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POÉSIE 詩詞

La langue de Molière

Texte : Matthieu Motte

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La langue de Molière ; nul besoin de la délier, c’est la vôtre ! Celle qui forge l’identité d’un lycéen ou d’un apprenti comédien, français ou francophone ; qu’il récite, qu’il compose ou qu’il clame. Les mots de Molière coulent entre la langue et le palais ; suivant les pulsations du cœur (Rodrigue, en as-tu ?), oscillant entre le familier de la rue et le phrasé soutenu sans tomber dans le précieux ridicule.

Pierre Mignard, Portrait de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière (v. 1658)

Le dramaturge est de ces génies atemporels dont il suffit de lire une scène pour comprendre que leur voix résonne encore dans la pièce... En pléiade ou en folio, dans un fauteuil ou sur les tréteaux (surtout), les pièces de Jean-Baptiste Poquelin plaisent et instruisent encore à l’orée du quadricentenaire de sa naissance. Aucune réplique ne sent la naphtaline, aucune saillie le chèvrefeuille, au pire la quatrième de couv’ nécessite juste qu’on l’époussette. Écoutez Scapin, regardez Sganarelle, souffrez Tartuffe, ils sont bien vivants, réels et tellement contemporains… Tellement. Hélas il suffit d’allumer la radio ou la télé pour s’en convaincre... Cette année, on préférera − si loisible en est − se calfeutrer dans le moelleux d’un strapontin, entendre résonner les trois coups du brigadier et attendre le lever de rideau pour goûter la langue de Molière. Et se presser de rire de 2022 de peur d’être obligé d’en pleurer.

Le mot juste Molière est toujours audible, il suffit de l’écouter. À vrai dire, il le fut dès le début, tous rangs confondus ; des loges seigneuriales aux poulaillers caquetant de cabales. Parce que c’est fin, enlevé, fort à propos, et que ça claque sans clinquer. Ajoutez à cela le bon sens et la drôlerie, et vous obtiendrez le quart de la moitié du commencement de ce qui explique sa postérité. Ses bons mots sont des mots justes qui dans l’économie de la verve brocarde sans mépriser, dénonce sans houspiller. Le spectateur s’y trompe d’ailleurs rarement : les barbons qui s’encolèrent ou les jeunes premiers qui haussent le ton sont à coup sûr les faquins de la farce à l’instar d’un Arnolphe ou d’un Alceste, cachet de l’antonomase faisant foi. Un an après sa mort, son ami et admirateur Nicolas Boileau édictait dans son « Art Poétique » ce que Poquelin s’appliquait à trousser dextrement dans ses scènes ; ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire fusent aisément ! Pour preuve le panégyrique en alexandrins dédié au dramaturge béni des muses : « Rare et fameux esprit, dont la fertile veine / Ignore en écrivant le travail et la peine / Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts / Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers / Dans les combats d'esprit savant maître d'escrime / Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime. » L’œuvre de Molière a traversé les époques et les courants ; et s’il était déjà une référence du sixième Art aux Lumières, le grand mentor parmi les Romantiques, il est devenu incontournable aujourd’hui. En témoigne, 2022 oblige, la myriade d’évènements qui lui sont consacrés dans l’Hexagone et au-delà des frontières. Dans l’Antiquité on mesurait le talent des rhapsodes, « chose ailée », à la connaissance des vers d’Homère et à la propension de les clamer avec force et justesse lors des Panathénées. Homère malgré lui ; des salles de classes à la Comédie-Française, Molière est devenu au fil des siècles le gentilhomme de la rime assujettie au sens.

Honoré Daumier, Crispin et Scapin (v. 1863-1865)

Plaire et instruire, plaire pour instruire ! « L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois / Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix / Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable / Et dans l'objet aimé tout leur devient aimable / Ils comptent les défauts pour des perfections / Et savent y donner de favorables noms. » Ces vers délicats sont dits par Éliante dans Le Misanthrope et parmi les plus beaux de la langue. Nous sommes en 1666 et cette tirade en guise de madrigal éblouit et éclaire à la fois, comme tout ce qui est lumineux. Le style, la « manière », comme chez La Fontaine, se distille à l’aune de la « matière ». « Rien de trop » ; comme préconisaient les Anciens, chambre d'écho des Classiques (qui furent désignés ainsi au XIXe siècle par Stendhal qui voyait en Molière « le grand peintre de l'homme tel qu'il est. »). La faconde des furibonds ou des maîtres à penser opère une catharsis dans l’auditoire : tout ce qui est pudibond, tout ce qui est scolastique est à bannir. Quand, enfin, il s’immisce à l’acte III dans la pièce qui porte pourtant son nom, Tartuffe affiche l’ampleur de son hypocrisie dans une litote qui ne peut même plus atténuer les éclats de rire contre l’Eglise : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir / Par de pareils objets, les âmes sont blessées / Et cela fait venir de coupables pensées. » L’ampoulé fracasse l’Idée, le pédant grince, l’emphase enrobe le mensonge et sert la vanité. Au contraire, l’idéal de l’honnête homme ou de la femme honnête, c’est ce qui est bien dit ! Il existe une scène des Femmes savantes pour qui je donnerais tout Molière et qui − c’est subjectif − condense son génie. Chaque année je m’en délecte, la lisant avec des élèves qui − révérence parler − n’en comprennent pas encore la portée, l’à-propos. Loin l’emphase, loin les grandiloquentes, la langue se meut et vit par l’acclamation de spectateurs qui jubilent en marmottant : voilà Molière, voilà celui qui s’est adjugé l’audace de porter au pinacle mes défauts, notre sublime, proférant des stichomythies qui ne sont ni gênées aux entournures, ni alambiquées à l’envi. Fi des boursoufflures, entre Martine qui fait les gros yeux : « Qu’est-ce donc que j’ai fait ? » ; et les Précieuses qui s’indignent : « Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille / Après trente leçons, insulté mon oreille / Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas / Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas. » Molière est là qui s’interpose, invisible mais avec force, prompt et taquin grâce à la connivence des spectateurs : « Quand on se fait entendre, on parle toujours bien / Et tous vos beaux dictons ne servent pas de rien. » conclut Martine avec justesse. La langue de Molière est claire, ciselée à l’hémistiche comme l’est une allée élaguée de Le Nôtre à Versailles. Pédants et snobs de l’Académie, précieux des cénacles à la circonvolution collet monté, tous en sont rabroués à bon compte par le dramaturge qui rit sous cape avec nous. Parce qu’il aimait avec audace à dézinguer les tartuffes de la ligue dévote comme les puissants libertins (sous les traits de Don Juan il faut deviner le prince de Conti, son premier protecteur, dont les abominations succédaient aux privautés), parce que Molière mettait bas les masques − on aimerait que ce soit de nos jours à la mode − parce qu’il aimait jouer les Scapin, les Mascarille, fripons ès fourberies hérités de la commedia dell'arte qu’il incarnait sur scène avec délectation (« Vivat Mascarillus, fourbum imperator ! ») pour moquer ceux qui se caparaçonnent derrière les latinismes opaques ou les jargons de médicastres. Parce qu’il avait le panache de tout dire avec élégance, gloire à Molière !

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