aire d’une modernité Les quatre buildings de Pierre Vivien à Boulogne-sur-Mer
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aire d’une modernité Les quatre buildings de Pierre Vivien à Boulogne-sur-Mer
Frédéric Debussche
Service animation de l’architecture et du patrimoine de la ville de Boulogne-sur-Mer 3
abcd, aire d’une modernité. les quatre buildings de Pierre Vivien à Boulogne-sur-Mer
préface
ABCD : les quatre premières lettres de l’alphabet qui désignent les quatre buildings du quai Gambetta achevés en 1955 par l’architecte Pierre Vivien constituent sur le sol boulonnais le symbole d’une écriture architecturale nouvelle, tels l’alpha et le delta d’une histoire monumentale et urbaine que seraient invitées à poursuivre les générations futures. Aujourd’hui, de façon également symbolique, c’est précisément en visà-vis de ces immeubles que s’annonce l’un des grands chantiers à venir de la ville de Boulogne sur le site de la « place de la République-éperon ». Aussi, au-delà de l’épisode lié à la reconstruction de la ville après la Seconde Guerre mondiale, retenons le message de Pierre Vivien : quelle que soit l’époque, la qualité et l’audace architecturales ne trompent pas, elles défient le temps et rayonnent. Témoin de cette valeur, dans la foulée de l’exposition présentée par le service d’animation de l’architecture et du patrimoine, le label de « reconnaissance du patrimoine du XXe siècle » a été attribué aux buildings boulonnais par le Ministère de la Culture le 15 décembre 2009.
M. Frédéric Cuvillier Maire de Boulogne-sur-Mer Député du Pas-de-Calais Président de la CAB
M. Claude Allan Premier adjoint au maire chargé du patrimoine Conseiller général du Pas-de-Calais 5
Projet de Pierre Vivien vers 1949.
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Novembre 1944
Janvier 1951
Roger Berrier, premier architecte en charge de la reconstruction de Boulogne nommé dès 1941, propose un plan de reconstruction. Celui-ci inclut, à la demande du MRU, la construction « d’immeubles en hauteur » occupant tout le secteur du centre-ville et faisant front sur le pont Marguet.
Mise en chantier des tours, selon une progression du building D (qui est le plus éloigné du centre-ville) vers le A. Cependant, le dessin des façades et l’aménagement intérieur font encore l’objet d’une réflexion.
Printemps 1945
1 952
Roger Berrier démissionne. Il est remplacé par Pierre Vivien, jeune architecte de 35 ans nommé par le MRU, acquis au mouvement moderne de l’architecture. Il dirige pendant près de 20 ans la reconstruction de Boulogne.
Les structures commencent à s’élever. Au milieu de l’année, l’ossature du building D en est à son 8e étage, le C au 6e, le B au 4e, le A n’est pas encore commencé.
1948-1949
1 953
Pierre Vivien commence ses premières études pour la construction des buildings dont le nombre, l’emplacement et la forme varient en fonction des projets : tantôt 5 tours échelonnées le long des quais, tantôt 3, tantôt 4 plantées perpendiculairement au quai Gambetta.
Pierre Vivien commence à étudier la polychromie des buildings.
Juin 1950
Janvier 1954
Le plan de reconstruction dressé par Vivien est définitivement adopté. La même année, le projet des 4 buildings disposés en enfilade oblique à la naissance du quai Gambetta avec leur volumétrie définitive est également arrêté.
Le building D est achevé dans le gros œuvre, tandis que le A n’est sorti de terre qu’à hauteur du 5e étage.
1962 Le réalisateur Alain Resnais choisit Boulogne pour le tournage du film Muriel ou le temps d’un retour. Bien que reconstitué en studio, c’est un appartement des buildings qui sert de cadre aux scènes d’intérieur.
Décembre 1954
1 999
Début des années 2000
Un appartement-témoin est aménagé dans le building D et doté d’un mobilier contemporain, signé des grands noms de la décoration intérieure de l’époque. Il fait l’objet d’une publication en mars 1955 dans La Maison Française.
Le film Inséparables de Michel Couvelard est à son tour en partie tourné dans un appartement des buildings.
Rénovation des buildings ; travaux de ravalement des façades et remplacement de la cheminée monumentale sur le pignon nord du building D à l’occasion du changement d’alimentation de la chaufferie, désormais au gaz.
Septembre 1955
Automne 2009
Les appartements commencent à être vendus.
Exposition « ABCDaire d’une modernité, les quatre buildings de la reconstruction de Boulogne-sur-Mer » présentée par le service de l’architecture et du patrimoine en association avec l’école municipale d’Arts du 18 septembre au 24 octobre.
Décembre 2009 Le label de « reconnaissance du patrimoine du XXe siècle » est attribué aux buildings boulonnais par le Ministère de la Culture le 15 décembre 2009.
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Les quatre buildings sont implantés sur une parcelle longue de 350 mètres sur 25 mètres de large. Leur position oblique répond à des soucis d’ensoleillement, de vents dominants, de vue, et de composition urbaine qui les place dans la perspective du chenal.
Ils sont construits sur une ossature en béton armé constituée de 4 rangées de 12 poteaux, montés sur pieux fondés à 16 mètres dans le sol. Chacune des tours expose une façade carrée de 40 mètres de hauteur et de largeur, et possède une profondeur de 14 mètres. Les immeubles superposent 12 niveaux : un rez-de-chaussée commercial, un premier étage à vocation hôtelière à l’origine, un étage domestique, et 9 étages de 5 appartements : 3 grands appartements de 95 m2 et 2 petits appartements de 75 et 64 m2. L’ensemble réunit environ 200 logements, représentant un groupe d’habitations pour plus d’un millier de personnes.
Les 3 grands appartements sont de type « traversant », c’est-à-dire qu’ils font toute la profondeur de l’immeuble. à l’ouest, côté port, se trouvent les pièces de jour : salle de séjour et cuisine ; à l’est, côté ville, les chambres. Entre les deux, se trouvent les espaces de « courts séjours » : sanitaires, couloir, vestibule et penderie. Cet agencement d’avant-garde annonce l’organisation des logements collectifs des années 60 et 70. 10
Les façades se caractérisent par la mise en évidence de l’ossature, leur double série de loggias, leur polychromie ou leur toit-terrasse qui sont autant d’éléments formels qui les apparentent aux cités radieuses de Le Corbusier dont celle de Marseille achevée en 1952.
La polychromie qui se concentre aux buildings sur les volets roulants et le plafond des loggias est différente pour chaque bloc (bleu et rouge, ocre et bleu, vert et jaune, ocre et rouge).
à côté de Pierre Vivien, prenaient place sur le chantier plusieurs collaborateurs, architectes d’opération : Jean Beaubernard, Claude Blanchecotte, Jean Courcoux, André Lacoste, Georges Popesco, Jean Louria, André Sive, et l’ingénieur Eugène Mopin qui avait travaillé sur la cité de la Muette à Drancy dans les années 30. Dans le paysage architectural de la reconstruction et des années 1950, les buildings de Boulogne occupent une place réellement originale. Relevant des conceptions les plus innovantes dans la construction et dans l’organisation de l’espace intérieur, ils témoignent aussi par leur monumentalité de l’importance désormais accordée, par les architectes de la modernité, à la qualité de l’habitation pour tous. 11
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A
ascenseur Chaque immeuble est divisé en 2 parties indépendantes et dotées chacune d’une paire d’ascenseurs jumelés desservant respectivement les étages pairs et impairs. Ainsi chaque porte d’ascenseur ne donnet-elle accès qu’à 2 ou 3 appartements selon qu’il s’agit de la portion nord ou sud de l’immeuble. C’est bien sûr l’apparition de l’ascenseur au milieu du XIXe siècle qui permet d’accompagner le développement
en hauteur des immeubles dans les décennies suivantes. Mais dans le contexte de la reconstruction, cet équipement demeure relativement rare (à Boulogne comme ailleurs), la plupart des immeubles se cantonnant à une élévation réduite pour lesquels, en deçà de 5 ou 6 étages, il ne s’avère pas indispensable.
Pierre Vivien, Salle de séjour des appartements nord-centraux.
association syndicale de reconstruction
appartements Chacun des 4 buildings superpose 12 niveaux, dont 9 étages de 5 appartements, soit 45 logements par immeuble et donc 180 pour l’ensemble (à l’exception de quelques appartements supplémentaires au 2e étage). Chaque niveau adopte un agencement rigoureusement identique et compte 3 grands appartements de type « traversant » de 95 m2 et 2 plus petits de 75 et 64 m2 disposés respectivement côté ville et côté port. De façon assez Le chantier des buildings en 1954
éloquente, on peut constater le caractère normalisé des logements à la lecture de l’article « appartement » du Larousse Ménager de 1955, qui place la norme « pour 8 ou 9 personnes » à une superficie de 100 m2, cave ou cellier inclus, ce qui est très exactement la surface des grands appartements boulonnais.
Les Associations Syndicales de Reconstruction (ASR) sont des structures regroupant les propriétaires sinistrés dont les représentants traitent les questions de reconstruction avec les architectes et les pouvoirs publics. Plusieurs associations peuvent être créées dans la même commune : ainsi celle de Boulogne-Ville en place de 1947 à 1966 et celle de Boulogne-Capécure (1949-1963) qui ont toutes deux compté plus de 500 adhérents. Les différences de conception entre ces différents acteurs expliquent en partie les retards ainsi que les nombreux compromis adoptés dans les opérations de reconstruction.
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B
béton gravillonné
roger berrier Architecte né à Boulogne en 1897, décédé en 1960 à Plappeville (Moselle). Roger Berrier est nommé dès le 25 octobre 1941, sous le Gouvernement de Vichy, pour établir le projet « d’aménagement et de reconstruction » de Boulogne, suite aux premières vagues de destructions en 1940. à la libération de la ville en septembre 1944, Berrier est toujours en poste et propose dès novembre un plan de reconstruction comprenant toutes les grandes lignes du plan mis en œuvre dans les années cinquante par Pierre Vivien. Parmi ces grandes lignes, on retiendra l’édification « d’immeubles en hauteur », qualifiés aussi de « semi gratteciel » qui constituent une des spécificités de la reconstruction boulonnaise. Mais si Berrier les envisage, c’est à la demande du MRU par le biais de son délégué départemental basé à Arras, Fontana, car lui-même n’était pas convaincu de leur pertinence, tant sur le plan esthétique que technique. C’est peut-être cette question d’ailleurs qui le conduit à démissionner de ses responsabilités boulonnaises le 5 avril 1945.
Variante II de l’avant-projet pour l’implantation d’immeubles en hauteur par l’architecte Roger Berrier en novembre 1944
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En fonction de sa composition ou des moyens de coffrage utilisés, le béton peut offrir des effets de texture et de surface très différents. Le béton gravillonné est un béton qui fait apparaître en surface les gravillons par le moyen d’une action de lavage après le début de la prise. Pour son caractère décoratif, le béton gravillonné est utilisé aux buildings à la fois en extérieur pour les panneaux de remplissage, et en intérieur où il forme le revêtement des espaces communs, halls et escaliers.
bombardements
béton
Le matériau de la modernité par excellence dont l’emploi ne se généralise véritablement qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les buildings de Pierre Vivien en font un usage quasi exclusif : ossature en béton armé, plancher constitué de 2 couches de béton, paroi intérieure ou extérieure préfabriquée en béton gravillonné.
Boulogne connaît 3 grandes vagues de bombardements. La première en juin 1940 par l’armée allemande se solde par la destruction de 191 immeubles et la ruine partielle de 109. Une deuxième série de bombardements par les Alliés durant l’été 1941 se révèle surtout par son caractère meurtrier. Les bombardements les plus ravageurs ont lieu de juin à septembre 1944 : 5 200 immeubles sont entièrement détruits et près de 4 000 autres partiellement endommagés tandis que les infrastructures portuaires sont anéanties. à l’issue de la guerre, la ville est déclarée sinistrée à 85 % (ce qui n’est pas néanmoins synonyme de destruction).
Photographie Frédéric Lefever. Briques de verre, building A
brique de verre
Perspective sur les buildings par Pierre Vivien vers 1952
buildings Dès leur construction, il est d’usage d’appeler « buildings » les immeubles du quai Gambetta. Cependant cette référence à la modernité américaine n’en a que le nom et la fascination si l’on entend par buildings un synonyme de gratte-ciel : leur quarantaine de mètres de hauteur étant bien trop modeste pour relever objectivement de cette catégorie architecturale, même si en 1 885 le Home Insurance Building avec ses 10 étages et ses 42 mètres est considéré
comme le premier du genre. Mais dès les dernières années du XIXe siècle les premiers gratte-ciel aux états-Unis atteignent une hauteur de 100 mètres et l’Empire State Building à New-York culmine à 360 mètres de hauteur dès 1931. En France, en 1933, les 5 tours de 15 étages d’une cinquantaine de mètres de la cité de la Muette à Drancy inaugurent le « gratte-ciel à la française ». L’Europe reste timorée au regard des étatsUnis dans ce domaine. Avec ses quelque
Inventée à la fin du XIXe siècle par Gustave Falconnier, architecte suisse, la brique de verre connaît son utilisation la plus répandue dans l’architecture des années vingt, trente et cinquante. Aussi bien utilisée en dallage, qu’en couvrement ou paroi verticale intérieure ou extérieure, elle se caractérise par sa translucidité et ses qualités d’isolation.
104 mètres, la tour Perret d’Amiens (1 952) est la première plus haute tour d’Europe occidentale. Aussi, les tours Vivien de Boulogne comptent-elles parmi les immeubles d’habitation d’une hauteur importante en France dans les années 1950, et plus particulièrement dans ce contexte précis de la reconstruction.
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