoire, enfin, juste le strict nécessaire. Avec joie nous l’avons louée et nous nous sommes installés tous trois. Nous mangions maintenant à la maison. J’avais arrangé la pièce et je faisais la cuisine pour nous. Nous allions quelquefois au restaurant également. Ce n’est pas facile de faire la cuisine pour 5 hommes, et deux, entre autres, mon oncle et Anatole, étaient assez difficiles. J’étais heureuse d’avoir enfin papa près de moi avec Henri, et de les voir revivre comme moi-même je l’avais fait. 209


1946 Presque tous les soirs, les voisins juifs se réunissaient et nous chantions des heures entières. On venait de 2 Km chez mon oncle, dans sa salle de café, et nous étions heureux d’être amis, tous. Il y avait énormément de juifs à Pont de Claix et à Grenoble. Jacques à Voiron 15 mars 1944

La population, d’ailleurs, était cosmopolite. Des Juifs46, des Italiens, des Espagnols, des Polonais, des Indochinois, des Français (pas tellement). Enfin, toutes les nationalités se rencontraient dans ce bled. J’avais un camarade, Jacques, un juif russe, de 25 ans qui était très amoureux de moi et très timide. C’est un grand garçon sympathique avec des lunettes, costaud et chic. Il me chantait des chansons russes et 210


1946 polonaises et jamais n’a eu le moindre geste déplacé. Ces garçons, timides et réservés, sont les plus sincères et les plus aimants. Evidemment, je considérais Jacques comme un copain, comme tous les autres d’ailleurs. J’avais beaucoup d’amis masculins, pas d’amie féminine, sauf Mary47 à Nice et Alice, Annie, Sarah à Paris. Je correspondais avec toutes, mais, le plus évidemment, avec Marie. J’avais bien quelques camarades de sexe féminin à Grenoble, mais si peu intéressante …. Méry, de Bruxelles, enceinte d’un goy qui l’avait laissée tomber, et qui me suppliait de lui venir en aide pour se débarrasser de son fardeau plutôt gênant. Elle ne sortait jamais, Méry… Dans le fond, c’est une pauvre fille. Comment pouvais-je lui venir en aide ? Que connaissais-je en la matière ? J’en ai parlé à Michel pour lui demander s’il connaissait un docteur, et il m’a dit de ne pas m’occuper de cela. Si l’affaire tournait mal, ce serait moi la responsable et alors… J’ai suivi son conseil et m’en suis bien trouvée. Surtout que Méry n’en était pas à son premier type… Déjà quand nous allions camper, toujours un autre garçon allait dormir sous sa tente, alors… Il y avait aussi Betty, un peu le même genre de fille, mais plus prudente et plus jolie. Enfin, pour aller danser, cela n’avait pas d’importance, mais je n’aurais pas aimé les fréquenter. De beaucoup, la compagnie des garçons m’était plus agréable. Quand mon père me voyait sortir avec une bande de juifs, il était content ; mais quand je sortais avec Michel, … quel nez il faisait ! 46. Rappel : Tilly n’était pas Française, mais apatride (comme toute la famille). Elle ne deviendra Française que par son mariage. D’où l’assimilation de « Juif » avec une nationalité. 47. Orthographe après la guerre et son mariage avec Bob qui a fait d’elle une Américaine

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1946 Et cela, pourquoi ? Parce qu’il n’aime pas les goys ! Uniquement. Voila bien une raison valable… Mon oncle, déjà, m’avait fait plusieurs fois la morale à ce sujet : « Une jeune fille juive avec un goy, voyons, voyons, cela ne s’était jamais vu dans la famille, et, à Pont de Claix, les bonnes langues allaient leur train… Lili et Michel, Michel et Lili, l’Espagnol avec une Yddishe, etc… Et que de suppositions n’étaient-elles pas fondées !!! » Dans un petit bled, les langues vont vite…. Joseph, mon petit copain, était jaloux. Il voulait savoir si j’étais devenue la maîtresse de Michel et, pour cela, toujours il plaidait le faux pour savoir le vrai. Il disait m’avoir vue sur le pont du Drac, m’embrassant avec l’Espagnol, ou bien derrière Pont de Claix, allongés dans l’herbe. Rien n’était plus faux. Tout d’abord, Michel n’osait pas encore m’embrasser, trop de délicatesse était en lui, et ensuite, jamais nous ne nous asseyions dans l’herbe ; tout de même, je n’étais pas ce que devenaient la plupart des jeunes filles juives, et, au dessus de tout, en moi, il y avait la fierté, la propreté. Michel, d’ailleurs, ne m’aurait jamais fait la moindre proposition malhonnête, j’en suis certaine, et il m’aimait. Il m’a dit avoir besoin d’une fille dans mon genre, pleine de courage et de volonté, pour l’aider dans sa tâche à Barcelone, et m’a demandé de l’épouser pour le suivre dans sa ville après la chute de Franco. Il m’a demandé cela bien plus tard, pas tout de suite. Nous allions nous baigner dans l’étang de Pont de Claix, tous les Juifs ainsi que Michel et Francesco, son ami. A minuit, souvent, nous y retournions tellement il faisait chaud. Evidemment, comme Michel venait aussi, mon père ne voulait pas, mais Joseph promettait de veiller sur moi, alors… et nous étions une dizaine. 212


1946 Michel m’a fait du mal, souvent ; mal au cœur évidemment. Nous allions danser dans un bal clandestin, « Chez Artaud », et souvent Michel me laissait avec Méry ou Betty pour danser avec d’autres filles. Evidemment, je croyais que je l’aimais, et cela me faisait mal de le voir agir ainsi. C’était un manque de savoir-vivre incompréhensible chez lui. J’ai compris plus tard. En Espagne, les hommes ne dansent pas toujours avec la même femme, ils aiment changer, de cette façon, quand ils retrouvent leur jeune fille, ils l’apprécient davantage. Mais, moi, je n’aimais pas cela, et bien que toujours je sois invitée par d’autres, j’avais mal au cœur. J’étais amoureuse, et même je l’étais bien. Et cela était loin d’être un grand bonheur ! Car, de tous côtés, j’étais critiquée et personne ne manquait de me faire la morale, toujours et toujours… sans arrêt ! Et moi, pourtant, je ne faisais pas de mal, oh ! Non. Je me laissais seulement vivre tranquillement près de tous les jaloux, par la présence, et près du seul homme qui réellement comptait pour moi, par la pensée et le cœur. Jamais je n’avais vraiment aimé jusqu’alors, et je comprenais bien des choses à ce moment, qu’enfin je comprenais le mot « Amour ». Mon oncle, surtout, ne me laissait pas tranquille. Il influençait mon père qui, ayant confiance en moi, me laissait sortir quand même. Tous les jeunes gens étaient jaloux de Michel, et en colère contre moi parce que je ne les avais pas choisis, eux. Et les langues marchaient ! Mon père a été malade : le cœur. Il est resté deux semaines à l’hôpital. Tous les jours, j’allais le voir, lui porter une gamelle, lui tenir compagnie. 213


1946

Lili et Henri, dans le Vercors 1943

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1946

Henri Ă Grenoble 1943

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1946 Il est douillet, pire qu’un gosse de cinq ans ! À son retour après sa guérison, il m’a posé un ultimatum. J’avais à choisir. Lui avec la famille, ou Michel seul. Parce qu’il avait cru qu’un jour ou l’autre l’un des deux laisserait tomber l’autre et que le contraire se produisait : l’attachement que nous avions l’un pour l’autre grandissait chaque jour. Pour moi, en tout cas, il me suffisait de voir le vélo de Michel pour sentir mon cœur battre… battre… Quand le vélo était là, « il » était là aussi, et j’étais contente ; et papa avait bien remarqué cela. Il connaissait vaguement nos projets de mariage et c’est ce qu’il ne voulait pas. Il y en a eu des discussions à ce sujet. J’en étais abrutie et je devenais d’une nervosité !!!! Henri, mon frère, était depuis quelque temps, un mois environ, dans une ferme à Valréas, près de Montélimar. Pour me calmer un peu, papa m’a proposé de passer huit jours avec lui, là-bas. J’étais trop contente de ne plus entendre toute la morale du pays et, bien que cela m’ennuyait de ne pas voir Michel huit jours, je savais qu’il m’attendrait impatiemment, et je suis partie pour Valréas. J’avais, entre temps, un camarade qui était arrivé pour se cacher dans une ferme, à 6 Km de Grenoble, Nathan Freyer, surnommé Jackie. J’étais la seule en qui il eut confiance, et je lui faisais toutes ses commissions en ville. Il avait peur de mettre le nez dehors et il avait bien raison, parce que j’ai oublié de dire que les boches avaient pris possession de toute la 216


1946 France maintenant, sauf Nice et les environs. Et la terreur régnait un peu partout ; des barrages étaient établis dans tous les coins, des fouilles, des rafles. J’avais une fausse carte d’identité, mais il ne fallait pas trop se fier quand même. J’avais travaillé aussi, oh ! Pas grand-chose. Je promenais deux enfants les après-midi, et faisais des commissions en vélo, pour papa et son organisation clandestine48. J’avais surtout apporté du ravitaillement à Nice et, ainsi, gagné un peu d’argent. Plusieurs fois, même, j’ai emmené Méry. Mais quelle idiote cette fille ! Et combien peu débrouillarde. Elle arrivait toujours à faire de la perte. Nous nous faufilions avec nos paquets à la gare, et parmi les voyageurs, nous passions inaperçues. Ainsi, j’ai revu Mary et j’ai passé plusieurs jours chez elle, dans un beau logement qu’elle partageait avec son frère, Maurice, son oncle et sa tante. Elle m’a reçue à bras ouverts et m’a beaucoup aidée pour le placement de ma marchandise. J’ai, à ce moment, apprécié la valeur d’une vraie amie. Nice est une ville admirable. J’ai à peine pu en croire mes yeux quand, pour la première fois, j’ai vu toutes ces fleurs, ces palmiers, cette promenade des Anglais avec des hôtels luxueux, la propreté partout, la mer si bleue, plus bleue encore que le ciel. J’étais éblouie, émerveillée.

48. Unique allusion. Voir les mémoires d’Israël Lilienstein

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C’est sur cet émerveillement que s’arrête le manuscrit de Tilly.

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Lili en 1944





Tilly a donc survécu au nazisme. Ainsi que d’autres membres de sa famille : son père, Jacques, son frère, Henri (Riri), son oncle, Roger, et son cousin germain, Anatole (ou Nat). Sa mère fait partie des victimes de la Shoah. Selon Henri, elle aurait pris des risques fous, dans la région de Grenoble, faisant régulièrement ce qu’il qualifie de « trafic d’armes » à destination de la Résistance (passage d’armes avec son éternel vélo). Toujours selon Henri, elle aurait été arrêtée par la Gestapo à Grenoble, transférée à Lyon, et serait réapparue à Grenoble quelques semaines plus tard. Nul ne sait ce qui s’est passé pendant cette période. Elle ne l’aura confié à personne, pas même à son cahier. Reprenant la plume en 1946, juste un mois après son mariage, elle lui confiera surtout son premier grand amour. Mais ni sa vie semble- t-il aventureuse, ni les épreuves qu’elle a pu subir, ni… comment elle a connu son mari (même si le lecteur a pu deviner que Suzanne a joué un grand rôle) et comment elle envisage sa vie. Comme elle l’indique, elle s’est mariée à Paris le 1er mai 1946, avec Szama Iglicki (dit Serge, prénom qui était le sien lors de son arrestation: Serge Dimoine), l’un des quelques rescapés d’Auschwitz. Serge était le 3ème des 9 enfants vivants de David Iglicki et Perla Milgrom. 223


Lili avec Serge, et Michel et Marie en 1946. (Michel et Serge étaient « frères de déportation »: Auschwitz et longue marche ensemble)

Mariage Lili et Serge, 1er mai 1946 224


De leur union sont nés trois fils : moi, Alain, en juin 1947, qui ai retranscrit son cahier et écrit ces lignes, Michel, en août 1949, et Jean Luc (Nano) en mai 1954.

Lili et moi, début 1948 Elle a connu ses petits enfants, Stéphane, Patrice et Philippe, chez moi, Karine et Emmanuelle, chez Michel, Alice, Marie et Cécile chez Nano. Et deux de ses arrière-petits-enfants, Alexandra chez Stéphane, et Maxime chez Karine. Jusque très tard, elle a continué à se cacher et a caché ses enfants du judaïsme. Honte d’être juive ? Evidemment non ! Honte d’avoir survécu ? Pas davantage, elle avait agi et s’était battue pour cela. Mais seulement la peur d’un retour du nazisme et d’une nouvelle 225


guerre ! Mère protectrice en quelque sorte (que faut-il faire pour que, en cas de nouvelle guerre, nous, ses enfants, ne soyons pas exposés). Je n’ai personnellement découvert ce que signifiait le fait que j’étais juif qu’à l’âge de 10 ans, quand mes camarades que j’accompagnais (avec Michel) tous les jeudis au catéchisme ont préparé leur communion, et que je n’ai pas pu faire la mienne. À Fontenay-Trésigny, en Seine et Marne. Car son mari, Serge, entrepreneur dans l’âme, l’a installée à FontenayTrésigny, après Charenton, puis, au fil des entreprises qu’il créait, à Sissonne (Aisne), pour l’établir enfin à Bazas (Gironde), où elle a vécu confort et une certaine stabilité quelques années, avant de revenir en proche banlieue parisienne (Noisy le Grand, Neuilly sur Marne) après la déconfiture de la Société Bazadaise du Vêtement et un court passage par Pessac. Lili (c’est ainsi qu’on l’appelait) a continué à adorer danser. Tous les étés, elle allait danser tous les soirs, d’abord à Lacanau jusqu’au début des années soixante, puis à Benidorm, en Espagne. Elle était également passionnée de bridge, jeu appris à Bazas en compagnie des Américains qu’elle aimait fréquenter et dont le camp de vie était de l’autre côté de la rue (le camp militaire était à Captieux). Jusqu’à sa mort, le 28 septembre 2000, elle a continué à jouer avec constance, passion, et succès, principalement au club du Perreux. Après guerre, elle a retrouvé certains des amis cités dans son cahier. Nous nous souvenons tous de Nathan Freyer (Jacques), le frère d’Isidore, qu’elle voyait pratiquement quotidiennement après le décès de Serge en 1989. Elle m’avait souvent parlé d’Isidore, et manifestement 226


à moi seul. Surtout après le décès de papa, et peut-être pour expliquer (justifier) la présence de Jacques, que beaucoup dans la famille ne comprenaient pas. Elle avait été jusqu’à évoquer ce qu’aurait pu être sa vie si….Sans la guerre, mes frères et moi n’aurions probablement pas existé !

Lili, Serge et leurs trois fils au mariage de Mado, 17 novembre 1968 (Alain à gauche, Michel à droite, et Nano en blanc) Elle a continué à voir Marie de temps en temps. Mariée à un Américain connu à la Libération, Robert (Bob), elle est partie avec lui vivre aux Etats Unis. J’ai pu la rencontrer à plusieurs reprises, avec Bob, en France et en Floride où maman aimait les retrouver. J’ai connu certaines de ses anciennes camarades, dont Berthe qui habitait, je crois à Saint Mandé. Mais, avant de découvrir ce cahier, je n’avais jamais su faire le lien avec la famille ou avec le passé. 227


Lili et Marie (Mary)1944

À Bénidorm en 1966, Mary au centre, les Lopez à gauche, Lili et Serge à droite 228


Atteinte d’un cancer, Lili a passé ses dernières semaines entre l’Hôpital Sainte Camille, à Bry sur Marne, et une maison de convalescence à La Queue en Brie, où elle s’est éteinte le jeudi 28 septembre 2000 au petit matin. J’étais à Roubaix, à ce moment, ai été informé du décès par mon cousin Patrick, et ai immédiatement pris la route avec Philippe, mon fils et son petit-fils, alors étudiant à Lille, pour la retrouver. Je pense être la dernière personne de la famille à l’avoir vu vivante, le lundi 25 septembre, à Sainte Camille. Totalement lucide sur son état de santé, elle m’a signé de nombreux documents qu’elle m’avait demandé de lui préparer, pour mettre un maximum d’ordre dans ses affaires. Dont le don de sa vieille Ford Fiesta à Philippe, que j’allais voir à Lille, et qui nous a servi pour revenir sur Paris. Elle était « guérie » et allait être re-transférée à La Queue en Brie dans l’après-midi, pendant que moi je rejoindrais le Nord. Elle m’a dit ce jour-là : «Tu sais, Alain, je suis au bout de ma route. Il ne faudra pas me pleurer, car ma route a été belle. Malgré ce que nous avons subi, j’ai eu une vie extraordinaire, toute de joie et de bonheur» (les larmes me reviennent, en écrivant cela, que je n’ai confié à personne). Alain IGLICKI

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Maquette et couverture : Hanna Baranes La Pâtisserie graphique - Studio de crÊation graphique


1942

En rangeant ses affaires, dans l’appartement de Neuilly-sur-Marne, j’ai découvert son cahier. Elle l’avait manifestement sorti d’une cachette et avait dû le lire et le relire ces dernières semaines. Là où il était, j’étais le seul à pouvoir le trouver. Je l’ai pris comme son dernier cadeau pour moi. Et, avec la permission de Henri, je l’ai lu, et l’ai ici retranscrit pour ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. Et pour tous ceux qui l’ont connue et qui l’ont aimée. Alain IGLICKI

Ne peut être vendu – Reproduction interdite Offert par Alain IGLICKI

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